Pour inculturer accueil et pauvreté en Afrique
Marcel Matungulu Otene, s.j.
N°1988-4 • Juillet 1988
| P. 210-227 |
Comment une communauté de religieux africains peut-elle vivre dans sa culture l’accueil et la pauvreté évangéliques ? Levain dans la pâte, l’esprit de l’Évangile informe les valeurs traditionnelles, ainsi conduites à leur achèvement. L’auteur le montre en des pages courageuses et équilibrées où l’humour ne manque d’ailleurs pas. Une conception aussi vigoureuse de l’inculturation offre à la vie religieuse en Afrique noire son meilleur enracinement.
Ces réflexions sont nées d’un contexte précis. Celui d’une communauté de jeunes religieux aux études universitaires. Il s’agit d’une communauté homogène où tous sont religieux appartenant à un même pays et à un même institut. Le début de ces pages peut paraître assez théorique. Il n’en est rien. Ce sont des principes de base qui nous ont guidés pour nous inculturer.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Par inculturation, j’entends l’esprit de l’Évangile qui informe l’esprit de la culture en le parachevant, en lui donnant une plénitude nouvelle, humaine et spirituelle.
Le levain dans la pâte
Le levain est à la pâte comme le message évangélique est à la culture. Le message évangélique est le même hier, aujourd’hui et demain, mais les cultures ne sont pas les mêmes hier, aujourd’hui et demain ; elles sont en elles-mêmes des réalités dynamiques et relatives. Toutefois, c’est au sein de ce qui est relatif que se construit ce qui est invisible et éternel. Le relatif est provisoire mais, ne l’oublions pas, c’est dans le provisoire que s’édifie le définitif, l’absolu. Le levain ne devient pain que mélangé à telle pâte donnée, la pâte se trouvant dans une certaine condition atmosphérique ; même si le levain est le même, les pâtes sont multiples. Le levain dans une pâte de froment donnera un pain de froment ; le levain dans une farine de maïs donnera un pain de maïs, etc.
Un des plus grands problèmes de l’évangélisation s’inscrit dans le contexte complexe de l’interaction entre le message et les diverses cultures humaines. La rencontre du message dans la culture est marquée par deux éléments extrêmement importants.
L’Évangile ne se vivant qu’incarné dans une culture, aussitôt qu’il passe d’une culture à une autre, il est appelé à perdre certaines expressions de la culture qui le transmet pour s’exprimer selon le génie de la nouvelle culture qui l’accueille. Il ne s’agit pas d’adapter l’Évangile à la culture, mais de permettre à l’Évangile de transformer pleinement la culture. Qu’est-ce que cela veut dire ? Faire s’épanouir aussi pleinement que possible la culture en valorisant ce qu’elle contient déjà de dynamisme évangélique et en développant des dimensions nouvelles d’humanité et de vie spirituelle ; certes l’inculturation de l’Évangile a des effets purificateurs des éléments culturels marqués par le péché et réducteurs d’humanité. Ainsi dans l’Église primitive, les disciples ont permis aux formes extérieures où était exprimée leur expérience judéo-chrétienne de mourir pour ressusciter et se réaliser dans d’innombrables particularités historiques. Le début de cette expérience, de cette prise de conscience et la crise à travers laquelle il fallut passer ont leur reflet dans les passages du Nouveau Testament tels que Ac 15, Ga 2, Ac 10, Jn 4.
La diversité des cultures aide l’Évangile d’une certaine manière à se manifester plus clairement, au cours des âges, aux hommes qui l’accueillent. Toute culture, pourrait-on dire, a comme mission de révéler aux hommes un des aspects inhérents à l’Évangile. En Afrique par exemple, le sens de l’être-avec : accueil, solidarité, communion. Cela ne veut nullement dire qu’il n’y a que la culture africaine qui a le sens de l’accueil, mais que l’esprit d’accueil imprègne au plus haut point la mentalité des gens. Et donc le contact entre l’Évangile et l’accueil africain va révéler nouvellement la charité évangélique et va enrichir en profondeur « l’être avec » bantu.
Esprit de l’Évangile et esprit de la culture
Par inculturation, il faudrait entendre le processus qui consiste à faire en sorte que l’esprit de l’Évangile pénètre les cultures humaines, qu’il les aide à prendre conscience de l’esprit profond qui les anime déjà, à prendre conscience aussi des déviances appauvrissantes et à faire de nouveaux pas en avant en toute cohérence avec ses racines selon un dessein divin.
Il y a autant d’esprits culturels qu’il y a de cultures. En effet, ce qui nous apparaît en considérant les modes de vie, us et coutumes, techniques, religion d’une culture donnée, trouve sa source dans un esprit. Nous pouvons illustrer cette affirmation par quelques exemples.
