La collaboration entre laïcs et religieuses enseignantes en Belgique
Esquisse historique (XIXe-XXe siècles)
Paul Wynants
N°1988-3 • Mai 1988
| P. 154-172 |
Nos lecteurs connaissent déjà l’acribie historique du Professeur P. Wynants (cf. « La ‘crise des vocations’ féminines en Belgique », Vie consacrée, 1985, 111-131), qui retrace ici les difficiles débuts, puis l’évolution obligée, de la collaboration entre religieuses et laïcs dans l’enseignement. Liée au contexte belge et limitée au cas de l’enseignement, cette étude pose plus largement la question des rapports actuels et futurs de la vie religieuse et du laïcat chrétien dans une tâche ecclésiale commune. Soulignons en particulier le rôle paradoxal de l’action catholique et le jugement teinté d’humour des dernières notations.
Communication présentée le 17 octobre 1987 à la session organisée par l’Union des Religieuses de Belgique (Rhode-Saint-Genèse) sur le thème « la collaboration entre laïcs et religieuses ».
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Que pareil thème soit examiné aujourd’hui n’est pas l’effet du hasard. Longtemps étanches, les cloisons entre l’engagement des laïcs et l’apostolat des religieuses se sont progressivement effritées. On commence seulement à mesurer l’ampleur du phénomène. Ce dernier alimente sans doute une dynamique positive, qui naît des échanges et de la redéfinition des responsabilités au sein de l’Église. Il suscite parfois aussi des craintes ou des difficultés : problèmes d’identité pour des congrégations religieuses, problèmes de statut pour des laïcs, problèmes relationnels entre les deux groupes lorsque leur collaboration s’accompagne de nouveaux rapports de forces.
Il n’appartient pas à l’historien de dire aux unes et aux autres ce qu’il faut en penser, moins encore de déterminer « du haut de sa chaire » quelle attitude il convient d’adopter. Tout au plus peut-il baliser l’itinéraire de jalons historiques, en indiquant comment la collaboration entre religieuses et laïcs – ou son absence – a été vécue dans le passé.
Pareille démarche n’est pas gratuite, ni sans intérêt pour les chrétiens de notre temps. Elle nous interpelle en montrant comment des comportements à présent déplorés – la méfiance réciproque, la tentation du repli sur soi, l’autoritarisme des « décideurs » – s’enracinent dans le passé, tant chez les religieuses que chez les laïcs. Nos confrontations actuelles sont lourdes de cet héritage, tantôt assumé, tantôt refoulé. Un survol historique permet aussi de ramener les difficultés de l’heure à leurs justes proportions : jamais les rapports entre religieuses et laïques n’ont été sans nuages ; ils paraissent même bien meilleurs aujourd’hui que jadis. Ce tour d’horizon incite, enfin, à aborder l’avenir avec confiance. Toute mutation dans l’histoire de l’Église implique des turbulences. Celle dont il est question n’a probablement pas encore atteint sa vitesse de croisière. Demain, sans doute, elle donnera ses plus beaux fruits.
Comme le sujet est neuf sous l’angle historique, les travaux font largement défaut en la matière. Le panorama présenté ici s’en ressentira nécessairement. L’enseignement, secteur qui a été le mieux étudié, sera privilégié comme champ d’observation. Les autres terrains d’apostolat mériteraient à coup sûr une analyse similaire, mais les recherches qui leur sont consacrées n’ont pas encore atteint le seuil de la maturité. Les deux premières étapes qui seront examinées – les années 1830-1850 et la seconde moitié du XIXe siècle – sont assez bien connues. On ne peut en dire autant des deux suivantes – l’entre-deux-guerres et les dernières décennies – encore fort délaissées. Les réflexions formulées à leur propos seront plus schématiques et plus superficielles. Il s’agira davantage d’hypothèses de travail que de constats dûment éprouvés.
1830-1850
Les congrégations féminines connaissent un grand essor au lendemain de l’indépendance belge. Le nombre de religieuses se redresse de manière spectaculaire : après avoir chuté de 10.000 à 3.000 entre l’apogée de l’Ancien Régime et la fin de la domination hollandaise, il dépasse les 8.350 en 1846, les 10.650 en 1856. Dans le même temps, le nombre de communautés connaît une progression plus forte encore : 453 en 1783, 236 en 1824, 622 en 1846, 828 en 1856.
Jadis concentrée dans les villes, la présence des instituts féminins devient plus dense dans les campagnes, grâce à la multiplication des petites implantations. L’expansion congréganiste est surtout le fait des religieuses de vie active, principalement des enseignantes : ces dernières renforcent leurs positions dans l’instruction primaire, tout en conservant un quasi-monopole de fait dans l’éducation des jeunes filles. Le « prestige de la cornette » est considérable. Assumant des fonctions reconnues comme primordiales par l’Église et par la société, les instituts de vie consacrée jouissent du soutien du clergé, de l’appui des notables et de la sympathie de la population.
Les causes de cette efflorescence [1] sont diverses. Les libertés d’enseignement et d’association, récemment conquises, facilitent l’apostolat des congrégations. La prééminence numérique des catholiques et l’influence politique du clergé permettent le vote d’une législation d’inspiration confessionnelle, globalement favorable aux instituts. Les facteurs religieux pèsent également d’un poids très lourd. La vie consacrée se restructure, sous l’égide d’un épiscopat connu pour son réalisme pastoral [2]. Les œuvres pieuses et apostoliques se développent, avec le concours de laïcs fortunés. Les vocations sacerdotales et religieuses se multiplient. À ces atouts s’ajoutent ceux que recèle le contexte socio-culturel du temps : timides réalisations de l’État libéral dans les secteurs éducatif et caritatif, prise en charge des besoins ainsi négligés par l’initiative privée, extension du « paternalisme charitable » sous l’impulsion de notables catholiques, attraction croissante de la culture écrite...
