Vingt ans après le concile
Lumières et ombres
Enzo Bianchi
N°1988-2 • Mars 1988
| P. 67-88 |
C’est à un diagnostic sévère que se livre l’auteur, dans ce « apport franc » qui répond à celui du P. J.M.R. Tillard (cf. Vie Consacrée, 1986, 323-340) sur la vie religieuse postconciliaire. Le bilan paraîtra sombre, et la prospective, assez faible. Mais nous pensons que ces pages, malgré leurs outrances, peuvent intéresser nos lecteurs : les ambiguïtés décelées par ce témoin d’une nouvelle forme de vie religieuse ne seront levées qu’au prix du dialogue, de la réflexion et de la conversion de tous à Celui qui nous appelle à sa suite, le Christ Jésus.
Traduction, légèrement abrégée et revue par l’auteur, de son intervention au Convegno Nazionale « Testimoni ». Elle a été faite, avec l’aimable autorisation des éditeurs, sur le texte paru dans le volume La vita consacrata a vent’anni del Concilio. Atti del Convegno di « Testimonio », Mendola, 8-13 settembre 1986, Coll. Cammini dello spirito. Bologna, Ed. Dehoniane, 1986.
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Ce n’est pas un hasard si ce rapport a le même titre que celui du Père Tillard [1]. Les organisateurs ont voulu voir traiter le même thème par deux auteurs : un Dominicain, représentant de la vie religieuse traditionnelle et expert en la matière, et l’auteur de cet article [2], témoin d’une nouvelle forme de vie religieuse, née précisément à la fin du Concile Vatican II. Le but recherché était de confronter deux lectures de la vie religieuse pour en mesurer les éventuelles convergences, provoquer ainsi un dialogue entre les deux optiques et manifester la solidarité de ceux qui ont été appelés au même témoignage et au même ministère dans l’Église du Seigneur et au milieu des hommes.
Je présenterai donc mon rapport en conformité avec son titre : une première partie essaie de faire un bilan du renouveau vingt ans après Vatican II ; une seconde partie tente de dessiner une certaine prospective.
Vingt ans après Vatican II : un bilan
Si nous partons de Vatican II, il faut d’abord rappeler ce qu’il a dit de la vie religieuse. Ce n’est certes pas ici le lieu de porter un jugement de valeur sur ce qu’il a exprimé à son sujet. Je crois cependant qu’il faut reconnaître que l’événement lui-même que représente le Concile a eu plus d’influence sur le renouveau de la vie religieuse que les textes qu’il a promulgués. S’ajoutant aux changements de la société, Vatican II a secoué la vie religieuse jusqu’aux racines. On peut cependant se demander si Lumen gentium, Perfectae caritatis et les normes d’application Instituta religiosa de 1966 sont arrivés à formuler des directives claires et prophétiques et à projeter un éclairage vigoureux sur l’identité et la mission des religieux dans l’Église de notre temps. Cela est sans doute dû, pour une part, au fait que le Concile s’est efforcé de présenter d’abord l’Église tout entière comme Peuple de Dieu, appelé en tous et chacun de ses membres à la perfection de la sainteté. Mais il faut reconnaître, croyons-nous, qu’il n’est pas arrivé à situer parfaitement les diverses catégories de membres du Peuple de Dieu par rapport à cet appel et dans cette optique de communion.
Pour nous borner ici au cas de la vie religieuse, l’horizon de la recherche a été bouché par les discussions sur la place à donner aux énoncés conciliaires à son sujet, discussions sans doute commandées, chez plusieurs représentants des Ordres religieux, par le désir de maintenir un certain statu quo, la nostalgie de l’état de perfection, le souhait de préserver l’exemption.
Il en est résulté plusieurs faiblesses dans les textes. On n’y trouve pas de présentation vigoureuse et prophétique de l’identité de la vie religieuse et du charisme qu’elle représente pour et dans l’Église. Il en est aussi découlé un manque de clarté sur le sens à donner aujourd’hui à la pluralité des familles religieuses. L’unité de la vie religieuse n’a pas été mise en lumière dans ce qui constitue son essence, elle s’est seulement exprimée dans une mise en commun de ce qui regarde son agir. De même la pluralité de ses formes n’a pas été envisagée au niveau profond des structures ; on s’est contenté d’examiner les dévotions, les spiritualités, la multiplicité des objectifs concrets, malgré leur convergence. En conséquence, on n’est pas non plus parvenu, dans les textes conciliaires, à repenser la vie religieuse dans son rapport avec l’Église locale. On a seulement tenté une défense lasse et peu convaincante de l’exemption, en oubliant que celle-ci ne peut se réclamer uniquement de mérites acquis dans le passé : une justification se fonde sur le présent ou elle est sans valeur. En conséquence aussi, le Concile n’a pas clairement dit aux évêques la place que la vie religieuse occupe dans l’Église. Aussi la plupart d’entre eux continuent à l’ignorer, à moins que les religieux ne participent à l’action apostolique de leur diocèse, souvent dans un style de vie de moins en moins différent de celui du clergé séculier. Aussi peu d’évêques se sentent-ils poussés à insérer la vie religieuse en ce qu’elle a de spécifique dans les projets qu’ils forment pour la vie de l’Église parmi les hommes d’aujourd’hui. Faute d’une base théologique solide sur la vie religieuse et la nature de l’Église, on aboutit seulement, dans les meilleurs des cas, à une volonté de coexistence pacifique, à une certaine solidarité dans la pastorale et à une certaine convergence vers des buts communs.
Ce bilan assez sombre ne doit pas faire oublier l’impact de l’événement lui-même et de certains de ses textes que l’on a moins l’habitude de citer en cette matière, tels la constitution Dei Verbum et le document Sacrosanctum Concilium, qui se sont montrés des plus féconds pour l’Église. Ils ont déposé dans la vie religieuse des ferments qui la modifieront toujours davantage, jusqu’à lui donner un nouveau visage. Le contenu du Concile, en particulier dans les textes que l’on vient de rappeler, est loin d’avoir épuisé sa force de renouvellement pour toute l’Église. Relevons quelques-uns de ces aspects positifs, déjà manifestes, mais qui n’ont pas encore atteint leur plein épanouissement.