Aujourd’hui encore chez nous, comme autrefois ailleurs, en d’autres contextes peut-être, quand on accueille un hôte et qu’on lui présente à boire, que fait-on ? Celui qui accueille commence par boire lui-même, l’hôte se servira ensuite. Cela dénote un esprit, une mentalité. En effet, les anciens font cela pour montrer à leurs hôtes qu’il n’y a pas de poison dans ce qu’ils leur donnent. On vit dans un univers de division et de méfiance où l’on accorde une place importante à la sorcellerie et aux empoisonnements. Aussi faut-il rassurer celui que l’on accueille. Pour que les gens qui accueillent cessent de se servir les premiers, que faut-il faire avant tout ? Détruire l’esprit de méfiance. Ce que l’on voit, ces apparences, devrait nous aider à découvrir l’esprit qui produit tel ou tel comportement. Nous devons bien observer ce qui apparaît sous nos yeux afin d’en découvrir l’esprit. Nous y reviendrons quand nous parlerons de l’esprit chrétien. Il faudrait un esprit nouveau qui nous aide à construire sur des bases nouvelles. Ce n’est pas en construisant sur les apparences, sur ce qui apparaît, que l’on change des mentalités ; il est peu indiqué de s’acharner sur ce que l’on voit.
Comme en beaucoup de sociétés, dans une famille bantu l’homme ne prépare pas la nourriture, ne lave pas les assiettes. Pourquoi ? Pour les travaux des champs, l’homme débroussaille, abat les arbres, mais ne laboure pas la terre et ne sème pas non plus ; cela revient à la femme. Pourquoi ? Dans la vision anthropologique bantu, l’homme et la femme sont considérés comme engagés dans un cycle de reproduction intime. L’homme nourrit la femme à laquelle il s’unit et la femme nourrit l’homme en lui offrant la nourriture de tous les jours ; elle lui prépare le repas et, partant, lave les assiettes dans lesquelles elle apporte le repas au mari. La femme cultive le champ, elle plante, parce qu’elle est le réceptacle qui porte la vie ; ainsi la mère des hommes est la seule à porter la graine en terre comme elle porte l’enfant en son sein pendant neuf mois. Si l’on ne comprend pas cette symbolique, il sera difficile d’apporter quelque changement, si nécessité il y a, dans la manière de faire du Muntu qui dénote tout un esprit. L’homme est le chef parce que c’est lui qui donne la semence de vie à la femme. La femme doit servir l’homme parce que c’est l’homme qui donne la vie. Ceci est opposé tant à la vision biologique moderne sur les rôles masculins et féminins dans la fécondation, qu’à la logique de l’Évangile qui nous invite tous, hommes et femmes, à servir et non à nous faire servir.
L’esprit de l’Évangile, qui est un esprit de service, introduit une nouvelle manière de vivre dans la culture qui l’accueille et qui, partant, accepte de mourir à certains aspects de l’esprit qui lui a donné naissance. Là où, à cause de la « méfiance », l’hôte commençait par se servir lui-même, l’Évangile, qui nous convie à servir dans la « confiance » et dans l’amour, nous invite à servir d’abord l’invité. Porter un jugement à partir de ce qui se voit, c’est souvent se tromper. En effet, le Muntu traditionnel qui, aujourd’hui, en vertu de la tradition, se sert avant son invité ne fait rien de mal ; le chrétien qui se laisse guider par l’esprit de l’Évangile et qui, de ce fait, commence par servir l’invité ne fait non plus rien de mal. Au fond tous les deux, du moment qu’ils veulent agir en conformité à l’esprit qui leur a été transmis, font bien. Mais dans la vie nous cherchons souvent à savoir ce qui est bien et ce qui est mal, alors que nous devrions surtout chercher à découvrir quel est le bien le meilleur. C’est le « si tu veux être parfait » de l’Évangile qui doit nous guider avant tout. Faut-il conclure qu’entre chrétiens, il importe de ne plus goûter la boisson avant son hôte, de ne plus rincer tous les verres avant de les remplir de bière ou de sucré ? de changer la répartition des tâches entre l’homme et la femme, aux champs, à la cuisine et à la vaisselle ? Il n’existe aucun absolu dans ces « pratiques extérieures » ; ce qui compte, c’est l’esprit qui les porte : les chrétiens convaincus sont frères, ils sont bons parce que Dieu est bon, ils ne donnent pas un scorpion à ceux qui leur demandent du pain, il ne peut y avoir aucune méfiance entre eux ; et par conséquent, la pratique du « boire le premier » perd son sens ancestral ; elle peut se muer dans un autre sens, qui existe d’ailleurs en d’autres cultures (par exemple à Cana, c’est le maître du repas qui a goûté le premier le vin offert par Jésus, simplement pour s’assurer de la qualité de la boisson offerte aux jeunes mariés et à leurs hôtes). De même les chrétiens sont frères et sœurs, ils sont appelés à l’amour mutuel et l’amour se prouve par des actes, chacun rend service à l’autre ; et par conséquent, la pratique des hommes de « se faire servir » en de nombreux domaines perd son sens ancestral. Cela ne veut pas dire qu’on inverse les rôles, mais cela veut dire qu’il y a entraide, partage des travaux pénibles, soutien du plus faible par le plus fort, don de soi. Jésus a lavé les pieds de ses disciples, quel scandale pour la culture juive qui réservait ce service aux mères dont les fils étaient rabbi ou aux esclaves !
