La tentation de Jésus et la vie religieuse
Charles Delhez, s.j.
N°1988-2 • Mars 1988
| P. 107-121 |
Le récit des tentations de Jésus au désert représente, plus qu’un épisode de son ministère, la trame même du combat de toute sa vie. A la lumière de saint Luc, puis de saint Matthieu, l’auteur réfléchit aux conséquences, de cette interprétation pour la vie religieuse et pour l’Église : l’Homme nouveau, le Peuple renouvelé, n’ont-ils pas à se garder toujours des mêmes assauts ? Ainsi la vie religieuse peut-elle se présenter comme « un espace de discernement continuel des esprits dont l’Église tout entière doit bénéficier ».
Les pages qui suivent sont une conférence donnée par l’auteur à un groupe de religieux et religieuses de Kinshasa (Zaïre). Elle fait partie d’une série de conférences qui avaient pour thème Jésus et la vie religieuse et qui ont été assurées chaque mois par un conférencier différent. Il est question de les éditer à Kinshasa (Afrique), Saint-Paul.
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Le récit des tentations de Jésus est audacieux. Lorsqu’on admire quelqu’un, on a tendance à taire les difficultés qu’il a rencontrées et les épreuves qu’il a traversées. La communauté chrétienne, en nous rapportant les tentations de Jésus, a enfreint cette règle.
Souvent ce texte a été lu comme si Jésus avait vécu les tentations uniquement pour nous donner un exemple. L’intention de ces versets serait alors pédagogique : regardez comment Jésus a résisté... Imitez-le !
En fait, il s’agit de bien plus que cela. Il n’est pas question ici de pédagogie, mais bien d’ agonie, au sens originel du terme grec : « combat ». Ce que Marc nous rapporte dans toute sa nudité (Mc 1,12-13), Matthieu et Luc nous le présentent en trois tableaux (Mt 4,1-11 ; Lc 4,1-15). Il n’est évidemment pas question de prendre ces récits au pied de la lettre. C’est un événement tout intérieur, une lutte qui traverse toute la vie de Jésus.
En situant cet épisode au début du ministère public, les évangélistes veulent attirer notre attention et nous faire comprendre que Jésus a véritablement opéré des choix. Plusieurs chemins s’offraient à lui, car les attentes messianiques étaient nombreuses et variées. La vie de Jésus, telle que nous la livrent les évangiles, est la réalisation d’une option fondamentale constamment renouvelée et qui nous est ici présentée sous trois aspects.
Ce récit nous donne comme la clé de lecture ou la trame cachée de toute la suite de l’évangile. C’est en effet tout au long de sa vie que Jésus a dû affronter la tentation et la vaincre. Et elle reviendra encore en force « au moment fixé » (Lc 4,13), précisément au moment de l’agonie, c’est-à-dire du dernier assaut. Il ne s’agira pas d’une autre réalité mais du même combat qui se poursuit et atteint sa phase finale. La vie de Jésus est agonie, combat.
Si Jésus a été réellement tenté, cela tient au fait qu’il est réellement homme et qu’il a expérimenté la liberté humaine dans toute sa grandeur – celle de pouvoir dire oui à Dieu – comme dans toute sa fragilité. Alors que certaines sectes veulent aujourd’hui (comme jadis) nier que Jésus soit Dieu, les catholiques ont parfois tendance à oublier qu’il est vraiment homme. L’homme n’est pas du tout fait, du programmé. Il est un être en devenir qui se construit au fil des choix quotidiens. Qui dit choix, dit tentation, c’est-à-dire possibilité de choisir ce qui est contraire à mon être profond. La vie spirituelle – ce lieu où l’homme se construit avec Dieu – sera nécessairement marquée par la tentation. L’absence de celle-ci serait un signe de tiédeur. « Pourquoi le démon tenterait-il cette personne dont l’assurance est la meilleure garantie qu’elle ne fera rien de proprement surnaturel ? », demande le P. Laplace qui définit la tiédeur comme une grande satisfaction de soi et une grande paix [1].
