Bonne nouvelle à un monde torturé
Guy Aurenche
N°1988-5 • Septembre 1988
| P. 274-286 |
L’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT) se situe au cœur du combat pour la défense des droits de l’homme. Quelle bonne nouvelle les chrétiens, et parmi eux, les consacrés ont-ils à annoncer à un monde où la moitié des États cherchent systématiquement à « tordre » la personne humaine de certains prisonniers ? Le Dieu de l’alliance et de la libération n’accepte pas, cette souffrance programmée par des hommes qu’il a faits pour la fraternité. Prendre les risques de construire un monde sans torture, c’est s’exposer politiquement, certes, mais aussi spirituellement : quand la toute-puissance de Dieu apparaît comme le torrent de vie et d’amour qui vainc toute violence, la prière devient expérience de cette victoire qui nous envoie persuader tous les pharaons.
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Présent dans diverses actions de défense de la dignité de l’homme depuis plus de quinze ans, une question m’habite toujours : quelle bonne nouvelle pouvons-nous encore annoncer à un monde torturé ? Il s’agit de partager des convictions, non pas de dire une vérité qu’il faudrait croire ou ne pas croire. Il s’agit de partager l’expérience des carrefours que nous pratiquons nous-mêmes entre les appels de Dieu et les appels des hommes. Essayer de se dire entre chrétiens ce qui devrait ou pourrait être pour chacun de nous une parole au nom de Jésus Christ au cœur des combats pour la défense des droits de l’homme. En ce qui concerne l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, ce sera plus spécialement dire, dans ce monde qui veut se construire sans torture, ce que Dieu a à lui dire. Il me semble en tout cas important que des chrétiens soient présents dans ces lieux où l’homme, la personne humaine et sa dignité sont en jeu.
Que demande le monde torturé ?
Il faut essayer d’abord de s’arrêter sur ce qu’est ce monde torturé. Je crains en effet que nous donnions trop vite une réponse, avant même d’avoir accepté d’entendre quelle est la vraie question posée par notre monde d’aujourd’hui. Il me semble tout à fait fondamental de nous inviter entre chrétiens à nous arrêter le temps qu’il faut pour entendre les appels qui sont lancés, d’où qu’ils viennent. Il faut faire l’effort de nous mettre à l’écoute de ses attentes.
Nous rejoignons une question posée tout au long de l’Évangile et de notre vie de chrétiens : qui est mon prochain qui appelle au secours ? Il y a quelques années, passant quelques jours au monastère de Tamié, un jeune moine me dit :
Je comprends que l’ACAT nous demande de prier. C’est notre tâche de moines. Je ne saisis pas pourquoi elle nous sollicite pour écrire des lettres pour les torturés.
Un moine plus âgé répondit :
Tu sais que notre monastère a été construit en haut de ce col il y a plusieurs siècles. Notre vocation était de prier sans cesse. Mais nous avions aussi pour tâche de venir au secours des personnes qui se perdaient dans les dangereuses tempêtes de neige en passant ce col. Aujourd’hui, sur la route goudronnée, on ne meurt plus dans les tempêtes. Mais pour moi ceux qui appellent dans la tourmente, ce sont les prisonniers du monde entier dont l’ACAT, chaque semaine, nous transmet les noms pour que nous écrivions en leur faveur.
C’était une belle illustration de la question : qui est mon prochain [1] ? Nous sommes tous sur la route qui mène de Jérusalem à Jéricho, et nous entendons des appels. La nouveauté de notre époque fait que nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Si nous voulons entendre, nous avons dans notre pays, nos églises, nos monastères, nos familles, la possibilité de prendre connaissance des appels. En avons-nous la volonté ? Sommes-nous tellement pressés, tellement préoccupés, tellement extérieurs que nous puissions passer sans nous arrêter ?
Ce monde torturé, c’est celui de la souffrance. On ne peut pas banaliser cette réalité. On sait que cela existe dans tous les horizons du monde. C’est quelque chose de quotidien. Nous ne pouvons pas pour autant laisser banaliser la réalité de la souffrance physique ou morale, celle qui tord la personne humaine. Le mot torture vient de là. Celle qui détruit de l’intérieur la volonté d’un individu.