Dans une culture comme la nôtre, où l’esprit communautaire est si poussé, l’accueil si primordial, comment une communauté religieuse peut-elle vivre à la fois l’esprit de pauvreté et d’accueil ?
Accueillir des étudiants dans une communauté de religieux étudiants, en quoi cela consiste-t-il réellement ? D’aucuns pourraient dire qu’il faut donner à manger à tous ceux qui viennent nous voir, mettre nos instruments de travail (machines à écrire, vélos et mobylettes) à la disposition des compagnons de cours ; bref qu’il faudrait en tout « partager ». Si nous agissions ainsi nous rendrions peu service aux autres et à nous-mêmes. Après deux jours, nous n’aurions plus de nourriture ; en peu de temps, tous les moyens mis à notre disposition seraient détruits ; tout chez nous serait paralysé.
Accueillir ce n’est pas seulement « donner », c’est avant tout et surtout « se recevoir de l’autre ». Qu’est-ce à dire ? Pour essayer de mieux comprendre ces mots, revenons à l’exemple du Christ. Jésus a été un exemple d’accueil, accueil des premiers disciples qui viennent le trouver, accueil des foules qui le poursuivent quand il est fatigué, accueil des pharisiens qui entraînent une pécheresse, accueil des femmes de Jérusalem sur le chemin de croix... Qu’a-t-il donné ? Un peu de son temps, de sa capacité d’écoute, son enseignement, le partage du pain et des poissons disponibles, sa qualité de vie juste et priante, son amour du Père. Qu’a-t-il reçu ? Les interpellations de son Père à travers les hommes afin qu’il soit maître de vie, porteur de vérité, instrument de miséricorde, libérateur du péché. Jésus était interpellé pour manifester ce qu’il était vraiment, serviteur de vie et d’amour, porteur de la vie et de l’amour : il se manifestait en acte au moment de l’accueil des autres, il se recevait de l’autre, sans rien détruire, sans rien épuiser, mais en partageant ce qu’il était et ce qu’il avait.
Donner au point de nous détruire nous-mêmes définitivement, c’est cesser de servir ; or nous devons toujours servir. Aussi dans ce domaine de la solidarité ou de l’accueil bantu, il nous faudrait être lucide : accueillir, c’est recevoir autrui tout en se recevant de lui. Si je me détruis en recevant l’autre, ce dernier ne pourra plus me recevoir, ce sera un échec, une destruction pure et simple, ce ne sera plus l’accueil, recevoir en se recevant respectueusement de l’autre : « à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Donner au pauvre, c’est partager, diviser.
Mais comment réaliser cela dans notre vie religieuse ? Tel qu’il est conçu habituellement par l’Église, le vœu de pauvreté est celui par lequel le religieux renonce à agir désormais en propriétaire. Ceci n’entraîne pas nécessairement une renonciation à l’usage ni à la propriété, mais bien à la libre disposition des biens matériels. Le vœu considère les biens d’une maison religieuse comme des biens communs : on s’en sert donc en respectant le désir ou la décision de la communauté en son chef. On ne dispose de rien comme étant à soi : acheter, vendre, prêter ou emprunter, donner ou recevoir supposent un accord exprimé ou tacite. Le vœu de pauvreté est intimement lié à la vertu de pauvreté, qui consiste à imiter le Christ dans son attitude vis-à-vis des biens matériels. Jésus est le gérant des biens de son Père, pour tous les hommes ; et les biens de son Père, ce n’est pas seulement le pain périssable, c’est aussi la vérité, la miséricorde, la vie d’éternité. Ainsi le religieux est le gérant des biens communs, qui sont des biens de Dieu pour tous, c’est-à-dire pour les compagnons de communauté et pour répondre à certains besoins ; il est simultanément et nécessairement gérant des sources divines qu’il a le devoir de proposer à ses visiteurs, sans esprit de puissance mais sans respect humain non plus.
Notre pauvreté est essentiellement partage. Ce partage s’exercera tout d’abord entre religieux par une sincère mise en commun. Ce qui existe dans la communauté ou ce qui s’acquiert appartient à tous, ce qui ne veut pas dire à chacun. Le partage, c’est encore la facilité de se défaire de ce que l’on a pour aider ceux qui ont moins ou pour faire plaisir à ceux qui ont peu. Mais en tout ceci, il faut à nouveau remarquer que partager, c’est diviser, c’est diminuer ce que l’on a, c’est se priver. Le partage n’est pas une distribution. Donner sans éprouver aucune gêne n’est pas un partage.
Dans une société où beaucoup n’ont pas le minimum vital, où les étudiants ne mangent pas à leur faim et n’ont pas d’instruments de travail appropriés, vivre la pauvreté n’est pas une sinécure. Le tout, c’est l’esprit qui nous habite. On reconnaît l’arbre à ses fruits, nous dit la logique de l’Évangile. Si nous pratiquons la vraie pauvreté autour de nous, nous nous en rendrons compte par le fruit que cela portera. Mais ne l’oublions pas : pour qu’un arbre porte du fruit, il lui faut le temps de croître. Ici nous avons voulu simplement montrer l’esprit qui doit nous guider dans notre pratique de la pauvreté si nous ne voulons pas augmenter l’irresponsabilité dans nos communautés et le nombre de parasites dans notre chère Afrique, si peu responsable de son agir aujourd’hui. Encore une fois, l’accueil est primordial dans la culture bantu, le parent est chez lui chez nous ; l’étranger est un envoyé qui a quelque chose à voir pour le bien du clan ; la vie du clan et la vie de chacun sont liées à cet accueil, à ce partage des biens, à cette bienveillance, à ces sacrifices que l’on fait pour la nourriture, le soin d’un malade, l’accompagnement sur la route, le cadeau donné.