Nous allons aborder successivement le récit de Luc et celui de Matthieu. Ils sont différents dans leur intention. Luc tourne nos regards vers la Passion où le choix posé au désert s’accomplit dans la remise totale de Jésus entre les mains de son Père, après le retour en force des trois tentations. Matthieu nous invite à regarder vers le passe d’Israël. Jésus en effet refait la même traversée du désert et rencontre les mêmes tentations que le peuple de jadis. Mais là où Israël avait succombé, Jésus vainc.
Luc
« Si tu es Fils de Dieu »
Luc présente Jésus comme le prophète qui mène son combat prophétique jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Dans ce combat, les grandes options sont déjà dessinées au désert.
Le désert est un lieu privilégié dans l’histoire d’Israël. C’est là que le peuple fraîchement libéré d’Égypte a passé quarante ans et a rencontré la tentation. C’est là qu’Élie a marché quarante jours vers la montagne de Dieu (1 R 19,8). C’est là encore que Dieu veut conduire à nouveau son peuple pécheur pour le séduire et lui parler au cœur (Os 2,16).
Au désert, il n’y a rien qui puisse prendre la place de Dieu. La question posée à Job peut revenir : « Seras-tu capable de servir Dieu si Dieu t’enlevait tout ? » La nudité des lieux révèle la fragilité radicale de l’homme dont le cœur est tiraillé de toutes parts. Mais elle laisse aussi parler le désir infini qui nous habite, ce désir de Dieu qui faisait marcher Élie. Le désert est véritablement le lieu de ce combat spirituel dont Rimbaud disait qu’il est plus dur qu’une bataille d’homme. Les vraies luttes, en effet, sont intérieures. Jésus n’échappe pas à la loi commune. Il est homme. Le désert sera aussi pour lui une rencontre de Dieu et une expérience de tentation, tant il est vrai qu’un des signes de l’approche de Dieu est la tentation.
Jésus est habité d’un désir infini : réaliser la mission que Dieu lui a confiée : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Lc 3,22). Et cette phrase résonne en son cœur : « Si tu es Fils de Dieu... ». La question est la suivante : comment va-t-il mener à bien cette mission ? Quels chemins son désir va-t-il prendre pour poursuivre sa quête infinie. Une unique question mais qui fait miroiter en Jésus mille images, mille tentations. Luc les a résumées en trois.
« Si tu es Fils de Dieu, ordonne à ces pierres de devenir du pain » (Lc 4,3). C’est la tentation du messianisme temporel. A coup sûr, Jésus réussirait sa mission s’il distribuait généreusement du pain ou d’autres biens à ses contemporains. Les hommes sont toujours prêts à suivre quelqu’un lorsqu’il y a des avantages bien concrets. Mais Jésus refuse de s’appuyer sur le succès matériel : ce serait trop ambigu. Et puis, à long terme, l’homme ne serait pas sauvé, car ce n’est pas de pain qu’il a d’abord besoin, mais de la Parole de Dieu.
Cette tentation reviendra encore dans la vie de Jésus. Quand il multipliera les pains, le peuple, satisfait, lui proposera le titre de roi. Mais Jésus proposera un autre pain qui aura moins de succès (Jn 6,26-27) ! Jésus n’appuiera donc pas son action sur le succès matériel.
Cela pose question pour la vie religieuse. N’y a-t-il pas une certaine manière d’insister sur le côté matériel qui fait passer dans l’ombre la Parole de Dieu ? N’y a-t-il pas dans notre manière de vivre une attention trop grande à l’infrastructure matérielle, tant dans notre style de vie que dans les services que nous rendons ? N’y a-t-il pas une manière d’aborder le développement qui obscurcit l’annonce de la Parole ? On peut se réjouir du succès de beaucoup de nos entreprises : écoles, hôpitaux, dispensaires, paroisses... Mais ne peut-on pas aussi se faire la réflexion que Jésus faisait aux Juifs : « Ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé du pain à satiété » (Jn 6, 26). Le risque du signe est toujours d’accrocher trop les regards.
Il y a une priorité à respecter : l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’il faille aussi nourrir ceux qui risqueraient de défaillir en chemin. Jésus n’a pas refusé le miracle de la multiplication des pains. Et pourtant, le succès qu’il a ainsi rencontré a été pour lui une tentation, celle de se contenter de cette voie-là, plus facile sans aucun doute. Il a dû fuir dans la montagne, retrouver son Père dans la prière (Jn 6,15). Il y a une certaine réussite qui est tentation.
