Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse, amour conjugal, témoins de vie

Liliane Lambert, s.c.n.

N°1988-3 Mai 1988

| P. 173-182 |

Pour expliciter la réflexion commencée dans son article précédent « Témoins du mystère de la vie » (Vie consacrée, 1986, 368-372), l’auteur médite sur la réciprocité des vocations à la vie conjugale et au célibat consacré. A cette profondeur peuvent s’éclairer les questions bioéthiques les plus pressantes, en particulier celles qui touchent à la vie religieuse apostolique dans le monde de la santé. Mais, plus largement, ce sont les enjeux de nos choix spirituels qui se trouvent révélés par l’abandon pascal de l’Amour incarné et miséricordieux.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

« Le Verbe s’est fait chair et Il a demeuré parmi nous » (Jn 1,14). Dans l’univers des grandes religions monothéistes, seul le Dieu des chrétiens a voulu recevoir un corps d’homme et s’est incarné.

Quelles seront les conséquences de l’Incarnation pour des religieuses engagées dans le monde de la santé ?

Que signifie cette réalité pour des femmes consacrées, qui renoncent à l’exercice de la sexualité humaine, dimension pourtant si importante de la personne ?

« Dieu créa l’homme à son image, (...) homme et femme il les créa » (Gn 1,27). Mais nous ne naissons pas homme et femme, mais bien homme ou femme. Cette constatation, simpliste à première vue, nous renvoie déjà au fait de notre finitude. Nous ne sommes pas « tout » à nous « tout seuls ». Seul, un homme ou une femme ne peut donner la vie à un nouvel être humain. Si cette réalité nous est imposée comme une limite, elle peut aussi nous apparaître comme un appel à la communion, communion qui naît de la complémentarité sexuelle humaine : « ils deviennent une seule chair » (Gn 2,24).

Ce lien qui unit si intimement l’homme et la femme, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne peut venir que de l’Amour personnifié au sein de la Trinité par l’Esprit Saint. Et c’est ainsi que la foi chrétienne, où nous confessons un Dieu Père, Fils et Esprit Saint, humanise tant le lien conjugal qu’il en devient lieu même de Dieu. Mais si le lien conjugal est le lieu d’une rencontre aussi profonde avec Dieu, quel sens peut donc avoir un célibat consacré dans la vie religieuse ?

Un choix : célibat consacré ou union conjugale ?

Dans la vie religieuse, le célibat consacré est vécu, est centré sur la personne du Christ Jésus. Il ne s’agit évidemment pas d’un célibat imposé par des circonstances, qu’elles soient d’ordre biologique ou autre. Il ne s’agit pas non plus d’un célibat choisi en vue d’une plus grande disponibilité au prochain.

Bien sûr, le don de soi à la personne du Christ conduit normalement celui ou celle qui s’y engage à être dépossédé de lui-même, un peu comme le pain eucharistique est donné pour être mangé ; mais cette réalité n’est que la conséquence d’un but, premier, dans la vie religieuse apostolique : il s’agit avant tout de ressembler toujours davantage à Jésus, de se donner à lui et de le suivre. Le Seigneur Jésus vaut cette peine d’être aimé uniquement pour lui-même ! Dans la vie religieuse apostolique, c’est bien cet attachement personnel, cet amour premier du Seigneur qui va conformer au Christ, l’Envoyé du Père, ceux et celles qui s’y engagent. (A la différence d’autres formes de célibats consacrés, c’est le mouvement de la gratuité d’un amour personnel qui est l’élément moteur de la mission, et non l’inverse. La suite et le sens même de notre réflexion imposent l’insistance sur ce fait qui, à nos yeux, est insuffisamment mis en évidence, trop peu souligné.) Comme le dit Lumen Gentium 46, les religieux sont appelés à manifester le Christ lui-même dans et par leurs activités diverses, à témoigner parmi les hommes de l’amour du Père au moyen d’actes concrets de miséricorde et de libération.