Accueil bantu et vie communautaire
Dans la tradition bantu, l’esprit communautaire est une valeur fondamentale qui dépasse et surclasse tout dans cette vision du monde. Cette affirmation se vérifie autant dans le monde qui entoure les Bantu que dans les langues au travers desquelles cet esprit se manifeste. Nous avons parlé assez longuement de ce problème dans notre livre « Être avec, heurts et lueurs d’une communion » [1]. Si l’on veut en savoir plus long, il faudrait s’y référer.
Au niveau des relations interpersonnelles, il y a bien sûr des relations qui revêtent plus d’importance que d’autres ; il y a dès lors des relations privilégiées telles que les relations familiales, claniques, tribales. Il existe aussi des relations d’amitié, de compagnons de travail, de loisirs, de membres d’une Église, etc. Le Muntu sacrifiera souvent son temps, son travail, ses engagements pour faire plaisir à un hôte qui se présente à l’improviste chez lui. Cela étonne les étrangers qui assistent à ce genre d’événements. Le Muntu considère les relations comme une réalité sacrée pour laquelle on doit tout sacrifier si cela était possible. Depuis sa tendre enfance, l’homme marié tout comme le religieux africain, tous sans exception, sont marqués par cette soif inassouvie d’entretenir les relations avec leurs familles non seulement restreintes, mais également élargies. Les relations interpersonnelles sont pour le Muntu importantes, indispensables et nécessaires pour sa vie.
Si l’entretien des relations interpersonnelles est le propre de l’homme, partant de toutes les cultures humaines, il faut peut-être le reconnaître, cet amour des relations est fort accentué chez nous. Pourquoi ? Quel est l’esprit sous-jacent à cette pratique sociale, visible, palpable, mobilisatrice de temps et d’argent, source de démarches, de besoins financiers, de soucis préoccupants ? Dès l’enfance le Muntu a été élevé « avec » tout un monde de vivants et de défunts ; il porte le nom d’un autre, il doit un respect filial concret à ses oncles et à ses tantes ; il fait des libations aux ancêtres ; il écoute les palabres qui lui apprennent les influences actuelles, bonnes ou mauvaises, des ancêtres ; il sait que sa vie est une cellule de la vie d’un corps social. Il est un être de relations ; il ne peut se nourrir sans partager son pain ; il ne peut gagner un salaire sans faire part aux siens, il ne peut faire une récolte sans donner quelque chose en partage. Sinon c’est sa propre vie qui est en jeu.
Quand un jeune homme ou une jeune fille répond à l’appel du Christ, doit-il couper toute cette partie de son existence, doit-il se mutiler ? Le Christ a dit : « qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ». Oui, il y a des éléments de renoncement mais il n’y a pas de mutilation ; il y a des priorités, il y a des préférences. Pourquoi ? En raison de quel esprit ? En raison d’un Universalisme, en raison d’un amour qui concerne même les ennemis : « si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire, les païens n’en font-ils pas autant ? » Jésus nous dit : un frère est un frère, ton oncle est ton oncle ; oui, c’est vrai. Mais il ajoute : l’étranger blessé sur le chemin (le bon samaritain), le bourreau qui te cloue sur la croix est ton frère (Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font). C’est fou, c’est vrai, c’est l’amour de Dieu.
Ceci pose parfois des problèmes sérieux dans nos communautés religieuses. Entretenir des relations avec qui ? quand ? et comment ? Comment faire en sorte que nos relations humaines soient des relations de qualité, des relations qui soient dignes des témoins eschatologiques que nous sommes appelés à être au cœur de notre société. C’est là tout le problème, du moins le gros du problème.
Qui accueillir ? Tout le monde. Dans notre accueil, il ne faudrait jamais faire acception de personne. « Il est venu parmi les siens, et le siens ne l’ont pas accueilli, mais à ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1).
Tout être humain, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, mérite notre attention, car il a été créé à l’image de Dieu. Mais comment accueillir ?
On n’accueille pas un enfant comme on accueille un adulte. On n’accueille pas un étudiant comme on accueille une autorité civile, on n’accueille pas un millionnaire comme on accueille un misérable. Comment nous faut-il accueillir ? C’est là un problème grave et souvent inextricable dans nos communautés. L’apôtre saint Jacques nous met en garde d’être partiaux dans notre manière d’accueillir :
En effet, s’il entre dans votre assemblée un homme aux bagues d’or, magnifiquement vêtu ; s’il entre aussi un pauvre vêtu de haillons, si vous vous intéressez à l’homme qui porte des vêtements magnifiques et lui dites : ’toi, assieds-toi à cette bonne place’, si au pauvre vous dites : ’toi, tiens-toi debout ou assieds-toi là-bas au pied de mon escabeau’, n’avez-vous pas fait en vous une discrimination ? N’êtes-vous pas devenus des juges aux raisonnements criminels ? Écoutez, mes frères bien-aimés ! N’est-ce pas Dieu qui a choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour les rendre riches en foi et héritiers du Royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? (Jc 2,1-5).
