Pour une théologie de la vie contemplative
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1988-3 • Mai 1988
| P. 131-148 |
En méditant, à la façon johannique, sur les textes majeurs de Thérèse de Lisieux au sujet de sa mission, l’auteur souligne les dimensions essentielles de l’Amour où se fonde la théologie de la vie contemplative. Ces pages s’adressent certes à tous, car comment comprendre la contemplation dans l’action, si l’on n’a compris d’abord l’action de la contemplation ?
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Si nous cherchons une théologie de la vie contemplative, nous ne pouvons mieux faire que de nous mettre à l’école de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Qu’il nous soit permis, en début de cette recherche [1], de la citer longuement dans son texte essentiel :
« Ah ! malgré ma petitesse, je voudrais éclairer les âmes comme les Prophètes, les Docteurs, j’ai la vocation d’être Apôtre... je voudrais parcourir la terre, prêcher ton nom et planter sur le sol infidèle ta Croix glorieuse, mais, ô mon Bien-Aimé, une seule mission ne me suffirait pas, je voudrais en même temps annoncer l’Évangile dans les cinq parties du monde et jusque dans les îles les plus reculées... Je voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles... Mais je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé Sauveur, je voudrais verser mon sang pour toi jusqu’à la dernière goutte...
Le Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse, ce rêve il a grandi avec moi sous les cloîtres du Carmel... Mais là encore, je sens que mon rêve est une folie, car je ne saurais me borner à désirer un genre de martyre... Pour me satisfaire, il me les faudrait tous...
Jésus, Jésus, si je voulais écrire tous mes désirs, il me faudrait emprunter ton livre de vie, là sont rapportées les actions de tous les Saints et ces actions, je voudrais les avoir accomplies pour toi...
Ô mon Jésus ! à toutes mes folies que vas-tu répondre ?... Y a-t-il une âme plus petite, plus impuissante que la mienne !... Cependant à cause même de ma faiblesse, tu t’es plu, Seigneur, à combler mes petits désirs enfantins, et tu veux aujourd’hui, combler d’autres désirs plus grands que l’univers...
A l’oraison, mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre, j’ouvris les épîtres de saint Paul afin de chercher quelque réponse. Les chap. XII et XIII de la première épître aux Corinthiens me tombèrent sous les yeux... J’y lus, dans le premier, que tous ne peuvent être apôtres, prophètes, docteurs, etc., que l’Église est composée de différents membres et que l’œil ne saurait être en même temps la main... La réponse était claire mais ne comblait pas mes désirs, elle ne me donnait pas la paix... Comme Madeleine se baissant toujours auprès du tombeau vide finit par trouver ce qu’elle cherchait, ainsi, m’abaissant jusque dans les profondeurs de mon néant, je m’élevai si haut que je pus atteindre mon but... Sans me décourager je continuai ma lecture et cette phrase me soulagea : « Recherchez avec ardeur les DONS les PLUS PARFAITS, mais je vais encore vous montrer une voie plus excellente. » Et l’apôtre explique comment tous les dons les plus PARFAITS ne sont rien sans l’AMOUR... Que la Charité est la VOIE EXCELLENTE qui conduit sûrement à Dieu.
Enfin j’avais trouvé le repos... Considérant le corps mystique de l’Église, je ne m’étais reconnue dans aucun des membres décrits par saint Paul, ou plutôt je voulais me reconnaître en tous... La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que si l’Église avait un corps, composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas ; je compris que l’Église avait un Cœur, et que ce Coeur était BRÛLANT D’AMOUR. Je compris que l’Amour seul faisait agir les membres de l’Église, que si l’ Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang... Je compris que l’AMOUR RENFERMAIT TOUTES LES VOCATIONS, QUE L’AMOUR ETAIT TOUT, QU’IL EMBRASSAIT TOUS LES TEMPS ET TOUS LES LIEUX... EN UN MOT, QU’IL EST ÉTERNEL !...
Alors, dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : Ô Jésus, mon Amour... ma vocation, enfin je l’ai trouvée, MA VOCATION, C’EST L’AMOUR !...
Oui j’ai trouvé ma place dans l’Église et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée... dans le Cœur de l’Église » ma Mère, je serai l’ Amour... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé !!!... »
L’activité suprême : l’Amour
Celle qui se sent ainsi « la vocation de guerrier, de prêtre, d’apôtre, de docteur, de martyr » est au Carmel depuis huit ans et elle n’a aucune envie d’en sortir : « ces trois privilèges sont bien ma vocation, Carmélite, Épouse et Mère ». Ces « autres » vocations, ces immenses désirs, ne sont donc accueillis que comme des dimensions intérieures de la vocation de Carmélite. Ce qui ne peut « suffire » à Thérèse, c’est que sa vocation de Carmélite n’ait pas une telle amplitude. Quand elle s’écrie : « ma vocation, enfin je l’ai trouvée », il s’agit bien de sa vocation de contemplative, mais découverte dans toute sa profondeur. C’est la « vocation d’avoir toutes les vocations [2] ».