Fin de l’exil de la Parole de Dieu
Après avoir longtemps été tenue loin du Peuple de Dieu, mais également de la vie religieuse, la Bible a finalement repris la place centrale qui lui est due dans la prière, la liturgie et la vie. Comment oublier que la lecture de la Bible était défendue même aux religieux, qui devaient se contenter, surtout pour l’Ancien Testament, de l’Histoire Sainte ? Le grand nombre de fondations pour les défunts entraînait, à chaque férie, la célébration de la messe des morts avec ses lectures sans cesse reprises. Sauf chez les moniales astreintes au chœur, la prière des Heures était remplacée par des formulaires de dévotion et les « Petits Offices » (de la Sainte Vierge, de saint Joseph, etc.).
Aujourd’hui, la plupart des religieux ont en mains la Bible ; la prière est devenue biblique, qu’il s’agisse de la liturgie des Heures ou de la lectio divina personnelle et communautaire, qui a remplacé la « méditation » sur les vies de saints ou sur des textes d’une spiritualité anémique.
Quand j’ai fait paraître, en 1972, Prier la Parole [3], un livre sur la lectio divina, beaucoup de religieux me demandèrent de quoi il s’agissait ! Mais, depuis lors, quel renouveau ! En fait, la lectio divina est prescrite et recommandée dans les nouvelles constitutions de nombreuses familles religieuses. C’est pour moi un signe plein de promesses et il est loin d’avoir épuisé toutes ses possibilités. Je ne veux pas dénigrer les dévotions précédentes, mais il est sûr que la puissance de la Parole de Dieu, la reconnaissance de sa primauté dans la vie des religieux nourrissent plus la foi et la vocation que ne pouvaient le faire les dévotions de la période pré-conciliaire. Là se trouve pour moi la plus grande grâce que le Seigneur ait faite à l’Église et que la vie religieuse ait su accueillir.
Fin de l’autarcie spirituelle et sacramentelle
Un autre changement positif, c’est la disparition de l’équation : la communauté religieuse est l’Église. Si la vie religieuse était parfois perçue comme une Église parallèle, aujourd’hui on ne peut plus le dire, ni en bien, ni en mal.
De nos jours, me semble-t-il, la tentation de constituer une Église parallèle est beaucoup moins présente dans la vie religieuse. Les religieux ont leur place dans l’Église locale, ils participent à sa vie, ils dépendent de son économie sacramentelle, ils constituent un service dans l’Église. Cela vaut aussi pour les moines, eux qui aimaient à se considérer comme une ecclesiola perfecta, une petite Église parfaite à côté de la grande Église. La route à parcourir est encore longue, il existe toujours des problèmes sur lesquels j’attirerai plus loin l’attention, mais le changement d’orientation est un fait. Bien sûr, la question reste posée : dans quelle mesure cette insertion des religieux dans l’Église s’est-elle opérée au niveau du charisme de leur vocation ? Ou bien se sont-ils seulement insérés pour prendre part à la pastorale et aider des forces pastorales de moins en moins nombreuses ? Les évêques comprennent-ils vraiment la vie religieuse ou établissent-ils des « relations mutuelles » à seule fin de promouvoir une pastorale d’ensemble plus étoffée grâce à ces forces mises à leur service ?
Fin de l’autarcie de la vie
Ici aussi, une note très positive : les religieux, plus par nécessité que par choix évangélique, ont dû abandonner leurs œuvres, travailler parmi les hommes, dans un milieu séculier moins protégé, où ils n’étaient plus séparés. Même les moines, çà et là, éprouvent le besoin de mêler au travail des autres hommes ce labeur qui est une exigence absolue de leur vie et ne s’exerce plus à l’abri des murs du monastère. Comme l’autarcie canonique, celle du travail a pris fin. De tout cela est née une nouvelle manière de percevoir et de vivre la pauvreté, de vivre plus proche des gens, de sorte que beaucoup de choses ont changé dans le quotidien de la vie religieuse. Aujourd’hui, cette vie est moins bourgeoise, les sœurs sont moins des « dames », les moines sont moins « vénérables » ; ainsi a pris fin cette grande honte que constituait l’existence des convers et des sœurs qui n’étaient pas « de chœur ». Les castes à l’intérieur de la vie religieuse ont disparu.
Les religieux se situent parmi les gens, à leurs côtés et ils n’en sont plus séparés physiquement.
Difficultés et crises de la vie religieuse
Jusqu’aux années du Concile, la vie religieuse semblait prospère et sans gros problèmes. En étaient la preuve la croissance des vocations dans les années 50, le petit nombre des défections et l’extension des fondations. Mais, à partir des années conciliaires, on assiste à un considérable renversement de la tendance. Les vocations n’ont cessé de diminuer ; quant aux abandons, s’ils sont moins nombreux que dans les années 70, ils continuent aujourd’hui encore. Les faits sont connus.
Le phénomène de la crise a coïncidé avec la tentative de renouveau et il a eu pour conséquence un vieillissement général des Ordres et des Congrégations ainsi qu’un profond déséquilibre entre les générations. Mais pourquoi cette crise s’est-elle déclenchée au moment du renouveau ? Déjà Pierre le Vénérable, dans sa Première Lettre à Innocent II, écrivait : « Il est plus facile, sur le plan religieux, de créer du nouveau que de réparer de l’ancien. » Ainsi, dans la vie religieuse, est-il plus aisé de commencer de nouvelles fondations que de rénover celles qui existent depuis longtemps. Mais cette remarque ne nous dispense pas de nous interroger sur les causes de la crise.