Faudrait-il donc accueillir tout le monde de la même manière, les enfants comme les adultes, les parents comme les ennemis ? Sinon, comment alors pouvons-nous comprendre les paroles de l’Apôtre ?
Je pense que saint Jacques veut nous parler de cette attitude intérieure fondamentale faite de respect pour la dignité humaine ; il s’agit du respect fondamental que nous devons à nos semblables qu’ils soient riches ou pauvres, petits ou grands, parents ou étrangers, amis ou ennemis. Voir en tout homme un être appelé à prendre part à la filiation divine, un être créé à l’image de Dieu. Si nous avons ce respect fondamental, nous serons à même d’accueillir n’importe qui comme Dieu le veut. Et à partir de ce respect fondamental nous comprenons bien qu’un enfant ne peut être accueilli que quand on l’accueille en enfant, on n’a pas à témoigner à l’enfant les égards que l’on doit à un père de famille, on n’a pas à accueillir un pauvre comme s’il était un riche. Si l’on accueillait des personnes sans tenir compte de leurs situations respectives, on les blesserait, on leur manquerait de respect.
Dès lors quand un étudiant se présente dans notre communauté, nous ne l’accueillons pas comme un fonctionnaire de l’État ou comme un professeur d’université. Pour plus de clarté et de concision, essayons d’illustrer cela par des exemples :
À un professeur d’université qui vient nous rendre visite, on n’offre pas un billet de 50 Zaïres pour qu’il puisse prendre au retour son bus, mais on le fait pour un étudiant qui vient de loin et qui est souvent dépourvu d’argent. À un étudiant qui vient nous rendre visite, on pourrait à certaines occasions offrir un morceau de pain et non une bouteille de bière. En effet, souvent l’étudiant a plus besoin de nourriture que de boisson, ou du moins la nourriture lui est d’une plus grande utilité que la bière. Dans notre accueil, nous établissons une certaine distinction. Nous inviterons plus facilement un confrère à prendre part à notre repas plutôt qu’un étranger que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam ; toutefois nous nous efforcerons d’aider ce dernier dans la mesure du possible, nous essayerons même de deviner la raison profonde de sa visite : s’il a besoin de nourriture, nous essayerons de la lui trouver sans pour autant l’inviter d’emblée à notre table, car le Seigneur lui-même ne nous invite-t-il pas dans la vie à être simples comme la colombe, mais prudents comme le serpent ? La naïveté n’est pas souvent bonne maîtresse de vie.
Si un membre de la famille d’un des nôtres se trouve en difficulté et qu’il nous faille intervenir, là aussi il nous faudrait des renseignements à même de nous aider à opérer un réel discernement. Les liens de sang ne sont pas abolis par le compagnonnage de Jésus ; ils sont situés dans un tissu de relations plus larges, plus exigeantes encore, ils sont purifiés d’un certain esprit de crainte superstitieuse. Et de plus ils ne sont plus « une affaire à moi seul » ; ils concernent aussi ma communauté religieuse tout comme ils continuent de concerner les autres membres de ma famille. Avec ma communauté, j’ai à chercher la mesure de l’aide qui va faire partie de l’aide générale de la famille élargie : solidarité traditionnelle et solidarité chrétienne se conjuguent, non pas pour « enrichir de biens matériels », mais pour croître tous ensemble dans une toujours plus grande qualité humaine et spirituelle.
Un visiteur arrive à la maison pendant qu’on célèbre l’Eucharistie, la communauté ne se dérangera pas pour aller lui tenir compagnie ; on pourra tout au plus l’inviter, s’il le désire, à prendre part à l’Eucharistie, sinon on le laissera au salon jusqu’à ce qu’on ait fini, car à tout seigneur tout honneur. On n’a pas le droit d’abandonner à la légère un exercice communautaire pour aller passer son temps au salon avec les visiteurs. On n’a pas non plus à mal interpréter l’Évangile au point de remplir la maison d’enfants à l’heure du repas parce que, soi-disant, le Seigneur a dit : « laissez venir à moi les petits enfants ». Nous avons à être lucides dans notre manière d’accueillir.
La communauté religieuse que nous formons n’est pas fondée sur des liens de sang, mais sur l’appel du Christ, appel du Règne et des deux étendards [2]. Cela dit beaucoup pour nous qui attachons beaucoup d’importance au lien de sang, au clan, à la tribu. Arriver dans la foi à aimer d’un amour de prédilection ceux que le Seigneur dans sa tendresse infinie a mis sur notre route, c’est un exploit.