Il est tout à fait remarquable qu’au point de départ de cette découverte de la fécondité et du sens de la vie contemplative se trouve un immense désir d’action dans le monde : Thérèse voudrait « accomplir toutes les oeuvres les plus héroïques » ; elle voudrait combattre « pour la défense de l’Église » ; elle voudrait être « prêtre » ; elle voudrait « prêcher » ; mais alors,
« une seule mission ne me suffirait pas, je voudrais en même temps annoncer l’Évangile dans les cinq parties du monde... Je voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles... »
Le seul champ d’action qui convienne à Thérèse, c’est le monde entier et l’histoire entière : elle veut agir partout, partout en même temps, et cela depuis la création jusqu’à la fin des siècles. La petite Thérèse ne désire donc rien de moins qu’une action semblable à l’action divine elle-même. La « mission » qu’elle veut est celle qui correspond au dessein total de Dieu à travers toute l’histoire du salut.
Et comment peut-on se mettre ainsi à la hauteur de la mission divine elle-même en toute son amplitude ? La réponse est simple : par l’Amour.
« Je compris que l’ Amour seul faisait agir les membres de l’Église, que si l’ Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang... Je compris que l’Amour renfermait toutes les vocations, que l’ Amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux... en un mot, qu’il est éternel !... Dans le coeur de l’Église, ma Mère, je serai l’Amour... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé !!!... »
On ne peut avoir accès à la totalité de la sphère qu’à partir de son centre qui est l’Amour. L’activité suprême et universelle réside dans l’Amour.
Mais il nous faut bien regarder en quoi consiste cet Amour. Il ne s’agit évidemment pas d’un pur sentiment. Il s’agit pour Thérèse d’une action, mais d’une action qui consiste à devenir de plus en plus passive de l’Amour divin, une action qui devient de plus en plus passion et qui est finalement l’immolation totale de soi à la Volonté universellement aimante de Dieu pour le salut du monde. La suite du texte que nous commentons ne laisse aucun doute à ce sujet. Déjà, dans ce que nous avons lu, tout converge vers le Martyre :
« Mais je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé Sauveur, je voudrais verser mon sang pour toi jusqu’à la dernière goutte... Le Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse, ce rêve il a grandi avec moi sous les cloîtres du Carmel... »
Plus loin il apparaît que c’est dans l’instant présent et dans la vie plus quotidienne que cette vocation au martyre s’accomplit :
« Cependant je le sens, ô Jésus, après avoir aspiré vers les régions les plus élevées de l’Amour, s’il me faut ne pas les atteindre un jour, j’aurai goûté plus de douceur dans mon martyre, dans ma folie, que je n’en goûterai au sein des joies de la patrie, à moins que par un miracle tu ne m’enlèves le souvenir de mes espérances terrestres. Alors laisse-moi jouir pendant mon exil des délices de l’amour... Laisse-moi savourer les douces amertumes de mon martyre . »
Aimer, c’est toujours, pour Thérèse, « être victime de l’Amour Miséricordieux [3] » ou « Consumer sa vie [4] ».
L’Amour et la mort de Jésus
Martyre, être victime, consumer sa vie : l’acte d’amour que Thérèse veut être au cœur de l’Église, qui l’égalera à la catholicité de celle-ci, et qui la fera travailler en elle depuis le commencement du monde jusqu’à sa fin, cet acte est participation à l’acte de mourir d’amour de Jésus sur la croix. D’après Jn 12,20-32, c’est en mourant que Jésus rejoint tous les païens qui le cherchent, tous ceux auxquels il est envoyé ; c’est en mourant qu’il ne « reste pas seul », mais « porte beaucoup de fruit » dans tout l’épi qu’est l’Église ; c’est en mourant qu’il « attire tous les hommes à lui ». Dans son désir d’être tout, Thérèse ne fait que se conformer à la loi posée par Jésus, à la loi de l’Amour qu’est Jésus. Elle se réfère d’ailleurs aux versets johanniques que nous venons d’évoquer : « le petit oiseau » auquel elle se compare « contemple l’ Aigle au centre du Soleil d’Amour » qu’est la Trinité :
« Ô Verbe Divin, c’est toi l’Aigle adoré que j’aime et qui m’ attires ! C’est toi qui, t’élançant vers la terre d’exil as voulu souffrir et mourir afin d’ attirer les âmes jusqu’au sein de l’Éternel Foyer de la Trinité Bienheureuse, c’est toi qui, remontant vers l’inaccessible lumière qui sera désormais ton séjour, c’est toi qui restes encore dans la vallée de Larmes, caché sous l’apparence d’une blanche hostie... »
Texte inépuisable ! Vision merveilleuse ! La mission du Verbe enclôt toute chose dans le cercle de sa descente et de sa remontée. Mais ce qui fait que le cercle est mobile et que l’humanité tout entière est entraînée par le mouvement du Verbe et attirée jusqu’au sein de l’éternel Foyer, c’est que la croix est son centre, apparemment immobile. C’est que l’Aigle adoré, crucifié, se tient là, comme le point d’invisible attraction, Aigle qui ne s’envole et n’emporte le monde en son vol qu’en semblant s’immobiliser. Pourtant, c’est là, dans la croix, que se tient le secret de l’envol, le secret du mouvement, le secret de la mission et de l’amour. Et ce secret nous est donné, en tous points de l’espace et du temps, dans la blanche hostie. Tout cela sur le fond du soleil magnifique de l’Amour qu’est la Trinité Sainte ! La croix et le soleil [5] !