Le célibat consacré : un choix... ou une fuite ?

Un tel choix ne serait-il pas entaché d’un mépris de la sexualité humaine ? Ne serait-il pas en fin de compte l’expression d’un égoïsme préférant laisser à d’autres la lourde tâche d’engendrer, de porter et de faire grandir la vie ? Ne serait-il pas une fuite devant cette exigence fondamentale, un refuge cherché dans un alibi édifiant – le Royaume de Dieu – devenu comme un paravent commode pour abriter notre égoïsme ? Le fondement du choix d’un célibat consacré ne serait-il pas finalement l’expression de notre peur de la vie ?

Ce danger existe, mais il existe aussi dans la vie des couples. Comme nous le rappelle l’Église, cette peur de la vie nous atteint tous : « C’est ainsi qu’est né un esprit contraire à la vie (antilife mentality) qui apparaît dans beaucoup de questions actuelles... » (Familiaris Consortio 30).

Cette peur de la vie peut se traduire par le refus d’engendrer de nouveaux êtres humains, par l’emploi de moyens de plus en plus radicaux pour exorciser cette peur. Et il est vrai que dans notre monde marqué par la violence, les époux et les parents se voient quotidiennement confrontés à cette vérité brutale : on ne naît que pour mourir... À partir du moment où on donne la vie à un enfant, on le conduit aussitôt vers la mort. Si tel est le chemin propre à toute vie, quel sens peut-il encore y avoir à donner la vie ?

Dans cette perspective, et de manière paradoxale, la vie ne peut dès lors recevoir son sens que du sens même de la mort. C’est ici qu’à nouveau, la Parole peut éclairer notre interrogation : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13).

Si donc d’une part, l’issue inéluctable de la vie, c’est la mort, d’autre part, nous dit Jésus, le don de sa vie, jusqu’à en mourir, est l’acte d’amour par excellence. « ... Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde. Il les aima jusqu’au bout » (Jn 13,1). Seul l’amour donne tout son sens à la vie. Cet amour qui, rappelons-le, est cette communion humanisant et divinisant tout à la fois le lien conjugal.

Quelle a été l’attitude personnelle de Jésus devant l’amour conjugal ?

Jésus est homme, et pleinement homme (au sens masculin du terme) ; pourtant, il ne se marie pas et dit : « Il y a, en effet, des eunuques qui sont nés ainsi du sein de leur mère, il y a des eunuques qui le sont devenus par l’action des hommes et il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des Cieux. Comprenne qui pourra » (Mt 19,12).

Oui, comment comprendre un tel choix devant la grandeur et la noblesse de l’union conjugale ? Comment comprendre le choix du célibat pour le Royaume, quand l’amour des époux est comparé à l’amour du Christ pour son Église (cf. Ep 5,25) ? Comment comprendre le renoncement à cet amour en vue d’un mystérieux Royaume qui, nous dit Jésus, appartient aux pauvres, à ceux qui pleurent, à ceux qui sont persécutés pour la justice (Mt 5,3, 5, 10) ?

Notre mentalité axée sur le rentable, l’utile, l’efficace, a peine à comprendre de telles paroles. Ce royaume, dont Jésus est précisément le Roi, n’est en rien comparable à nos royaumes humains. Il est ce lieu où l’amour a le premier et le dernier mot, sur toutes nos réalités humaines, terrestres, y compris sur la réalité de la mort. Premier et dernier mot, parce que Lui, le Roi, Jésus, est le Verbe, est la Parole du Père, Parole qui ne se reprend pas. Parole, promesse et don de vie qui ne se reprennent jamais, même si nos cœurs d’hommes, blessés par cette radicale finitude qu’est la mort, ne peuvent l’y rejoindre spontanément.

Par lui, la mort même est vaincue.