Cette situation pourrait favoriser la collaboration entre religieuses et laïcs, que ces derniers appartiennent aux milieux enseignants ou aux cercles influents de « généreux donateurs ». La réalité est assez différente. L’essor congréganiste freine la promotion des institutrices séculières. Entre ces dernières et les religieuses enseignantes, le cloisonnement demeure assez strict. Enfin, les notables catholiques ne contribuent au financement des œuvres scolaires que moyennant la subordination de leur personnel. Concurrence inégale, séparation et hiérarchie ne sont pas conciliables avec une collaboration, au sens plénier du terme.
Voyons d’abord ce qu’il en est de la prééminence des religieuses institutrices sur leurs collègues laïques [3]. Il faut rappeler la lenteur extrême avec laquelle les pouvoirs publics organisent l’enseignement normal féminin. Aucune initiative digne de ce nom n’est prise avant 1848 : jusqu’alors, la plupart des futures enseignantes sont formées dans des pensionnats, généralement congréganistes. Après 1848, la grande majorité des établissements « agréés pour recevoir des aspirantes-institutrices » demeure constituée de couvents. Appelées à préparer le personnel enseignant à ses tâches futures, les religieuses apparaissent comme les détentrices de la compétence et de l’expérience professionnelle. Elles incarnent aussi le modèle que l’on propose, explicitement ou non, aux maîtresses d’école séculières [4]. Pour nombre de Belges, la « bonne Sœur » est alors l’éducatrice par excellence. L’institutrice laïque n’en est qu’une pâle copie.
Sans toujours en avoir conscience, les congrégations elles-mêmes contribuent à la diffusion de ces clichés, qui auront la vie dure. Certes, elles donnent aux « normalistes » une formation solide, grâce à laquelle les intéressées peuvent se faire une place dans la société. Il n’empêche que ces mêmes laïques sont généralement perçues comme de simples remplaçantes : sans valoir des religieuses et sans leur être associées, elles peuvent « faire le bien » dans les localités auxquelles le personnel congréganiste n’a pas accès [5].
La condition féminine du temps réduit également les chances d’une alternative laïque. Au milieu du XIXe siècle, l’institutrice séculière catholique, souvent célibataire, travaille ordinairement dans sa région d’origine, chaperonnée par sa famille. Lorsqu’elle se marie, elle peut exercer son métier jusqu’à la première grossesse.
Devenue mère de famille, elle doit se consacrer exclusivement à l’éducation de ses enfants et aux soins du ménage. Sans attaches matérielles, sans obligations familiales, les religieuses ne connaissent pas ces limites. Au plan professionnel, elles sont plus libres de leurs mouvements.
Sur le marché du travail, les congrégations défient d’ailleurs toute concurrence : à celui qui l’engage, une religieuse coûte moins cher qu’une enseignante laïque. En outre, la première s’accommode plus aisément de conditions de travail éprouvantes. De tels arguments entrent en ligne de compte à une époque où les collectivités locales se montrent parcimonieuses. La polyvalence est un atout supplémentaire pour les instituts qui pratiquent simultanément plusieurs types d’apostolat, confiés à un personnel spécialisé. En frappant à la porte d’un seul couvent, il est possible d’obtenir la prise en charge de plusieurs services collectifs par un petit noyau de religieuses, le tout à prix réduit.
Enfin, l’idéologie ambiante sert la cause des congrégations. Si l’éducation consiste d’abord à « inculquer les bons principes », il faut privilégier la formation du personnel en ce domaine. Comme les institutrices laïques, les Sœurs sont préparées à donner le catéchisme et l’histoire sainte. À la différence des premières, les secondes ont l’occasion de développer leurs connaissances en ces matières au cours de leur noviciat. En outre, les Sœurs ne se contentent pas d’assimiler les préceptes chrétiens : sans cesse, elles les mettent en pratique dans leur vie communautaire. Au savoir s’ajoute la force de l’exemple. La priorité accordée à la religion et à la morale avantage les instituts enseignants.
Que cela plaise ou non, l’essor congréganiste freine longtemps le développement du corps enseignant laïc, surtout chez les femmes. Bien plus, la présence de religieuses exclut souvent tout recours à des institutrices séculières dans la même paroisse : les tâches sont rigoureusement divisées entre les deux catégories de personnel, qui demeurent séparées dans l’espace.
Cette ségrégation spatiale [6] est d’autant plus frappante qu’elle n’a généralement [7] pas cours dans les écoles normales, où religieuses et laïques suivent les leçons côte à côte. L’atmosphère qui règne dans ces établissements est, il est vrai, celle du couvent. Outre le coût prohibitif d’un éventuel dédoublement, deux autres considérations militent en faveur d’une telle cohabitation. D’abord l’espoir, fréquemment comblé, de voir des « normalistes » se muer en postulantes au terme de leurs études. Autant favoriser d’emblée ces vocations, en assurant à toutes les élèves un cursus uniforme. Il faut ensuite compter avec les exigences des notables qui fondent des écoles : à défaut de religieuses, ces derniers consentent, du bout des lèvres, à engager des laïques, à condition qu’elles aient été formées sur le même moule. La coexistence des deux catégories d’élèves permet de satisfaire à ce critère.