Il faut vérifier si, dans nos vies, le point d’appui est bien la Parole de Dieu et si nous gardons le souci de la présenter aux autres sans lui ôter ces aspects choquants qui ont fait fuir certains disciples et les auditeurs distraits (Jn 6, 66).
Derrière cette tentation, on peut voir se profiler le vœu de pauvreté comme une invitation à tout miser sur Dieu. L’évangile de Luc y insiste beaucoup en relativisant les richesses (Lc 6,20-24 ; 12,14-34 ; 16,9-13 ; 19-31 ; 18,18-30).
Jésus a refusé de changer les pierres en pains pour vivre. Il refusera aussi de descendre de la croix pour survivre (Lc 23, 9-43). Mais il remettra son esprit entre les mains du Père comme au désert où il avait choisi la Parole. La croix est déjà présente dès les tentations.
« Je te donnerai tout ce pouvoir... si tu m’adores » (Lc 4,6-7). Mais se prosterner devant Satan n’est pas un vain mot. Cela signifie pactiser avec le Mal, accepter de passer par le mal pour obtenir ce que l’on désire. En effet, le pouvoir politique en ce monde se maintient souvent par la violence, la torture, la loi du plus fort, le mensonge électoral... Les puissants d’ici-bas sont prêts à n’importe quoi pour conserver la parcelle d’autorité qu’ils exercent à leur profit (Lc 22,24-27). Se prosterner devant Satan, c’est accepter de payer le prix nécessaire pour régner, au risque de piétiner sa conscience. La soif du pouvoir a habité tous les « grands » hommes de l’histoire, même s’ils ont su donner à cette soif des noms prestigieux en se faisant appeler « bienfaiteurs » (Lc 22,25).
Jésus est venu rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés (Jn 11,52). Lui aussi parle de Royaume (Jn 18, 36). Il lui suffirait de goûter un peu au jeu du pouvoir et, grâce à Satan, il atteindrait le but pour lequel il est venu en ce monde. Pourtant, il ne veut pas y parvenir par n’importe quel moyen. Seul l’amour rassemble véritablement dans l’unité, l’amour qui se donne comme un pain que l’on partage (Lc 22,19 ; 1 Co 10,17). Le pouvoir rassemble dans la peur.
L’Église n’a pas toujours résisté à la tentation de la politique. Que de collusions entre « le sabre et le goupillon » ! Cette tentation n’est pas du passé. Elle est toujours renaissante. Une proximité trop grande avec le pouvoir politique entraîne inévitablement une série de compromissions et de silences qui défigurent irrémédiablement la Bonne Nouvelle annoncée aux pauvres.
Il faut bien reconnaître qu’en général, il n’y a que deux camps. Ou bien l’on est du côté du pouvoir – et les avantages sont nombreux – ou bien l’on est de l’autre côté, celui que Jésus a choisi. Mais alors, l’appellation « Roi des Juifs » devient un motif de condamnation (Lc 33, 38) et non plus une carte d’entrée au club des gouvernants.
En politique, tous les moyens sont bons. Pour Jésus-Christ – et donc pour les religieux – seul l’amour a droit de cité. Cet amour rend vulnérable car il refuse qu’on prenne les armes pour se défendre (Jn 18,11). La position de non-pouvoir est position de faiblesse, la faiblesse de la croix...
Le vœu d’obéissance est un refus radical du pouvoir, en dehors de l’Église comme au dedans. La tentation demeure pour le religieux de prendre le pouvoir en vue du bien des autres. Or la vie religieuse se veut être « un service libre de toute puissance » et seul Jésus peut nous sauver « de l’idée par trop évidente qu’au fond on ne peut servir les hommes qu’en ayant le pouvoir » [2].
Dès lors, ce vœu concerne tout autant les supérieurs que les inférieurs. Il y a une manière d’exercer l’autorité qui est puissance et non plus service. Comme l’écrit avec humour le P. Matungulu : « Un supérieur n’a pas à se comporter comme certains administrateurs coloniaux qui maniaient le fouet à tour de bras [3]... ». Et il y a des fouets qui sont spirituels !