Rencontrer un membre de la famille très proche en difficulté le jour où l’on nous remet la bourse et ne rien retrancher de cette bourse, rapporter tout au supérieur, c’est là quelque chose de significatif dans la communauté, c’est montrer qu’on a compris les exigences de notre vocation religieuse. Mais cela ne dispense pas d’exprimer à son supérieur et à la communauté l’appel à l’aide du parent dans le besoin. Nous avons beaucoup de raisons d’être heureux de l’expérience que nous avons faite. Certes, il y a parfois des moments difficiles, car partout où il y a commerce des libertés, étant donné notre nature pécheresse, il y a des frictions souvent pour des détails, mais les détails aussi font la vie des hommes dans une communauté. Les tensions inhérentes à la vie d’étude, au désir d’affirmation de soi ou d’épanouissement ne manquent jamais, mais tout cela nous aide à vivre dans la vérité. Dans une communauté de religieux africains, Dieu merci, il n’existe plus de bouc émissaire, quelque européen à qui on attribuerait nos tensions et difficultés ; tout vient de nous et tout avec la grâce de Dieu doit trouver la solution en nous. Cette expérience est une des plus belles et des plus exigeantes de la vie religieuse, parce qu’elle aide à vivre dans la vérité avec de jeunes confrères. Cette expérience aide à être religieux zaïrois à part entière. Dieu est grand, car il fait pour nous de grandes choses, à travers nos limites réelles et nos faiblesses, il montre ce dont nous sommes capables. Et dans tout ceci il nous apprend que dans le présent s’inscrivent et le passé et l’avenir. Demain dira ce qu’a été toute expérience de communauté zaïroise ; d’avance le Christ en sortira vainqueur, et cela fait notre bonheur.
Défauts à extirper et qualités à cultiver
Lorsqu’ils embrassent la foi chrétienne, les Bantu lui offrent la richesse propre de leur culture ; parmi les points les plus décisifs de celle-ci se trouvent l’accueil, la solidarité, la palabre traditionnelle pour restaurer la paix entamée dans la société, notamment le sens de la communion qui se manifeste dans les relations interpersonnelles.
Il y a cependant comme trois vers semblables aux amibes, aux ascaris et aux ténias qui rongent cet univers qui cherche sans cesse à bâtir sur le roc de la communion. Ce sont la crainte, le profit et la paresse. Ces vices sont néfastes. Certes la crainte, l’intérêt et la paresse se retrouvent dans toutes les sociétés humaines, mais en Afrique on dirait qu’ils ont un accent particulier ; ils sont d’une virulence inqualifiable. Et quand bien même on rencontrerait ces vices dans toutes les cultures, ce ne serait pas une raison suffisante pour renoncer à y réfléchir tant soit peu. Ce que l’on rencontre ainsi dans nos milieux culturels bantu ou africains se retrouve également dans nos communautés. Nous n’avons qu’à nous examiner, il ne faudrait même pas prendre la loupe pour y voir clair, c’est visible à l’œil nu.
On ne colonise que ce qui est colonisable et on n’évangélise que ce qui est évangélisable. Si nous avons été colonisés, du reste comme beaucoup d’autres peuples de la terre, c’est parce qu’en ce moment-là, nous étions colonisables et si, aujourd’hui, nous sommes en plein dans le néo-colonialisme, c’est parce que nous y prêtons occasion, à cause de notre difficulté de dépasser nos craintes, nos intérêts sordides et notre paresse alourdissante.
Crainte de quoi ? Crainte de tout ce que les ancêtres, ou aujourd’hui les puissants, pourraient tramer contre nous ; crainte de perdre ce que nous avons de plus fondamental : la vie. Nous oublions que la vie sans la liberté ne vaut rien du tout. Il vaut mieux être libre un jour, plutôt que de vivre cent ans dans la crainte, partant dans l’esclavage. La crainte paralyse très souvent nos projets, nos audaces les plus nobles. Il faut éduquer la génération nouvelle à la liberté, à la vie dans la liberté. Il faudrait combattre la vie sans liberté.
Le profit. Aujourd’hui, peut-être plus qu’hier à cause d’une plus grande décomposition de la société, dans ses structures vitales, on ne rend service que par intérêt ; rares sont ceux qui servent les autres par amour. De profit en profit, on s’étonne que plus personne ne soit désintéressé. Il n’y a que le don de soi qui remplit l’homme. L’homme dans son être le plus profond ne se réalise qu’en se donnant. Quand les infirmiers ne veulent soigner que les malades qui leur donnent des pourboires, quand, dans les communautés religieuses, on veut choisir un supérieur en ne regardant que la tribu, et tout cela par pur intérêt, comment ne pas tomber sous l’emprise du népotisme, du tribalisme, bref du profit sordide ?
Le meilleur remède pour détruire une société, c’est l’esprit de profit sordide. Même dans la vie religieuse on rencontre cet esprit de profit et il nous faut le combattre énergiquement.
Un autre mal qui ronge l’Afrique, c’est la paresse, c’est la tendance au moindre effort : habitué à profiter des autres, on ne peut que devenir à la longue paresseux. C’est trop facile d’attribuer cette paresse au climat tropical, car les européens qui y sont venus travailler ont prouvé le contraire. La chaleur accablante qui darde ses rayons sur les hommes n’est pas maîtresse de la volonté humaine. Beaucoup aujourd’hui trouvent le travail humiliant, notamment le travail manuel, tout le monde veut être au bureau et faire ainsi de cette peste qu’est la bureaucratie fainéante et chronique, un dieu. La nature a sans doute gâté les noirs, mais mettre tout sur le dos de la nature, c’est bien injuste. Si seulement la nature pouvait avoir droit à la parole, ce serait un régal que de l’entendre parler de l’homme noir.
