Prêtres dans un institut séculier
François Morlot
N°1987-5 • Septembre 1987
| P. 295-310 |
La sécularité actuelle de l’Église, entendue comme insertion et rupture, et la théologie renouvelée du sacrement de l’ordre invitent l’auteur à considérer le prêtre comme « ministre de la sécularité de l’Église », en particulier lorsqu’il est membre d’un institut séculier : une question frontière, qui peut également introduire aux débats du prochain Synode.
Cet article est paru sous le titre « Sacerdoti in un istituto secolare », dans l’ouvrage collectif, édité par Angelo Mazzarone, Preti nel mondo per il mondo. Appunti di spiritualità presbiterale, Milano, Ed. O.R., 1983, 57-70. La traduction, réalisée par l’auteur, est publiée avec l’aimable autorisation des éditeurs.
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Il est curieux de constater que la majeure partie des livres, articles, discours de tout genre qui concernent les instituts séculiers, se rapportent directement aux laïcs. Les prêtres de ces instituts se souviennent encore avec étonnement de leur désillusion quand ils s’aperçurent que, dans son allocution du 26 septembre 1970, le pape n’avait rien dit qui les regardât ; bien mieux il s’était adressé à la nombreuse assemblée des membres d’instituts séculiers réunis à Rome en disant : « Vous êtes des laïcs... vous, les instituts séculiers de l’Église d’aujourd’hui ».
Puisqu’il est clairement affirmé dans les documents officiels que les clercs peuvent être membres des instituts séculiers, faut-il leur réserver une note sous forme d’appendice à la réflexion sur les laïcs ? Ou faudrait-il demander qu’on les exclue des instituts séculiers sous prétexte que leur sécularité ne serait qu’une sécularité diminuée et de second ordre ?
Pour être plus sérieux, disons que la question se pose en ces termes : en quel sens peut-on dire d’un prêtre qu’il est séculier ? On parle facilement de prêtres séculiers, et on les oppose aux réguliers ou aux religieux. Mais est-ce tout ce qu’on peut dire d’eux ? Ne pourrait-on approfondir la question de manière plus positive ?
Une Église séculière
Pour bien comprendre le problème ainsi posé, il est important de prendre un peu de recul. Il est en effet impossible de comprendre le prêtre, sa mission et son rôle si on ne les met pas en relation avec l’Église. Durant le premier millénaire, les conciles interdisaient les ordinations « absolues », c’est-à-dire celles où le prêtre ordonné n’aurait appartenu à aucune Église particulière. Le prêtre est fait pour l’Église, son ministère est un service. Donc pour comprendre le prêtre séculier et sa sécularité, il est important de le situer dans la sécularité de l’Église.
L’Église séculière, l’Église dans le monde : c’est un vaste projet dont on parle beaucoup. Au document qui touche ce sujet, le second concile du Vatican a voulu donner ce titre : « l’Église dans le monde contemporain », montrant par ces mots que le monde n’est pas un, qu’au contraire il évolue dans l’histoire et que par conséquent la relation entre Église et monde a aussi une dimension historique.
Quelques points de référence historiques
Sans remonter trop en arrière – ces pages ne veulent pas être un traité historique, mais simplement suggérer quelques points de référence – on peut dire sommairement que l’Église européenne du Moyen Âge est très insérée dans le monde ; elle fait un tout avec le monde à ce point qu’on a pu parler de chrétienté. Certes les conflits ne manquaient pas entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir temporel : qu’il suffise de rappeler la querelle des investitures et l’opposition entre Boniface VIII et Philippe le Bel. Mais il n’y a rien dans la société civile qui n’ait un rapport avec l’Église : les fêtes sont des fêtes religieuses, le travail est dans les mains des corporations et des confréries, la science appartient aux clercs, et le roi lui-même doit se soumettre au pape s’il ne veut pas encourir une excommunication ou un interdit.
À partir de la Renaissance s’esquisse un lent mouvement d’émancipation. Il se manifeste dans la volonté qu’ont les rois et les princes de se libérer du joug pontifical : la pragmatique sanction de Bourges est un traité entre deux puissances égales, le pape et le roi de France ; on pourrait citer maint autre exemple. Mais c’est surtout la pensée qui acquiert son autonomie : sans parler de Galilée, on peut constater que la philosophie et la science progressent de plus en plus pour leur propre compte pour arriver après quelques siècles à la philosophie des lumières (Aufklärung) qui ne reconnaît d’autre autorité que la raison.