Le monde de la torture, c’est le monde du totalitarisme. Un monde qui s’enferme dans un certain nombre d’absolus et qui donc produit la torture. Si vous ne vivez pas selon cette idéologie absolue, si vous n’exprimez pas les convictions qui sont celles qu’il faut avoir, celles du système, vous êtes exclu, marginalisé, détruit.
Le propre du monde torturé, c’est le monde totalitaire, c’est-à-dire un monde qui n’accepte pas la différence. La torture a comme origine le refus de la différence : je ne peux pas supporter qu’un autre pense autrement que moi, qu’il ne révèle pas le secret qu’il doit me révéler, qu’il donne sur l’homme et sur l’humanité une explication différente de la mienne. J’ai enfermé toutes mes réponses dans une réponse : un système totalitaire clos. Celui qui n’entre pas dedans est un fou. Il y a des camps de rééducation, des hôpitaux psychiatriques pour briser ou pour normaliser le déviant.
C’est aussi le monde de l’absence ou du silence. Que demande ce monde torturé ? La suppression de la torture, certes. Il demande surtout une présence, une certitude qu’il n’est pas seul, face à cette réalité tortionnaire. Le monde veut se débarrasser de cette gangrène. Pour cela, des hommes et des femmes peuvent, doivent s’allier entre eux pour briser la solitude. Notre monde demande aux chrétiens de réaffirmer la présence aimante du Tout Autre qui est là, au cœur de ce monde de torture. Notre réponse à nous chrétiens, en essayant d’imiter un tout petit peu la réponse de Dieu, n’est pas une définition, un système. Ce n’est pas une mesure économique ou politique. C’est de dire : le Tout Autre, le Tout Puissant, le Tout Aimant est là, au milieu de nous, nous qui souffrons la torture, nous qui parfois sommes tortionnaires. Notre réponse est de cet ordre-là : c’est une réponse de présence. Dieu est présent dans notre monde qui souffre la torture. Essayons de nous en faire les modestes porte-parole.
Bonnes nouvelles à un monde torturé ?
Quelles sont les bonnes nouvelles que nous avons à dire ?
Il faut tout d’abord nous interroger. Quand nous entendons l’appel de Dieu à travers sa Parole, l’expérience de ses Églises, sommes-nous de purs et simples consommateurs, ou également des révélateurs de la Parole de Dieu ?
Les consommateurs sont des gens qui ont besoin de la Parole pour vivre eux-mêmes, pour se nourrir et pour rester debout dans cette vie. Mais nous contentons-nous d’utiliser pour nous-mêmes cette Parole, comme pour « boucher un trou » dans le déséquilibre personnel de notre vie ? Sommes-nous des consommateurs ou essayons-nous, à notre mesure, d’en être les révélateurs, c’est-à-dire ceux qui essaient de dire avec toutes les limites qui sont les nôtres, cette présence active de Dieu ? C’est-à-dire de révéler la bonne nouvelle : Il est là. Mais les hommes et les femmes ne le voient pas. Il est difficile de dire la bonne nouvelle de Dieu, la bonne nouvelle de sa présence dans un monde où la moitié des pays torturent systématiquement. Être révélateur, c’est être capable de dire, là où Dieu est actif, présent, à travers les efforts des hommes la présence définitivement victorieuse de celui qui a vaincu la mort, et ce, au cœur même des nuits et des aubes que vit l’humanité.
La bonne nouvelle de la colère de Dieu face à l’oppression organisée
C’est une nouvelle qu’il nous faut crier, car nous sommes dans un monde qui vit la souffrance. Je parle ici de la souffrance organisée, programmée par des hommes. Je ne parle pas de celle que nous avons à vivre à l’occasion de tel ou tel événement, de la maladie, de la disparition. Je vise l’oppression programmée, voulue.