La seule façon de comprendre le célibat pour le Royaume dont nous parle le chapitre 19 de Matthieu est de relire le texte à la lumière de la résurrection de Jésus, gage de la fidélité de Dieu à notre égard. Cette résurrection est message de vie pour nos corps humains voués à la mort, même si nos cœurs éprouvent encore rudement la souffrance devant cette réalité combien poignante et absurde : naître pour devoir mourir.

C’est à cette lumière qu’un célibat pour le Royaume trouve tout son sens : choisir de « mourir par amour pour ses frères » devient l’acte qui, non seulement donne sens à nos vies, mais encore nous unit au Christ Jésus en son mystère le plus grand : celui de l’Eucharistie. Il s’agit d’être uni à Jésus en ce lieu où il donne sa vie pour tout homme pécheur, pour que la mort de tout homme pécheur ne soit pas l’anéantissement total d’une vie, mais devienne passage vers le Père. Dans cette demeure du Père où nous fait passer le Christ Ressuscité, « on ne prend ni femme, ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22,30). C’est là que nos finitudes seront transfigurées en communion totale avec Dieu et avec nos frères. C’est pour ce Royaume-là que nous sommes créés, le Royaume où l’amour ne connaîtra plus de limites.

Ce Royaume est déjà là : il a commencé avec et dans nos vies terrestres, et il y grandit vers sa croissance totale dans la mesure même où l’amour habite nos vies, oriente nos choix, inspire nos actes. Il ne s’agit évidemment pas de n’importe quel amour : il nous faut aimer « comme Dieu nous a aimés ». Cette façon d’aimer relève d’un acte délibérément choisi : celui de donner sa vie entière. H n’en est pas moins mêlé à la spontanéité de nos désirs, à la force de nos sentiments et de nos pulsions où s’affrontent sans cesse la vie et la mort : cela fait aussi partie de la personne, de toute vie humaine et donc du don offert.

Si tel est le mystère qui éclaire nos vies, pourquoi encore se marier ?

Si ce Royaume d’amour est le but ultime de la vie, pourquoi donc se marier ? Le célibat consacré ne relègue-t-il pas le mariage au second plan ?

Non. Déjà au moment où Dieu crée l’homme et la femme à son image et à sa ressemblance, le lien conjugal devient le lieu même où Dieu demeure avec l’homme. Ce lien conjugal, où l’homme et la femme se donnent totalement l’un à l’autre, s’offrent et s’abandonnent l’un à l’autre, comme on s’offre à la vie le jour de sa naissance, comme on s’abandonne à la terre le jour de sa mort, ce lien conjugal devient, par l’Incarnation du Christ, le lieu même de son Eucharistie, ce lieu où il se donne tout entier, jusque dans la mort, pour son Église, pour le salut de tous les hommes. « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église ; il s’est livré pour elle... » (Ep 5,25).

Célibat consacré et union conjugale sont tous deux témoins de l’Alliance Nouvelle et Éternelle conclue en Jésus

Laissons l’Église nous le redire une fois encore au numéro 74 de Familiaris Consortio : les religieux « évoquent aux yeux de tous les fidèles cette admirable union établie par Dieu et qui doit être pleinement manifestée dans le siècle futur, par laquelle l’Église a le Christ comme unique époux ». Et au numéro 13 : « La communion entre Dieu et les hommes trouve son accomplissement définitif en Jésus-Christ, l’époux qui aime et qui se donne comme Sauveur de l’humanité en se l’unissant comme son corps. Il révèle la vérité originelle du mariage, la vérité du « commencement » et, en libérant l’homme de la dureté du cœur, le rend capable de la réaliser entièrement. Cette Révélation parvient à la plénitude définitive dans le don d’amour que le Verbe de Dieu fait à l’humanité en assumant la nature humaine et dans le sacrifice que Jésus-Christ fait de lui-même sur la croix pour son épouse, l’Église. Dans ce sacrifice se manifeste entièrement le dessein que Dieu a imprimé dans l’humanité de l’homme et de la femme depuis leur création ; le mariage des baptisés devient ainsi le symbole réel de l’alliance nouvelle et éternelle, scellée dans le sang du Christ. L’Esprit que donne le Seigneur, leur donne un cœur nouveau et rend l’homme et la femme capables de s’aimer, comme le Christ nous a aimés. L’amour conjugal atteint cette plénitude à laquelle il est intérieurement ordonné, la charité conjugale : celle-ci est la façon propre et spécifique dont les époux participent à la charité du Christ se donnant lui-même sur la croix, et sont appelés à la vivre... »