Durant ces dernières années, on a tenté de multiples explications : on a relevé le manque de formation, le manque d’expérience profonde de Dieu, le manque de direction spirituelle, la lenteur des renouvellements, etc. Tout cela est partiellement responsable de la crise, mais je crois que la raison principale du malaise doit être décelée et dénoncée comme une crise d’identité. Qu’est-ce qu’un religieux dans l’Église et au milieu des hommes ? Voilà la question que l’on a esquivée. Une preuve en est que la défection est presque toujours accompagnée d’une crise de l’appartenance au groupe, à la congrégation. Serait-ce un hasard si les religieux cherchent en dehors de leur milieu quotidien des sources de paix, de prière, de renouvellement intérieur ? Que l’on en vienne à chercher au-dehors, cela signifie qu’on ne trouve plus au-dedans sa propre identité. Ce n’est pas le « comment » être religieux qui est la cause principale de la crise, mais l’obscurcissement du « pourquoi » être religieux aujourd’hui et, par voie de conséquence, de « ce qu’est » le religieux. L’introduction de coutumes démocratiques, comme l’élection et le vote majoritaire pour les décisions importantes, avec le changement qui en découle dans l’exercice de l’autorité, le fait aussi que des supérieurs lucides et ouverts se trouvent actuellement à la tête des congrégations, le fait encore que les nouvelles constitutions sont souvent ouvertes, pleines d’esprit évangélique, au moins dans leur formulation, tout cela n’a pas ralenti la crise. Le problème ne se centre donc pas sur le « comment », la réponse doit être cherchée à un niveau plus profond, dans la redécouverte théologique et spirituelle de l’identité du religieux dans l’Église et dans le monde. Une telle réponse demande que l’on suive un chemin dans lequel la vie religieuse sous toutes ses formes prenne ses distances par rapport à la mystique de l’action, un chemin dans lequel on ne cherche pas son identité dans une formulation renouvelée et actualisée de la dévotion ou de la spiritualité qui s’y rattache, un chemin qui tienne compte du charisme de la fondation, mais sans en faire une idole qui empêche de répondre aux besoins actuels des hommes.
Je ne veux blesser personne, mais j’avoue que, plusieurs fois au cours de ces dernières années, j’ai considéré comme un luxe la tentative de plusieurs congrégations de redécouvrir leur identité en cherchant d’abord ce qui les distingue d’autres instituts similaires, au lieu de s’interroger par priorité, en ces années difficiles de changement dans l’Église et dans la société, sur l’identité du religieux.
Des vocations, il y en a ; elles reviendront si réapparaît de nouveau clairement l’identité du religieux au plan théologique, spirituel et ecclésial. Mais, si cette mise au point ne se fait pas, les jeunes ne seront certainement pas attirés par des formes de service que de simples chrétiens peuvent rendre grâce aux diverses formes de volontariat. De même, dans un climat de spiritualité ouverte à une dimension planétaire, ces jeunes ne sentiront pas d’attrait pour une dévotion particulière qui se présenterait comme une spiritualité totalitaire. Serait-ce un hasard si les vocations monastiques n’ont pas subi la même crise et sont au contraire en augmentation dans ce secteur où l’identité religieuse est moins ambiguë ?
Le Ministre général des Frères Mineurs, le Père Koser, évaluant la crise de son Ordre, s’exprimait ainsi le 25 février 1975 :
Une vue d’ensemble de l’Ordre fait apparaître bien des maux ; il est grave de constater que, chez des membres, se rencontrent la défiance, une problématique négative et une perte d’identité. Il n’est pas difficile de calculer que, dans moins de vingt-cinq ans, l’Ordre sera un asile de vieillards, si la tendance à la diminution des vocations ne s’arrête pas. De nombreux abandons de l’Ordre, avec dispense des vœux solennels ou simples, aggravent encore et accélèrent le mal.
Le Père Koser tentait ensuite un diagnostic de la crise et de l’échec du renouveau, malgré les documents d’aggiornamento et les efforts accomplis. Il disait :
Nous avons imaginé qu’il existait à la base une riche et omniprésente capacité de créer spontanément les structures nécessaires à la vie et nous devons reconnaître que, dans bien des cas, rien ne s’est créé. Nous nous sommes proclamés adultes, mais nous constatons que notre maturité est insuffisante et notre nouvelle législation religieuse se révèle défectueuse, incapable de susciter le renouveau.
Selon moi, ces observations étaient pertinentes ; elles se vérifient plus encore pour de nombreuses congrégations qui n’ont pas une claire identité, comme l’avaient, au moins dans le passé, les Frères Mineurs. Il ne me semble pas que ces observations aient vieilli ou n’aient plus rien à nous dire aujourd’hui. Ce cri est-il resté isolé ? en a-t-on perçu la gravité ?
Manque de clarté sur les structures de la vie religieuse
Au manque de clarté sur l’identité de la vie religieuse répond celui qui est lié aux structures de celle-ci. Je sais que je touche ici un point très délicat mais, au niveau des vocations comme à celui des religieux déjà engagés dans les instituts, une vue claire des structures de la vie religieuse devient de plus en plus urgente, si l’on ne veut pas demeurer dans une ambiguïté qui, à mesure que le temps passe, ne provoque que désordre et souffrances. On aurait dû recueillir ici le stimulant qui nous vient de la vie religieuse des Églises d’Orient, mais, depuis le Concile, on a négligé cette confrontation.
Il faut se réjouir que, çà et là, on ait cessé d’opposer la vie contemplative et la vie active ; quiconque connaît un peu plus à fond la vie religieuse sait que cette distinction est abstraite et ne correspond pas à la vie réelle, mais le savoir ne suffit pas. La vie religieuse, qui a pour unique fondement le célibat vécu pour le Royaume et pour la fidélité constante au Seigneur dans la radicale sequela Christi, trouve ensuite diverses structures de vie parmi les hommes et dans l’Église. Ces structures ne sont pas et ne peuvent pas être sans rapport avec la vocation de chacun : il existe une structure de la vie religieuse érémitique, ou communautaire, ou itinérante. Cette distinction doit être présente et ne pas rester au seul niveau des idées, parce que, dans chacune de ces structures, la forme de la vie religieuse se diversifie, la pauvreté et l’obéissance se vivent différemment. Seul le célibat revêt dans tous les cas la même exigence.