Le conflit atteint son point culminant de violence avec la Révolution française. Un État cherche à se constituer sans aucune référence à l’Église, se réclamant des « philosophes » et réalisant la rupture définitive, avec la condamnation à mort du roi. Ce moment peut être considéré comme fondamental pour les rapports entre l’Église et le monde. En effet les catholiques les plus conscients se divisèrent : certains se montrèrent favorables à une tentative de collaboration avec le pouvoir et acceptèrent la constitution civile du clergé, faisant les divers serments de fidélité à la République ; d’autres se déclarèrent intransigeants, refusèrent tout compromis et tout contact, préférant l’exil, la clandestinité ou la mort. Pie VI se mit du côté de ces derniers : il y avait de sérieux motifs et les excès mêmes de la Révolution demandaient cette rupture. Mais les conséquences en furent dramatiques. C’est avec le monde moderne lui-même qu’était en train de se réaliser une séparation toujours plus profonde. Les condamnations de Grégoire XVI et de Pie IX ne firent qu’aggraver la situation. Certes l’Église demeure vivante. Son repliement sur soi, sa situation parfois de citadelle assiégée lui donnent un élan vigoureux. Mais en fait elle tendait à constituer un monde fermé sur soi, un monde séparé du monde. Ce monde, issu de la Révolution, disait-on, est trop corrompu pour y laisser les fidèles : d’où l’origine de la création de nombreuses institutions temporelles réservées aux catholiques (écoles, hôpitaux, patronages, syndicats, jusqu’à la Banca Cattolica del Veneto, etc.). L’analyse des publications pastorales de l’époque donne l’impression d’une Église comme enfermée dans une forteresse, qui fait front à une forteresse adverse, celle des impies, des anticléricaux, des francs-maçons et autres. Dans la plaine paît le troupeau du « peuple enfant », trop enfant pour se diriger lui-même et qui devient ainsi l’objet de la lutte à mort des pasteurs ennemis.
Ce ne sera qu’au XXe siècle, grâce à Pie XII, qu’on prendra conscience de l’ampleur du drame : le monde né plus d’un siècle auparavant n’a pas été évangélisé et cela ne l’a pas rendu meilleur. Alors surgit une autre image : celle du levain dans la pâte. Le concile a pris note de la réflexion commencée bien avant et a invité toute l’Église à prendre conscience de la situation. On ne parle plus d’Église et de monde, mais d’Église dans le monde. Sans aucun doute c’est la « révolution » la plus importante opérée dans et par Vatican II.
Qu’est-ce qu’une Église séculière ?
Du monde. La première constatation toute simple est que l’Église est faite d’hommes de ce monde. Banalité certes, mais c’est une banalité riche de signification. Les chrétiens sont semblables aux autres ; il ne faut pas de dons naturels particuliers pour être saisi par la grâce et appelé au baptême. A chaque génération, c’est du dedans du monde que l’Église appelle ses nouveaux enfants, jeunes ou adultes. Elle les trouve partout, en toute condition sociale, en tout pays, sans que rien laisse prévoir quels sont ceux qui répondront.
Au milieu du monde. En les baptisant, elle les laisse où elle les a trouvés. Hommes et femmes demeurent ce qu’ils sont et l’Église bénit leur mariage, célébré le plus souvent selon les usages ancestraux. Chacun conserve sa patrie et sa culture, ses traditions et ses coutumes. Il n’y a ni coutumes ni langue chrétiennes. Chacun conserve aussi sa profession, à part ces métiers qui ne peuvent s’exercer sans péché. Pratiquement se vérifie la parole de l’apôtre : « Que chacun continue à vivre selon la condition que lui a assignée le Seigneur, comme Dieu l’a appelé » (1 Co 7,17).
Et cela doit se vérifier au milieu même du monde. Ce n’est pas la tâche de l’Église de reconstituer un nouveau monde temporel, une sorte de vaste couvent où se réfugieraient les sauvés. Ceux qui ont été saisis par la grâce ne doivent pas s’éloigner du monde : on le voit bien dans les lettres de saint Paul, où l’apôtre doit résoudre les problèmes causés par le fait de vivre au milieu d’un monde païen, dans une société qui n’était en rien imprégnée de la foi chrétienne, voire en contradiction avec elle. C’est l’Église elle-même qui demeure dans le monde. Certes elle forme une communauté originale qui ne se confond avec aucun des groupes de ce monde et qui revendique un dynamisme propre. Mais elle est là, soumise à toutes les vicissitudes du temps présent, s’insérant dans la culture locale, en recevant sa langue, son architecture, son art de parler et de chanter ou de danser ; elle en porte les problèmes économiques, la richesse ou la pauvreté ; elle s’unit aux gloires des pays où elle est et en partage les deuils et les tristesses. Elle est vraiment immergée en ce monde.
Son objectif. Malgré cela, l’Église n’est pas de ce monde, elle n’est pas une des puissances de ce monde. Même si elle participe à ses fluctuations, elle n’en suit pas nécessairement les courants. Même si elle en accueille les aspirations, si elle est marquée de sa mentalité et de ses philosophies, elle n’y adhère pas nécessairement.