Conception thérésienne de la mort et du ciel
Pour Thérèse, comme pour Jésus, mourir n’est pas « quitter définitivement ce monde, partir dans un autre monde ». C’est, au contraire, venir pour de bon dans le monde, accomplir sa présence au monde, être envoyé vraiment dans le monde : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviendrai vers vous » (Jn 14,18) ; « nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jn 14,23) ; « je m’en vais et je reviens vers vous » (Jn 14,28) ; « vous êtes tristes, mais je vous reverrai et votre cœur se réjouira » (Jn 16,22) ; « ce jour-là vous comprendrez... que vous êtes en moi et moi en vous » (Jn 14,20) ; « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des siècles » (Mt 28,20) ; Thérèse ne parle pas autrement dans les semaines qui précèdent sa mort :
« Ma Sœur Geneviève aura besoin de moi... Mais du reste, je reviendrai » ; « Tout passe en ce monde mortel, même « bébé » (= elle-même), mais il reviendra... » ; « Vous nous regarderez du haut du Ciel, n’est-ce pas ? - Non, je descendrai » ; en regardant Céline attristée de la voir mourir : « ... Mais je vous reverrai et votre cœur sera dans la joie et personne ne vous ravira votre joie » ; « Du haut du ciel, je serai toujours avec vous » ; « Dites à mon cher petit oncle, à ma tante, à Léonie, à tous enfin que lorsque je serai au Ciel, ce qui me fera le plus de bonheur, ce sera de pouvoir alors leur exprimer tout mon amour ; je ne le puis sur la terre, mon amour est trop fort, mais dans le Ciel, quand j’y serai, je pourrai leur faire comprendre... c’est là ce qui fait ma joie... » ; à l’Abbé Bellière, elle écrit : « Moi, qui ne suis pas pour rien votre petite soeur, je vous promets de vous faire goûter, après mon départ pour l’éternelle vie, ce qu’on peut trouver de bonheur à sentir près de soi une âme unie ».
Non seulement, elle « descendra » et « reviendra », mais surtout elle « agira ». « Je sens que je vais entrer dans le repos... Mais je sens surtout que ma mission commence, ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l’aime, de donner ma petite voie aux âmes. Si le bon Dieu exauce mes désirs, mon Ciel se passera sur la terre jusqu’à la fin du monde. Oui, je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre (...) Je ne puis pas me faire une fête de jouir, je ne veux pas me reposer tant qu’il y aura des âmes à sauver... Mais lorsque l’Ange aura dit : « Le temps n’est plus ! » alors je me reposerai, je pourrai jouir, parce que le nombre des élus sera complet et que tous seront entrés dans la joie et dans le repos. Mon cœur tressaille à cette pensée... », « Le bon Dieu ne me donnerait pas le désir de faire du bien sur la terre après ma mort, s’il ne voulait pas le réaliser ; il me donnerait plutôt le désir de me reposer en lui » ; « Je ne puis pas penser beaucoup au bonheur qui m’attend au Ciel ; une seule attente fait battre mon cœur, c’est l’amour que je recevrai et celui que je pourrai donner. Et puis je pense à tout le bien que je voudrais faire après ma mort : faire baptiser les petits enfants, aider les prêtres, les missionnaires, toute l’Église... » ; au Père Roulland : « Je vous serai bien plus utile au Ciel que sur la terre et c’est avec bonheur que je viens vous annoncer ma prochaine entrée dans cette bienheureuse cité, sûre que vous partagerez ma joie et remercierez le Seigneur de me donner le moyen de vous aider plus efficacement dans vos œuvres apostoliques. Je compte bien ne pas rester inactive au Ciel, mon désir est de travailler encore pour l’Église et pour les âmes (...) Ce qui m’attire vers la Patrie des Cieux, c’est l’appel du Seigneur, c’est l’espoir de l’aimer enfin comme je l’ai tant désiré et la pensée que je pourrai le faire aimer... ». Pour Thérèse, « la joie est insupportable tant qu’un autre souffre ». C’est pourquoi elle sait qu’au ciel elle souffrira encore avec nous : « Je crois que les Bienheureux ont une grande compassion de nos misères ; ils se souviennent qu’étant comme nous fragiles et mortels ils ont commis les mêmes fautes, soutenu les mêmes combats, et leur tendresse fraternelle devient plus grande encore qu’elle ne l’était sur la terre. »
En considérant son ciel comme éminemment actif, Thérèse imite encore de près Jésus : « Celui qui croit en moi fera, lui aussi les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père. Et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai » (Jn 14,13-14) ; « il vaut mieux pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous, mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jn 16,7) ; « l’heure vient où je ne vous parlerai plus en figures ; je vous entretiendrai du Père en toute clarté » (Jn 16,25) ; le fruit qu’il portera en nous après sa mort et grâce à sa mort, Jésus l’exprime encore à travers les deux images du grain de blé et de la vigne : « Si le grain de blé ne meurt, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24) ; « Je suis le Cep ; vous êtes les sarments. Qui demeure en moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruit » (Jn 15,5). Ce sont les deux images du symbolisme eucharistique, car c’est par l’Eucharistie que Jésus, au-delà de sa mort et par elle, fructifie en nous. Thérèse utilise aussi des images, mais elle a recours surtout à son symbolisme habituel des roses :
« Vous verrez, ce sera comme une pluie de roses » ; « après ma mort, je ferai pleuvoir des roses ».
