L’option préférentielle pour les pauvres, dans l’Église, récemment
Jean-Yves Calvez, s.j.
N°1987-5 • Septembre 1987
| P. 269-284 |
Depuis le Concile au moins, grâce aux assemblées de Medellin et de Puebla, dans l’enseignement ordinaire de Jean-Paul II et jusqu’à la récente instruction sur « La liberté chrétienne et la libération », l’option préférentielle de toute l’Église pour les pauvres n’a cessé de se préciser et de s’approfondir. Avec sa compétence habituelle, l’auteur suit cette histoire pas à pas ; il en montre, à travers la Compagnie de Jésus, les conséquences pour toute forme de vie religieuse qui se veut ecclésiale.
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Au Concile
L’option préférentielle pour les pauvres remonte loin, très loin dans l’Église. Il a pu y avoir aussi des éclipses. Pour nous, à courte vue, elle remonte à Vatican II.
Dès une quinzaine de jours après l’ouverture du Concile avait été créé (au Collège belge à Rome) un groupe de travail dit de « l’Église des pauvres ». Il comprenait une cinquantaine d’évêques, pour la plupart représentants d’Églises pauvres, en même temps jeunes Églises. « Ce groupe est bientôt devenu le lieu de convergence de différentes tendances favorables à une annonce prioritaire de l’Évangile aux pauvres, dont le cardinal Lercaro demeura jusqu’à la fin du Concile l’animateur [1] ». Ce groupe aurait réussi à infléchir dans le sens d’une théologie de la pauvreté évangélique le travail de rédaction de la constitution Lumen Gentium, surtout les nn. 8 et 42.
Le numéro 8 de Lumen gentium a en réalité un poids considérable. Jean-Paul II a pu dire que « l’Église (y) a solennellement proclamé qu’elle faisait sienne au Concile Vatican II l’option préférentielle pour les pauvres ». Voici le texte lui-même : « Comme le Christ..., de même l’Église enveloppe de son amour tous ceux que la faiblesse humaine afflige. Bien plus, dans les pauvres et les souffrants, elle reconnaît l’image de son fondateur pauvre et souffrant, elle s’efforce de soulager leur misère et, en eux, c’est le Christ qu’elle veut servir ».
À Medellin et à Puebla
Toute l’Église s’était ainsi engagée. « Solennellement », comme a dit Jean-Paul II. C’est toutefois l’Église d’Amérique Latine qui allait ensuite donner de l’acuité à cette prise de position. À Medellin (1968), puis à Puebla (1979).
Sur la pauvreté, Medellin donnait trois directives pastorales : préférence pour les pauvres et solidarité avec leur combat pour la justice ; témoignage de pauvreté par renonciation à la richesse et au confort extérieur, aux privilèges et aux honneurs, avec appel dans le même sens aux prêtres, aux religieux et à tous les membres de l’Église ; enfin, esprit de service au lieu d’esprit de puissance sur le plan du temporel [2].
Quand la question a été reprise ensuite à Puebla, on a fait deux choix prioritaires : choix prioritaire des pauvres, choix prioritaire des jeunes. Concernant les pauvres, les termes clés sont « solidarité » et « préférence ». Puebla dit ensuite : « Quand nous nous rapprochons du pauvre pour l’accompagner et le servir, nous faisons ce que le Christ nous a appris en se faisant notre frère, pauvre comme nous [3] ».
Puebla n’a pas éprouvé le besoin de dire préférence non exclusive ; il a toutefois dit : « Le service des pauvres est le signe privilégié, quoique non exclusif, de notre marche à la suite du Christ ». Il a dit aussi : « Le meilleur service de notre frère c’est l’évangélisation, parce qu’elle prépare sa réalisation de fils de Dieu, le libère des injustices et assure sa promotion intégrale » (ibid.)
Jean-Paul II, surtout dans les années 1984-85
Dans les années suivantes, il y aura une forte insistance de Jean-Paul II, et d’autres instances de l’Église universelle, pour bien marquer que la préférence, ou l’option, pour les pauvres ne saurait avoir un caractère exclusif ou excluant.