L’obéissance religieuse n’est pas de type politique. Elle présuppose un discernement. Elle est « la décision que l’on prend de ne jamais déchiffrer seul la volonté de Dieu sur sa vie et son engagement, mais de le faire avec d’autres » [4]. Le dernier mot est laissé au supérieur mais lui aussi tente, en écoutant son frère, de discerner la volonté de Dieu et non d’imposer la sienne.
Jésus a repoussé l’invite de Satan : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et c’est à lui seul que tu rendras un culte » (Lc 4,8). Il a déjà choisi cette croix où l’écriteau « Jésus roi des Juifs » rappellera ce qu’il aurait pû être (Lc 23,38 ; Jn 6,15). À l’instant suprême, les passants lui crieront qu’il aurait pu prendre un autre chemin : « Si tu es roi des Juifs, sauve-toi toi-même » (Lc 23,37).
« Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas... car il est écrit : ‘ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre’ (Lc 4,9-11). Il est astucieux, le Tentateur ! Il se sert de l’Écriture pour suggérer une voie de facilité.
Il est proposé à Jésus de faire l’économie de la souffrance et de sauver les hommes sans verser le sang. Mais ce serait de la magie, non de l’amour. Comme le dit le poète Paul Claudel, « Jésus n’est pas venu pour détruire la croix, mais pour s’étendre dessus [5]. » Il s’est approché de notre souffrance au point de la faire sienne. C’est ainsi qu’il nous sauve : en la prenant sur lui.
Souvent cette troisième tentation reviendra. Les disciples, tout comme Satan, connaissaient les passages de l’Écriture qui présentent un Messie triomphant et ils oubliaient qu’« il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire » (Lc 24,26). Jésus n’hésitera pas à traiter Pierre de Satan lorsqu’il voudra lui barrer la route de Jérusalem (Mc 8,33). C’est en effet la même tentation qu’au désert. Lors de l’agonie, Jésus sera à nouveau effrayé par cette perspective de la souffrance (Lc 22,42). Pourtant il faut que le grain de blé tombe en terre... (Jn 12,24).
Jésus connaît aussi l’Écriture. Il a souvent médité les pages du Second Isaïe sur le « Serviteur souffrant ». C’est à travers elles que l’Esprit lui a parlé. Il sent que c’est son chemin, et il le suivra.
La vie religieuse a également partie liée avec la souffrance. Historiquement, elle a pris le relais du martyre. Le religieux doit demeurer prêt à conduire son témoignage jusqu’au sacrifice suprême. Bien sûr, la souffrance ne doit pas être recherchée pour elle-même mais il y a une manière de la fuir qui n’est pas chrétienne.
Il n’est de fait pas possible d’en faire totalement l’économie, si nous voulons travailler au salut des hommes. Nous ne pouvons pas sauver les autres du bout des doigts. La tentation consiste à faire de Dieu un parapet qui nous mette à l’abri du grand vent. Mais en notre monde, il n’est pas possible de conjuguer le verbe aimer sans l’auxiliaire souffrir. Qui veut vivre avec Dieu versera quelques gouttes de sang au fil de ses choix quotidiens.
Le vœu de chasteté est marqué aussi par la souffrance. « La chasteté, c’est ce vide douloureux qui appelle Dieu », disait une religieuse contemplative. Il y a bien des façons de refuser ce lieu de solitude que pourtant le religieux a choisi d’habiter pour être signe de ce Royaume où Dieu seul est le tout d’un cœur.
Ne nous faisons pas illusion, ce vide restera toujours douloureux parce que le religieux se situe dans l’espace parfois inconfortable entre le « déjà là » et le « pas encore ». Sa joie est celle du « déjà là », sa souffrance, celle du « pas encore ». Dieu est tellement autre qu’il ne remplace pas purement et simplement le visage du compagnon ou de la compagne de vie que l’on aurait pu avoir. Son passage laisse en nous une blessure qui ne se refermera que dans le Royaume.