Que voulons-nous dire à ce monde-là ? Dieu est-il totalement absent, au-dessus de ces choses-là qui ne sont que de piètres choses d’hommes ? Est-ce que Dieu est lui-même le sommet de tous ces pouvoirs qui s’oppriment les uns les autres ?
Je souhaiterais que les chrétiens puissent dire et que nous disions ensemble que Dieu n’accepte pas cette souffrance organisée par les hommes. Il convient que notre langage, notre théologie sur la souffrance ne connaissent aucune ambiguïté. Nous avons parfois donné l’impression d’accepter la souffrance comme si celle-ci intéressait Dieu dans des comptes d’apothicaire quant au salut des uns et des autres. Un Dieu qui attendrait la souffrance et en ferait son projet. Je ne dis pas que celle-ci ne soit pas pour les uns et les autres d’entre nous le lieu de rencontre de Dieu. Il est vrai que les chrétiens connaissent la croix. Ils croient, par leur adhésion à Jésus Christ, que le passage par la croix est un passage obligé. Que ce moment peut être le lieu de la rencontre de Dieu. Un lieu de retournement. Ils savent surtout que vivre pleinement le message d’amour et de pardon entraîne le risque de la croix.
Mais il est faux de dire que Dieu désire cette souffrance, qu’il « l’organiserait ». Nous pouvons pour cela nous appuyer sur les textes de la Bible, en particulier le dialogue entre le Tout-Puissant et Moïse. Celui-ci vient de vivre des situations d’injustice et il a fallu qu’il réagisse. Il a assisté à une bataille entre un Hébreu et un Égyptien, puis à une bagarre entre des Hébreux mêmes. Il s’est mouillé. Face à cette réalité, à cette injustice, à l’inacceptable, Moïse est intervenu. Moïse intervient également lorsque les bergères sont attaquées près du puits par des bandits alors qu’elles gardaient leurs troupeaux. Moïse rencontrant l’injustice réagit. La Bible nous dit que c’est après cette triple rencontre entre l’injustice et la réaction de Moïse que Dieu l’appelle par son nom.
Dieu va prononcer des paroles très précises : « J’ai entendu les cris de mon peuple... J’ai vu la souffrance de mon peuple. » Le texte se répète : j’ai vu, j’ai vu, j’ai entendu, j’ai entendu.
Je souhaite que nous soyons capables de transmettre comme une bonne nouvelle à ce monde qui ne sait plus que penser de la position de Dieu face aux souffrances organisées, le cri de la colère divine, du refus de Dieu. C’est une bonne nouvelle que de savoir que Dieu n’accepte pas. Dieu ne se contente pas de ne pas vouloir. Il le dit et le fait savoir. Nous nous trouvons nous-mêmes embarqués, car c’est à travers nous que Dieu va dire son refus de la souffrance organisée.
L’alliance entre les hommes dans la lumière de l’Alliance proposée par Dieu depuis toujours
Là encore nous pouvons être les porte-parole. Nous assistons aujourd’hui dans l’histoire de l’humanité à une étape toute nouvelle : l’alliance entre les hommes au-delà de leurs différences, au service de la vie. Je recevais, il y a quelques années, dans mon bureau trois femmes qui n’étaient plus toutes jeunes. L’une d’elles parlait français :
Nous ne sommes pas habituées à sortir de chez nous, à prendre l’avion, à aller voir des personnalités. Nous sommes trois grands-mères argentines et nous voulons vous voir car nous savons que si vous vous mettez avec nous, nous retrouverons nos petits enfants.
C’est l’alliance. Cette certitude de la part de ces femmes, que je ne connaissais pas, qui ignoraient tout de moi, cette certitude qu’au-delà de nos différences, l’alliance était possible ; bien plus : que l’alliance allait redonner la vie aux êtres chers.
Il nous faut être les révélateurs de cette bonne nouvelle. Nous assistons à ce phénomène et nous y participons à notre petite manière dans les campagnes de lettres appelées appels urgents, dans des pétitions, dans les informations que nous diffusons. Cette alliance entre les hommes prend toute sa dimension au cœur même de l’Alliance que Dieu propose de toute éternité à son peuple tout entier.