Cette charité conjugale, charité selon le Christ n’est pas, redisons-le, uniquement philanthropie, sympathie mutuelle, assouvissement du désir, épanouissement du sentiment et de l’affectivité. Toute pétrie d’humanité, elle est aussi cela, mais « elle vise une unité profondément personnelle, celle qui, au-delà de l’union en une seule chair, conduit à ne faire qu’un cœur et qu’une âme » (Familiaris Consortio 13).

Elle est la réalisation et le fruit du don de toute la personne, cœur, corps et esprit. A l’image du Christ Jésus qui a pris chair humaine, l’amour, compris comme le don de toute une vie, ne peut passer que par les réalités corporelles d’hommes et de femmes. Ces réalités humaines incarnées, réalités corporelles, affectives et spirituelles, sont blessées par le péché et par la finitude de l’homme. Il n’en reste pas moins que, créés par Dieu, les hommes et les femmes répondent à l’Amour créateur par l’amour, aussi pauvre et défiguré soit-il. Ils répondent à la Vie reçue du Dieu vivant, par le don de leur vie, aussi faible et souffrante qu’elle soit.

Les religieux, comme les époux chrétiens, sont témoins et signes de cette alliance de vie que Dieu a voulu contracter avec l’homme au prix de la mort de son Fils. Ils sont les témoins et les signes de cet amour qui, à l’exemple du Christ, est don de la personne entière, corps, cœur et esprit ; les uns le vivront dans le renoncement du célibat, les autres dans l’épanouissement de la sexualité. Au cœur de l’Église, mariage et vie religieuse se redisent l’un à l’autre ce qu’ils sont et ce à quoi ils sont appelés.

À la vie religieuse apostolique, le mariage rappelle la nécessaire incarnation du don de toute sa personne à Dieu et témoigne de la vie dont cette alliance est la source.

La vie religieuse, quant à elle, rappelle aux époux la source et le fondement de leur union, la communion à laquelle ils sont appelés et dont ils sont déjà les signes par le lien même du mariage. Les deux états de vie témoignent aux yeux du monde de l’immense amour de Dieu pour tous les hommes.

Comment la vie religieuse apostolique, éclairée par le mariage chrétien, peut-elle indiquer un chemin aux hommes affrontés aux souvent douloureuses questions bioéthiques ?

L’union conjugale, lieu d’où surgit toute vie humaine, gracieusement offerte dans un corps humain

Le mariage chrétien rend compte, au cœur de l’Église, de l’inscription de notre chair humaine dans le Corps glorieux du Christ ; il fonde l’espérance que toute vie donnée par Dieu est appelée à la vie éternelle et en est déjà le germe. L’homme et la femme témoignent l’un et l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre, d’un amour qui ne se reprend pas, donné pour toujours ; d’un amour qui a pris corps, un corps tellement significatif de la personne qu’il ressuscitera au dernier jour, comme le corps de Jésus.

L’être humain est appelé à la vie dans un corps, né de l’union d’un homme et d’une femme. Mais, dans le mystère même de sa naissance au monde, il naît en même temps comme enfant du Père, dans et par le Christ Jésus, Dieu fait homme, le Verbe qui a pris chair.

Ainsi, chaque être humain entre d’emblée dans une relation filiale avec le Père.