Au sortir de l’école normale, toutefois, les chemins divergent fondamentalement. Pour la plupart des contemporains, en ce compris les parents d’élèves, « il ne serait pas convenable » qu’il en soit autrement. En règle générale, laïques et religieuses tiennent donc des écoles distinctes. Pendant des décennies, les secondes s’abstiennent de paraître aux conférences d’institutrices organisées par l’inspection, lorsque les premières y sont présentes. Les seules enseignantes séculières vraiment admises aux côtés des Sœurs sont les futures postulantes : dans ce seul cas, l’opinion catholique comprend qu’avant leur entrée au noviciat, les intéressées se préparent à leur existence à venir. Le clivage est un peu moins strict dans les pensionnats, en apparence du moins. L’une ou l’autre demoiselle est intégrée au personnel, afin d’assurer les cours jugés « mondains », parfois aussi l’apprentissage des langues étrangères. Il s’agit ordinairement de célibataires pieuses, dont le comportement se calque sur celui des Sœurs, bien qu’elles n’en portent ni l’habit, ni le voile.
La conception dominante de la vie consacrée accentue ce fossé entre religieuses et laïcs. La communauté de moniales, avec clôture et vœux solennels, est encore regardée comme le type achevé de l’existence conventuelle. Spontanément, des instituts de vie active tentent de se rapprocher de ce modèle. D’autres y sont contraints par la règle que leur donne l’autorité diocésaine ou pontificale. Certes, l’apostolat enseignant exige la présence au monde, mais celle-ci doit demeurer aussi limitée que possible. L’univers où se meuvent les laïcs est perçu comme frivole, marqué par le péché. S’en abstraire pour un face à face avec Dieu est plus qu’un indispensable ressourcement : c’est une obligation impérieuse du « saint état religieux ». Ainsi se crée une distance qui, nécessairement, isole.
Les frontières sont nettement tracées entre les deux mondes, dont les appartenances sont exclusives. En est-il de même dans les rapports avec les bienfaiteurs ? Très limitée au plan professionnel, la collaboration s’épanouit-elle d’autant mieux au plan apostolique ? Rien n’est moins sûr.
Même dans ce dernier domaine, la division des tâches est rigoureuse. Aux laïcs fortunés, il appartient de procurer les moyens matériels et financiers indispensables au rayonnement des œuvres. Les besoins effectifs des populations ne sont pas directement pris en charge par leurs soins, mais sous-traités aux religieuses.
Dans la société catholique traditionnelle, chaque rouage n’a pas seulement sa fonction, il a aussi sa place. La fameuse triade évêque-châtelain-congrégation, à l’origine de maintes fondations, n’est pas horizontale, mais verticale. Les sphères dans lesquelles se meuvent ses trois composantes sont distinctes et hiérarchisées. Cette fois, ce sont les Sœurs qui occupent le bas de l’échelle.
Dans la société d’avant 1850, on voit mal comment il en serait autrement. Laissons de côté le problème de la prééminence épiscopale, pour nous attacher au couple châtelain-congrégation. A l’époque, la fortune confère une position dominante, quels que soient les mérites réels de ceux qui la possèdent. Dans tous les secteurs, en politique comme dans les œuvres, les bailleurs de fonds détiennent une autorité presque absolue. Ceux et celles qu’ils rétribuent exécutent leurs projets, en remerciant des « faveurs » dont ils sont gratifiés.
Dans la correspondance adressée à leurs supérieurs, les religieuses enseignantes se plaignent du joug qui leur est imposé [8]. Industriel ou grand propriétaire foncier, le bienfaiteur s’arroge le droit de visiter « ses » classes, d’inspecter « ses » institutrices, de modifier unilatéralement « son » programme des cours. Il n’hésite pas à interférer dans la désignation d’une supérieure locale, à exiger le maintien ou le renvoi d’une Sœur. Respect et égards sont dus à sa famille : il faut se confondre en remerciements, en percevant son traitement comme on reçoit une aumône, et ne pas oublier les courbettes lors des distributions de prix. Contre leur gré, des religieuses doivent se transformer en préceptrices des « enfants de Monsieur », voire en dames de compagnie pour douairière esseulée. Maintes communautés savent d’expérience que le trait de la caricature est à peine forcé...
Comme les notables dominent également la vie locale, les rapports avec les autorités communales sont, eux aussi, très déférents. Nulle école publique – et les congrégations en desservent – ne peut prospérer sans la protection du bourgmestre, ni sans la bienveillance de l’échevin de l’instruction. Il faut mériter leurs bonnes grâces par la délicatesse, voire par la soumission.
A moins qu’elles ne dirigent des pensionnats prospères et autosuffisants, les congrégations féminines sont obligées de transiger avec les notables, quitte à aliéner une part de leur autonomie. La faiblesse de leurs ressources propres ne leur laisse pas d’autre choix. Avec les puissants, habitués à être servis, il ne peut être question de collaboration, mais de dépendance.
La seconde moitié du XIXe siècle
Les congrégations féminines continuent à progresser au cours de cette deuxième période. De 1856 à 1900, leurs effectifs passent ainsi de 10.650 à 31.350, dont près de 5.300 religieuses étrangères. Dans le même temps, le nombre des communautés passe de 828 à 2.182. Les enseignantes consolident leur prééminence. Sous-tendues par des facteurs similaires, les tendances des vingt années antérieures s’affirment davantage.