Je crois que ce monde a besoin qu’on lui révèle à lui-même sa capacité d’alliance. Nous pouvons le faire en toute certitude puisque nous savons que Dieu depuis toujours nous appelle à l’Alliance. Mais qui prononcera ce mot sinon les chrétiens qui ont déjà l’expérience de cette marche commune ?
Un autre événement m’avait frappé : la Charte 77, rédigée en Tchécoslovaquie par des personnes très différentes d’opinion, de classe, d’origine et d’âge très variés. Elles dénonçaient le non-respect par leurs pays des Accords d’Helsinki et du Pacte de 1966 sur les droits civils et politiques signés par la Tchécoslovaquie. Dans la dernière partie de la Charte, les signataires, qui faisaient alliance entre eux, nous interpellaient, nous l’opinion publique étrangère. Ils nous prenaient à témoin pour être en quelque sorte leurs alliés afin que leur dénonciation intérieure porte des fruits. Nous voici convoqués par des hommes et des femmes qui appellent au secours. Nous assistons et, je l’espère, nous prenons notre part à la réalisation de cette alliance efficace au-delà de nos différences.
La bonne nouvelle de la libération
Je voudrais que nous n’ayons pas peur de ce mot libération. Il y a eu, d’une manière soit inconséquente, soit bien malhonnête, des conflits d’ordre théologique au sein, en particulier, de l’Église catholique sur la notion de la théologie de la libération. Je ne m’engagerai pas dans ces conflits. Je veux souligner que nous n’avons pas à avoir peur du mot libération. D’ailleurs, ce qui nous fait peur, ce n’est pas le mot, ce ne sont même pas les risques politiques que ce mot entraîne. Ce qui nous fait peur, c’est de nous sentir nous-mêmes appelés à devenir des libérateurs. Nous rencontrons alors la suite du dialogue entre Yahvé et Moïse. Le Tout-Puissant a dit son refus de l’oppression. Il dit alors à Moïse : c’est toi que je choisis pour aller trouver Pharaon. C’est là que se trouve notre peur du mot libération. Nous savons bien que si nous acceptons dans la bouche de Dieu ce projet libérateur, nous sommes tous des petits Moïse envoyés par Dieu auprès de tous les pharaons du monde.
Alors nous faisons comme Moïse. Nous cherchons toutes les raisons possibles pour échapper à cette mission. Moïse est d’une mauvaise foi parfaite. Il va d’abord dire qu’il ne sait pas parler et Dieu lui mettra quelqu’un à côté de lui. Puis il a soulevé un argument d’ordre hiérarchique : « Au nom de qui vais-je leur parler ? » Finalement Moïse dira l’argument du fond du cœur, ayant épuisé toutes ses mauvaises raisons : « Trouves-en un autre. » Nous pensons souvent à cette parole quand nous tergiversons pour savoir si chacun de nous est fait pour être membre de l’ACAT, si tel groupe de prière, tel monastère, tel rassemblement doit ou non s’engager aux côtés de ceux qui souffrent la torture. Nous hésitons avant de prendre nos responsabilités. N’oublions pas que la Bible en parlant de Yahvé termine le texte en disant : « Et celui-ci finit par s’irriter. » N’irritons pas Dieu par nos tergiversations. Nous sommes appelés à trouver à notre modeste place le moyen de dire à tous les puissants du monde que ces oppressions doivent finir.
Les témoignages de cette bonne nouvelle de la libération sont nombreux à travers la vie de Jésus et les récits de l’Évangile. Nous voyons Jésus guérir, soigner, mettre debout. Nous constatons aussi que c’est une étape qui en appelle une autre, une autre libération. Jésus dans sa rencontre avec son interlocuteur va toujours au-delà de la guérison physique. Il renvoie vers une libération beaucoup plus large, plus plénière. Mais Jésus est passé par la première étape de cette guérison. Nous aurions trop facilement tendance à sauter pardessus cette première étape pour dire que tout cela se fera au ciel.