De plus en plus, en même temps, le pape s’engage chaleureusement aux côtés des pauvres qu’il rencontre, pauvres des favelas et pauvres des régions indigènes, dans divers pays d’Amérique du Sud. Ceci dès les voyages au Mexique (1979) et au Brésil (1980). Le pape dit avec force le droit de tous ces hommes à sortir de leur misère, leur droit à être libérés des oppressions et dépendances sous lesquelles ils sont écrasés. Il demeure néanmoins prudent à l’endroit des expressions option ou préférence pour les pauvres.
En 1984-85, au contraire, on a l’impression d’un tournant. Comme en présence d’un doute exprimé ici ou là (surtout peut-être après 1’instruction de la Congrégation pour la doctrine de la foi critiquant certains aspects des théologies de la libération - septembre 1984), Jean-Paul II veut clairement démentir ce bruit et il affirme à plusieurs reprises que l’Église est bien réellement engagée de manière préférentielle aux côtés des pauvres.
Lui-même a pu donner l’impression jusque-là de ne pas oser se prononcer nettement ; par crainte sans doute d’une exploitation politique – la préférence excluante ou exclusive – contre laquelle il n’a cessé de mettre en garde. Un doute a pu planer en conséquence sur son attitude. Il veut absolument le lever. Il continuera donc de lutter contre les interprétations qu’il juge déformantes, mais il dira à maintes reprises la fermeté de son propre engagement en même temps que celui de l’Église.
Voici quelques-unes de ses paroles :
Aux évêques du Costa Rica, le 26 janvier 1984 :
Dès le début, l’Église s’est préoccupée des pauvres, dans une double perspective : l’amour et la justice.
Aux évêques du Pérou, le 4 octobre de la même année :
Vous et vos prêtres, vous connaissez sans doute de près la tragédie de l’homme concret de vos campagnes et de vos villes, l’homme menacé tous les jours dans son existence même, écrasé par la misère, la faim, la maladie, le chômage ; cet homme malheureux qui, si souvent, plus que vivre, survit dans des conditions infrahumaines. Certainement, ces situations ne respectent pas la justice ni le minimum de dignité qu’exigent les droits de l’homme... Rassurez pleinement les membres de vos diocèses qui travaillent dans un esprit ecclésial et évangélique en faveur des pauvres : l’Église entend maintenir son option préférentielle pour les pauvres, et encourage l’engagement de ceux qui, fidèles aux directives de la hiérarchie, se dévouent généreusement en faveur de ceux qui sont le plus dans le besoin, cela étant partie intégrante de leur mission.
Aux évêques du Paraguay, le 15 novembre 1984 :
Il est vrai que l’amour envers tous les hommes n’admet aucune exclusive. Mais il admet un engagement particulier en faveur des plus pauvres. Comment ne pas rappeler, alors, les indigènes, si souvent réduits à des conditions de vie pénibles ? Comment ne pas mentionner les nombreux habitants des quartiers populaires dont l’existence se déroule dans l’entassement insalubre et l’incertitude quant au travail ? Comment oublier le paysan patient et dévoué, avec ses problèmes de la terre et du logement, de la rétribution insuffisante, de la précarité des services éducatifs et sanitaires ? L’Église regarde ces groupes avec un amour privilégié. Aussi je veux vous demander d’apporter un intérêt particulier et votre appui au travail qui se fait dans votre pays en faveur de ceux qui sont dans le besoin.
Puis et surtout, dans un discours aux Cardinaux, à Rome, le 21 décembre 1984 :
Cette « option » (préférentielle pour les pauvres), qui est aujourd’hui soulignée avec une force particulière par les épiscopats d’Amérique Latine, je l’ai confirmée de manière répétée, à l’exemple, du reste, de mon inoubliable prédécesseur, le pape Paul VI. Je saisis volontiers cette occasion pour redire que l’engagement envers les pauvres constitue une raison dominante de mon action pastorale, la constante sollicitude qui accompagne mon service quotidien du Peuple de Dieu. J’ai fait et je fais mienne cette option, je m’identifie avec elle. Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile. C’est ainsi qu’a fait le Christ, c’est ainsi qu’ont fait les apôtres, c’est ainsi qu’a fait l’Église au cours de son histoire deux fois millénaire. Face aux formes actuelles d’exploitation du pauvre, l’Église ne peut se taire... Oui, l’Église fait sienne l’option pour les pauvres. Une option préférentielle, je le répète. Ce n’est donc pas une option exclusive ou excluante car le message de salut est destiné à tous. C’est en outre une option qui se fonde essentiellement sur la Parole de Dieu et non sur des critères offerts par les sciences humaines ou des idéologies opposées qui, souvent, réduisent les pauvres à d’abstraites catégories socio-politiques ou économiques. Cependant, une option ferme et irrévocable.