Face aux problèmes bioéthiques, nous devons maintenir, avec toutes les personnes à la conscience droite, la valeur sacrée de toute vie humaine. Comme chrétiens, nous avons, dans l’Incarnation, une raison de plus de la reconnaître, car nous savons par elle, que cette personne est appelée par Dieu à partager son amour.

D’autre part, elle n’est humaine que dans un corps humain, partie intégrante de la personne. Ce corps animé n’est pas seulement l’expression ou le moyen d’expression de la personne, mais il est le lieu radical et unique de l’amour et du don de soi. Il est le lieu en dehors duquel nous ne pouvons, en tant qu’êtres incarnés, poser l’acte qui fonde et oriente nos vies en plénitude, le seul acte unique et nécessaire qui soit réponse à la communion à laquelle nous sommes appelés.

La vie religieuse apostolique, vie humaine, livrée jusqu’en son corps, à l’amour de son Seigneur

La vie religieuse apostolique, vouée à être avec le Christ Jésus « corps livré » et « sang versé » redit à l’Église le mystère qui fait battre son cœur. Elle est, par son existence même, instance de discernement au service du Peuple de Dieu.

« La contribution que les religieux et les religieuses (...) peuvent apporter à l’apostolat de la famille trouve son expression première fondamentale et originale précisément dans leur consécration à Dieu... » (Familiaris Consortio 74). Elle est lieu de discernement, mais aussi, pierre d’achoppement, scandale de la croix : en effet, le choix du célibat consacré contrarie nos désirs et nos pulsions humaines. Au cœur de ces combats, pour ne pas être signe de mort, il doit être un choix délibéré de vie, de vie donnée, parce que d’abord reçue du Dieu Vivant. Il est scandale de la croix, car le désir qui nous habite n’est pas seulement soumis à une frustration normale, propre à la croissance de toute vie humaine, mais il est, à certains moments, crucifié. C’est ainsi qu’il nous conduit à communier au cri du Seigneur en croix : « J’ai soif », et à attendre, avec lui, toute vie de son Dieu et Père.

C’est ce mystère-là que la vie religieuse proclame et murmure, annonce ou chuchote aux hommes tentés de s’attribuer un droit sur la vie de leurs frères : « Tu n’es pas la source de la vie. Elle t’est donnée. Tu n’es pas la source de l’amour. Il t’a aimé le premier. Mais tu es né libre, libre pour aimer, pour mourir d’aimer et, par là même, pour vivre et donner la vie. » « Choisis donc la vie. » (Dt 30,19).

La vie religieuse est le signe d’une liberté qui a posé ce choix-là, tout simplement, mais de manière radicale. Parce qu’elle s’exprime dans l’Église, elle est une réponse vivante, une parole au sens fort du terme (le Verbe s’est fait chair), une parole tantôt silencieuse, tantôt vigoureuse, tantôt apaisante à la question de l’homme, tenté aujourd’hui de séparer l’amour et la vie, l’âme et le corps, la personne et l’individu.

Un amour né du pardon

Mais ces vivants témoins de Dieu, tout brûlés qu’ils soient de l’Amour de leur unique Seigneur, n’échappent pas pour autant à la réalité pécheresse de tout homme. Ils disent aussi – et rendons-en grâces à Dieu –, le péché, la faiblesse, la distance toujours présente entre l’appel qui leur est fait et la réponse donnée.