Jésus a montré dans ses rencontres le prix qu’il attachait à la vie, à la souffrance, à la solitude. Il a guéri autant qu’il le pouvait. Autant de signes pour nous aujourd’hui.
Nous rencontrons alors le mot salut. Nos liturgies chantent ce salut, nos textes de prière le célèbrent. Mais sommes-nous d’accord pour faire un lien entre ce salut que nous célébrons, que nous proclamons en Jésus Christ, et tous les actes de sauvetage qui nous sont proposés dans le quotidien de la vie au profit de ceux qui appellent au secours ? Tous ces petits sauvetages, c’est-à-dire ces réponses que nous donnons (ou que nous ne donnons pas) à ceux qui crient leur désespoir. Sommes-nous d’accord pour lier les deux choses, c’est-à-dire d’accepter au plus profond de notre démarche de foi que ce salut que nous annonçons en Jésus Christ vivant et ressuscité appelle ces petits sauvetages ? Ne coupons pas la bonne nouvelle en tranches. Comme s’il y avait une libération que nous pourrions célébrer dans nos chapelles ou dans nos temples, auprès des piliers ou des statues, et puis notre refus de répondre à tous ceux qui appellent et qui se tiennent à la porte de l’Église. J’ai été personnellement trop souvent le témoin de ce que pouvait signifier le mot « sauvé » pour des hommes et pour des femmes torturés. Je pense à cet officier chilien, au pasteur soviétique Vins, au poète marocain Laabi. Ils utilisaient tous le mot « sauvé » : « Lorsque je savais que quelque chose se faisait en ma faveur, je savais que j’étais sauvé. » Sauvé ne voulait pas dire la certitude d’être libéré. Beaucoup d’entre eux sont restés des années et des années dans les geôles. Cependant ils étaient sauvés parce qu’ils n’étaient plus seuls. Voilà la bonne nouvelle de leur libération. C’est l’affirmation de cette présence qui libère de la solitude profonde, de la solitude qui tue. Sommes-nous si loin du salut proclamé par Jésus Christ, de l’amour de Dieu définitivement présent dans nos solitudes ?
Alors pour proclamer cette bonne nouvelle de la libération puissions-nous dans nos prières, dans nos célébrations donner toute leur place à ces actes de sauvetage des hommes par d’autres hommes. Nous avons raison d’être les porte-parole des souffrances du monde, mais soyons aussi ceux qui célébrons, qui révélons, à travers les actes de courage de ces hommes ou de ces femmes, l’immense amour de Dieu toujours prêt à intervenir pour la vie des hommes. Cela fait partie de la bonne nouvelle de la libération.
Comment cette bonne nouvelle de la Résurrection, de la victoire sur la mort, pourrait-elle être entendue autour de nous si justement nous ne l’illustrons pas de ces actes de sauvetage, dont nous pouvons être les témoins et les acteurs ? Dans l’ACAT nous ne ferons jamais assez pour célébrer des gestes de courage et de solidarité.
Bonne nouvelle de la fraternité selon les victimes
Sachons être les porte-parole, les révélateurs, de ceux qui au cœur de la nuit vivent la bonne nouvelle. Je souhaiterais que l’on réécoute plus souvent les textes du pasteur Vins, de Mgr Tchidimbo, archevêque de Conakry, de George Valls prisonnier à Cuba pendant plus de vingt ans. Ou bien je pense à cette jeune femme lithuanienne, ou d’autres qui au cœur de la nuit nous ont dit des bonnes nouvelles radicales. Je n’en retiens que quelques-unes.
Le refus de la violence. George Valls nous expliquait qu’au moment où l’un de ses compagnons de cellule avait été retiré puis exécuté, il lui fallait faire comprendre aux autres que la riposte ne devait pas être la violence. Et ce n’était pas lâcheté. C’était la certitude que ce n’était pas en rendant violence contre violence que ce monde allait pouvoir faire éclater les barreaux de la prison. Pourtant il était derrière ces barreaux.