En refusant que Dieu intervienne pour lui épargner la souffrance, « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » (Lc 4,12), Jésus accepte déjà la croix. Pour Luc, Jérusalem est le lieu où se joue l’acte final. Ce n’est pas pour rien qu’il y situe aussi la dernière tentation. A nouveau, c’est la croix qui se profile à l’horizon : « Sauve-toi toi-même » au lieu d’être tant préoccupé du salut des autres ! (voir Luc 23,35-39). Dès le désert, Jésus a « vu » cette tentation. Au Golgotha, les moqueries des passants s’adressent à quelqu’un qui a déjà fait son choix.
Jésus, Nouvel Adam
Après le baptême, Luc nous a présenté la généalogie de Jésus, fils d’Adam, fils de Dieu (Lc 3,38). Mais alors qu’Adam avait voulu devenir comme Dieu en conquérant cette égalité plutôt qu’en l’accueillant, « Jésus, qui est de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à conquérir d’être l’égal de Dieu » (Ph 2,6). Tel est en effet le ressort secret des tentations : l’homme veut conquérir l’égalité avec Dieu par la puissance matérielle, le pouvoir absolu et le refus de la souffrance. Jésus, quant à lui, a vécu notre condition humaine et c’est au cœur de celle-ci, fragile et éphémère, qu’il a accueilli la plénitude de Dieu.
Ne croyons pas trop vite que vouloir se faire Dieu soit le lot du seul athéisme. Cette tentation se trouve aussi dans la vie religieuse. Elle a nom : orgueil spirituel. Ce risque est au cœur même de l’humilité : je prends possession de moi et de mes qualités intérieures et j’en fais un droit que je peux exhiber aux yeux de Dieu. Je n’ai plus besoin de son pardon. Je crois que tout m’est permis parce que je suis devenu parfait et je peux juger les autres à l’aune de ma perfection. Thérèse de Lisieux espérait se présenter à Dieu les mains vides. Elle ne voulait pas s’appuyer sur ses mérites pour réclamer une récompense comme on exige un dû.
Jésus est l’Adam réussi, le Nouvel Adam. Au terme de sa vie, du plus profond de son humanité, il peut dire à Dieu « Père » (Lc 23,46). Son existence est un long dialogue avec le Père. Dans l’évangile de Luc, il commence au baptême lorsque du ciel vint une voix « Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Lc 3,22). Il se termine sur la croix où la parole est maintenant au Fils : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23,46). Mais entre le premier mot et le dernier, il y a toute une vie vécue dans la fidélité à la mission confiée, non pas une vie bien « protégée » mais une vie d’homme battue par le grand vent de la tentation. Il n’est pas toujours facile, en vérité, de dire « Père ».
Matthieu
Jésus, Nouvel Israël
Luc nous a montré le lien profond entre les tentations et le projet fondamental de Jésus, projet qui le mènera au don total de lui-même sur la croix. Matthieu, qui écrit pour les judéo-chrétiens, est plus sensible à la relation Jésus-Israël.
Sortant dÉgyptegrâce à la main forte et au bras étendu de son Dieu, Israël avait été mené au désert, précédé d’une colonne de feu. La traversée du Sinaï avait été un temps d’éducation mais aussi d’épreuves et de tentations. Hélas, le peuple avait succombé.
Le Nazaréen va être conduit au désert par l’Esprit, dont la colonne de feu était comme la préfiguration. Là, il « revit les tentations du peuple élu ; mais tandis que ce dernier avait cédé, Jésus remporte la victoire, en s’appropriant les enseignements que le Deutéronome avait retirés de l’histoire d’Israël ».
Luc nous a présenté Jésus comme le Nouvel Adam, Matthieu nous le présente comme le Nouvel Israël. Il se tient au nom du peuple au cœur même de la tentation, il l’affronte, il la vainc. Il est comme la conscience d’Israël, sa vigie : il repère l’ennemi et le renvoie à son mensonge.
La vie religieuse n’a-t-elle pas ce rôle à jouer à l’égard de l’Église ? Ne doit-elle pas être à l’avant-poste pour démasquer toutes les tentations du monde d’aujourd’hui et les déjouer ? Elle doit être un lieu de lucidité pour tout le peuple. Telle est la dimension prophétique de la vie religieuse au cœur même de l’Église.