Parce que l’Église n’est pas faite pour être l’une des nombreuses composantes de ce monde, le Seigneur lui a donné un objectif propre qu’elle ne peut oublier. Parce qu’elle est insérée dans ce monde, elle participe à l’élaboration d’un monde meilleur, plus juste, plus habitable pour l’homme. La foi chrétienne est en effet respect de l’homme et par conséquent l’Église appuie, encourage, concourt à tout ce qui peut servir au bien de l’homme. Voilà pourquoi elle intervient en beaucoup de domaines, économiques, sociaux ou politiques. Voilà pourquoi elle invite sans cesse les croyants à participer à la construction du monde à côté des autres hommes.
Mais l’Église sait que le monde a un sens, qu’il n’acquiert sa vraie valeur que s’il est orienté vers Dieu, que si chaque chose mise au service de l’homme vise à un but ultime : la gloire de Dieu célébrée par l’homme vivant qui le connaît. Voilà pourquoi l’Église invite tous ses membres insérés dans le monde à travailler de l’intérieur de manière à orienter l’univers des hommes vers sa fin dernière : un monde où tout homme puisse jouir suffisamment de la science, de l’amour, de la liberté, de la justice pour être lui-même pleinement au service de Dieu.
Toutefois la vocation ultime de l’Église est encore plus élevée parce qu’elle doit révéler au genre humain qu’il est appelé à participer à la vie même du Père, du Fils et de l’Esprit. Ce monde est le lieu où peut s’établir le règne de Dieu. Certes il y a des forces puissantes qui s’opposent à cette transformation : elles s’appellent le péché et la mort ; et derrière ces puissances se profile la puissance de Satan. Mais c’est justement à ce sujet que l’Église proclame que Jésus ressuscité a vaincu définitivement le mal et communique, à travers sa parole, ses sacrements, son appel à une vie plus évangélique, l’Esprit qui fait participer les hommes à la victoire du Seigneur.
La sécularité est insertion et rupture, fidélité aux richesses humaines et leur dépassement, multiplication des pains et chemin de la croix : dans sa dimension dernière, elle est la glorification de l’homme par sa résurrection.
Séculière de la sécularité même du Seigneur
Telle est l’Église séculière : la communauté de ceux qui croient en Jésus Sauveur, communauté présente au milieu du monde pour lui annoncer que c’est là que Dieu construit son règne.
De cette manière elle ne fait rien d’autre que de participer à la sécularité de son Seigneur. Ce n’est pas une plaisanterie d’appeler Jésus un séculier, puisqu’il a voulu vivre au cœur même du monde et partager en tout la condition des hommes, excepté le péché. La dimension séculière de l’Église a sa racine la plus profonde dans le mystère de l’Incarnation. Une Incarnation qui est tout l’opposé d’une mise à part, puisqu’elle consiste à se rendre toujours plus proche des hommes, en choisissant un mode de vie qui fasse partager leur vie quotidienne. En cela Jésus se distingue de Jean-Baptiste qui depuis sa jeunesse se retire dans le désert, prend l’habit des prophètes et se contente d’une nourriture sauvage. Le Fils de l’homme au contraire mange et boit au point d’être traité de glouton et d’ivrogne. Il se distingue aussi des prêtres et des pharisiens : ceux-ci multiplient les barrières et les interdits pour préserver la pureté légale qui, pensent-ils, doit leur permettre de s’approcher de Dieu. Jésus s’assied à la table des publicains et des pécheurs, touche les lépreux, viole impunément le sabbat quand le bien de l’homme est en jeu.
La sainteté pour lui n’est pas mise à part, fuite des hommes, refuge dans un monde sacré. Elle est opposition radicale au péché. Jésus sait que le mal n’est pas ce qui entre dans l’homme, mais ce qui sort de son cœur. Il est dans le monde et il en dénonce vigoureusement les vices manifestes ou secrets, les compromissions, l’hypocrisie. En cela consiste sa sécularité à laquelle participe l’Église.
Les prêtres
Ici aussi je serai bref : il s’agit d’un simple rappel pour bien situer la réponse au problème posé. Pour être plus précis, il faudrait d’ailleurs parler plutôt des évêques, puisque les prêtres ne sont que les collaborateurs de l’ordre épiscopal : une théologie du ministère presbytéral n’est qu’un corollaire du ministère épiscopal.