S’il est certain que la vie monastique s’encadre dans les structures érémitiques et cénobitiques, que la vie des Ordres mendiants se coule dans les structures itinérantes, les instituts de vie apostolique devraient parvenir à une conscience plus claire et à une meilleure connaissance des structures correspondant au ministère qu’ils veulent exercer et au témoignage qu’ils cherchent à donner. Il leur faudrait notamment faire la clarté sur le mythe, de plus en plus répandu, de la « communauté », entendue comme recherche d’une vie commune aux échanges affectifs intenses, qui soit un appui et une aide pour progresser ensemble vers le Seigneur dans une atmosphère de chaude intimité. Assurément, la communauté est et doit être un soutien pour ses membres, support d’autant plus nécessaire que beaucoup arrivent aujourd’hui à la vie religieuse avec des psychologies très généreuses certes, mais bien plus fragiles que jadis. Dans les instituts voués à l’apostolat, on ne peut toutefois laisser croire que la « communauté » et les efforts pour la rendre aussi chaleureuse que possible ont la priorité au niveau des structures. Sur ce plan, c’est l’activité apostolique propre à l’institut (service des pauvres, des malades, enseignement, mission, etc.) qui a la priorité et doit l’avoir. Il faut le dire très clairement. La fraternité devra donc se nouer autour du service, du projet apostolique commun et accepter, par conséquent, la mobilité qui en découle : retirer un membre d’une équipe et l’insérer dans une autre demanderont parfois de lourds sacrifices, mais ne peuvent constituer une catastrophe pour la « communauté », car cette mobilité est partie essentielle de la vie religieuse apostolique. Sur ce point, il n’est pas sûr que l’ambiguïté ne provienne pas parfois aussi des constitutions et de la manière dont elles présentent la « communauté » comme un idéal.
Une pleine clarté sur ce point est indispensable pour un discernement correct des vocations. Il ne suffit pas d’accueillir tout simplement une personne qui se présente et ne connaît l’institut que grâce à des contacts superficiels ou des relations de voisinage. Il faut lui montrer les structures dans lesquelles elle vivra son appel et, au besoin, l’orienter vers une forme de vie plus adaptée à ce qu’elle cherche.
Personne, je l’espère, ne pensera que je veuille « enrégimenter » la vie religieuse, encore moins éteindre l’Esprit, qui souffle où il veut, mais je crois que, sans cette clarification, nous rencontrerons de plus en plus de congrégations dont les membres chercheront ailleurs comment réaliser un projet de vie non compatible avec l’institut dans lequel ils sont entrés, même s’ils affirment chaudement leur attachement à la spiritualité ou à des dévotions propres à celui-ci.
Acceptation de « l’art de mourir »
Comme tout être créé, les diverses formes de la vie religieuse connaissent naissance, croissance et mort. Puisque la vie religieuse est un signe produit par l’Esprit dans l’Église, elle doit accepter non seulement de naître et de vivre, mais aussi de mourir. Si les instituts n’envisagent pas l’éventualité du déclin et de la mort, ils s’attribuent en fait cette assistance permanente du Saint-Esprit qui n’est promise qu’à l’Église. Il leur faut donc accepter l’éventualité de leur mort. L’histoire témoigne que la plupart des formes de la vie religieuse ont disparu après cent cinquante ou deux cents ans, mais aujourd’hui, au lieu de réaffirmer cet « art de mourir », on essaie de survivre à n’importe quel prix.
On sait bien que, plus que les autres, les congrégations qui exercent un ministère déterminé et poursuivent une finalité précise ont en elles-mêmes un principe de vie et de mort. C’est grâce à cette finalité, souvent prophétiquement perçue par le fondateur, que bien des congrégations sont nées et se sont développées beaucoup plus vite que la vie monastique, par exemple. Mais cette finalité, qui est principe de vie, est aussi germe de mort : beaucoup de congrégations ont nées en réponse à un besoin précis des siècles passés ; elles devraient donc se demander si ce besoin subsiste encore aujourd’hui ou si sa disparition ne met pas fin à leur rôle. Quel sens gardent encore des Ordres nés pour le rachat des chrétiens des mains des infidèles, comme les Mercédaires ou les Trinitaires ? Quelle signification peut revêtir en ce cas l’idée d’un recours au charisme du fondateur ?
L’art de vivre n’existe pas sans la pratique d’un art de mourir, au niveau communautaire aussi. Dans une situation déterminée de déclin, est-il encore juste et sain de s’adjoindre de jeunes recrues sans se demander si, de cette manière, on ne fait pas obstacle à l’action du Saint-Esprit ? Ne devrait-on pas plutôt aider le candidat à la vie religieuse en l’orientant sans jalousie vers d’autres communautés ? Ces questions, je les emprunte, en les faisant miennes, à J. B. Metz, Un temps pour les Ordres religieux [4] ? Je pense, comme lui, que malheureusement, à cause du manque de rapports étroits et profonds entre les diverses formes de vie religieuse, cette manière de faire devient impossible et utopique.
Mais que l’on ne l’oublie pas : la justification des familles religieuses se trouve dans le présent et nulle part ailleurs. Les mérites passés ne suffisent pas à faire vivre ce qui est à son déclin.
La « fuite du monde »
Une lourde ambiguïté règne sur ce point dans toute la période postconciliaire et elle concerne l’Église entière. Après une longue période d’inimitié, d’attitudes nourries par une dialectique d’opposition, l’Église, dans l’heureuse perspective ouverte par Jean XXIII, a profondément modifié son attitude face au monde. Malheureusement, ce nouveau style de vie parmi les hommes, inauguré de façon prophétique par Jean XXIII, a trouvé, au terme du Concile, ses lignes de force dans Gaudium et spes, un texte conciliaire certainement positif dans son esprit, mais incapable d’indiquer prophétiquement la place des chrétiens dans l’histoire, un texte nourri d’une anthropologie phénoménologique et humaine, mais qui n’arrive jamais à dire comment les chrétiens ne sont pas du monde, un texte timide quand il s’agit de formuler un jugement critique – au sens du Nouveau Testament – sur l’esprit du monde qui s’oppose à la sainteté à laquelle sont appelés les chrétiens.
Malheureusement aussi, la vie religieuse, repensée au Concile dans la perspective de Lumen gentium, a dû ensuite opérer son aggiornamento dans la ligne de Gaudium et spes sans qu’ait mûri en elle ni dans l’Église la conviction que, plus on se plonge dans le monde, plus est nécessaire une « fuite du monde » comprise comme une lutte, une rupture avec l’esprit du monde, pour ne pas être submergé par la mondanité.
Dans une juste perspective missionnaire et évangélisatrice, la vie religieuse a donc changé son rapport avec le monde, elle a fait disparaître ce qui marquait sa séparation matérielle d’avec lui – l’habit, la résidence et jusqu’au milieu de travail –, elle s’est ouverte à la rencontre avec les hommes, abolissant toute « clôture ». Mais une sorte de fascination pour ce courant de sécularisation, le manque de préparation de beaucoup de religieux à un tel changement, le caractère superficiel de nombre d’ouvertures ont permis en fait à l’esprit du monde d’envahir massivement la vie religieuse.