La place de l’Église est bien d’être au cœur du monde, levain dans la pâte, signe du Royaume qui s’approche. Mais le monde assaille l’Église et la tente. C’est pourquoi les religieux, par leurs trois vœux, « quittent le monde », non pour le fuir mais pour veiller, pour jeûner et pour prier. En se tenant à l’écart des possessions et du pouvoir, en acceptant la solitude du célibat, ils gagnent en lucidité et peuvent mettre l’Église en garde contre les écueils de ce monde, qui parfois se dissimulent sous la surface tranquille d’une mer calme. Le religieux pourrait être défini par ces quelques mots que Dieu adresse à Jérémie : « J’ai posté des sentinelles pour veiller sur vous » (Jr 6,17).
Seul un certain recul permet de découvrir la tentation. C’est pourquoi Jésus est parti au désert. Quand il en revient, il se met à proclamer « Convertissez-vous ! » (Mt 4,17). Cette parole n’est pas adressée uniquement aux pécheurs publiquement reconnus. Elle concerne aussi ceux qui étaient les guides officiels du Judaïsme : les scribes, les pharisiens, les chefs des prêtres... De même, le religieux, homme du « désert », est, par son mode de vie, une parole prophétique adressée à l’Église.
Ne l’oublions pas, la vie religieuse est née au désert lorsque le temps des persécutions eut pris fin et que l’Église risquait de connaître une ère de facilités trop grandes. Par la suite, « la vie religieuse s’est particulièrement manifestée comme des sursauts évangéliques, en des périodes où l’Église avait tendance à s’installer dans le conformisme social » [6].
Le P. Jean-Claude Guy, dans son dernier livre, le rappelle : « La vie religieuse naissante se présentait comme un mouvement de protestation en face de la société et des communautés chrétiennes contemporaines. C’était, dans le contexte de « confort spirituel » que la paix constantinienne semblait inaugurer, l’affirmation de la radicalité évangélique. Protestation contre toutes les compromissions et les enlisements dans « le siècle qui passe », affirmation que le chemin du bonheur et de la vie passe par le renoncement à tout le reste pour suivre Jésus [7]. »
Au Synode de 1985, le P. Kolvenbach, Préposé général de la Compagnie de Jésus, a déclaré qu’il y avait « une tension voulue par l’Esprit du Seigneur pour le bien de l’Église, entre les dons propres de l’Épiscopat et ceux propres de la vie religieuse ». C’est en effet l’Esprit qui a poussé les fondateurs d’ordres au « désert » et qui éclairait la Hiérarchie lorsqu’elle reconnaissait dans ces « aventures » un signe prophétique. C’est le même Esprit qui souffle « des deux côtés ».
Pour illustrer ceci, il suffit d’évoquer l’effet qu’a pu produire un François d’Assise qui venait « pieds nus, les longs cheveux en désordre, vêtu d’une bure rapiécée et poudreuse », demander au Pape, « qui a une haute idée de la Papauté et veut être le maître de tout », la reconnaissance de son ordre de mendiants. Qui plus est, ce François avait la prétention de rebâtir l’Église alors qu’il n’était même pas prêtre ! Un cardinal, pour le défendre, aurait dit aux autres cardinaux : « Si vous croyez que l’évangile est impraticable et retenez les hommes qui veulent le pratiquer, pourquoi sommes-nous ici ? Vous insultez Jésus lui-même ! » Finalement, le Pape a reconnu la Règle de François. Il a accepté ce qui était au fond une contestation radicale de l’institution ecclésiastique d’alors [8]. La pauvreté et l’humilité de cette poignée d’hommes avait en effet « un mordant critique, rappelait dangereusement Jésus et était une menace pour le fonctionnement trop naturel de l’institution ecclésiastique d’alors » [9].
Matthieu reprend les tentations qu’avait connues Israël et il met dans la bouche de Jésus des versets du Deutéronome. Ce livre en effet médite les événements du désert pour en tirer des enseignements utiles à la vie du peuple.