Si la continuité prévaut en surface, la seconde moitié du XIXe siècle est cependant marquée par deux ruptures, qui s’opèrent en profondeur et ne font sentir leurs effets qu’à très long terme. D’une part, la collaboration s’ébauche entre religieuses et laïques, mais dans des conditions difficiles, y compris dans l’enseignement primaire. D’autre part, à partir de 1884, les congrégations féminines commencent à s’émanciper de la tutelle des bienfaiteurs, pour se placer dans le sillage des pouvoirs publics. Sur la longue durée, cette double évolution affecte l’image que l’activité éducative des religieuses donne d’elle-même. En se sécularisant et en se fonctionnarisant, le secteur de l’instruction apparaît moins comme un champ d’apostolat, mais davantage comme un métier requérant connaissances techniques et expérience professionnelle. Dans l’immédiat, ces glissements n’affectent guère le destin des congrégations. Ils expliquent plutôt leurs difficultés ultérieures. C’est pourquoi il importe de les examiner.
À l’origine de ces divers processus se trouvent probablement les tensions idéologiques qui traversent la société belge. La lutte entre cléricaux et anticléricaux sévit en divers domaines. L’enseignement primaire est le terrain où l’affrontement est le plus vif. Dès 1859, les libéraux mettent en œuvre une nouvelle jurisprudence, qui vise à réduire l’influence des congrégations dans l’instruction publique. Vingt ans plus tard, avec la fameuse « loi de malheur » et la réaction très vive de l’épiscopat, les religieuses sont exclues des établissements communaux. Déjà largement amorcé, le dédoublement du système éducatif en réseaux concurrents se généralise [9].
Pour les instituts féminins, ce mouvement a deux conséquences. En premier lieu, les congrégations ne peuvent faire face, seules, aux besoins en personnel qui s’accroissent considérablement. Même dans le camp catholique, l’engagement d’institutrices séculières s’intensifie avec la guerre scolaire. En second lieu, les évêques et le clergé demandent un gros effort aux religieuses, invitées à prendre en charge maintes écoles nouvelles. Obligés de desservir un « parc scolaire » plus étendu, certains instituts ont peine à digérer cette croissance trop rapide. Après y avoir affecté tous leurs effectifs – y compris des postulantes et des novices – ils ne parviennent pas à tenir. Ils sont, dès lors, contraints de faire appel à des laïques, qui viennent prêter main forte aux Sœurs. Ainsi la sécularisation de la profession et l’effacement de la ségrégation spatiale entre les deux types de personnel s’amorcent peu à peu.
Une autre mutation vient amplifier ces deux phénomènes : la professionnalisation de l’enseignement, dont l’importance reconnue au diplôme est le principal symptôme. Dès 1859, les libéraux subordonnent l’adoption et la subsidiation d’écoles privées à la possession de diplômes ou de certificats de capacité. En 1884, les catholiques eux-mêmes reprennent cette exigence à leur compte : en cas d’adoption, la moitié des enseignantes au moins doit être munie des titres requis. Dès la fin du XIXe siècle, malgré les efforts de formation qu’elles déploient, des congrégations ont peine à se conformer à ces dispositions légales. Pour peu que surviennent des maladies ou des décès en cours d’année, elles doivent engager des intérimaires laïques et diplômées, jusqu’à ce qu’une nouvelle promotion, sortie de l’école normale, permette de les remplacer par des religieuses. Le vieillissement du personnel congréganiste précipite l’évolution : ainsi, dès 1896, le recours aux institutrices séculières s’intensifie chez les Sœurs de Champion, tandis que la durée de leurs séjours dans les couvents s’allonge. Les circonstances imposent une collaboration entre religieuses et laïques.
Dans le chef des congrégations, cette cohabitation n’est pas voulue, mais subie. Des fondatrices l’avaient expressément proscrite [10]. La mort dans l’âme, celles qui leur ont succédé doivent déroger à ces directives. Tout en faisant part de leur tristesse, les supérieures font appel à la compréhension de leurs consœurs. Dans les maisons secondaires, c’est cependant le désarroi et la consternation qui s’expriment ouvertement, parfois en termes douloureux [11]. La collaboration avec les laïques ne commence pas sous les meilleurs auspices.
La déception, l’inquiétude, voire la colère ne sont pas moindres dans d’autres milieux. Curés, bienfaiteurs, parents et élèves refusent souvent d’accepter le fait accompli, vécu comme « la fin du monde ». Des lettres implorantes ou menaçantes sont envoyées aux maisons-mères, pour demander le remplacement des demoiselles par des religieuses. Des administrations communales adressent de véritables ultimatums aux supérieurs, pour exiger le retour de telle ou telle Sœur. Certaines d’entre elles en viennent même à interdire tout recours à des laïques dans les contrats d’adoption. La levée de boucliers est générale. Rien n’y fait : pour maintenir les écoles en vie, il faut engager toujours plus de personnel séculier.
Dès le début du XXe siècle, des observateurs lucides – religieuses et ecclésiastiques – dépassent les réactions passionnelles, pour mettre le doigt sur le vrai problème : une fois toléré par la population, l’engagement de laïques aux côtés des Sœurs diminue le prestige des écoles congréganistes et dévalorise l’apostolat des instituts. En 1905, un curé note : « Voyant religieuses et laïques ainsi associées, bon nombre de personnes du peuple, y compris parmi les catholiques, commencent à se demander quelle différence il existe encore entre les unes et les autres » [12].