Jean-Paul II rappelle alors qu’il l’a dit aussi à Saint-Domingue (en 1984 également).
Le Pape, l’Église et sa hiérarchie veulent continuer à être présents à la cause du pauvre, de sa dignité, de son élévation, de ses droits comme personne, de son aspiration à une justice sociale définitivement acquise.
Dans le message de Noël, quelques jours après le discours aux Cardinaux, Jean-Paul II dit :
Toi (Verbe de Dieu), tu es devenu pauvre... Oh ! que Dieu est devenu pauvre ! Oh ! que l’homme (par là) est devenu riche !. Et un peu plus loin : « Nous affirmons notre solidarité avec tous les pauvres du monde contemporain, dans l’actualité dramatiquement concrète et quotidienne de leurs souffrances.
Et il détaille, au moyen d’une très longue liste.
Entreprenant bientôt un nouveau voyage, il rappelle, devant les prêtres de l’Équateur, le 29 janvier 1985, « l’option préférentielle pour les pauvres ». Celle, dit-il, qui a inspiré les prêtres « qui se consacrent dans l’Église aux charges les plus sacrifiées ou aux paroisses les plus pauvres et les plus éloignées [4] ».
Dans une allocution aux jeunes, à Lima au Pérou, le 2 février, d’autre part, il commente – comme dans son récent message de Noël – la Béatitude des pauvres. La Béatitude des pauvres en esprit, dit-il cette fois, « ceux qui, manquant de biens terrestres, savent vivre avec dignité humaine les valeurs d’une pauvreté spirituelle riche de Dieu, et ceux qui, possédant des biens matériels, vivent le détachement intérieur et la communion des biens avec ceux qui souffrent de privation [5] ».
Aux habitants pauvres du « pueblo joven » de Villa El Salvador, à Lima, le 3 février, il déclare encore :
J’admire et j’encourage de tout cœur le travail plein d’abnégation des prêtres, des religieux, des religieuses et des laïcs qui, à l’exemple de Jésus et en communion avec toute l’Église, se consacrent à votre service et à votre aide...Comme je l’ai dit récemment à vos évêques, l’Église veut maintenir son option préférentielle, non excluante, pour les pauvres ». Et plus loin : « Le « donnez-leur à manger » prononcé par le Christ continue à résonner aux oreilles de l’Église, du Pape, des pasteurs et de leurs collaborateurs. C’est la voix de Jésus hier et aujourd’hui. L’Église veut être, avec cette voix du Christ, l’avocate des pauvres et des délaissés.
Les problèmes rencontrés par Jean-Paul II
C’est certes en dépit des difficultés que l’expression peut présenter que le Pape s’engage ainsi désormais résolument. Il y a là une invitation à considérer nous aussi ces difficultés... D’autant qu’elles sont peut-être celles que spontanément nous aussi ressentons.
D’abord, Jean-Paul II n’a pas cessé, nous l’avons déjà vu, de répéter : cette option ne doit pas être exclusive, ou excluante ; elle ne doit pas signifier exclusion d’autres personnes. Nous l’avons entendu dire : « L’amour envers tous les hommes n’admet aucune exclusive ». Il ajoutait certes : « Il admet un engagement particulier en faveur des plus pauvres ». Parce qu’on tend à les exclure, eux.
Dans la réserve exprimée par le pape à l’endroit d’une option pour les pauvres exclusive ou excluante, il y a la critique d’un point de vue plus ou moins marxiste : les pauvres seraient seuls porteurs d’avenir, et c’est par l’action des pauvres eux-mêmes et eux seuls que peut et doit évoluer l’actuelle situation injuste. Transposition aux pauvres de ce que Marx dit du prolétariat.