Israël a eu faim au désert et il a murmuré contre son Dieu (Ex 16 - Nb 11). Le Deutéronome interprète théologiquement cette première tentation : « Lui t’a humilié, il t’a fait connaître la faim, puis il t’a nourri de la manne que tu ne connaissais pas et que tes pères n’avaient jamais connue pour te faire comprendre que l’homme ne se nourrit pas seulement de pain mais de toute parole de la bouche du Seigneur » (Dt 8, 3). Jésus aussi a faim et est tenté de changer les pierres en pains. Il répond avec les mots mêmes du Deutéronome. La vie religieuse est ce rappel au cœur de l’Église du primat de la Parole sur toutes les réalisations matérielles. Elle est contestation de tout désir d’autosuffisance qui s’appuie sur les biens de ce monde. La faim matérielle n’est en effet que l’image d’une faim plus profonde que Dieu seul peut combler. Le messianisme matériel n’est pas une solution.
A Massa, le peuple avait tenté Dieu (Ex 17,1-7) : « Pourquoi donc nous as-tu fait monter d’Égypte ? Pour me laisser mourir de soif, mes fils et mes troupeaux ? » (Ex 17,3). Le Deutéronome en tire la leçon : « Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu comme vous l’avez fait à Massa » (Dt 6,16). Tenter Dieu, c’est le sommer d’intervenir ou bien s’obstiner à lui demander des preuves. Jésus s’y refuse. Il ne veut pas échapper miraculeusement à sa condition d’homme et convaincre le peuple à coup de preuves incontournables. Ce qui est rejeté ici, c’est un messianisme de prestige où Dieu intervient par des coups d’éclat (voir Mt 16,1). Ce qu’il faut craindre ici, c’est une Église assoiffée d’honneur et évitant de s’engager dans le coude à coude avec les hommes, là où la souffrance est compagne de route.
Voilà Jésus devant tous les royaumes de la terre comme Israël devant ceux de Canaan au sortir du désert. Pour les conquérir, va-t-il se prosterner devant un quelconque veau d’or (Ex 32) ou devant les dieux des nations qui peuplent la Palestine (Ex 23,23-24 ; 34,10-17) ? Jésus refuse de s’agenouiller devant tout autre que Dieu son Père (Dt 6,13). Il rejette toute forme de messianisme politique. L’Église qui se réclame de lui devra toujours lutter contre la tentation d’alliance entre « le sabre et le goupillon » à la manière des Zélotes, contre toute recherche de pouvoir temporel. Elle ne se prosternera pas devant les dieux des nations mais devant Dieu seul. La vie religieuse, comme lieu de non-pouvoir, en est le rappel constant.
Vie religieuse, vie de discernement
« La scène de la tentation se répète constamment dans la vie de Jésus : la lutte contre le diable parcourt toute sa vie. Pouce par pouce, il conquiert le terrain sur Satan et repousse son pouvoir... La vie de Jésus est véritablement un continuel discernement des esprits [10]. »
À l’image de la vie de Jésus, la vie religieuse se présente comme un espace de discernement continuel des esprits dont l’Église tout entière doit bénéficier.
Chez Ignace de Loyola, il y a deux séries de règles de discernement. Une première concerne ceux qui luttent contre le péché et ne s’en sont pas encore dégagés, la seconde pour ceux qui ont décidé de se mettre à la suite du Christ au service du Royaume. Ces dernières sont plus subtiles car il s’agit de repérer le mauvais esprit qui se déguise sous le masque du bien : « tentatio sub specie boni ». C’est à ce genre d’assaut que le Christ est affronté puisqu’il vient de s’offrir au Père lors du baptême. C’est aux mêmes tentations que le religieux doit normalement résister. Il a fait le pas d’entrer dans une congrégation, il a prononcé des vœux. Subtilement, l’esprit du mal essaie de récupérer celui qui veut œuvrer pour le Royaume. Mais il ne peut le faire de manière grossière : il se heurterait à un refus radical. Alors il met des gants : « Si tu es Fils de Dieu... Si tu es religieux, ne pourrais-tu pas... ? » [11].
Ce combat pour la lucidité est indissociable de la vie religieuse et c’est le service qu’elle est appelée à rendre à toute l’Église :
Sur tes remparts, Jérusalem,
j’ai posté des veilleurs.
De jour et de nuit, jamais ils ne se tairont (Is 62, 6).