Combien de textes de Soljenitsyne pourraient nous aider à ce sujet ! On y découvre que c’est au cœur du dénuement que des hommes et des femmes sont capables de redire la bonne nouvelle du refus de la violence.
La bonne nouvelle du pardon dite par les victimes. Ce n’est pas à nous de pardonner trop vite au bourreau de tel ou tel. Certes demandons pardon pour nos fautes et nos gestes d’agressivité ou de violence. Mais ne pardonnons pas trop vite aux bourreaux. Par contre nous avons à annoncer comme une bonne nouvelle, à célébrer pleinement ces gestes de pardon dont les victimes sont capables au cœur même de la nuit qu’elles endurent. George Valls disait encore : « Il y a des moments où il faut être homme pour deux. Homme pour moi, et homme pour mon bourreau. » C’est cela le pardon. Ces hommes et ces femmes-là, soyons leurs porte-parole. Nous serons les révélateurs de la capacité de pardon, auprès d’un monde qui ne sait plus pardonner car il sait bien que le pardon entraîne très loin. Notre monde a besoin d’entendre cette bonne nouvelle de ceux qui au cœur de la nuit sont capables de pardonner.
D’autres victimes nous disent la capacité de réhumanisation que nous portons en nous-mêmes. Nous pouvons nous redire les uns aux autres que nous sommes des êtres humains. Une femme m’a confié qu’au cours d’une séance de torture son tortionnaire semblait s’impatienter. Il lui disait : « Je n’ai pas que cela à faire, donnez-moi d’autres renseignements. » Et il finit par dire : « On m’attend chez moi. Mon enfant est malade. » Quelques jours après, au cours d’une nouvelle séance de torture, quand il est entré cette femme lui a dit : « Comment va votre enfant ? » Ce jour-là il a été décontenancé. Il n’a pas pu la torturer. Qu’est-ce qui avait brisé la mécanique tortionnaire ? Ce ne sont pas des divisions blindées ni des discours extraordinaires. Ce fut la capacité de cet être, qui était pourtant en faiblesse totale, de dire à son bourreau qu’elle croyait qu’il était aussi un être humain capable d’affection pour son enfant. Ce rappel-là a été capable de briser momentanément la mécanique tortionnaire.
En prenant connaissance de ces témoignages, la phrase selon laquelle « l’homme a été créé à l’image de Dieu » prend tout son sens. Être créé à l’image de Dieu signifie être capable un tout petit peu de la vie et de l’amour de Dieu, de son pardon, de sa solidarité. Redire que l’homme est image de Dieu nous impose d’accepter que ces bonnes nouvelles de Dieu pénètrent peu à peu les réalités de mort de notre monde. Si nous nous contentons de dire que l’homme est à l’image de Dieu, les victimes nous diront quelles sont ces images : « regardez nos corps et nos esprits. » Pour ces victimes dire que l’homme est à l’image de Dieu, c’est dire, célébrer, proclamer les gestes de courage, de pardon, de non-violence, de solidarité dont les hommes et les femmes de notre monde sont capables. Ils sont le reflet d’un peu de l’amour de Dieu, icônes de Dieu.
Les risques de la bonne nouvelle
Révéler quoi que ce soit, c’est prendre des risques. Il faut accepter de réintroduire cette notion dans la vie des chrétiens. Dans ces dernières années, les hésitations de certaines de nos Églises à s’engager dans les combats là où l’homme est en jeu, sous prétexte que l’on va prendre des risques, sont étonnantes. Bien sûr que nous allons prendre des risques. Il n’y a que les anges ou les nuages qui ne prennent plus de risque. Si nous voulons effectivement nous engager, nous saurons le faire pas plus sottement que d’autres, c’est-à-dire sans être manipulés ni récupérés par d’autres.