Points de référence historiques
Un rapide excursus historique ne sera pas inutile, car il arrive souvent que les théologies soient en partie dépendantes de la mentalité de l’époque où elles sont nées. Il est bon de se rappeler comment, très rapidement, la terminologie du sacré et du sacerdoce, qui avait disparu du Nouveau Testament, est réapparue dans le vocabulaire chrétien et comment ensuite les textes liturgiques ont utilisé l’image d’Aaron et du grand prêtre juif, nonobstant la lettre aux Hébreux qui avait souligné les différences avec la figure du Christ, prêtre à la manière de Melchisédech.
Homme du sacré, le prêtre l’est encore davantage devenu quand son rôle a été perçu plus comme pastoral que missionnaire. Dans un monde désormais totalement chrétien, il se distingue des autres membres de la communauté par les pouvoirs sacrés dont il est investi. Ce n’est pas le lieu d’insister sur ce sujet. Je renvoie aux nombreuses publications qui en traitent. Mais il faut souligner combien le prêtre séculier, durant le Moyen Âge, était proche du peuple. Le souci d’un quadrillage pastoral des campagnes a fait échouer les diverses tentatives de vie commune ou de restauration canoniale. Désormais les prêtres sont isolés dans leurs villages et le lien entre système féodal et système bénéficiaire légalise juridiquement cet isolement. Le curé vit au milieu du peuple chrétien, il en partage les joies et les peines, souvent aussi l’ignorance et la paresse. On sait bien quelle était la triste situation de certains prêtres à la fin du XVe siècle et au début du XVIe.
C’est dans cette douloureuse situation que le concile de Trente décida l’institution des séminaires. Le but était excellent : former des prêtres dignes, instruits et pieux. Le moyen utilisé était l’internat, unique voie alors possible pour assurer une formation sérieuse. Mais l’inconvénient de ce système était de séparer le jeune homme du monde où il devait aller vivre, et donc de créer peu à peu une solide mentalité de groupe, une mentalité corporative.
On ne peut nier que cette mentalité ait été notablement renforcée par l’École française, qui considérait le prêtre comme le religieux de Dieu. Certes on doit reconnaître que ce mouvement a produit des fruits appréciables et a contribué à la création d’un clergé de valeur : la formation sérieuse et la discipline rigoureuse ont produit un corps respectable. Mais cela est advenu aux dépens d’autres valeurs. En portant habituellement un costume spécial, en obtenant de nombreux privilèges, militaires, fiscaux, etc., on a créé une certaine séparation. Le prêtre est devenu un homme à part qui ne partage plus la condition ordinaire des autres hommes ; il est isolé dans son presbytère, on le traite avec égards, parfois avec les honneurs réservés aux notables. Lui d’ailleurs a « conscience de sa dignité » et peut ainsi devenir autoritaire. Plus que jamais c’est un homme du sacré. Un ami prêtre me racontait que, le lendemain de son ordination (il n’y a pas 40 ans !), sa mère ne lui permit plus de laver la vaisselle « avec ses mains consacrées ».
On le dit aussi homme d’Église. C’est vrai ; mais la formule pourrait faire penser que l’Église se réduit au clergé. Naguère, en tonsurant le nouveau clerc, l’évêque lui rappelait qu’il serait dorénavant sous la juridiction de l’Église (nunc de foro Ecclesiae), ce qui voulait dire qu’il le soustrayait, au moins en partie, à la juridiction civile. Manière élégante de lui dire qu’il n’était plus un vrai séculier.
Tout cela peut sembler caricatural, et l’est un peu en effet : il s’agit surtout de décrire une mentalité qui existait de fait. Mais est-elle vraiment si étrangère à la conception que, maintenant encore, beaucoup ont du prêtre ?
Théologie du ministère presbytéral
Attendu qu’il ne s’agit pas de faire même sommairement un rapport sur ce sujet, il suffira de reprendre quelques extraits de l’excellent commentaire d’Albert Vanhoye sur la lettre aux Hébreux. Pour présenter les choses de manière plus claire, on peut se souvenir de la formule si dense que proposait l’abbé Long-Hasselmans : « Unus sacerdos, omnes sacerdotes, aliqui presbyteri » (Un seul prêtre, tous prêtres, quelques prêtres ministériels).
Unus sacerdos :
Il n’existe qu’un seul prêtre au sens plein du mot et ce prêtre, c’est le Christ. Seul, le Christ a été en mesure de remplir effectivement la fonction essentielle du sacerdoce, qui est d’établir une médiation entre Dieu et les hommes. Il est l’unique médiateur. Pour arriver à une relation authentique avec Dieu, on doit nécessairement passer par lui et, plus précisément, par son sacrifice. Aucun homme ne peut se passer de la médiation du Christ et aucun ne peut se substituer au Christ pour remplir ce rôle vis-à-vis d’autres personnes. A la multitude des prêtres anciens succède donc un seul prêtre nouveau.