Peu de saints ont parlé de leur mort d’une manière aussi proche de Jésus que Thérèse de Lisieux. Sa vision de la mort et du ciel colle à celle de Jésus et de l’évangile. Pour Jésus, nous l’avons vu plus haut, c’est à travers sa mort qu’il est le plus « envoyé » par le Père. Pour Thérèse aussi, c’est avec sa mort que sa mission commence vraiment. Le ciel pour elle n’est pas un repos. Elle ne pourra se reposer qu’après le jugement dernier. En attendant, tant qu’il y aura sur la terre des hommes qui souffrent, des hommes à sauver, elle ne pourra que rester présente sur terre à compatir, à travailler à leur salut. Cela, parce que le ciel, c’est aimer l’Amour divin et que Dieu est occupé, jusqu’à la fin des siècles, à travailler, à sauver, à consoler. Le ciel, ce n’est donc pas le repos, mais la grande Action qui commence... Thérèse « crée, sans le savoir, un nouveau concept de l’au-delà. Dans la représentation des chrétiens, celui-ci était premièrement lié au concept de « béatitude ». Et de la béatitude personnelle, individuelle, en tant que but et état final, vers lequel un être orienté vers une fin doit naturellement tendre. Et cet état final était considéré en même temps comme la cessation d’un mouvement, comme un « repos en Dieu », après « l’inquiétude de ce monde »(...) Ce qui attire Thérèse au ciel, ce n’est pas du tout la « béatitude éternelle ». Bien qu’elle soit disposée à accepter toute la joie que Dieu veut lui donner, avec une gratitude enfantine, débordante, elle ne tend pourtant pas d’elle-même à la béatitude, mais uniquement à l’amour. « Amour éternel » et non « béatitude éternelle », telle est la définition essentielle de l’existence auprès de Dieu, et les lois de l’amour sont infiniment plus riches, plus complexes et plus profondes que les lois de la béatitude, pour ne rien dire des lois du repos [6]. »
Conséquences pour la théologie de la vie religieuse
Il valait la peine de nous arrêter quelque temps à cette théologie thérésienne du ciel et de la mort qui y conduit. En effet, la théologie de la vie religieuse en général et de la vie contemplative en particulier dépend tout entière de l’eschatologie. La vie religieuse et la vie contemplative ont été conçues légitimement comme vies eschatologiques par excellence, comme anticipation du ciel, et cela moyennant une certaine anticipation de la mort. Mais il faut savoir à quelle mort et à quel ciel on se réfère ! Si la mort de Jésus n’est pas pensée à la fois comme passage au Père et comme venue dans le monde, mission vers le monde, il n’y a plus moyen de fonder sérieusement sur cette mort la vie religieuse apostolique qui est engagement dans le monde, et la vie religieuse contemplative ne pourra plus, elle non plus, en se voyant comme une participation à l’acte de mourir de Jésus, que se considérer comme une « sortie et une fuite du monde ». De même, si cette vie contemplative s’explique elle-même comme anticipation du Royaume eschatologique et céleste, mais que le ciel est considéré avant tout comme une « contemplation de l’Essence divine » et non comme une communion à l’Acte incessant d’Amour créateur et sauveur de Dieu, elle ne pourra pas vraiment se reconnaître en même temps comme essentiellement missionnaire, engagée dans le travail de l’Église et présente au monde. Nul doute que bien des théologiens de la vie contemplative se sont basés sur une conception du ciel comme « béatitude éternelle » plus que comme « Amour éternel », et ont voulu sauter directement au-dessus et au-delà du Jugement dernier. Le résultat en est que la vie contemplative en devient intemporelle ; elle n’appartient plus vraiment au temps de l’Église, elle n’est plus vraiment insérée dans l’histoire concrète du salut ; elle essaye illusoirement de vivre un ciel qui n’est pas pour nous « pour le moment ». Ces théologies-là de la vie contemplative, Thérèse, par son idée de la mort comme martyre d’amour pour l’Église et par son « nouveau concept de l’au-delà », les éconduit définitivement et les renverse d’un seul coup ; mais elle en met une autre à la place, beaucoup plus belle, beaucoup plus vraie. Pour elle aussi, la vie contemplative est une participation à la mort de Jésus et une anticipation du ciel, mais elle a une telle idée de cette mort et du ciel que cette vie contemplative est en même temps la plus active, qu’elle est essentiellement missionnaire, solidaire du monde et profondément engagée dans l’histoire. Rien qui ressemble, chez Thérèse, à une conception (encore païenne, basée sur des philosophies non encore pleinement converties) de la vie contemplative comme « fuite ou sortie du monde » ou à une séparation absolue de la contemplation et de l’action [7]. Thérèse opère ici, le plus tranquillement du monde, un grand redressement théologique [8].