Je dois avouer que c’est, à mon avis, l’un des maux les plus graves de la vie religieuse dans l’après-Concile, comme cela constitue le mal le plus grave pour l’Église dans son ensemble, toujours plus tentée de considérer le monde avec optimisme et toujours plus incapable de faire la différence entre un amour des hommes obligatoire et sain et un amour de l’esprit du monde qui est idolâtrie. Ainsi la télévision est entrée dans de nombreuses communautés ; les mass media sont utilisés sans aucun discernement, la mentalité s’imprègne des slogans et des « puissances » qui imprègnent le monde (cf. Ep 2,1-3).
L’éditeur Feltrinelli a récemment publié un livre, Il Mondano : celui-ci est écrit par un anthropologue non croyant qui dénonce justement avec vigueur cette mondanité envers laquelle la vie religieuse devrait prendre ses distances. Il est significatif que ce livre ne provienne pas du milieu des religieux et qu’il rencontre par ailleurs un large accueil et jouisse d’une grande autorité parmi les jeunes générations, déchristianisées peut-être, mais critiques quant au chemin pris par l’Occident.
Non, la mondanité, celle que dénonce le Nouveau Testament comme venant du Malin, n’est plus un thème de lutte et d’affrontement spirituel, ce qui ne peut qu’affadir ce sel que veut être la vie religieuse.
Il est vrai que la prière a suscité un intérêt croissant, surtout en ces dernières années, mais il est significatif que cet intérêt diminue déjà, parce qu’il n’a pas été accompagné par ces éléments qui sont essentiels pour faire de la prière un événement chrétien, je veux dire le silence, le jeûne, les veilles, la vigilance.
La « suite du Christ » se paie cher ; les religieux y sont appelés de façon à en faire un signe visible. De même, la pauvreté et l’obéissance, qui se veulent aujourd’hui vécues avec responsabilité et non plus par soumission à une loi, sont souvent appauvries, vidées de leur substance ; elles ne montrent plus le radicalisme évangélique, la folie de la croix. La vie religieuse est un « renoncement », comme le notait déjà saint Basile dans les « Grandes Règles [5] » : ou bien la vie religieuse est une voie de renoncement jusqu’à mettre à mort cette partie de nous-mêmes qui appartient au monde (cf. Col 3,5), ou bien ce n’est qu’une parodie, un simulacre, religieux certes, mais qui « passe » avec « le théâtre du monde » (cf. 1 Co 7,31).
Que s’est-il passé en fait ? Un renouveau de la vie religieuse ou bien un grand effort de modernisation souvent mondain ? Auparavant on reprochait à la vie religieuse (et nombreux sont ceux qui l’ont fait, surtout parmi les auteurs qui ont écrit sur le renouveau de la vie religieuse) de posséder des maisons bourgeoises, d’avoir une table bourgeoise, d’adopter des modèles bourgeois ; mais ne se trouve-t-on pas aujourd’hui devant une vie religieuse qui s’est modernisée en adoptant comme critères l’efficacité dans la gestion des maisons et des œuvres, dans l’administration des biens, l’usage des mass media et la consommation effrénée des biens dans la vie quotidienne ?
Les nouvelles fraternités
Il me semble qu’il faut affronter un dernier problème pour compléter le bilan de l’après-Concile, celui des petites fraternités nées çà et là dans les instituts traditionnels ou en marge de ceux-ci, ou même en rupture avec eux. Le phénomène est connu ; disons seulement qu’on désigne comme « petites fraternités » ou « fraternités religieuses » de petits groupes de religieux ou de religieuses qui, à partir des années 70, se sont détachés de l’œuvre traditionnelle de leur institut pour aller vivre parmi les gens des quartiers pauvres, prendre un travail professionnel dans le monde ou assumer des services sociaux non prévus par l’institut qui est le leur. Certaines fraternités ont réalisé ce projet avec l’appui des autorités de l’institut ; d’autres, malgré la défiance de celles-ci, mais en maintenant leur appartenance à l’institut ; d’autres en sont arrivées au point de quitter l’institut pour mener plus avant leur recherche. Quinze ans après la naissance de ce mouvement, qui s’est plus ou moins arrêté vers les années 80, où en sommes-nous ?
Le problème des structures et des œuvres qui n’avaient pas connu un renouveau assez profond a conduit certains religieux à manifester leur allergie en décidant de vivre la vie religieuse ailleurs et autrement. C’est ainsi que sont nées les petites fraternités et qu’elles ont trouvé une place dans l’Église post-conciliaire [6]. À l’occasion de cette genèse, ce qui, d’après moi, était urgent et nécessaire, c’était de demander aux intéressés d’élaborer un projet à soumettre aux autorités compétentes, projet capable de réunir des personnes liées entre elles non seulement par l’amitié ou leur commune allergie envers l’institut originel, mais par leur décision de réaliser des expériences pilotes, en quelque sorte « à côté » de la congrégation, des expériences destinées à faire revivre l’esprit originel de la famille religieuse dans toute son authenticité, de manière à répondre aux besoins actuels de l’Église et du monde. Cela s’est vérifié en certains cas, mais rarement. En d’autres cas, le besoin de s’en aller et la tension affective existant entre les membres qui voulaient être ailleurs furent tels que, face à l’opposition de l’autorité, ils finirent par se déterminer à une sortie « sauvage » de l’institut.
Par ailleurs, il est certain que l’importance numérique du groupe se révéla importante : trop réduit, le groupe empêchait une vie communautaire effective, l’accueil d’éléments moins jeunes et moins actifs présentait des risques de marginalisation. Le choix des membres aurait dû obéir à des critères de maturité humaine et spirituelle, il aurait fallu éviter d’admettre des individus fortement affectés de problèmes caractériels et s’appuyer toujours sur le projet de base. Mais une telle exigence de discernement se révéla trop ardue ; ainsi on vit naître des groupes trop réduits, deux membres, trois au plus ; il n’y eut pas de présentation du projet au niveau de l’institut, ce qui aurait permis à tous de le connaître et de choisir en communauté. Tout s’est fait un peu à la dérobée, étant donné que l’attitude des supérieurs semblait, dans le meilleur des cas, tolérer ce qui était considéré comme une transgression.