Omnes sacerdotes :
Cette communication du sacerdoce à l’ensemble de l’Église, ‘organisme sacerdotal’, manifeste un aspect caractéristique de la médiation du Christ. (...) Ce qui caractérise la médiation du Christ, c’est qu’elle dépasse ce qu’on entend d’ordinaire par médiation. Le Christ n’est pas, en effet, un intermédiaire extérieur entre l’homme et Dieu, qui s’efforcerait par ses bons offices de rétablir la bonne entente entre les deux parties. Il est celui qui a réalisé en sa propre personne l’union complète entre l’homme et Dieu, au bénéfice de tous les hommes. De ce fait, le sacerdoce du Christ est foncièrement ouvert à la participation. Qui adhère au Christ est associé à son sacerdoce, car il trouve dans le Christ une relation immédiate avec Dieu. En un sens, la médiation extérieure du Christ est toujours nécessaire ; on ne peut aller au Père sans passer par lui (Jn 14, 6), mais cette médiation ne reste pas extérieure ; les croyants sont assimilés au Christ, ils deviennent membres de son corps, avec lui et en lui ils constituent le sanctuaire de Dieu et sont prêtres de Dieu. (...) Tous, désormais, sont invités à s’approcher de Dieu sans crainte et à lui offrir toute leur existence, en la mettant du même coup au service de la communion entre les hommes ». Cela « traduit un changement profond dans la façon de comprendre le culte et le sacerdoce : au lieu de mettre au premier plan l’expression rituelle, on est devenu attentif avant tout aux réalisations existentielles. Le sacerdoce du Christ ne s’est pas réalisé dans une cérémonie, mais dans un événement, l’offrande de sa vie même. Le sacerdoce de l’Église ne consiste pas à célébrer des cérémonies, mais à transformer l’existence réelle en l’ouvrant à l’action de l’Esprit Saint et aux impulsions de la charité divine.
Aliqui presbyteri :
En plus de cette qualification sacerdotale commune à tous, y a-t-il heu de reconnaître aux ministres de l’Église une qualification sacerdotale particulière ?. Pour cela, on doit se souvenir d’une distinction qui apparaît dans le Nouveau Testament entre deux aspects du sacerdoce du Christ : l’aspect d’offrande existentielle et l’aspect de médiation. (...) Le ministère apostolique et pastoral chrétien a pour fonction spécifique de manifester la présence active du Christ médiateur, autrement dit : du Christ prêtre, dans la vie des croyants, afin que ceux-ci puissent accueillir explicitement cette médiation et transformer grâce à elle toute leur existence. Ce ministère doit donc être reconnu comme sacerdotal en ce sens-là. Comparé au sacerdoce commun, il peut être dit plus spécifiquement sacerdotal, parce que la médiation du Christ se présente par lui et que l’élément le plus spécifique du sacerdoce est l’exercice de la médiation entre Dieu et les hommes. Mais, d’un autre côté, on peut estimer qu’il est moins réellement sacerdotal, parce qu’il ne réalise pas lui-même la médiation, alors que le sacerdoce commun est transformation réelle de l’existence. Il ne s’agit pas cependant du même aspect du sacerdoce dans les deux cas : le sacerdoce commun est offrande personnelle, le ministère pastoral est manifestation tangible de la médiation sacerdotale du Christ.
Signe du Christ-Tête
« Manifester la présence active du Christ prêtre », « manifestation tangible (= sacramentelle) de la médiation sacerdotale du Christ » : cette définition du ministère épiscopal-presbytéral est exprimée par le concile dans la formule : « signe du Christ-Tête ». Plus qu’une fonction, ce ministère est un sacrement qui signifie et rend présent de manière permanente le Seigneur en tant que chef de son corps qui est l’Église : il est en effet nécessaire que l’Église se souvienne qu’elle est purement relative au Seigneur Jésus, que tout en elle dépend de lui et que sans lui elle ne peut rien faire. Quand l’Église par ses membres opère dans le monde pour le transformer de l’intérieur et l’orienter vers Dieu, quand elle s’efforce de le rendre plus favorable à la réalisation de l’homme, particulièrement dans ses structures sociales, quand elle participe à l’instauration de la justice et de la fraternité, quand elle annonce la Bonne Nouvelle à ceux qui ne croient pas, quand elle catéchise les fidèles, quand elle pardonne les péchés ou consacre le corps du Christ, quand elle invite à une vie pleinement évangélique, c’est toujours le Christ qui agit en elle ou en ses membres ; et la présence de l’évêque ou du prêtre est là pour le lui rappeler. Une Église sans ce ministère est inconcevable. Il y a des actes où l’action du prêtre est irremplaçable, comme l’absolution des péchés, l’onction des malades ou la célébration eucharistique. Mais en réalité toutes les actions de l’Église impliquent la présence de celui qui est signe de la tête du corps.