Les rapports de forces antérieurs commencent à s’inverser : la croissance du personnel laïc affaiblit les congrégations, dont l’apostolat enseignant risque de perdre peu à peu sa spécificité. A long terme, c’est la place des instituts dans la société et dans l’Église, puis les vocations elles-mêmes, qui vont se trouver mises en question. On peut comprendre, dès lors, que pendant des décennies, les religieuses vivent douloureusement ce processus, qu’elles ressentent comme l’écroulement de leur univers.
La position des institutrices laïques n’est pas plus enviable. Elles savent que leur arrivée n’est pas souhaitée : de divers côtés, on ne manque pas de le leur rappeler. Elles n’ignorent pas non plus que chacun, ou presque, aspire à les voir partir. Leur âge, leur mentalité, leur style de vie ne les prédisposent pas à vivre cloîtrées dans un couvent. D’aucunes supportent mal d’être sans cesse jugées à l’aune des Sœurs. Beaucoup n’apprécient pas les incessantes remarques sur la « modestie de la conduite et de l’habillement ». Certains comportements des supérieures, que révèlent leurs confidences, provoquent immanquablement des prises de bec : contrôle de la correspondance et des lectures, restrictions pour les sorties en ville, prohibition de toute fréquentation masculine, etc... À cela s’ajoute parfois une surveillance tatillonne sur la tenue des classes.
Les éclats entre religieuses et laïques ne sont pas rares. La cohabitation prend quelquefois la forme d’une confrontation. Il y a aussi des renvois et des démissions. De part et d’autre, des attitudes excessives accréditent des clichés, qui se perpétuent jusqu’à nos jours : ainsi celui de la « bonne Sœur autoritaire et frustrée », ou celui de la « demoiselle superficielle et hypocrite ». Débutant dans les pires conditions psychologiques qui soient, la collaboration entre religieuses et laïques paraît d’emblée assez difficile. Longtemps, elle demeure telle.
La guerre scolaire (1879-1884) modifie également les rapports entre les congrégations et les notables catholiques. Fort sollicités durant cinq années, ces derniers « se lassent de donner », ainsi que le constatent des curés. Lorsque le triomphe électoral des catholiques (1884) permet le rétablissement de l’adoption, nombreux sont les bienfaiteurs qui retirent leur appui financier aux écoles primaires : les Sœurs sont priées de faire subventionner leurs œuvres par les pouvoirs publics. Faute d’alternative, maintes communautés religieuses doivent agir de la sorte [13].
Par contrecoup, leur dépendance croissante envers les communes et l’État [14] entraîne d’autres mutations, dont elles n’ont guère conscience alors. L’une d’elles a déjà été évoquée : la professionnalisation graduelle de l’instruction, liée à la problématique du diplôme. Les historiens estiment à présent que les enseignantes laïques se sont généralement mieux adaptées aux exigences nouvelles.
La fonctionnarisation progressive de l’enseignement est le second aspect qui doit être examiné. Dans le réseau public comme dans le réseau subventionnée, l’État régit davantage l’activité des institutrices, en promulguant des lois, des règlements et des programmes. Les barèmes sont revalorisés. Une meilleure stabilité d’emploi est assurée. Les conditions de travail deviennent moins pénibles, avec l’assainissement des bâtiments et la diminution de la population scolaire par enseignante. La formation professionnelle des maîtresses d’école devient plus homogène, grâce aux normes imposées aux établissements qui les préparent à leurs tâches, grâce aussi aux conférences d’institutrices, auxquelles les religieuses participent enfin. La méthode d’enseignement, le respect du programme, l’exécution des directives de l’inspection et les aptitudes pédagogiques supplantent la piété et le zèle dans les critères d’appréciation.
Quittons les faits de la fin du siècle dernier pour souligner leurs implications à long terme. Par étapes, l’enseignement cesse d’être une œuvre, où priment les notions de dévouement et de sacrifice, pour se muer en carrière de service public. Les améliorations statutaires rendent la profession plus attractive pour le personnel séculier, qui y trouve un vecteur de promotion sociale. L’afflux des laïcs ira donc en s’accentuant. Pour les congrégations, au contraire, la substitution du métier, exercé indifféremment par toute femme compétente, au concept d’apostolat, « réservé aux âmes d’élite », pose un sérieux problème d’adaptation.
Certains instituts contournent l’obstacle en s’engageant dans la voie missionnaire : de la sorte, ils peuvent demeurer dans le même créneau, tout en répondant à des besoins sociaux et religieux encore reconnus par les catholiques. D’autres n’opèrent pas cette réorientation. Peu à peu, ils connaissent une crise d’identité. Celle-ci n’apparaît souvent qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, en net décalage par rapport à l’évolution factuelle qui la suscite. Elle tient en des questions apparemment simples, mais qui deviennent lancinantes : Qu’est-ce qui nous différencie encore des institutrices laïques ? Qu’apportons-nous de plus ou de différent ?
A mesure que les réponses deviennent plus difficiles à trouver ou moins convaincantes, un type de vie consacrée est mis sur la sellette. Le débat est d’autant plus douloureux qu’il a été longtemps esquivé. Il fait mal aussi parce que les laïcs, bénéficiaires de la transformation en cours, ne manquent pas d’en faire état pour revendiquer une plus juste place. On comprend, dès lors, que le dialogue soit difficile entre les religieuses, sur la défensive, et leurs collègues, conscients de leur force numérique.