Dimensions trinitaire, ecclésiale et mariale de l’Amour
La vie contemplative se résume, pour la petite sainte de Lisieux, en un mot : l’ Amour. Mais il faut encore, avec elle, donner quelques précisions pour qu’on ne se méprenne pas sur cette définition. Si Thérèse est si sûre que ses immenses désirs d’être coextensive à l’Amour universel et éternel seront réalisés, c’est qu’elle sait qu’ils viennent de Dieu. Ils ne sont pas le désir humain – luciférien parfois – d’être tout. Thérèse a compris ce que ses désirs infinis pourraient avoir de dangereux :
« Enfant de lumière, j’ai compris que mes désirs d’être tout, d’embrasser toutes les vocations, étaient des richesses qui pourraient bien me rendre injuste. »
Ses désirs seront réalisés parce qu’ils sont espérance théologale, semée en elle par Dieu : « L’espérance ne déçoit pas parce que l’ amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm 5,5). Les désirs d’être l’Amour qui sont en Thérèse ne seront pas déçus parce qu’ils sont déjà une première réalisation de cet amour qu’elle convoite : à la racine de l’espérance se trouve l’amour répandu par le Saint-Esprit.
L’amour dont il est question est donc lui aussi un amour essentiellement reçu. Thérèse y insiste :
« Jésus, je suis trop petite pour faire de grandes choses... et ma folie à moi, c’est d’espérer que ton Amour m’accepte comme victime... Ma folie consiste à supplier les Aigles mes frères (= bienheureux), de m’obtenir la faveur de voler vers le Soleil de l’Amour avec les propres ailes de l’Aigle divin... »
Ce n’est qu’en accueillant l’amour même de Jésus que Thérèse pourra réaliser ses immenses désirs d’amour.
Mais cet amour, elle ne le reçoit de Jésus qu’à travers la médiation de l’Église. De l’Église du Ciel :
« Je vous supplie, ô Bienheureux habitants du ciel, je vous supplie de m’adopter pour enfant. (...) J’ose vous demander de m’obtenir : Votre double Amour (= l’Amour de Dieu et l’Amour des âmes). (...) Je suis l’Enfant de l’Église et l’Église est Reine puisqu’elle est ton Épouse, ô divin Roi des Rois... Ce ne sont pas les richesses et la Gloire (même la Gloire du Ciel) que réclame le cœur du petit enfant. (...) Sa gloire à lui sera le reflet de celle qui jaillira du front de sa Mère. Ce qu’il demande c’est l’Amour... (...) Lui, petit enfant, il se tient tout près du trône du Roi et de la Reine. »
Thérèse se tient donc dans le courant d’amour qui circule entre le Roi et la Reine, entre Jésus et l’Église. C’est cela « vivre au cœur de l’Église ». On ne peut le faire qu’en étant d’abord « l’Enfant de l’Église ».
Nul doute que, pour Thérèse, être l’enfant de l’Église signifiait d’abord être l’enfant de Marie. C’est à elle, « sa Mère chérie », qu’elle « abandonne » son offrande à l’Amour miséricordieux, en « la priant de la présenter » à la Bienheureuse Trinité [9]. L’existence au cœur de l’Église est une existence mariale.
Celle qui demeure ainsi « tout près du Roi et de la Reine » peut faire venir le ciel sur la terre et activer le circuit d’amour qui va de l’Église triomphante à l’Église souffrante et à l’Église militante :
« Ces riens (= les actes d’amour de Thérèse) te feront plaisir, ils feront sourire l’Église triomphante, elle recueillera mes fleurs effeuillées par amour et les faisant passer par tes Divines Mains, ô Jésus, cette Église du Ciel, voulant jouer avec son petit enfant, jettera, elle aussi, ces fleurs ayant acquis par ton attouchement divin une valeur infinie, elle les jettera sur l’Église souffrante afin d’en éteindre les flammes, elle les jettera sur l’Église combattante afin de lui faire remporter la victoire !... »
Ainsi les actes d’amour de Thérèse, grâce à Jésus et à l’Église triomphante, s’en vont agir jusqu’aux frontières les plus lointaines de l’Église souffrante et militante. Enfant de l’Église et de Marie, Thérèse participe à leur maternité universelle et c’est ainsi qu’étant l’Amour, elle est à la source de toutes les vocations et les fait vivre toutes.
