Pourquoi et pour quoi conserver les archives ?
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°1988-3 • Mai 1988
| P. 183-187 |
Répondant exactement aux questions de son titre, l’article montre dans l’intense recherche archivistique de ces dernières années un témoignage rendu à l’avenir des instituts religieux.
Intervention à la Session de Formation organisée par le « Groupe des Religieuses Archivistes de Belgique » (G.R.A.B.), le 6 mars 1987.
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Les religieuses archivistes savent que la raison (le pourquoi) et le but (le pour quoi) de leur travail n’appartiennent pas seulement au domaine de la science historique ; pour elles, ce mobile et ce motif sont avant tout religieux, et plus précisément encore, théologiques. Pour le montrer, arrêtons-nous un instant sur les termes « conserver » et « archives ». Ensuite, nous répondrons à la question du « pourquoi » et du « pour quoi » de notre titre, de manière à conclure par une notation d’importance pour l’avenir.
Conserver : sauver et observer
Selon son étymologie latine, « conserver » signifie à la fois garder sain et sauf (sauver) et observer fidèlement (respecter). Conserver les archives nous engage ainsi premièrement à les bien garder, et par là, à les sauver de la destruction et de cette autre dévastation qu’est l’oubli. Mais que sauve-t-on au juste lorsque l’on préserve de la disparition, des éléments du passé, sinon les témoins qui nous le rendent (ou qui nous y rendent) présents ? En réalité, c’est nous-mêmes que nous sauvons ainsi, si du moins nous croyons que l’histoire de nos devanciers nous constitue aussi bien que la nôtre, comme l’indique toute la tradition chrétienne, et la doctrine même de la tradition.
Conserver les archives signifie encore les observer avec soin et les respecter. C’est dire que les archives représentent un dépôt que nous devons tout à la fois déchiffrer (interpréter) et considérer comme une norme pour l’action. De ce point de vue, la conservation des archives engage beaucoup plus loin qu’on ne le pense généralement (j’en donnerai des exemples) et, à l’inverse, la disparition d’archives compromettantes au regard de certaines pratiques s’explique aisément.
Voilà donc comment conserver les archives nous sauve et nous juge d’un même mouvement.
Les archives : l’ancien et le commencement
Demandons-nous un instant ce que nous entendons par « archives ». Le mot français dérive du latin « archivum », lui-même calqué sur le grec arkheion, qui désigne ce qui est ancien. Mais dans le mot arkheion, nous entendons aussi celui d’ arkhè, qui signifie principe, commencement, comme dans le premier verset de l’évangile selon saint Jean : « Au commencement était le Verbe » (en arkhè hèn à logos, in principio erat verbum, Jn 1,1). Les choses anciennes (arkheion) réfèrent donc à un commencement, un arkhè qui pour nous chrétiens renvoie au Principe éternel, le Verbe de Dieu.
Les archives ne sont pas seulement de vieilles choses (dont devraient s’occuper de vieilles gens), elles sont le signe que tout a commencé, le monde, le temps, l’histoire, notre vie même, et que ce commencement n’est pas en nous, mais qu’il surgit de l’éternelle procession du Fils de Dieu, lequel est commencement et terme de l’histoire (Ap 22,13 ; cf. Gn 1,1). Travailler aux archives, ce n’est pas seulement chercher dans la poussière des jours les traces d’un pas qui s’est effacé, c’est d’abord et surtout accéder au commencement toujours nouveau, à la jeunesse éternelle, de Celui qui, « pour nous les hommes et pour notre salut, est descendu du ciel et par le Saint-Esprit s’est incarné de la Vierge Marie et s’est fait homme » (Symbole de Constantinople). Quand l’ancien se découvre comme commencement et genèse, notre recherche devient rencontre du mystère même de Dieu.
Voilà comment les archives sont pour nous un lieu théologique.
Pourquoi ? : patrimoine et tradition
Maintenant que nous voyons mieux ce que signifie « conserver des archives », le pourquoi, la cause de cette action peut nous apparaître plus clairement : nous conservons les archives parce qu’elles constituent notre patrimoine et que nous aurons à en rendre raison.
Un patrimoine. On sait qu’avant d’indiquer les biens de famille, ceux que l’on hérite de ses ascendants, le patrimoine désigne l’« héritage du père », l’apagne transmis par les patriarches. Il s’agit donc de biens qui n’ont souvent aucune valeur marchande, mais qui sont pour nous bien plus précieux que les ressources dont nous disposons pour vivre : d’une part, ils nous mettent en rapport avec nos « pères » ou nos « mères » dans l’état religieux, en particulier avec nos fondateurs, d’autre part, ils nous sont donnés pour participer au même esprit qu’eux.
Les archives représentent ainsi le premier fondement objectif pour l’expression de l’esprit primitif et du charisme des instituts ; on sait comment, ces vingt dernières années, elles ont été à la source de la ré-écriture de nombreuses Constitutions. Pour donner un exemple que j’emprunte à ma propre Congrégation, c’est la découverte, la lecture attentive et le commentaire littéral d’un texte totalement oublié de notre fondatrice qui a été le critère de discernement constant de notre travail de rédaction. Mais il a fallu plusieurs années pour nous rendre compte du trésor qui nous était ainsi remis, puis pour l’éditer avec les variantes de ses différents témoins, puis pour en montrer la rigueur spirituelle, enfin pour l’utiliser dans le discernement des vocations qui se présentent à nous.