L’entre-deux-guerres
De 1900 à 1947, le nombre de religieuses présentes en Belgique passe de 31.500 à près de 50.000, dont 7.350 étrangères. Si l’on s’en tient aux seules Belges, la progression demeure non négligeable : 26.000 Sœurs en 1900, près de 42.300 en 1947. Cette façade rassurante masque néanmoins quelques lézardes. Au plan national, le rythme de croissance des effectifs commence à se ralentir dès 1910. Dans certaines régions, comme le Hainaut, la baisse des vocations s’amorce à partir de 1935. La chute est plus précoce et plus nette encore pour certaines congrégations enseignantes du Namurois. Enfin, les statistiques englobent les religieuses âgées, qui deviennent progressivement plus nombreuses.
Dans l’instruction, les mutations évoquées précédemment commencent lentement à faire sentir leurs effets : augmentation du personnel laïc, surtout au niveau du primaire, et repli des institutrices congréganistes. L’Église ne s’alarme guère de cette substitution, qui demeure encore circonscrite. Imperturbable, le cardinal Van Roey campe sur les positions traditionnelles, en répétant que « l’enseignement est une œuvre ». Imperceptiblement, une distance se creuse entre une réalité mouvante et la représentation figée que l’on en donne.
Les relations entre enseignantes congréganistes et laïques ne se transforment pas de manière radicale : les mentalités évoluent, de part et d’autre, à un train de sénateur. La collaboration entre peu à peu dans les habitudes, même si des conflits mesquins surgissent de temps à autre. Fondatrices des œuvres scolaires et propriétaires des bâtiments, les religieuses conservent une prééminence indiscutable : les postes de direction demeurent leur apanage.
Les styles de vie des deux types de personnel se différencient plus nettement, bien que maintes institutrices laïques soient encore célibataires. Dans les écoles catholiques, leur retrait au moment du mariage reste de mise. Il faut attendre la diminution de la taille des familles, la réduction de la durée du travail et la valorisation de l’activité professionnelle de l’épouse pour que les femmes mariées deviennent plus nombreuses. Comme les précédents, ce phénomène s’amplifie par transitions étalées dans le temps.
Des transformations plus nettes apparaissent dans un secteur parallèle à l’enseignement, avec la percée de l’Action Catholique (A.C.). Chez les jeunes filles, celle-ci donne naissance à divers mouvements, tels que la J.O.C.F. (Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine) et ses équivalents pour les milieux agricoles (J.A.C.F.), indépendants (J.I.C.F.) estudiantins (J.E.C.F.). Ces différentes organisations sont représentées au sein de l’Association Catholique de la Jeunesse Belge Féminine, qui en forme l’organe de concertation.
Les mouvements ainsi créés présentent quatre caractères fondamentaux [15]. Tout d’abord ils sont « jeunes », dans la mesure où les adultes y jouent un rôle limité, l’essentiel des responsabilités étant assumé par des adolescentes ou des jeunes filles. Ils sont aussi éducatifs : la formation qu’ils donnent à leurs membres – formation culturelle, religieuse, morale et sociale – complète la scolarité, tout en la dépassant. Ils sont également apostoliques : leur but est la rechristianisation de la société, par une diffusion offensive du message chrétien. Enfin ils sont sociaux, non seulement parce que cet apostolat est mené par le milieu, mais aussi parce qu’il vise à la promotion (au « relèvement intégral » chez les jocistes) de chaque classe de la société.
Le succès de ces organisations est patent. Il se répercute chez les adultes, avec la création ou le développement de mouvements qui le prolongent. Il donne naissance à ce que nous appelons aujourd’hui l’apostolat des laïcs, dans certains cas aussi l’éducation permanente. L’Église veille à canaliser ce flux, en l’encadrant de ses aumôniers. Or, l’expansion de l’A.C. s’opère largement sans les religieuses [16], dans une certaine mesure aussi au détriment de leurs œuvres. Il nous faut tenter de comprendre les causes et les conséquences de cette situation. Faute d’étude en la matière, je me contenterai de proposer des hypothèses de travail.
Plusieurs facteurs convergents pourraient expliquer la distance que maintes religieuses gardent face à l’Action Catholique. Il y a, tout d’abord, la concurrence exercée par les nouveaux mouvements au détriment des œuvres de jeunesse traditionnelles : congrégations pieuses, écoles dominicales, patronages, etc. Souvent créées et encadrées par des Sœurs, ces dernières apparaissaient, non sans raison d’ailleurs, comme des « pépinières de postulantes ». On ne peut non plus passer sous silence les critiques adressées par certaines branches de l’A.C., notamment par la J.O.C., à la formation dispensée par l’école, « qui ne prépare guère à la vie ». Il est peu vraisemblable que de tels propos soient favorablement reçus par les instituts qui, précisément, se chargent de cet enseignement. La dynamique « jeune » des nouveaux venus ne cadre guère non plus avec la conception éducative classique, qui prévaut encore dans les œuvres scolaires : l’éducation par la responsabilité, prônée par l’A.C., tranche avec les relations verticales entre « la maîtresse qui sait » et « les enfants qui écoutent ». Enfin, certaines composantes de l’A.C., surtout le jocisme, affichent un « caractère de classe » que des chrétiens jugent déplacé. A une époque où l’Église couvre les tensions sociales d’un voile pudique, il serait étonnant que les instituts féminins accueillent ce visage revendicatif à bras ouverts.