Le pape voit d’ailleurs se profiler derrière ce point de vue la solution marxiste de dictature du prolétariat ou plutôt dictature du parti au nom du prolétariat. « Propositions idéologiques illusoires et dangereuses de libération qui, à partir de situations réelles et dramatiques de misère, ne feraient d’eux et de leurs souffrances que le prétexte pour de nouvelles et parfois plus graves oppressions [6] ». Il ne s’agit plus seulement d’exclusion de ceux qui ne font pas partie des pauvres, mais de régime dictatorial mis en place au nom des pauvres : il est vrai que l’exclusion de quelque homme que ce soit prédispose à imposer aussi ses vues, à contraindre et à opprimer.
Autre aspect du problème ensuite. Le Pape considère que ceux qui adoptent les vues en question réduisent le « message évangélique à la seule dimension socio-politique » (ibid.). Sans doute parce qu’il y a d’abord – dans le marxisme en effet – « réduction de l’être humain à la seule sphère politique ». Par là, les pauvres sont dépouillés « de ce qui constitue leur droit suprême : celui de recevoir de l’Église le don de la vérité entière sur l’homme et sur la présence du Dieu vivant dans leur histoire » (ibid.). On ne les considère, au contraire, que selon le rôle qu’ils peuvent jouer dans l’histoire.
On rencontre pratiquement le même point de vue dans le discours aux évêques du Pérou, du 4 octobre 1984 :
On doit, dit le Pape, considérer le pauvre non de façon réductrice, dans une optique de classe ou en en restant à la seule sphère matérielle, mais dans toute sa dimension spirituelle et transcendante, avec, pour conséquence, l’exigence qu’il doit être libéré du péché, source de tout désordre, en lui offrant le salut apporté par le Christ.
Il faut certes bien entendre tout cela : le problème n’est pas dans le fait de traiter politiquement de la pauvreté ; au contraire, cela doit se faire ; mais le problème est de traiter de la pauvreté selon une vue incompatible avec le christianisme parce qu’excluante d’autres groupes d’hommes, et parce que réductrice de tout message à un message politique.
Il y a ensuite encore une autre forme d’exclusion que le pape combat : certains ne pensent en effet qu’aux hommes qui souffrent d’un dénuement matériel, parce que toute leur interprétation est en termes d’oppression et d’exploitation économique. Toute autre souffrance ou privation est vue comme une conséquence ou bien est ignorée, non prise en compte. D’où l’insistance du pape à nous faire considérer les diverses formes de pauvreté ou de souffrance, de faiblesse de l’homme, dit-il finalement. « Elles sont multiples, dit-il, les formes de pauvreté auxquelles est soumis l’homme contemporain », et l’Église « se sent également obligée par rapport à ces autres formes de pauvreté [7] ».
Il met alors particulièrement en relief la privation de biens spirituels, la contrainte contraire à la liberté religieuse : « la pauvreté qui découle de la privation de ces biens spirituels auxquels, par sa nature, l’homme a droit » :
N’est-il pas pauvre, interroge Jean-Paul II, l’homme soumis à des régimes totalitaires qui le privent de ces libertés fondamentales où s’exprime sa dignité de personne intelligente et responsable ? N’est-il pas pauvre l’homme blessé par ses semblables dans sa relation intérieure à la vérité, dans sa conscience, dans ses convictions les plus personnelles, dans sa foi religieuse ?... Il n’y a pas seulement la pauvreté qui frappe le corps. Il y en a une autre, plus insidieuse, qui frappe la conscience, en violant le sanctuaire le plus intime de la dignité personnelle (ibid.).
Dans le message de Noël 1984, Jean-Paul II a de même fait précéder une longue énumération de multiples misères de ces mots : « Nous affirmons notre solidarité avec tous les pauvres du monde ». Aussi bien les victimes de la sécheresse et les réfugiés, ceux qui souffrent discriminations, sont privés de liberté ou soumis à des violences psychologiques, pour n’énumérer que quelques-uns des cas retenus par le pape.
« Toutes les formes de pauvreté qui existent dans notre monde », dira-t-il de même aux jeunes à Lima le 3 février 1985. « Et en considérant aussi, ajoute-t-il, qu’il existe bien des hommes riches qui sont terriblement pauvres ». Il leur parlera d’ailleurs ensuite de ceux qui sont « persécutés parce qu’ils rendent témoignage à la foi ».