L’enjeu est capital. Si l’esprit du mal parvenait à détourner les forces du religieux ou celles de l’Église, les conséquences seraient incalculables. Lorsque de telles énergies ne sont plus mises au service du bien mais, sous l’apparence de celui-ci, au service de soi, on peut craindre le pire.
Comment, dès lors, gagner ce combat spirituel « plus dur qu’une bataille d’homme » ? Une seule méthode : entretenir en soi « les sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5), c’est-à-dire le désir d’une complète désappropriation de soi. L’alternative est en effet toujours la même : « L’amour de soi jusqu’à l’oubli de Dieu, ou l’amour de Dieu jusqu’à l’oubli de soi [12]. »
« Le Nazaréen dit non aux suggestions de son temps : il ne cherche pas l’accord facile, il ne satisfait pas les attentes des hommes, mais il les bouleverse. Jésus choisit le Père ; dans un acte de souveraine liberté il préfère l’obéissance à Dieu et la négation de soi, plutôt que l’obéissance à soi qui impliquerait la négation de Dieu. Il ne cède pas à la force des évidences, à l’attraction de l’efficacité immédiate. Sa foi au Père est une certitude indéracinable, et il entend accomplir son dessein, quelque obscur et douloureux qu’il puisse paraître. A l’heure de la tentation radicale, Jésus s’affirme libre de soi, libre pour le Père et pour les autres, libre de la liberté de l’amour : en lui, Serviteur inconditionnellement obéissant, l’échelle de l’obéissance prophétique touche à son sommet [13]. »
On pourrait croire que tout cela est bien austère et que la lutte continuelle doit éreinter les belligérants. Ce serait oublier qu’au désert les anges servaient Jésus (Mc 1,13).
Rue Marcel Lecomte 25
B-5150 NAMUR, Belgique
[1] Jean Laplace, s.j., Exercices spirituels de dix jours, 81.
[2] Karl Rahner, s.j., Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui. Paris, Centurion, 1978, 37-40.
[3] Otene Matungulu, s.j., Être avec le Christ, chaste, pauvre, obéissant. Kinshasa, Saint-Paul Afrique, 1983, 72.
[4] Jean-Marie Tillard, o.p., Devant Dieu et pour le monde. Paris, Cerf, 1975, 276.
[5] Paul Claudel, Toi, qui es-tu ? Paris, Gallimard, 1936, 113.
[6] La foi des catholiques. Paris, Centurion, 1984, 660.
[7] Jean-Claude Guy, s.j., La vie religieuse, mémoire évangélique de l’Église. Paris, Centurion, 1987, 15-16.
[8] Félix Timmermans, La harpe de saint François, Paris, Bloud et Gay, Livre de Vie, 1933, 96-99.
[9] Karl Rahner, s.j., op. cit., 39. Il faudrait retrouver ici l’audace d’un Karl Rahner pour parler des relations entre la vie religieuse et l’institution ecclésiastique. Voir ibid., 44-52 : « Esprit d’Église ». On pourrait relire également le Concile Vatican II : Lumen gentium, 45, et Perfectae caritatis, 1.
[10] Hans Urs von Balthasar, Herrlichkeit III 12. Teil 2, Neuer Bund, Einsiedeln, 1969, 67. Les tentations ne sont pas absentes du 4eme Évangile. Jean les a situées tout au long du ministère public et de la passion de Jésus. Il leur a donné des visages humains : le peuple, les Grecs, Pierre, Pilate. Jésus rencontre la tentation de la puissance matérielle dans les propositions de la foule après la multiplication des pains (Jn 6,15). Il rencontre celle du refus de la souffrance lorsque les Grecs veulent le voir (Jn 12,20-36) et lorsque Pierre intervient militairement lors de l’arrestation (Jn 18,10-11). Pilate tentera de le mettre du côté politique en en faisant un roi comme les autres (Jn 19,10-11). Mais chaque fois, Jésus continuera à agir conformément à ce que son Père attend de lui (Jn 14,30-31).
[11] Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Règles, 1ère série (313-327) ; 2ème série (328-336).
[12] Saint Augustin, De Civitate Dei, XIV, 28.
[13] Bruno Forte, Jésus de Nazareth, Histoire de Dieu, Dieu de l’histoire, Cogitatio fidei 122, Paris, Cerf, 1984, 217.