Reste un dernier problème qui, après la seconde guerre mondiale surtout, alimente les polémiques. Les congrégations reprochent à l’A.C. de détourner à son profit nombre de vocations apostoliques, qui auraient pu se concrétiser dans la vie religieuse. Pour sa part, l’A.C. soutient l’inverse : c’est grâce à elle que de nombreuses militantes prolongent leur engagement chrétien en prenant l’habit. Et d’ajouter récemment : c’est par cet apport de sang neuf qu’a pu se réaliser l’adaptation de la vie consacrée. L’observateur extérieur est enclin à penser que les deux versions ne s’excluent pas.
Que la lecture négative s’impose de préférence à l’interprétation positive est un fait significatif du malaise ressenti par les congrégations. Celles-ci prennent conscience qu’elles perdent graduellement leur monopole de l’apostolat féminin organisé. Elles sont désormais confrontées à d’autres femmes, célibataires ou mariées, qui prennent une part active à la diffusion du message chrétien, en dehors de toute structure conventuelle et avec une indéniable efficacité. Bien plus, certains ecclésiastiques dont le renom va croissant – je pense à Mgr Cardijn – ne cessent de proclamer que ces laïcs sont « en première ligne » dans le combat pour l’Église. Le sentiment de dépossession qu’éprouvent les religieuses doit s’en trouver renforcé. Après la seconde guerre mondiale, ces dernières ne peuvent plus éluder la question qui leur est posée brutalement : religieuses, à quoi bon ? En obligeant les instituts à se regarder sans complaisance, la percée du laïcat militant les pousse à se redéfinir.
Les dernières décennies
De 1947 à 1973, les effectifs des congrégations féminines chutent de 50.000 à moins de 35.000. Au plan national, la baisse se poursuit par la suite, bien que l’on signale périodiquement des indices de stabilisation ou de reprise. La diminution du nombre de religieuses résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : progression des décès, due au vieillissement des instituts, multiplication des sorties et diminution des vocations, reflétant toutes deux une crise certaine de la vie religieuse. Il semble, cependant, que soit passé le temps où ces deux derniers phénomènes étaient les plus aigus.
Durement secoués, les instituts belges ont l’impression que le sol se dérobe sous leurs pas. En fait, toutes les mutations structurelles évoquées précédemment conjuguent leurs effets. La déstructuration prend des formes très concrètes : baisse des effectifs, fusions de communautés proches du seuil critique, cession d’œuvres, abandon progressif de certaines formes d’apostolat. Le statut social des religieuses s’en trouve altéré. Faute de personnel, les instituts renoncent à maints postes de direction, repris par des laïques. Souvent aussi, leur retrait s’accompagne d’un transfert de propriété, les bâtiments passant aux mains d’associations sans but lucratif indépendantes des congrégations. Dans la plupart des établissements, le temps de la Sœur directrice est bel et bien révolu.
Inutile de dire combien cette évolution traumatise certaines religieuses, d’autant qu’elle s’accompagne de doutes et de remises en question, au sein même de leurs communautés. Après l’avoir évité, après en avoir rejeté la responsabilité sur autrui – le monde, les familles, les jeunes –, les instituts féminins affrontent le problème de face. S’ils refusent, à juste titre, d’être « les pelés, les galeux » dont viendrait tout le mal, ils s’interrogent lucidement sur la part qu’ils ont prise à leur propre déclin. L’adaptation de la vie consacrée peut commencer. Le vent de réforme qui souffle avec Vatican II fait sauter les derniers obstacles. La mise à jour va déboucher, en fait, sur une authentique rénovation.
Il m’est difficile de caractériser l’état d’esprit qui règne au même moment chez les laïcs. Ce dernier terme regroupe des ensembles assez hétérogènes : il est, dès lors, risqué de généraliser des expériences particulières. Les sentiments des enseignants, pour s’en tenir à cette seule catégorie, sont sans doute partagés. Dans certains cas s’expriment l’admiration devant l’abnégation des Sœurs, le regret de voir s’en aller des collègues appréciées, l’impression de sentir un certain vide se creuser à l’école. Dans d’autres – pourquoi le cacher ? – ce sont le soulagement et la sensation d’une plus grande liberté qui priment. Qu’il y ait, chez d’aucuns, incompréhension ou indifférence pour ce que vivent les religieuses, mise à profit d’une nouvelle position de force ou ambition d’accéder aux postes de responsabilité, en anticipant le départ des titulaires, le fait n’est pas douteux. Selon les lieux et les moments, la reprise du flambeau, pour employer l’expression consacrée, s’opère plus ou moins bien.
Vient ensuite le temps de la surprise, parfois un peu amusée, parfois aussi teintée de scepticisme, devant l’ aggiornamento réalisé par les congrégations. Les changements apportés à l’habit religieux étonnent. On se félicite de la présence active des Sœurs dans de nouveaux lieux d’échange, comme les conseils pastoraux ou les groupes de prière. On approuve leur engagement résolu sur de nouveaux terrains d’apostolat : les projets novateurs de coopération au développement, l’aide aux femmes en détresse, la promotion du Quart Monde, l’action en faveur des immigrés. Les options prises en faveur de la démocratisation des études, de la création d’associations de parents, du rénové, de la réforme de l’enseignement professionnel, de la paix, réjouissent maints chrétiens engagés. Bientôt, ceux-ci trouvent tout naturel ce qui les avait étonnés...
Le changement le plus profond est peut-être de l’ordre du non-dit. De nouveaux rapports humains se tissent entre laïcs et religieuses. Ils se fondent non seulement sur le respect mutuel, mais aussi sur le partenariat, avec partage effectif des tâches, des responsabilités et des risques. La distance entre les uns et les autres, qui souvent paralysait, tombe peu à peu. Des comportements, difficiles à imaginer jadis, apparaissent : oser se montrer tel que l’on est, se dire franchement, durement même, ce que l’on pense, sans restrictions, ni fausse pudeur.