La vie religieuse serait-elle vraiment humaine sans cela ? Et n’a-t-elle pas, en tout premier lieu, à recevoir un tel Amour de son Seigneur lui-même ? L’unique chemin donné à la vie religieuse pour devenir ce qu’elle est, c’est celui d’un accueil jamais lassé, jamais tari, du pardon de son Seigneur, du don de l’Esprit d’Amour à travers l’humble quotidien de nos vies. Et cette dimension de la vie religieuse est essentielle et vitale pour les chrétiens confrontés à la problématique bioéthique actuelle. Les réponses aux situations concrètes et particulières ne nous seront données que si elles sont le fruit de la miséricorde, le fruit de la patience de Dieu à notre égard, le fruit d’une liberté toujours relevée, engagée par le pardon reçu, le fruit d’une liberté toujours en chemin. Nous serons jugés non seulement sur l’Amour, mais aussi par l’Amour. Si nous refusons d’accueillir nos blessures et celles des autres, d’accueillir toute souffrance, nous n’avons d’autre solution que de les nier, de tenter de les gommer ou de les oublier. Et plus nous tentons de les gommer, plus elles nous blessent profondément et nous enferment en nous-mêmes.

Puisque l’acte d’aimer est cet acte unique et essentiel à nos vies, les refus d’aimer ne peuvent que nous meurtrir. Que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, ils sèment la mort, dans nos propres vies d’abord, puis dans celles de nos frères.

Nier cela, nier notre responsabilité prise en défaut, équivaut à nier notre liberté, cette liberté que nous avons de choisir l’amour, ce dynamisme profond, ce moteur de nos vies. C’est se nier soi-même pour le prix d’une image de soi, pour le prix d’une idole sans consistance aucune. Profondément, c’est se réduire à rien, s’anéantir soi-même, faisant ainsi la joie de celui qui ne souhaite que notre néant : le diable.

Au contraire, reconnaître nos refus d’aimer est œuvre de croissance, est promesse et fruit de liberté, parce que reconnaissance de notre grandeur d’homme et de libre enfant de Dieu. Cette démarche, si essentielle à l’amour dans une vie humaine, semble trop coûteuse, humiliante et vide de sens aux yeux de beaucoup de nos contemporains. Pour eux, vivre en pécheurs pardonnés serait une attitude servile et malsaine. Pour n’avoir pas à se reconnaître pécheur, pour n’avoir rien à faire avec un bonheur né du pardon reçu, l’homme tente alors de se prouver à lui-même que la réalité n’est pas ce qu’elle est : l’acte d’aimer ne serait pas lié au don de sa propre vie, le corps ne serait qu’un moyen pour l’esprit, sans autre importance. Il entre alors dans le cercle infernal du mensonge dont il faut se justifier aux yeux d’autrui. Il faut se rendre juste, se « faire juste » soi-même, plutôt que d’attendre toute justice du pardon offert par son Seigneur en croix, mort pour nos péchés, pour nous tirer de la mort, qui est le fruit de nos refus d’aimer.

Ce cercle ne peut se rompre qu’à genoux devant son Dieu, dans le silence d’un cœur qui se laisse toucher par un Amour qui le dépasse, dans le silence d’un cœur qui a l’audace de se croire appelé à ce même Amour, à cette même liberté, parce que créé à l’image et à la ressemblance de son Dieu, dans le silence d’un cœur qui pleure de ne pas aimer. Peut-être est-ce là le secret de ceux qui aiment vraiment : leur amour vient toujours d’ailleurs. Il est simplement reçu et offert, mais son passage en leur vie transfigure et éveille joie et paix, fruits de la résurrection.

C’est pourquoi...

Pour aider les hommes d’aujourd’hui à retrouver la vérité sur eux-mêmes et donc à trouver aux problèmes bioéthiques, des solutions vraies et dignes de l’homme, le travail premier et essentiel des religieuses engagées dans le monde de la santé consiste à réapprendre sans cesse à ne vivre que par et pour la miséricorde, à ne vivre qu’en raison du pardon. Qu’elles prennent comme exemple l’Icône de l’Église : Notre-Dame, l’immaculée, sans tache et sans péché, parce qu’étant la première tout accueil et tout don de l’Amour reçu de son Seigneur.

Place L. Godin 15
B-5000 NAMUR, Belgique

Mots-clés

Dans le même numéro