Dans ces nouvelles implantations fraternelles, la vie, au début, fut pleine d’enthousiasme et de charité – en pareil cas, la charité pourvoit à tout. L’abandon de l’habit religieux, l’ouverture aux pauvres, l’insertion dans un travail au milieu des gens, les nouvelles formes de service soutinrent durant quelque temps « l’aventure », qui réussissait même à maintenir un rythme de prière. Mais bientôt se posa le problème de la « visibilité » et les petites communautés commencèrent à se rendre compte combien il était difficile d’y répondre. Voyait-on au-dehors qu’il s’agissait d’une fraternité religieuse et pas seulement d’un groupe de charitables célibataires ? À cause des rythmes du travail, des engagements à l’extérieur, la prière elle-même devenait plus difficile ; l’absence de recrutement augmentait le malaise. On assista aussi à une hémorragie : ceux qui n’étaient pas mûrs pour cette immersion dans la masse et le quotidien de la vie finirent par abandonner la fraternité ; ce fut aussi parce que la vie des petites fraternités manifesta vite une certaine pauvreté au niveau des échanges, des rencontres, des sentiments... Si l’on considère parallèlement la naissance des « maisons de prière », elles ne connurent évidemment pas le problème de la visibilité, mais elles dépendaient trop de la personne qui en avait eu l’intuition pour pouvoir durer longtemps. En fait, la plupart de ces maisons ont disparu.
Quel jugement porter sur le phénomène qu’on vient d’esquisser ? Ce qui constituait une grande possibilité de renouvellement de la vie religieuse a raté son but, je crois qu’on peut le dire aujourd’hui. Les petites fraternités n’inspirent plus guère confiance ; elles n’apparaissent plus comme des expériences pilotes de la vie religieuse, mais seulement comme la difficile continuation d’un essai. D’ailleurs, dans de nombreux cas, on a malheureusement commis l’erreur de prendre l’inspiration pour les buts à poursuivre.
Voilà donc les problèmes posés par un bilan qui n’apparaît pas très positif, mais qui me semble réaliste. Ce bilan n’est pas exhaustif. J’ai seulement voulu souligner quelques-uns des problèmes qui me semblent encore à résoudre pour préparer un avenir qui soit « un temps des religieux ». Il est clair que, de mon rapport, surgissent aussi des vues prospectives pour l’avenir de la vie religieuse. Je voudrais en présenter et en expliciter quelques-unes.
Prospectives
Les prospectives que je vois concernent la vie religieuse en elle-même, son rapport avec l’Église, sa capacité de parler au monde.
Une réforme évangélique, non une modernisation
Dans Perfectae caritatis, le Concile exprime une forte pensée :
La norme ultime de la vie religieuse, c’est de suivre le Christ comme l’enseigne l’Évangile. Cette norme doit être regardée dans tous les instituts comme la règle suprême (PC 2).
Suivre le Christ constitue donc le but et la forme de vie fondamentale de toute congrégation. Cela veut dire que celle-ci découvre assurément son identité dans sa propre histoire, mais l’histoire d’une congrégation est de demeurer une histoire ouverte. Ce n’est pas une histoire immuable, elle doit sans cesse être confrontée à l’Évangile, lue dans la tradition et dans l’aujourd’hui des croyants. L’adage : « retour au charisme du fondateur » me semble être souvent porteur d’un danger, celui de considérer comme close et irréversible l’histoire de la congrégation. On devrait se rendre compte que bien des situations ont changé, que l’homme d’aujourd’hui lance de nouveaux défis, qu’il existe des signes des temps à accueillir. Le problème ne devrait pas être : comment renouveler le charisme du fondateur, mais comment rejoindre ce radicalisme de « suite du Christ » qui inspirait le fondateur ?
Dominique de Guzman, attentif aux situations, avait su dire à ses frères : « Essayez de vivre comme les hérétiques et d’enseigner avec l’Église. » Cela signifie que la sequela reste ouverte et ne peut se nourrir ni du charisme ni du service tels qu’ils furent jadis découverts par le fondateur, et moins encore d’une dévotion propre à une spiritualité de son temps.
Le renouveau n’est pas à chercher dans l’action de congrès bibliques et théologiques qui cherchent à moderniser une dévotion, vénérable sans doute, mais qui appartient au passé et ne dit en tout cas plus rien aux jeunes, aux générations nouvelles. Il ne passe pas non plus par la redécouverte d’un service voulu et pratiqué par le fondateur en son temps et dans son milieu.
Sequela ouverte donc, mais par-dessus tout, suite du Seigneur Jésus-Christ dans la pauvreté, l’obéissance, l’assiduité à la prière, l’accueil des humbles et des pécheurs, la fraternité de ceux qui s’aiment.
Avant tout, la vie religieuse doit reprendre le thème de la pauvreté : pauvreté personnelle, pauvreté communautaire, pauvreté de situation. Si, immédiatement après le Concile, cet effort a été tenté, il s’est ensuite affaibli ; la pauvreté est passée au second plan devant des motivations telles que : « c’est pour un bien », « c’est pour agir avec plus d’efficacité », et le thème de la pauvreté n’est plus fréquemment traité. Mais une vie religieuse qui ne vit pas la pauvreté jusqu’à la privation, manque de foi ; elle n’est plus en marche à la suite du Christ qui, de riche qu’il était, s’est fait pauvre (cf. 2 Co 8,9). Il s’agira d’une pauvreté non stéréotypée, vécue différemment dans la vie érémitique, la vie communautaire, la vie itinérante, mais ce sera une pauvreté réelle, enracinée dans le quotidien, et qui lie la vie religieuse aux humbles, aux plus pauvres, aux « derniers ».