Il faut ici peser la force de l’expression thérésienne : « Je serai l’Amour ». Il s’agit en fait, dans le cœur de Thérèse, sans qu’il soit nommé, d’une union très intime au Saint-Esprit, car c’est le Saint Esprit, l’Amour du Père et du Fils, qui est finalement dans l’Église à l’origine de tous les dons, de tous les charismes, de toutes les vocations et fonctions (cf. 1 Co 12 et 13). La vie contemplative participe à la mission de l’Esprit, discrète et partout présente : « l’Esprit remplit l’univers ».
Pour aimer, il faut d’abord être enfant, enfant qui reçoit l’Amour : c’est toute l’idée de Thérèse. Cette enfance ne se comprend vraiment qu’en référence au Père et à son Enfant éternel. Si Thérèse aime tant la Passion, c’est parce que Jésus y vit d’une manière extraordinairement frappante son être d’Enfant, entre les mains du Père. Thérèse signe souvent, sans conjonction : « Thérèse de l’Enfant Jésus de la Sainte Face ». A travers la Sainte Face, c’est l’enfance éternelle du Fils qui lui apparaît immédiatement et qui la charme et la fascine. Ce mystère de l’enfance où elle n’a cessé de se plonger. Pour elle « enfance et passion se reflètent l’une dans l’autre [10] » et ces mystères de l’enfance et de la passion sont ensemble les mystères par excellence de la vie contemplative. Ils l’ouvrent sur l’infini du Père, Principe sans principe de l’Amour [11].
Action et Passion
C’est l’infinité même de ses désirs, et de ses désirs missionnaires, qui conduit Thérèse à la vie contemplative, au Carmel [12]. Dans la page que nous avons citée longuement (« Je serai l’Amour... ainsi je serai tout »), il ne s’agit pas pour elle de la solution d’un « problème », ni de la conciliation de « contraires » : l’infini des désirs et une existence très limitée [13]. Les désirs infinis conduisent aux quatre murs du Carmel. Pour le comprendre, il suffit à Thérèse de regarder Jésus. Il ne lui a pas fallu beaucoup d’espace pour réaliser son amour infini : le bois de la croix y a suffi. Il ne s’agit pas d’abord pour la petite Carmélite de concilier le rien et le Tout ou d’égaler le rien au Tout. Il s’agit de se laisser prendre par le mouvement du Tout qui se fait rien, le mouvement du Verbe Incarné et Crucifié. Le tout et le rien sont d’emblée liés, car « le propre de l’Amour est de s’abaisser [14] ». Les désirs infinis de Thérèse l’ont donc menée au Carmel, puis à l’infirmerie, puis à son lit... C’est leur infinité même qui la tourne vers la petitesse, l’obscurité, l’exiguïté. Il y a une secrète connivence en Jésus entre cette infinité et la finitude. Pour faire craquer les limites, il faut s’y enfoncer : « si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt... ». L’action conduit à la passion.
C’est pourquoi les mystères évangéliques de la vie contemplative sont avant tout pour Thérèse les mystères de l’Enfance et de la Passion. C’est là que Jésus est le plus passif, le plus abandonné, et donc le plus aimant et le plus actif. « L’agir intramondain est toujours limité ; même les actes extérieurs du Christ l’étaient. Mais cette finitude est surmontée à partir de la Source agissante. Dieu ne s’engage pas dans le monde de façon finie et limitée, mais de manière absolue. Et cela se vérifie déjà dans les actions limitées de la vie de Jésus. Un aveugle est guéri : en comparaison de tous ceux qui restent aveugles, ce n’est presque rien. Mais, dans l’engagement divin, tous sont visés, tous sont atteints. Dans ce qui n’est guère plus qu’une parabole, la Vérité est présente. Comment est-ce possible ? Parce que la disponibilité de Jésus à un engagement conforme à la volonté du Père est aussi illimitée que la volonté même de celui-ci. Il n’y a pas d’autre manière, pour une créature qui n’a aucun titre à faire valoir, de devenir coextensive à l’engagement divin. Et le Père fait éclater la finitude de toute action possible en menant le Fils à la Passion. Par elle, Dieu rend possible en Jésus ce dont la seule humanité est incapable : l’aveuglement de tous les pécheurs est mis sur ses épaules afin que ceux-ci retrouvent la vue. La Croix comme souffrance est l’action la plus efficace (...) Que l’action puisse s’accomplir dans la passion provient de ceci : la contemplation qui (comme disponibilité à la volonté de Dieu dans sa totalité) fonde toute action chrétienne, fait craquer les frontières de celle-ci et en remplit tout le champ avec sa disponibilité d’accueil à l’agir divin. Or celui-ci est toujours plus grand que l’action terrestre visible... [15] ».
Dans une existence apparemment très limitée, à l’intérieur de la clôture du Carmel, et dans les limites exiguës de sa vie, Thérèse a vécu de plus en plus aux dimensions de l’Église, aux dimensions du monde et de l’histoire entière, depuis la Création jusqu’à la Parousie. Elle a été et demeure présente et active en ce monde par le point où l’on peut le plus être présent et actif, par l’acte de mourir de Jésus.