Pour qui veut bien y prendre garde, les archives contiennent ainsi le fondement de la tradition ultérieure. Celle-ci est constituée des biens spirituels que chaque génération transmet à la suivante, avec les paroles et les exemples qui lui furent propres. Cette doctrine et cette pratique ne sont pas toujours fixées dans des textes ou attestées par des œuvres. Quelquefois, la tradition orale garde mémoire de faits que rien d’autre n’atteste. Dans notre civilisation de l’écriture et de l’image, ces paroles sont immédiatement soupçonnées de déviation, et on ne leur accorde guère de crédit scientifique.
Dans notre Congrégation toujours, c’est pourtant grâce à ces dires non prouvés, à ces « contes » (racontars ?) de sœurs anciennes, que nous avons retrouvé, en 1980, la tombe et les restes de notre fondatrice, dans un cimetière éphémère où elle n’aurait pas dû être inhumée. Mais ici, l’enquête historique et scientifique a montré que la légende était histoire, même si nous ne le savions pas.
Pour achever ce point, remarquons que le silence des archives peut être suppléé par d’autres enquêtes et que l’absence de preuves ne prouve rien, tant que toutes les pistes ne sont pas explorées.
Voilà comment les archivistes sont les personnes les plus contemporaines de leur fondation, et en même temps, pour ce motif d’ailleurs, les plus proches des formes à venir.
Pour quoi : Église et Esprit
Si nous voyons mieux pourquoi conserver les archives, pouvons-nous aussi en apercevoir le but ? Paradoxalement, je crois que la réponse la plus exacte et la plus complète à la question du « pour quoi » est que nous ne le savons pas. Non que nous n’en sachions rien : tout ce que nous avons dit jusqu’ici nous a déjà indiqué comment conserver les archives, c’est entrer dans l’histoire du salut, dont le Christ est l’alpha et l’omega, comme du Père découle toute paternité et toute tradition. Mais dans quel but, pour quelle fin, en vue de quel résultat et donc de quelle récompense conservons-nous les archives ? Seul le sait l’Esprit qui sonde les profondeurs de Dieu (1 Co 2,10) et avec lui, l’Église qui en connaîtra un jour les fruits ?
Pour persister à citer ma Congrégation, je rapporte encore deux exemples. Le premier, c’est que nous disposons aujourd’hui d’un corpus de vingt-neuf lettres de la fondatrice, dont deux seulement étaient en notre possession. Six ont été retrouvées dans les Archives de la Province septentrionale de la Compagnie de Jésus, et vingt-et-une aux Archives de l’Archevêché, à Malines. Quelle perte pour nous si ces deux fonds s’étaient débarrassés de documents qui, de fait, ne les intéressaient que fort médiocrement. D’autre part, à l’inverse, nous disposons chez nous d’un corpus de quatre-vingt-dix-huit lettres du Cardinal Mercier, échappées à la destruction lors du décès (1969) d’une sœur qui fut sa dirigée dès avant son épiscopat († 1926). Quel dommage pour l’Église de Belgique si ce fonds avait disparu dans les flammes de la pure discrétion ou s’était endormi dans l’armoire où l’avait relégué notre inattention.
Les exemples que je cite paraîtront peut-être exceptionnels. Mais notre Congrégation, qui a plus de 125 ans, ne rassemble ses archives que depuis une quinzaine d’années (aux temps du début du G.R.A.B.) et c’est une part capitale certes, mais encore infime, de notre histoire qu’il nous a été donné de nous réapproprier. D’autres nous suivront, à qui l’Esprit donnera de trouver d’autres témoignages de sa fidélité. Mais il est de notre devoir et de notre responsabilité de rendre cet avenir possible et donc de transmettre l’espérance que Dieu a mise en nous.
Voilà pourquoi le métier d’archiviste est un service de l’Église et de la vie religieuse autant qu’une fonction utile à nos congrégations.
Conclusion
Au terme de notre réflexion, nous devons constater que la question du « pourquoi » et du « pour quoi » conserver les archives s’est changée en « à cause de qui » et « pour qui ». A cause de qui, sinon du Père, du Fils et de l’Esprit qui se révèlent dans l’histoire sainte de nos vies. Pour qui, sinon pour les enfants de l’Église que Dieu, d’une manière ou d’une autre, nous confiera.
La conservation des archives n’est pas le dernier signe à donner d’un monde en train de disparaître ; elle est le premier geste de la foi en Dieu qui depuis toujours nous présente son avenir. Comme disait Thérèse d’Avila, c’est refonder son institut que de se faire fidèle à sa tradition. Il n’est pour la vie religieuse pas d’autre renouveau possible que celui qui s’enracine dans le don premier de Dieu.
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