De même, l’obéissance doit être vécue de façon radicale. Au nom de la démocratisation de la vie religieuse, l’obéissance s’est beaucoup affaiblie ; en la voulant responsable, fruit du dialogue avec l’autorité, on l’a souvent vidée de son contenu. Certes il y a une hiérarchie dans l’obéissance : on doit d’abord obéissance à sa conscience, puis à Dieu, puis à l’Écriture, puis aux frères, mais finalement aussi à l’autorité, à celui qui a été mis à la première place pour être l’occasion de l’obéissance. Il faut sans doute une obéissance libre et pleine d’amour, mais qui soit vraiment obéissance, qui soit signe et acte de dépossession de soi, qui soit un abandon radical de soi jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix, qui est une mort ignominieuse (cf. Ph 2,8). L’obéissance reste une vertu, et même la vertu fondamentale du religieux et de tout chrétien.
Il est indispensable que l’obéissance et la pauvreté soient vécues de façon radicale pour que le célibat, spécifique de la vie religieuse, soit possible et ne rencontre pas de contradiction ; c’est précisément de pauvreté et d’obéissance que le célibat se nourrit et qu’il en devient compréhensible. Que signifierait en effet le célibat, renoncement à une richesse créée et bénie par Dieu, si l’on ne renonce pas à tout ce que l’on possède, si l’on continue à s’affirmer soi-même et à échapper à l’obéissance ?
Voici donc que se dessine le témoignage eschatologique de la vie religieuse, témoignage qui n’est pas fait de paroles mais d’actes, témoignage d’une personne qui vit le célibat pour le Royaume, pratique la pauvreté et l’obéissance à la suite du Christ pauvre, proclame que passe ce monde dans lequel on se marie et on commerce, attend celui qui vient, le Seigneur glorieux qui apporte un ciel nouveau et une terre nouvelle. Retrouvons donc ce témoignage eschatologique, montrons de façon visible notre attente du Seigneur, l’époux actuellement absent, et cela dans le jeûne, la prière, la vigilance, la charité envers les petits, les faibles, les pauvres, les pécheurs.
La vie religieuse a besoin de saints et tous les membres du Peuple de Dieu sont appelés à la sainteté, mais les religieux, par leur profession, déclarent choisir les moyens radicaux, évangéliques, pour que Dieu accomplisse en eux son œuvre.
La vie religieuse et sa relation à l’Église
Je ne veux pas mettre en doute cette qualité de « fils privilégiés de l’Église » que des Papes attribuèrent aux religieux mais, s’il est vrai que la vie religieuse est au cœur de l’Église, il est tout aussi vrai que cette vie a une fonction prophétique. Selon toute la tradition, les religieux sont fils d’Élie et de Jean-Baptiste. Il ne s’agit pas de demander aux religieux des comportements héroïques extraordinaires, mais il faut qu’ils soient, dans l’Église, ceux qui marchent en présence du Seigneur dans l’esprit et la force d’Élie (cf. Lc 1,17).
À ses débuts, toute congrégation a rempli un rôle prophétique face à la grande Église : ce fut le cas de François, d’Ignace, etc. La vie religieuse est née, avec la paix constantinienne et le régime de chrétienté, comme une affirmation – après la disparition des martyrs – du radicalisme évangélique face à la « modernisation » de l’Église. Où se trouve maintenant cette force, non d’antagonisme, mais de choc salutaire face à la grande Église ? Qui la réveille de sa torpeur spirituelle ? Qui rappelle le primat de l’Évangile sur tout choix, sur toute technique dans le domaine pastoral ? Qui sait encore crier un avertissement contre la mondanité croissante qui s’empare de tous les chrétiens et surtout des militants ? Qui témoigne que le Règne qui vient est premier par rapport à l’Église elle-même ? Qui annonce la paix évangélique, sans défense, sans calculs d’équilibre et sans mesures de dissuasion à celles de ces Églises qui se nourrissent de pareils calculs ?
Au contraire, les congrégations, par réaction contre une attitude qui en faisait une détestable Église parallèle, ne sont-elles pas aujourd’hui solidement planifiées au niveau pastoral, toujours plus nivelées et alignées sur un chemin ecclésial qui n’est point toujours évangélique ?
Est-ce un hasard si, là où la vie religieuse est plus active (voyez les États-Unis), elle est de plus en plus alignée, dans ses options, sur une mondanité croissante et ne prend des positions apparemment prophétiques que pour la défense des droits de l’homme ?
La vie religieuse doit donc reprendre sans arrogance son rôle prophétique, non dans un détestable esprit de contestation, mais avec une humble détermination, de façon à rappeler aux chrétiens et aux Églises « l’unique nécessaire », et cela avant tout par la vie communautaire et personnelle.
Deux problèmes se présentent ici : je me borne à les énoncer, mais ils sont typiques et, pour l’avenir de la vie religieuse, ils appellent une réponse urgente : le problème des relations avec l’Église locale, qui ne peut plus être évité, et celui de la nature laïque de la vie religieuse : on ne peut plus admettre que, pour les hommes, elle ne soit que l’antichambre du ministère presbytéral. La vie religieuse est laïque avant tout et cela doit valoir non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes, exception faite des clercs réguliers qui constituent une vocation spécifique.
La vie religieuse doit savoir parler au monde
Dans son contact avec le monde, ou mieux avec les hommes de ce monde, la vie religieuse ne devrait pas oublier qu’avant d’être une donnée chrétienne, elle est un phénomène humain, universel, présent en des aires culturelles diverses. Aujourd’hui que se vérifient le contact et le dialogue entre les religions, on doit s’en rendre compte de plus en plus et ceci poussera la vie religieuse à savoir parler au monde. De nos jours, le monde est attentif, prêt à percevoir valeurs et messages, si ceux-ci sont adressés à partir d’une expérience humaine concrètement vécue. Précisément à cause de son caractère exceptionnel de minorité, la vie religieuse se présente comme un phénomène qui sourd d’un espace extérieur à la société, mais qui, s’il se maintient à l’intérieur du corps social, peut être un agent externe qui travaille et veut être efficace à l’intérieur de ce corps.