Ce sont d’authentiques pauvres en esprit, aussi Jésus dit-il qu’à eux aussi appartient le Royaume des cieux. Je vous invite à une solidarité spéciale avec ces pauvres qui sont si nombreux en notre monde d’aujourd’hui : victimes de ces pauvretés qui affectent les valeurs spirituelles et sociales de la personne. Les jeunes, qui apprécient tellement la valeur de la liberté, peuvent très bien comprendre ce que c’est que de souffrir du manque de liberté, surtout du manque de liberté religieuse.
L’amour de préférence pour les pauvres dans le document « Liberté chrétienne et libération »
Un document récent où tout ceci est remarquablement repris est l’instruction de la Congrégation de la foi sur « La liberté chrétienne et la libération [8] », du 22 mars 1985, publiée, en complément de celle de 1984, qui critiquait « certains aspects » des théologies de la libération. L’amour de préférence pour les pauvres, l’option privilégiée pour les pauvres, comme il est dit également, occupe une place de choix dans la description de « La mission libératrice de l’Église » (c’est le titre du chapitre IV de ce document).
Il y est d’abord clairement dit à nouveau que la considération doit s’étendre aux formes multiples de dénuement et de misère : « dénuement matériel, oppression injuste, infirmités physiques et psychiques, et enfin la mort » (n. 68).
D’autre part, « l’option privilégiée pour les pauvres, loin d’être un signe de particularisme ou de sectarisme, manifeste l’universalité de l’être et de la mission de l’Église. Cette option est sans exclusive » (ibid.). C’est, pouvons-nous dire, l’option de n’exclure personne : elle ne saurait se retourner en exclusion. « C’est la raison, poursuit le texte, pour laquelle l’Église ne peut l’exprimer (cette option) à l’aide de catégories sociologiques et idéologiques réductrices, qui feraient de cette préférence un choix partisan et de nature conflictuelle » (ibid.).
Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de récuser tout emploi de catégories sociologiques et idéologiques pour analyser les situations auxquelles il faut porter remède. Ce qu’il faut éviter, ce sont les catégories qui auraient un caractère « réducteur », imposant une vision des choses où tout se déroule et se joue dans une histoire sociologique close, pleine par elle-même, fermée à toute autre dimension.
Il ne faut pas comprendre qu’à l’inverse, l’Église spiritualiserait la pauvreté et l’attitude à l’égard de la pauvreté. Il est vrai, selon l’instruction, que l’Église voit dans « les petits et les pauvres », ceux des hommes qui se sont souvent le mieux gardés des conceptions orgueilleuses et étroites de la liberté – la liberté par les sciences, les techniques et l’économie seulement – ; ils se moquent d’ailleurs des « prétentions à la domination de la part des détenteurs du savoir » (n. 21). Leur foi est source d’une dignité « qu’aucun des puissants ne peut leur arracher » « Telle est la joie libératrice présente en eux » (ibid.).
Ceci est vrai « d’une foule de fidèles », mais « spécialement parmi les petits et les pauvres ». « Ce sont les pauvres, objet de la prédilection divine, dit encore notre document, qui comprennent le mieux et comme d’instinct que la libération la plus radicale, qui est libération du péché et de la mort, est celle accomplie par la mort et la résurrection du Christ » (n. 22).
L’instruction fait aussi, dans un rappel des thèmes de l’Écriture, toute la place qui leur revient aux « justes » et aux « pauvres de Yahvé », souffrant de bien des manières mais désireux d’être libérés avant tout de la servitude du péché (voir n. 47). « Prémices d’un peuple « humble et pauvre » qui vit dans l’espérance de la libération d’Israël ».
Pourtant, le ton du texte n’est nullement celui d’une idéalisation abstraite de la pauvreté (ou de toute autre forme de dénuement). « Jésus, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous enrichir par le moyen de sa pauvreté » (n. 66). C’est en se faisant pauvre radicalement, qu’il nous sauve. Il a trouvé accueil chez les humbles, les « pauvres de Yahvé ». « Il s’est voulu, aussi, proche de ceux qui, même riches des biens de ce monde, étaient exclus de la communauté comme « publicains et pécheurs », car il était venu pour les appeler à la conversion » (n. 66). « C’est une telle pauvreté, faite de détachement, de confiance en Dieu, de sobriété, de disposition au partage, que Jésus a déclarée bienheureuse ».