Toutes ces considérations ne visent qu’une chose, nous aider à sortir de nos torpeurs et de notre sommeil pluriséculaires afin de nous mettre au travail. Vivre dans la crainte, c’est vivre comme étranger à soi, c’est être aliéné de soi. Qui peut aider l’homme noir à sortir de ce marasme ? Tout homme de bonne volonté, mais d’abord et avant tout le noir lui-même. Ne me parlez plus de l’inculturation, ne me chantez plus ce disque, parlez-moi de l’esprit de l’Évangile qui rend forte et libre toute culture.
Que là où il y a la crainte, l’égoïsme et la paresse, l’esprit de l’Évangile fasse régner la liberté courageuse, le don de soi et l’amour du travail bien fait. Voilà ce que nous souhaitons de toutes les fibres de notre être.
Quelques solutions au sujet des problèmes de pauvreté en rapport avec nos communautés
Quand un jeune homme ou une jeune fille appartient à une famille qui vit dans une situation de grande pauvreté, s’il (elle) demande son admission dans un noviciat, il importe de procéder à un discernement particulièrement long et détaillé.
Certes le jeune homme ou la jeune fille peut ressentir un appel très pur et n’avoir aucune arrière-pensée ; mais il n’empêche que d’une part il a été marqué dans toute sa mentalité par son enfance difficile et devra affronter un autre milieu de vie où les conditions matérielles seront relativement aisées (quelle sera sa réaction ? garder le souci du travail, du partage, de la solidarité avec les pauvres ? ou se laisser porter par l’aisance, se distancier de son milieu, devenir exigeant ?), et d’autre part il conservera des liens naturels étroits avec les siens et ceux-ci feront pression sur lui pour qu’il leur obtienne des conditions matérielles plus aisées, à l’instar de celles auxquelles il a accédé (quelle sera sa réaction ? garder tout l’amour filial et demander à ses supérieurs les moyens de participer avec ses frères et sœurs aux besoins essentiels de ses parents ? ou bien se laisser entraîner par les exigences peu évangéliques des parents à « s’enrichir », à chercher en dehors de la communauté des « moyens matériels et financiers », et à ne plus être le témoin de l’Évangile du Christ ?).
Il y a donc une « mise à l’épreuve » du candidat qui est nécessaire : est-il capable de subvenir à ses besoins ? de partager ses revenus avec sa famille ? de vivre dans l’unité de ses frères et sœurs pour collaborer ensemble à la survie des parents ?
Une « pastorale de la famille », au sens restreint et au sens large, est nécessaire : quel est l’esprit chrétien des parents et des oncles ? ont-ils le sens d’une vie modeste et du partage, ou bien ont-ils manifesté des aspirations spéciales de promotion matérielle et sociale ?
Que deviennent les autres enfants ? Les plus jeunes comptent-ils sur l’aîné pour payer leurs études ? Les plus âgés sont-ils des enfants aimant et partageant, ou se sont-ils évadés vers la richesse individuelle ou l’aventure ?
Vivre le vœu de pauvreté dans une congrégation religieuse est l’affaire d’une personne qui « est en relation » : ce tissu de relations est-il évangélisé ? Est-il capable de porter l’esprit du vœu ? Ou bien va-t-il, par ignorance ou atavisme, y mettre des obstacles insurmontables ?
Les formateurs ne peuvent admettre dans un noviciat des jeunes gens très pauvres sans avoir examiné l’ensemble de ces questions ou d’autres analogues.
Le discernement fait à l’admission ne signifie pas que les congrégations religieuses vont se désintéresser de tout besoin matériel des familles de leurs membres. Les devoirs filiaux restent des devoirs filiaux. Et de plus « le père de mon frère est mon père ». Les familles religieuses devraient prévoir dans leur budget les fonds nécessaires pour subvenir aux besoins des parents éprouvés, vieux et malades. Il est des situations qui nécessitent l’intervention de la congrégation religieuse : les parents qui n’ont qu’un fils unique, des parents abandonnés par les autres enfants restés dans le monde, les parents qui sont tellement vieux qu’ils ne sont plus à même de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires et dont l’aide des enfants mariés est insignifiante, etc. Dans le contexte de l’Afrique d’aujourd’hui, où d’une manière générale les personnes pensionnées ou retraitées ne touchent quasi rien, il s’avère nécessaire que, dans une certaine mesure, les instituts religieux prennent en charge les parents des leurs dans de grands besoins. Quand les parents sont encore à même de rendre quelque service, au lieu de leur donner tous les mois de l’argent ou de quoi manger, on devrait les aider à trouver un travail qui leur permette de subvenir à leurs besoins.