Qu’il subsiste des méfiances et des tensions ne doit choquer personne : une Église vivante recèle nécessairement des contradictions. Ce n’est pas en feignant de les ignorer, mais en les affrontant que l’on progresse. Au regard de l’histoire, la collaboration entre religieuses et laïcs n’est pas seulement possible, ni potentiellement féconde. Elle existe, et ce fait est à lui seul un acquis fondamental.
Rempart de la Vierge 8
B-5000 NAMUR, Belgique
[1] A. Tihon. Les religieuses en Belgique du XVIIIe au XXe siècle. Approche statistique. Revue belge d’histoire contemporaine, 7, 1976, 31-52 ; Les religieuses en Belgique (fin XVIIIe-XXe siècle), Vie religieuse et enseignement. Journée d’étude de Champion, 29-10-1983, Champion, 1984, 14-26 ; R. Aubert. 150 ans de vie des Églises, Bruxelles, 1980, 5-14.
[2] C’est alors que maints groupes de « pieuses filles », anciens ou récemment créés, sont réellement pris en charge par l’autorité diocésaine, qui les dote de règles et les érige en instituts.
[3] P. Wynants. L’instruction des filles pauvres à Chièvres au XIXe siècle. Annales du Cercle royal d’histoire et d’archéologie d’Ath et de la région et Musée athois, 50, 1984-1986, 347-349.
[4] D. Delhome, N. Gault et J. Gonthier. Les premières institutrices laïques. Paris, 1980, 9-39 (situation analogue en Belgique).
[5] Les déclarations de fondatrices ne manquent pas à ce propos. Ainsi l’une d’entre elles note : « Si nous pouvons former des institutrices capables, foncièrement pieuses, elles nous remplaceront dans les communes où nous ne pouvons aller nous-mêmes ». Cf. N. Baré. Contribution à l’histoire de l’enseignement normal en Belgique. Origines et développement des écoles normales primaires catholiques francophones de 1830 à nos jours. Louvain-la-Neuve, Mémoire U.C.L., 1986, 38.
[6] Empruntée à la sociologie, cette expression n’a, sous ma plume, aucune connotation péjorative.
[7] On connaît cependant des exceptions : ainsi les écoles normales, réservées aux seules religieuses, établies par les Sœurs de Notre-Dame de Namur et les Sœurs de la Providence de Champion (ces dernières ayant une école distincte pour les laïques).
[8] Cf. les exemples évoqués surtout dans la version dactylographique de ma thèse de doctorat : Une congrégation enseignante : les Sœurs de la Providence de Champion 1833-1914. Contribution à l’histoire de la Province belge de l’Institut. Louvain-la-Neuve, 1981, 4 vol.
[9] Cf. sur l’évolution du système scolaire, J. Lory, Libéralisme et instruction primaire 1842-1879. Introduction à l’étude de la lutte scolaire en Belgique. Louvain, 1979, 2 vol.
[10] L’une d’elles avait noté dans ses Mémoires : « La défense de l’admission de personnes séculières comme aides des Sœurs est on ne peut plus nécessaire. Il est à désirer, que les supérieurs renoncent plutôt à trente bonnes œuvres au-delà de leurs forces, que de se charger d’une seule où ils auraient besoin d’un secours étranger. Il n’est pas difficile d’en deviner les raisons. C’est par ces personnes séculières que le monde apprend tout ce qui se passe dans le ménage des Sœurs, et qu’il se permet de le contrôler à sa mode. C’est aussi par elles que viennent aux Sœurs les histoires et nouvelles du monde, dont elles n’ont que faire et qui pourraient leur être nuisibles ». Cf. P. Wynants. Une congrégation..., op. cit., 4, 825.
[11] À titres d’exemples, citons ces réactions (1886-1898) : « La pensée d’être aidée par une personne du monde, qui ne porte pas l’habit religieux, m’afflige beaucoup. C’est pour moi une grande peine et je ne puis m’y résigner sans souffrance ». Ou encore : « Une demoiselle perturbe nécessairement la vie de communauté que nous aimons tant. Je me soumets, mais mon cœur saigne ». En plus véhément : « Si nous devions avoir une demoiselle, je préférerais languir et subir le martyre, jusqu’à ce que le bon Dieu nous fasse trouver une Sœur » (Ibid., 828).
[12] Ibid., 834.
[13] Sur les problèmes de l’adoption et de la subsidiation, voir P. Wynants. Adoption et subsidiation d’écoles confessionnelles de filles dans les provinces wallonnes. Étude d’un échantillon (1830-1914). L’initiative publique des communes en Belgique 1795-1940. Actes du 12e Colloque International de Spa, 4-7 septembre 1984. Bruxelles, Crédit Communal de Belgique, 1986, 623-644.
[14] Les écoles « adoptables » sont subventionnées par l’État depuis 1895.
[15] Cf. G. Cholvy. Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs. Sociabilité juvénile dans un cadre européen 1799-1968. Paris, 1985.
[16] Il faut nuancer doublement cette affirmation : d’une part, certaines religieuses favorisent l’Action Catholique ou prennent des initiatives pour contribuer à sa diffusion ; d’autre part, les congrégations facilitent le travail de ces mouvements, notamment en mettant des locaux à leur disposition, par exemple à l’occasion de semaines d’étude. On ne peut évoquer pour autant un soutien massif.