« Mais, poursuit le texte, Jésus n’a pas seulement apporté la grâce et la paix de Dieu ; il a aussi guéri d’innombrables malades ; il a eu compassion de la foule qui n’avait rien à manger et l’a nourrie ; avec les disciples qui le suivaient il a pratiqué l’aumône » (n. 67). Jésus a donc agi pour les pauvres et les malheureux de toutes sortes rencontrés par lui.
Suit cette phrase clé : « La Béatitude de la pauvreté qu’il a proclamée ne peut aucunement signifier que les chrétiens puissent se désintéresser des pauvres dépourvus de ce qui est nécessaire à la vie humaine en ce monde. Fruit et conséquence du péché des hommes et de leur fragilité naturelle, cette misère est un mal dont il faut autant que possible libérer les êtres humains » (n. 67).
Sous toutes ses formes, la misère humaine est « le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de salut » (n. 68). Mais cela ne veut nullement dire qu’il faille la laisser en l’état : l’amour de préférence pour les pauvres est un amour qui s’attaque au contraire à la pauvreté, dans toute la mesure du possible. « Ceux que la misère accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, à les défendre et les libérer. (En particulier,) par sa doctrine sociale qu’elle presse d’appliquer, elle a cherché à promouvoir des changements structurels de la société afin de procurer des conditions de vie dignes de la personne humaine » (ibid.). C’est ici que l’on voit le sens de ce que j’ai noté plus haut : le refus de telles ou telles politiques « réductrices » n’est nullement le refus d’une dimension politique de l’attitude chrétienne devant la pauvreté.
Le dernier point sera qu’« en aimant les pauvres, l’Église témoigne de la dignité de l’homme. Elle affirme clairement qu’il vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il possède. Elle témoigne que cette dignité ne peut être détruite, quelle que soit la situation de misère, de mépris, de rejet, d’impuissance, à laquelle un être humain a été réduit » (n. 68). Cette fois, même lorsqu’on n’y peut rien. Il y a là une attitude bien différente de celle de ceux pour qui ne comptent que les pauvres capables de se soulever victorieusement.
Bref, l’amour préférentiel chrétien pour les pauvres est un amour entièrement réaliste, il s’agit d’ aider autant qu’on le peut ceux qui en ont besoin – ceux qui en ont le plus besoin – ; mais c’est un amour de l’homme sans limite, et pas simplement selon un système ; il demeure en effet même lorsqu’il n’y a pas la possibilité de porter un remède efficace à la condition de notre frère. Nous demeurons auprès de lui, témoignant qu’il compte autant que quiconque dans la perspective de l’intégrale et ultime libération en laquelle nous croyons. Également, dans la perspective de l’exemple donné par le Christ qui a suivi le chemin de la pauvreté.
Les religieux, notamment les Jésuites
Avec toutes ces précisions, l’amour de préférence pour les pauvres – pour les petits et les pauvres, pour les faibles – est une exigence tout à fait indiscutable du christianisme.
Faut-il se demander si cela s’applique autant aux religieux qu’aux autres fidèles ? Il y a assurément des tâches directement sociales et politiques qui sauf cas exceptionnel ne sont pas de leur vocation. Le pape a insisté sur cette spécificité dans de multiples allocutions aux prêtres, religieux et religieuses. D’autre part, cependant, c’est aussi le pape qui, lors d’un pèlerinage jubilaire de 15.000 religieux à Saint-Pierre de Rome le 2 février 1984, leur a fait renouveler les vœux en posant, entre autres, cette question : « Voulez-vous, avec la grâce de l’Esprit Saint consacrer généreusement toute votre vie au service du peuple de Dieu, surtout des plus pauvres [9] ? ».
Il est vrai qu’il est au fond scandaleux de se demander même si l’option préférentielle pour les pauvres concerne moins les religieux, ou certains d’entre eux, que les autres fidèles. Il y a ici la même évidence que lorsque Jean-Paul II, disant « J’ai fait et je fais mienne cette option, je m’identifie avec elle », ajoute : « Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile ».
Il s’en faut toutefois qu’il ait été tellement simple pour divers religieux de faire leur l’option préférentielle pour les pauvres, dans la période récente. Chez les Jésuites, on a fait à peu près le même chemin que l’Église entière, et au même rythme.