Prière
On dit souvent que la mission des contemplatifs est de prier pour l’Église et pour le monde. Et c’est vrai. Mais il faut bien voir que la prière n’est pas que paroles ; elle est vie. Vie de prière, vie dans l’Esprit de Dieu, où l’on est toujours amené d’une manière ou d’une autre, si on est fidèle à la prière elle-même, à participer à la prière d’offrande de Jésus sur la Croix. La vie de prière devient toujours une vie où le moi se défait de lui-même, se donne à Dieu et s’immole pour le salut de tous. Cela se fera parfois de la manière précise que saint Jean de la Croix a indiquée en parlant de « la nuit obscure de l’âme », mais parfois aussi de manière beaucoup plus humble et sans doute non moins réelle. Un saint moine cistercien me disait un jour : « Si vous saviez quelle monotonie il y a dans une vie monastique après quinze ou vingt ans ! » Et en l’écoutant, je réalisais qu’à travers cette monotonie, à travers la fidélité aux heures et aux travaux monastiques, pouvait s’effectuer la mort spirituelle à soi-même et le don total à Dieu, au-delà de toute conception sentimentale possible. La vie de prière conduit nécessairement à cette perte de soi.
Conclusion
Les contemplatifs sont donc eux aussi apostoliques et missionnaires. Il y a une « action de la contemplation ». Action suprême de l’amour, de la prière, de l’immolation de soi. Thérèse de Lisieux en a été, tout près de nous, un témoin très pur.
Les religieux contemplatifs nous rappellent sans cesse que « le plus petit mouvement d’Amour pur est plus utile à l’Église que toutes les autres œuvres réunies ensemble [16] ». Ils nous redisent en effet que la vie publique de Jésus naît du silence de Bethléem et de Nazareth et s’achève dans le cri et le silence du Vendredi-Saint. Ce silence et cet effacement rédempteurs ont été en même temps ceux de la Vierge Marie qui, de l’Annonciation à la Croix, puis à la Pentecôte, ne cesse d’enfanter l’Église de son Fils. Toutes les heures de la vie de Jésus culminent dans l’Heure où, disposant souverainement de lui-même, il se met aux pieds de ses disciples (Jn 13,1 ss) et donne sa vie, en rémission des péchés. La vie contemplative est, au cœur de l’Église, cette forme même de silence et d’abaissement, cette mystérieuse « mise avec Jésus », face au Père, pour tous les hommes. Dans une existence apparemment très limitée, au rythme des heures de l’Église et des mystères de Jésus, dans l’édification quotidienne de la communauté fraternelle, les contemplatifs portent en eux, comme en des « vases de miséricorde » (Rm 9,23), le secret de l’ardente passion de Dieu pour ce monde où Jésus ne cesse de s’offrir pour le salut de tous. Car l’immolation de soi que devient nécessairement la vie passée ainsi avec le Seigneur, cette « offrande du corps » (Rm 12,1 ss), ce « culte spirituel », ne sont pas seulement une répétition distante de ce qu’il a fait. C’est l’imitation de Jésus, mais « en mémoire de Lui », dans cette mémoire eucharistique où l’Esprit-Saint conjoint mystérieusement, dès cette vie, à sa mort d’amour ; en sorte que Jésus, en prenant corps en celui qui lui offre son corps, sauve aujourd’hui le monde à travers lui.
En d’autres termes encore, l’absolu de la vie contemplative est le signe, pour tous les chrétiens et pour le monde, de l’absolu de l’Amour de Dieu pour l’homme ; il l’est particulièrement en ce que les religieux y portent en leur chair les souffrances et les peines de ceux qui se recommandent par eux à Dieu ; il l’est surtout en ce que cette vie est la vie même de Jésus, qui ne cesse de porter douloureusement les péchés du monde et d’en offrir le salut ; il l’est visiblement au nom de tous ceux et avec tous ceux qui dans l’Église offrent silencieusement leur temps, leurs peines, leurs joies, leur vie, pour leurs frères.
Ainsi les religieux contemplatifs travaillent à l’œuvre de rédemption que ne cesse d’opérer Dieu en ce monde, en toutes sortes de formes de vie et d’états.
Dans cette foi au sens des contemplatifs dans l’Église, c’est au fond toute la foi en la Rédemption qui est engagée. Où est-ce que Jésus a été le plus actif, le plus efficace, le plus utile ? Est-ce à Nazareth ? Est-ce en prêchant ? Est-ce en guérissant les malades ? Est-ce en mourant ? Tout dans sa vie fut nécessaire, mais nous croyons que Jésus nous sauve avant tout dans son acte de mourir, dans sa prière d’abandon total de lui-même au Père pour le monde. De ce fait nous croyons aussi au sens d’une vie passée tout entière au pied de la croix, sans marcher avec Jésus, sans prêcher ni guérir avec lui. Cette foi en la valeur de la contemplation est nécessaire non seulement aux contemplatifs, mais tout autant à l’Église entière. On ne comprend la « contemplation dans l’action » que si on a compris d’abord « l’action de la contemplation ». Un prêtre, un apôtre, un religieux actif, qui ne croirait pas au sens de la vie contemplative, ne pourrait pas non plus avoir de véritable apostolat. On ne peut être autrement intégré en vérité dans la mission de Jésus telle qu’elle nous est révélée.