Il faut souligner l’un de ces risques : celui de l’engagement. C’est un mot qui fait peur. « Je vais être fiché. » Il est vrai que tel sera connu dans son quartier comme quelqu’un qui n’accepte pas l’inacceptable, qui protestera si l’on contredit la parole donnée. Nous risquons d’être taxés également d’engagement politique. Dans certains milieux chrétiens c’est alors l’injure suprême. Il faut bien s’entendre sur ces mots. Accepter de prendre le risque « politique » signifie accepter de construire la cité, le monde, de manière à ce que celui-ci ne connaisse plus la torture. Cela ne signifie pas que je vais prendre ma carte à tel ou tel parti, ni que je vais me lier à telle ou telle idéologie (aussi nécessaire soit-elle).
Ils prennent un risque politique, ces chrétiens du Brésil qui n’acceptent pas l’assassinat des paysans. Ou ces chrétiens de Pologne qui luttent concrètement pour un pluralisme syndical. Et nous, nous aurions peur de prendre ce risque ? Nous savons bien que derrière telle ou telle action il y a des analyses politiques. Oui, il nous faut nous engager, c’est-à-dire annoncer, comme une bonne nouvelle, que nous voulons construire un monde d’une certaine manière, et pour nous à l’ACAT de manière à ce qu’il soit sans torture. Dire que nous refusons toute dimension politique à notre action serait vouloir dire que nous sommes prêts à construire n’importe quel monde. Le seul fait de refuser ce n’importe quel... est un engagement politique. Il faut que nous l’acceptions.
À l’ACAT il y a des gens de droite, de gauche, d’ailleurs, du dessus ou du dessous... et heureusement. Tous prennent un même risque politique en affirmant qu’ils construiront un monde sans torture.
Il y a d’autres dénonciations dont nous sommes l’objet. Certains nous disent que nous engageons Dieu. Voyons, la croix de Jésus Christ nous montre bien que Dieu s’est suffisamment mouillé pour dénoncer la violence. Ce n’est pas nous qui l’engageons. Nous ne faisons que redire, que révéler, comme une bonne nouvelle, sa présence jusqu’à la mort sur la croix, aux côtés de tous ceux qui souffrent et de tous ceux qui font souffrir.
Nous prenons un autre genre de risque : le risque de la rencontre du Tout Autre.
Lutter contre la torture, c’est affirmer le respect de l’autre, du différent. Lorsque les textes internationaux affirment que tous les pays du monde ont proclamé leur foi en la dignité de l’homme, ils affirment que l’homme est mystère. Que l’homme ne m’appartient pas totalement. Qu’il est digne, c’est-à-dire que je ne peux pas l’enfermer dans une idéologie, ni avoir envers lui n’importe quelle attitude. Partant à la rencontre des torturés, nous partons à la rencontre des différents. Embarqués dans cette route vers les différents, vers les autres, nous nous trouvons embarqués dans la rencontre du Tout Autre.
Jésus nous l’a dit : les rendez-vous de Dieu sont aussi les rendez-vous des hommes qui appellent au secours : J’étais en prison et tu m’as visité. J’avais faim et tu m’as nourri.
Rencontrant, à travers une lettre, une démarche, une action telle ou telle victime de la torture à travers le monde, nous rencontrons l’un de ceux qui appellent au secours. Ne soyons pas étonnés que cette route nous conduise bien au-delà. Les chemins de Dieu sont les chemins de tous les hommes qui appellent au secours. Les appels de Dieu sont les appels de ces hommes qui demandent la vie, qui supplient de construire un monde sans torture. Et nous voici embarqués bien au-delà de ce que nous pensions faire au début.
Je dois dire que la dimension œcuménique de l’ACAT est alors une bien grande richesse. Appelés à rencontrer les autres, nous sommes amenés à rencontrer le Tout Autre.