En 1975, à leur XXXIIe Congrégation Générale, les Jésuites expriment ainsi leur objectif : le service de la foi et la promotion de la justice, c’est-à-dire un service de la foi dont la promotion de la justice constitue une « exigence absolue ». Leur option majeure est inscrite dans ces termes. Dans l’esprit du Synode de 1971 sur la justice dans le monde, reprenant lui-même le document « Justice » de Medellin (1968).
Il n’est apparemment pas directement question dans ce contexte d’option préférentielle pour les pauvres. Dans l’optique de la promotion de la justice, il est plutôt question de « solidarité avec les sans-voix et les sans-pouvoir » (Décret IV, n. 42). Un peu plus loin, il est question de « solidarité avec les hommes qui mènent une vie difficile et sont collectivement opprimés » (n. 48), ceci faisant suite à la phrase : « Cette option (pour la promotion de la justice) nous amènera à revoir nos solidarités et nos préférences apostoliques » (n. 47).
Mais il est demandé plus généralement ensuite de se rapprocher des pauvres et gens modestes, partageant davantage leur vie et leurs soucis : « Nos origines souvent, puis nos études et nos appartenances nous « protègent » de la pauvreté, et même de la vie simple et des soucis quotidiens. Il faudra donc qu’un plus grand nombre partagent de plus près le sort des familles de revenu modeste : de ceux qui, dans tous les pays, constituent la majorité, souvent pauvre et opprimée. Et il faudra, grâce à la solidarité qui nous rattache tous au même corps et à l’échange fraternel, que nous soyons tous sensibilisés, par ceux d’entre nous qui y seront mêlés de plus près, aux difficultés et aux aspirations des plus démunis... A ce prix notre solidarité pourra peu à peu devenir réelle » (n. 49).
Est ensuite évoquée, dans le même esprit, la nécessité de « cheminer patiemment et humblement avec les pauvres » : « Nous découvrirons (ainsi) en quoi nous pouvons les aider, après avoir d’abord accepté de recevoir d’eux » (n. 50). Notre texte ajoutant : « Sans ces lents cheminements, l’action pour les pauvres et les opprimés serait en contradiction avec nos intentions et les empêcherait de faire entendre leurs aspirations et de se donner les instruments d’une prise en charge effective de leur destin personnel et collectif. Par un service humble nous aurons chance de les amener à découvrir, au cœur de leurs difficultés et de leurs luttes, Jésus-Christ vivant et agissant par la puissance de son Esprit. Nous pourrons ainsi leur parler de Dieu notre Père, qui se réconcilie l’humanité en l’établissant dans la communion d’une vraie fraternité » (Ibid).
L’optique demeure tout de même marquée de manière très directe par l’engagement à la promotion de la justice, elle n’était pas tout à fait celle de l’amour de préférence pour tout homme marqué de faiblesse ou de dénuement de quelque nature que ce soit.
La XXXIIIe Congrégation Générale au contraire, en 1983, fait explicitement apport de cet aspect, dans des termes qui se rapprochent de ceux dont Jean-Paul II usera en 1984-85. D’abord, parmi les besoins auxquels les Jésuites sont invités à répondre, on compte à la fois la pauvreté spirituelle (« surtout chez les jeunes qui aspirent à trouver un sens et des valeurs pour leur vie à notre époque technologique »), les droits de l’homme foulés aux pieds, les discriminations, la situation injuste et l’exploitation dont sont victimes les femmes aussi bien que « l’oppression économique » et « les besoins spirituels » des chômeurs, des paysans pauvres ou privés de terre, des travailleurs en général. Et cette liste n’est nullement limitative.
Puis, la Congrégation dit explicitement :
Nous voulons, avec de nombreux autres religieux, faire nôtre l’option préférentielle pour les pauvres telle qu’elle est proposée par l’Église. Cette option est une volonté d’aimer les pauvres avant les autres parce que nous désirons la guérison de la famille humaine tout entière. Un tel amour, comme l’amour du Christ lui-même, n’exclut personne, et personne n’est dégagé des exigences d’un tel amour. Cette option doit trouver une expression concrète, directement ou indirectement, dans la vie de tous les compagnons de Jésus, ainsi que dans l’orientation donnée aux œuvres auxquelles ils se consacrent et dans le choix des ministères (n. 48).