Les religieux africains devront pouvoir expliquer à leur famille le sens profond de leur consécration au Seigneur dans la pauvreté. Souvent on n’explique pas assez aux parents en quoi consiste notre vœu de pauvreté. Aussi sommes-nous étonnés qu’ils n’y entendent rien. Nous ne sommes pas entrés en religion pour procurer du confort à nos parents. Aussi éviterons-nous de leur procurer des choses confortables et luxueuses. Notre aide se situera dans le domaine de l’urgent et de l’indispensable et jamais du confort.
Il est bon que l’on permette à l’un ou l’autre membre de la communauté dont les parents sont dans le besoin de consacrer chaque année un temps de travail, au champ ou ailleurs, pour aider sa famille. Il faudra cependant veiller à ce que cela ne détourne pas le religieux de sa consécration au Seigneur. Ce genre de permission peut conduire l’individu à confondre le service qu’il rend à la communauté et celui qu’il peut rendre périodiquement à sa famille, le désir déformé d’utiliser l’argent de la communauté pour sa famille ; d’où il faut beaucoup de prudence en tout cela.
Là où le religieux peut apporter une grande contribution pour aider sa famille à sortir d’une extrême pauvreté ou de grosses difficultés, c’est dans le domaine des conseils à donner. Il faudrait qu’il apprenne à opérer un sain discernement dans tout ce que la famille lui confie, afin d’aider les siens à découvrir ensemble la route la meilleure à suivre pour sortir si l’on peut dire du gouffre dans lequel ils peuvent être plongés.
Que dire de l’esprit d’accueil dans notre vie de pauvreté, sinon que notre accueil doit être réellement partage. Mais, ne l’oublions pas, partage ne veut pas simplement dire diviser ses biens matériels pour les donner aux personnes extérieures à la communauté. Partage veut aussi dire se mettre spirituellement au service de ses frères : dire chaleureusement bonjour à quelqu’un, c’est partager ; inviter un pauvre à prendre place à table est un partage ; refuser de l’argent à un jeune qui peut travailler de ses mains, c’est partager à l’autre l’enseignement de l’apôtre sur le travail : « que celui qui refuse de travailler ne mange pas non plus » ; renoncer pendant le temps de carême à son verre de bière en vue d’économiser un peu d’argent pour aider l’un ou l’autre étudiant en difficulté, c’est partager. Mais il faut éviter de favoriser le parasitisme. La communauté n’est pas l’économat du peuple ou papa Noël qui distribue des biens à profusion.
Nous avons à accueillir dans la mesure de nos possibilités, avec le désir de « grandir ensemble » dans le présent et pour l’avenir.
Des religieux sont parfois sollicités fortement pour qu’ils procurent des « bourses d’études » à leurs frères et sœurs (parfois au sens large), ou pour procurer un « fonds de commerce » à des aînés qui doivent se lancer dans la vie, ou pour prendre en charge des « orphelins » d’un frère ou d’une sœur. Tout d’abord disons que ces appels ne s’adressent pas au « religieux individuel » : le religieux fait partie de deux cellules sociales, celle de la parenté du sang (donc il ne peut jamais se laisser solliciter seul ni se croire « obligé » seul), celle de sa famille religieuse (donc il doit faire référence à son supérieur et à sa communauté de vie). Sans ces références explicitement négociées, le religieux se mettrait en marge et de la société réelle et du vœu de pauvreté.
Ensuite il importe de discerner, avec son supérieur et compte tenu du milieu social, quelles sont les demandes qui concernent un vrai besoin de vie, et ce qui est une aspiration à une promotion sociale sans proportion avec le travail déjà fourni et le travail qui pourra être réalisé. Le « développement » suit des cheminements et ne saute pas les étapes. Par ailleurs, il importe que les communautés religieuses aient le sens de l’équité : accorder des bourses d’études à tel ou tel enfant mais les refuser aux parents d’un compagnon qui remplissent les mêmes conditions, mérite réflexion ; gérer seul des « fonds de parrainage » ou des « aumônes pour les pauvres » sans référence au supérieur, et sans se soucier des membres très pauvres de la famille de certains compagnons, n’est pas dans la ligne de la pauvreté religieuse.
Conclusion
En guise de conclusion, que nous faudrait-il retenir ?
L’esprit de l’Évangile en informant l’esprit de la culture conduit celle-ci à son achèvement. C’est cela l’inculturation.
Cet effort d’inculturation concerne nos congrégations religieuses respectives. Il est nécessaire pour l’enracinement sérieux de la vie religieuse dans le monde contemporain, notamment en Afrique noire.
Pour nos cultures, qui ont un sens aigu de l’accueil, il nous faut trouver un style de vie qui fasse de nous des hommes et des femmes accueillants, sans toutefois nous éloigner de notre vocation religieuse qui nous invite à imiter la vie du Christ pauvre.
Être pauvre et être accueillant devraient aller ensemble. Pour Jésus ces deux manières d’être ne faisaient qu’une seule et même réalité fondamentale.
Puissent ces pages susciter d’autres réflexions afin de nous aider à mener dans nos pays d’Afrique une vie communautaire selon le cœur du Seigneur !
c./o. B.P. 7245, Kinshasa
Kasinsi, Zaïre