Ainsi les religieux peuvent inoculer à la société un ferment qui agisse en même temps sur sa construction et sa contestation. Dans une certaine mesure, les religieux sont en symbiose avec la culture dominante, mais ils y introduisent aussi une protestation et souhaitent se heurter à elle pour souligner le contraste avec la mentalité ambiante. Mais cela ne se fera que si les religieux sont visiblement une force prophétique. Walter Dirks, dans son essai sur la vie religieuse, relevait une série de messages adressés par la vie religieuse à l’Église et à la société civile dans la mesure où cette vie restait un phénomène marginal ; Thomas Merton, dans ses derniers écrits sur l’avenir de la vie religieuse, réclamait avec force ce caractère marginal de la minorité active, afin qu’elle puisse vraiment transmettre des messages à l’homme d’aujourd’hui. D’ailleurs, le célibat, la pauvreté, l’obéissance, la vie fraternelle constituent des messages pour tous les hommes. Le seul problème est de rendre ces messagers parlants, d’être capable de les transmettre avec force.
Les religieux ne peuvent-ils pas montrer que, si l’éros est une note dominante de la vie humaine, il n’en constitue pas la finalité ? L’éros peut devenir une idole qui aliène l’homme, mais le religieux peut le faire apparaître comme une réalité qui doit être soumise à l’homme. De plus, dans le célibat, se fait une expérience fondamentale, celle de la solitude, expérience que l’on a choisie et qui n’est pas imposée par les circonstances. Or, dans la société, il existe des hommes seuls, des eunuques, des homosexuels, tous condamnés à la solitude ; les religieux, qui partagent avec eux cette condition de « rameaux secs » (Is 56,3), peuvent montrer que cette situation, elle aussi, a un sens, que le ciel n’est pas fermé pour de telles personnes. Par leur célibat, les religieux rappellent au monde que l’être humain trouve son sens d’abord en lui-même ; sans condamner le monde, ils disent par leur vie que l’envahissement obsédant et harassant de la vie sociale par la sexualité mène à une dégradation systématique et continuelle dans laquelle les sens sont menacés de vieillissement et d’impuissance précoce. Que le monde aille vers une « désexualisation » ou vers une absorption du religieux dans le sexuel, le risque est, dans tous les cas, de rester aliéné devant le simulacre du sexe. Cela étant, il est sûr que le religieux, par son célibat, fait naître des doutes, révèle une nouvelle échelle de valeurs, crée de nouvelles formes de langage dans les rapports, les rencontres, la connaissance de l’autre. Nous, religieux, avons-nous conscience d’être porteurs d’un message, d’une parole dure qu’il n’est donné qu’à peu de personnes de percevoir comme un appel (cf. Mt 19,10-12), mais qui est riche de sens pour tout homme ?
Par notre vie fraternelle, qui n’est pas fondée sur le choix que nous faisons les uns des autres, par notre vie communautaire où ne jouent ni la réciprocité, ni les liens de la chair et du sang, ni les sympathies naturelles, par une vie en commun dans laquelle il n’y a ni « grands » ni « petits » et qui tend à une communion fraternelle, ne donnons-nous pas aussi un message au monde ? Notre forme d’existence requiert qu’on abatte systématiquement tous les murs ; par ses structures, elle invite à la paix, à l’amour fraternel, au respect des personnes. Tout cela, si nous le rendons parlant, peut encore apporter aux hommes une autre parole d’espérance.
La pauvreté et l’obéissance sont, elles aussi, porteuses d’un message : la gestion de nos maisons, basée sur ce qui est nécessaire et non sur le profit, l’usage raisonnable des biens, la contestation de la société de consommation, le maintien de la loi du travail ardu dans une activité sérieuse, l’effort ascétique créatif, le refus d’une mystique aliénante du travail, autant de perspectives qui intéressent l’homme d’aujourd’hui. Or, précisément, il les attend maintenant, non de la vie religieuse, mais d’autres phénomènes marginaux souvent non chrétiens.
Dans l’obéissance enfin, le religieux accepte d’être chaque jour contesté dans sa subjectivité, il s’exerce à opérer un transfert de celle-ci vers l’objectivité communautaire ; il s’entraîne à la concorde et à la paix ; tout cela aussi intéresse les hommes d’aujourd’hui.
Voilà où se produit le dialogue avec les hommes, voilà où, dans la charité active qui n’a pas besoin de se dire parce qu’elle agit, la vie religieuse est reconnue par le monde, voilà où nous sommes capables de parler au monde...
Je termine par un apophtegme d’Antoine l’Égyptien selon lequel, pour maintenir vivant en soi le radicalisme évangélique, la vie religieuse devra toujours se souvenir de la folie de la croix et vivre son avenir dans l’espérance :
Un temps vient où les hommes seront fous, et quand ils verront quelqu’un qui n’est pas fou, ils s’insurgeront contre lui, disant : « Tu es fou », parce qu’il n’est pas comme eux.
Comunità di Bose
I-13050 MAGNANO (VC), Italie
[1] Le texte du Père Tillard a paru dans Vie consacrée, 1986, 323-340, sous le titre « Vingt ans de grâce ou de disgrâce ? »
[2] Enzo Bianchi est, depuis 1965, l’animateur de la communauté monastique interconfessionnelle de Bose (Italie). Il a une longue expérience de la vie religieuse classique grâce à la prédication des exercices spirituels, aux cours de spiritualité donnés à divers instituts, à l’aide apportée à plusieurs congrégations dans la rédaction de leurs constitutions. Il a également fait personnellement connaissance avec la vie religieuse orientale au Mont Athos et dans le désert égyptien du Wadi el Natrum (Scété).
[3] Prier la Parole. Une introduction à la « lectio divina ». Coll. Vie monastique, 15, Bellefontaine, Abbaye 1983. Après avoir été publié en article, l’original italien est paru en 1974 à Torino, chez Gribaudi.
[4] Un temps pour les Ordres religieux ? Mystique et politique de la suite de Jésus, Coll. Problèmes de la vie religieuse, 43, Paris, Cerf, 1981. L’original allemand Zeit der Orden a paru en 1976 chez Herder à Freiburg. Cf. aussi J. B. Metz, « L’heure des religieux », Vie consacrée, 1977, 14-22 (traduction du dernier chapitre, où l’auteur résume les idées développées dans son livre).
[5] Cf. « Grandes Règles », qu. 8 : Du renoncement, dans Saint Basile, Les règles monastiques, trad. L. Lèbe, o.s.b., Maredsous, Éditions, 1969, 68-72.
[6] Elles ont même suscité une intervention accueillante de la Congrégation des religieux : « À propos des petites communautés », Informationes SCRIS, 1, 1975, 147-152.