Mais cette rencontre est parfois surprenante. Nous allons être parfois bousculés dans notre approche de Dieu. En effet, en contact avec la réalité de la souffrance et de la destruction produites par les hommes, je ne peux que m’interroger sur la réalité de la puissance de Dieu. Je ne peux plus accepter de parler de la puissance divine comme on en parle à la manière humaine. Dieu affublé de casque, d’épée ou de bien d’autres engins. Nous allons être bousculés dans la manière dont nous avons peut-être nous-mêmes dressé le portrait de Dieu parce qu’il nous arrangeait, parce qu’il correspondait à cette époque à notre vision de la vie. Nous allons sans cesse dans cette rencontre des autres qui souffrent, qui proposent l’alliance, être bousculés dans notre propre approche de Dieu. La puissance de Dieu ne peut pas être de même nature que la puissance des hommes.
Il nous faut sans cesse approfondir ce que signifie : « Je crois au Tout Puissant. » C’est une toute puissance d’amour et de vie. Et c’est une bonne nouvelle à révéler. Nous serons aussi bousculés dans nos manières d’agir si nous acceptons d’être les révélateurs de cette manière qu’a Dieu d’agir dans les événements des hommes. Souvenez-vous du passage du prophète Élie. Un concours est organisé entre le dieu des idolâtres et le Dieu d’Élie. On prépare deux bûchers. Les idolâtres essaient de faire prendre le feu. Il ne prend pas. Et voici que le bûcher d’Élie, sur lequel on a versé des tonnes d’eau, prend immédiatement. Le Dieu d’Élie a gagné : c’est le plus fort. La conclusion humaine est alors toute normale : on fait massacrer tous les prêtres idolâtres, à la manière des hommes qui sont vainqueurs. La Bible nous dit que les malheurs d’Élie et de ses amis continuent. En effet ce n’était pas la manière de Dieu d’affirmer son triomphe que de tuer ou de massacrer. Élie ne rencontrera pas Dieu dans la tuerie, ni dans la tempête ou dans l’orage, mais dans le souffle léger du vent.
Acceptons un autre risque : celui de la prière. Lorsque nous essayons ensemble de rencontrer les autres torturés, nous sommes conviés à une rencontre de Dieu. La prière ne devient pas seulement le refuge de ceux qui ne veulent pas agir, ni ce moment d’échappatoire, la prière au cœur de l’action donnera toute sa dimension, toute sa force à nos petits actes. Comment témoigner, dans le concret de la lutte contre la torture, de l’espérance qui est victorieuse de la mort, si nous-mêmes nous n’avons pas un peu expérimenté cette victoire au cœur de la prière ? Comment passer de la haine à la fraternité, si nous n’expérimentons pas un peu de la paternité de Dieu dans la prière ? Comment annoncer la présence de Dieu dans la nuit de la torture, si nous n’expérimentons pas un peu de cette Présence dans notre prière ?
La prière n’est plus une pincée de sel qu’on rajoute parce que l’on a une étiquette chrétienne. Il ne s’agit pas non plus de se couper de l’action. Au cœur de cette action, la prière donnera toutes leurs dimensions à nos démarches envers nos prochains.
Mais ces risques, nous ne sommes pas les seuls à les prendre. Dieu les a déjà définitivement assumés. En effet nous sommes un peu écrasés par de telles perspectives, et la tentation est grande de faire comme Moïse et de tenter de fuir. Puissions-nous nous souvenir de cette parole du début du texte d’Isaïe. Le texte décrit la colère de Dieu fâché une fois de plus par la lâcheté des hommes. Et voici que la colère se termine par cet appel de Dieu : Viens et discutons.
Quelles que soient nos lâchetés, nos imperfections, Dieu nous appelle à la discussion. Dieu nous envoie vers les pharaons. Il nous envoie dire à ce monde torturé qu’il n’est plus tout seul. Il nous envoie dire au monde des tortionnaires qu’il n’est pas abandonné. Dieu est présent. Essayons d’être de très modestes porte-parole à travers ces petites bonnes nouvelles. Alors notre perspective, la construction d’un monde sans torture, nous savons qu’elle est possible.
118 bis rue Pelleport
F-75020 PARIS, France
[1] Une telle interprétation explique sans doute que plus de cent trente monastères français sont aujourd’hui membres de l’ACAT.