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[1] Cet article prolonge les pages que nous avons écrites sur « Laïcat, vie religieuse, mystère pascal », dans Vie consacrée, 1978, 155-169.
[2] Jean Guitton, « Thérèse de Lisieux », numéro spécial des Nouvelles de l’Institut Catholique de Paris, mai 1973, 36.
[3] MA, 230.
[4] MA, 232.
[5] Il serait éclairant de comparer la vision de Thérèse avec celle de François d’Assise en son Cantique du Soleil, tel que nous l’ouvre, en une exégèse renouvelée et extrêmement profonde, Éloi Leclerc dans son livre Le Cantique des Créatures ou les symboles de l’union, Fayard, 1970, surtout dans le chapitre XII : Le soleil et la Croix, 217-236.
[6] H. Urs von Balthasar, Thérèse de Lisieux, 79-80. Cf. aussi Jean Guitton : « Thérèse Martin compte être encore active dans la gloire et travailler efficacement. Elle n’a point le désir d’entrer dans ce repos que nous souhaiterions pour les morts. Ce n’est point le « Requiem aeternam », mais au contraire, si l’on peut dire, l’« Actionem aeternam dona nobis Domine » qu’elle prononcerait : « Mon Dieu, donnez-moi de pouvoir agir éternellement avec vous ! » (dans « Thérèse de Lisieux », numéro spécial des Nouvelles de l’Institut Catholique de Paris, mai 1973, 35).
[7] Cf. S. Decloux, « Contemplation et solidarité humaine » dans Vie consacrée, 1987, 34-43.
[8] Sur la théologie thérésienne de l’eschatologie, cf. H. U. von Balthasar, Thérèse de Lisieux, 72-84.
[9] MA, 318.
[10] H. U. von Balthasar, « Actualité de Lisieux, 2. Enfance et Passion », dans « Thérèse de Lisieux », numéro spécial des Nouvelles de l’Institut Catholique de Paris, mai 1973, 117.
[11] Il faut ici renvoyer au très beau livre de Noëlle Hausman, Frédéric Nietzsche, Thérèse de Lisieux. Deux poétiques de la modernité, Beauchesne, Paris, 1984, en particulier 187-206.
[12] Cette dimension missionnaire est présente dès la grâce de Noël 1886 : « Il (Jésus) fit de moi un pêcheur d’âmes, je sentais un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs, désir que je n’avais pas senti aussi vivement. Je sentis en un mot la charité entrer dans mon cœur (...). Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : « J’ai soif ! » Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive... Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes » (MA, 109). Pranzini, le criminel, son « premier enfant » (MA, 111), est donné à Thérèse dès avant son entrée au Carmel.
[13] Jean Guitton (article cité, p. 43) ne pose pas la question avec exactitude, croyons-nous, quand il écrit : « Son problème personnel, on le sait. Elle avait le sentiment très vif de sa vocation, qui contenait l’infini, et elle était condamnée à la vie la plus close, la plus banale. Il s’agissait de transformer cette finitude en infinité. Et c’est ici qu’elle donne à son abandon une portée extrême. Comment unir sa vie obscure à la vie de l’Église et de l’humanité entière, comment faire concourir l’insignifiance de ses actes au cours de l’histoire universelle ? Comment agir, et en n’étant rien, s’égaler au tout ? Sa méthode est simple : se placer au point où gît l’essentiel, qui est le centre – le cœur, si le cœur est le lieu des contraires. Là serait l’action suprême : l’ACTE vers lequel l’abandon tend ». La pensée de Thérèse, à notre avis, n’est nullement « problématique », ni « dialectique » au sens d’une conciliation de « contraires ». Elle est trop contemplative pour cela. Les contraires sont déjà réconciliés dans l’Amour. Dieu et leur communication prime leur opposition. De plus, il ne s’agit pas pour elle de « transformer sa finitude et infinité », mais de laisser l’Infini infinitiser sa finitude.
[14] MA, 6.
[15] H. U. von Balthasar, « Au-delà de l’action et de la contemplation ? » dans Vie consacrée, 1973, 71-72. Nous l’avons dit : avec Thérèse de Lisieux, l’expression de la doctrine concernant le ciel, la mort, et la vie contemplative qui les anticipe, fait, à notre sens, un progrès décisif. Mais l’expression est toujours en retard sur la vie. Thérèse, grâce à la radicalité de son amour, a pu exprimer quelque chose qui appartient depuis toujours au mystère de l’Église et que tous les saints ont vécu.
[16] Saint Jean de la Croix, Cantique Spirituel, Explication de la strophe XXIX.