Non qu’il doive tout faire au point d’absorber tous les rôles dans l’Église comme cela arrive parfois, surtout là où les prêtres sont nombreux. Au contraire, le signe de la tête doit respecter le corps. Le rôle du prêtre n’est pas de tout faire, il n’est même pas de faire faire : son rôle spécifique est de faire que chaque chose se fasse dans la pleine dépendance du Seigneur Jésus. Même les laïcs sont membres de l’Église à part entière et participent pleinement à son action avec une pleine responsabilité et une grande autonomie : ils ne viennent pas seulement aider le prêtre qui n’arrive pas à faire tout tout seul ; ils agissent en leur nom propre selon la mission reçue du Christ.
L’Église n’est vraiment l’Église que si prêtres et laïcs jouent chacun leur rôle.
Prêtres dans une Église séculière
Qu’est-ce donc qu’un prêtre dans une Église séculière ? Peut-on dire qu’il a un rôle particulier par rapport à la sécularité de l’Église ?
Né et demeurant séculier
Commençons par une réflexion banale. Tout prêtre est né séculier : il est membre d’une famille, d’un pays, il est marqué par une mentalité. Quand il devient membre du clergé séculier, il ne perd ni ses origines ni ses relations. Même le religieux conserve une certaine sécularité, mais il se met à part du monde parce que telle est sa vocation : instaurer une communauté qui n’a pas d’autre motif de se réunir que l’Évangile, et cela pour montrer aux hommes vers quoi ils doivent tendre, pour leur donner une image anticipée (bien pauvre encore) de ce que sera un monde où le règne de Dieu sera pleinement établi. Mais ce n’est pas la vocation du prêtre séculier : il demeure dans la cité des hommes et y participe. Si Dieu l’a mis à part, ce n’est pas pour le retirer du monde, mais seulement pour lui donner un rôle propre dans l’Église qui est au milieu du monde.
Le ministère presbytéral n’est pas source de ségrégation sociale. L’Ancien Testament connaissait une tribu particulière dans laquelle se recrutaient les prêtres, et elle avait établi, surtout après l’exil, des règles sévères de pureté pour ceux qui entraient au Temple. La sainteté de Dieu était marquée par des barrières infranchissables pour les gens du peuple et par des rites et des observances pour les prêtres qui devaient présenter les sacrifices. Le sacrifice du Nouveau Testament s’est au contraire accompli hors du Temple et hors de la ville ; et la mort de Jésus fut celle d’un « ex-sécré », c’est-à-dire de quelqu’un rejeté hors du sacré. Voilà pourquoi le prêtre chrétien n’est pas séparé du peuple : autrement il ne serait plus signe du Christ-Tête.
Voilà aussi pourquoi le concile a voulu affirmer clairement que « les membres de l’ordre sacré..., peuvent s’occuper de réalités séculières, même en exerçant une profession séculière » (LG, 31). On pense aussitôt aux prêtres-ouvriers ou à d’autres, diversement engagés dans le travail commun des hommes. Mais on connaît aussi des prêtres professeurs de géographie ou de mathématiques, secrétaires ou économes, comme on a vu des papes et des évêques diriger des armées, des cardinaux ministres chargés d’affaires très temporelles, même dans les États pontificaux. On peut discuter l’opportunité de telles situations, sources de bien des confusions, mais pourrait-on pour cela en nier la légitimité ?
Dans et pour une Église séculière
Le prêtre séculier est membre à part entière d’une Église séculière ; et avec la communauté séculière dont il est responsable, il contribue à donner sens à la sécularité de cette Église.
Il est important de bien comprendre que, dans la réflexion, la priorité est donnée à l’Église dans son ensemble. L’Église a reçu la mission de promouvoir les objectifs rappelés plus haut, et elle doit le faire en solidarité avec tous les croyants. Même quand une responsabilité est confiée de manière particulière à l’un ou à quelques-uns des membres, les autres n’en sont pas pour cela dispensés. Même si, par exemple, le pardon des péchés demande normalement un dialogue personnel du pénitent avec le prêtre, les autres membres de la communauté sont solidaires d’une action profondément communautaire qui les engage tous, invitant chacun à la conversion, à la prière et au pardon.
De même on dira que la sécularité de l’Église est l’affaire de tous, comme sa présence et son action dans le monde, qu’il s’agisse de l’action humanitaire pour la justice ou de l’action évangélisatrice. Même les religieux de stricte clôture en sont indirectement responsables. Et, s’agissant des séculiers, on ne peut limiter aux seuls laïcs la tâche de donner sens et de réaliser la sécularité de l’Église. Il est vrai que le concile affirme que le caractère séculier est le caractère « propre et particulier des laïcs » (LG 31). Mais qui oserait interpréter cela dans un sens exclusif ? (cf. en particulier PC 11 et GS 43 § 2).
Pour s’en convaincre d’ailleurs il suffit de lire ce qui suit : les religieux doivent témoigner que « le monde ne peut être transfiguré et offert à Dieu sans l’esprit des béatitudes » ; viendrait-il à l’esprit de quelqu’un de penser que vivre selon les béatitudes est réservé exclusivement aux religieux ? Les prêtres, dit le même passage de Lumen gentium, sont destinés « principalement et proprement » au ministère sacré : cela n’exclut pas qu’ils puissent avoir d’autres occupations.
Ministres de la sécularité
Quel est donc de ce point de vue leur ministère ? Pasteurs d’une communauté séculière, leur ministère consistera à être signes du Christ-Tête dans l’exercice même de la sécularité. Parce que le chrétien ne peut vivre dans le monde d’une manière absolument semblable à celle de ses frères. L’Église doit être séculière de la sécularité du Christ. La sécularité de l’Église est son juste rapport avec le monde dans lequel elle est immergée ; et ce rapport ne peut être juste que s’il est à l’image du rapport du Christ au monde, que s’il est actualisation de la sécularité du Christ. La sécularité du prêtre séculier est par conséquent de faire que la sécularité de l’Église soit la sécularité du Seigneur. Non seulement aux heures où la communauté est réunie, mais aussi et surtout quand elle est dispersée au milieu des hommes. Autrement elle serait pâte et non plus levain.
Comment cela se fera-t-il ? Paul VI l’a dit de manière synthétique aux prêtres faisant partie d’un institut séculier, mais il est facile de voir que cela peut s’appliquer à tout prêtre séculier :
- « Le prêtre en tant que tel a lui aussi, comme le laïc, une relation au monde essentielle, qu’il doit réaliser d’une manière exemplaire dans sa propre vie, pour répondre à sa vocation ». Il doit avoir avant tout cette première relation au monde qu’a tout homme et qu’il ne perd pas par son ordination. Il doit apprendre le sens de la culture de son pays et de son temps pour être capable de donner corps et voix à l’Évangile dans le dialogue avec le monde.
- « Il est envoyé dans le monde comme le Christ fut envoyé par le Père ».
- Exceptionnellement il peut exercer « une action directe et immédiate dans l’ordre temporel ».
- Ordinairement il est ministre de la sécularité de l’Église « par son action ministérielle et moyennant son rôle d’éducateur de la foi » ; « c’est une responsabilité spécifiquement sacerdotale pour une juste conformation de l’ordre temporel » ; et Paul VI n’hésite pas à dire que « c’est le moyen le plus élevé pour contribuer à ce que le monde se perfectionne constamment selon l’ordre et la signification de la création » (Allocution du 2 février 1972).
Que conclure de tout ce qui vient d’être dit sinon que le prêtre est tout autant séculier que le laïc, même si c’est de manière différente ? Dans une Église séculière, l’un et l’autre ont un rôle propre. Le laïc participe d’habitude à l’œuvre commune des hommes pour un monde meilleur ; comme chrétien il sait que le monde ne sera meilleur que s’il est orienté selon Dieu au moyen des exigences évangéliques. Il veut agir dans ce sens pour qu’il en soit réellement ainsi. Porteur d’une mission évangélisatrice, le chrétien, quand ce sera possible, révélera que seul Jésus est Sauveur et que le Père envoie toujours l’Esprit de Jésus pour transformer le monde en royaume de Dieu. Quant au prêtre séculier, même sans s’insérer d’ordinaire dans les réalités temporelles, il sera lui aussi un témoin de l’appel évangélique, il suscitera autour de soi une communauté chrétienne si elle n’existe pas, pour que l’Église soit présente et opérante dans la communauté humaine à laquelle il a été envoyé. Il veillera à ce que cette communauté ne s’évade pas hors du monde, mais demeure séculière de la sécularité même du Christ ; il aidera les laïcs à se situer continuellement dans cet engagement avec un esprit évangélique. En d’autres termes, sans la présence d’un prêtre séculier, sans l’exercice de sa sécularité particulière, l’Église – donc aussi les laïcs – ne sera plus séculière de la sécularité du Christ, mais risquera de tomber bien vite dans le sécularisme dénoncé par Paul VI.
Membres d’instituts séculiers
Puisque les prêtres séculiers participent si pleinement à la sécularité de l’Église, il est facile de comprendre pourquoi elle les invite à entrer dans les instituts séculiers, lesquels en effet ont été voulus pour offrir aux chrétiens qui vivent au milieu du monde la possibilité de mener une vie pleinement inspirée de l’Évangile. Ce n’est pas mon but de développer ici des réflexions qui devraient être connues de tous. Disons seulement que le sacrement de l’ordre, comme le baptême, porte en soi une grande exigence de sainteté, exigence de la sainteté la plus haute à laquelle tous sont appelés. Ce qui fonde les instituts séculiers n’est pas un appel à une sainteté plus haute que celle-là. C’est un appel qui fait prendre conscience de ces mêmes exigences et qui par conséquent invite chacun à les assumer personnellement avec d’autres qui ont reçu la même lumière ; c’est un appel à orienter toute sa vie vers le Père comme vers l’unique pôle de référence. Il est malheureusement assez clair que tous les baptisés n’ont pas encore découvert les exigences de leur vocation, que tous les prêtres n’ont pas encore compris quelle charité exige le sacrement de l’ordre. Les instituts séculiers sont nés pour permettre à cette voix de Dieu de se répandre et pour affirmer que ce qu’elle dit est possible dans le monde tant pour les laïcs liés à des engagements temporels que pour les prêtres séculiers.
Or, la sécularité chrétienne fait partie de cette vocation. Il y a en effet ce qu’on pourrait appeler la sécularité passive : le simple fait, donné par la naissance, d’être dans le monde ; il y a une sécularité purement humaine, mais active celle-là, par laquelle on agit pour les hommes et parmi les hommes. La sécularité chrétienne est celle qui a été décrite plus haut comme typique de l’Église. Il est donc nécessaire qu’elle devienne consciente et soit pleinement assumée par les baptisés, clercs ou laïcs ; il est donc nécessaire que, pour user des paroles mêmes de Paul VI, « votre condition existentielle et sociologique devienne votre réalité théologique » (allocution du 20 septembre 1972). Il ne s’agit pas d’être plus séculier, mais de l’être avec plus de conscience et d’en assumer les dimensions et les conséquences vraies.
On dira donc des prêtres insérés dans un institut séculier les mêmes choses que pour tout prêtre séculier. Leur sécularité consiste à prendre conscience de leur insertion dans le monde, de leur responsabilité vis-à-vis de ce monde, de la nécessité d’un engagement pour la vérité, pour une véritable fraternité entre les hommes. Cette sécularité doit les pousser à être plus missionnaires sans se limiter au groupe de croyants dont ils ont la responsabilité immédiate, bien plus elle doit les pousser à fonder l’Église là où elle n’est pas encore présente. Elle les conduit à être les éducateurs courageux de la foi des laïcs immergés dans les réalités temporelles bien peu touchées par l’Évangile. Rien de neuf en tout cela, sinon une lumière plus grande, un appel plus urgent, un engagement plus lucide.
C’est cela qu’on peut appeler l’essentiel de la sécularité d’un prêtre d’institut séculier et que Jean-Paul II résume ainsi : « la recherche d’une meilleure compréhension des réalités et des valeurs temporelles par rapport à l’évangélisation ». Toutefois le pape ajoute une précision intéressante : pour faire cela le prêtre doit « se rendre toujours plus attentif à la situation des laïcs et porter au presbytérium diocésain non seulement une expérience de vie selon les conseils évangéliques avec une aide communautaire, mais aussi une sensibilité exacte du rapport de l’Église au monde » (allocution du 28 août 1980).
Se rendre plus attentifs à la condition des laïcs : il n’est pas possible d’être éducateurs de la foi, comme le demandait Paul VI, sans chercher à connaître le monde et ses courants, ses aspirations, ses déviations. Le mode actuel de vie rend souvent difficile cette connaissance ; voilà pourquoi les prêtres d’un institut séculier sont tenus d’écouter longuement les laïcs à ce sujet. Comment éduquer sans avoir d’abord écouté ?
Porter aux autres prêtres une expérience de vie communautaire selon l’Évangile. Les prêtres engagés dans les instituts séculiers se gardent bien d’être l’action catholique du clergé. Ils veulent seulement être les humbles témoins parmi d’autres de l’appel du Seigneur à une vie pleinement évangélique, et sans vouloir faire de recrutement, ils sont heureux de partager avec leurs frères la grâce qu’ils ont reçue.
Ce qui suit est beaucoup plus neuf et plus incisif : porter au presbytérium une sensibilité exacte du rapport de l’Église au monde. S’il est vrai, comme disait Paul VI, que les instituts séculiers sont comme un « laboratoire » où l’Église expérimente son rapport avec le monde, les prêtres qui en font partie en reçoivent une sensibilité particulière. Je l’ai dit plus haut : ce nouveau rapport avec le monde que le concile a voulu pour l’Église, constitue une vraie révolution pour la pensée et pour l’action. Il sera bien utile que ceux qui, par leur vocation, sont davantage sensibilisés à cette réalité, en soient les témoins et les stimulants auprès de leurs frères.
Grande et lourde tâche à peine commencée.
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