Dans un autre endroit du même document il est dit :
La situation actuelle des pauvres dans le monde d’aujourd’hui, monde où des structures injustes contraignent la plus grande partie de la famille humaine à vivre plongée dans des conditions inhumaines, doit sans cesse nous rappeler que Dieu prend le parti des pauvres, selon le mystère du salut révélé dans le Christ qui est venu proclamer la bonne nouvelle aux pauvres. Ces dernières années, l’Église nous appelle à une plus grande solidarité avec les pauvres et à des efforts plus efficaces pour agir sur les causes mêmes de la pauvreté d’un si grand nombre de peuples (n. 26).
Il y a de précieuses indications à tirer, ensuite, d’une homélie du nouveau Père Général, le Père Peter-Hans Kolvenbach, à Rio de Janeiro, le 4 octobre 1984. Il souligne le fait de deux exigences « qui paraissent contradictoires », que « le Seigneur nous fait (pourtant) embrasser » l’une et l’autre : « me faire pauvre et lutter contre la pauvreté ». Dans l’Eucharistie, ceci nous est enseigné : « Je ne puis communier au corps et au sang du Seigneur sans entrer en solidarité avec ses frères préférés, les pauvres. Je ne puis recevoir ce soir le pain du Seigneur sinon en incarnant avec lui et pour lui la béatitude des pauvres ». Ou encore : « Dans l’Eucharistie nous professons que seule la pauvreté que le Christ a vécue et que l’Évangile exige peut conduire l’homme à son unique béatitude : être riche de Dieu. Mais, d’autre part, dès le temps des premières communautés de base chrétiennes, il n’était pas possible de célébrer l’Eucharistie sans lutter contre la pauvreté en payant personnellement, en vendant ses biens et même en mendiant par solidarité avec les victimes de la misère, dont fréquemment le coupable est l’homme lui-même ». Il s’agit donc, paradoxalement, « d’être pauvre de la pauvreté de Dieu, comme une valeur essentielle du règne, pour combattre la pauvreté qui est une non-valeur et que la lutte pour la justice doit supprimer ».
Une option préférentielle pour les pauvres de caractère évangélique suppose cela : que je sois pauvre, par imitation du Christ, qui sauve en se faisant pauvre, pour aimer et aider les pauvres, grâce à ce détachement. « Le critère véritable et évangélique de notre engagement pour les pauvres n’est pas de faire ou de ne pas faire de politique, car, en un certain sens, nous en faisons constamment. Il s’agit d’apprendre à vivre pleinement le paradoxe eucharistique : seule une personne pauvre peut détruire la pauvreté, lutter pour la justice, au service des pauvres, pour chercher constamment cette pauvreté que le Seigneur canonise et consacre dans l’Eucharistie [10] ».
On voit combien cette conception éloigne d’une vue purement sociologique ignorant la motivation de profonde « pauvreté » à l’imitation du Christ. Conclusion : ni « spiritualité désincarnée du pauvre », ni simple « lutte des classes ». « Il peut arriver, dit le Père Kolvenbach, que quelqu’un oublie l’union des deux exigences de sa mission... : la béatitude de la lutte pour la justice, qui doit supprimer l’insultante misère des pauvres, et la béatitude de la pauvreté même, sans laquelle il n’y a pas de lutte authentique pour la justice ni de vraie solidarité avec les pauvres, ni de véritable libération de l’homme et de la société ». Parce que sans cela on ne vise pas le pauvre lui-même. On le voit uniquement dans une situation, qu’on traite pour elle-même, avec peu d’égards pour la personne. On visera au contraire le pauvre lui-même, on l’aimera pour lui-même si on est pauvre de soi-même, y compris de ses idées sur la libération historique.
Réflexions extrêmement prégnantes, proches en même temps dans leur portée de ce qui a été explicité au plan de toute l’Église par le pape et la Congrégation pour la doctrine de la foi.
14 rue d’Assas
F-75006 PARIS, France
[1] J. Grootaers, De Vatican II à Jean-Paul II. Le grand tournant de l’Église catholique, Paris, Le Centurion, 1981, 31.
[2] Ibid., 55.
[3] Construire une civilisation de l’amour. Document final de la conférence de Puebla, 1979, Coll. Documents d’Église, Paris, Le Centurion, 1980, n. 1145.
[4] DC, 82 (1985), 319.
[5] DC, 82 (1985), 337-338.
[6] Aux Cardinaux, 21 décembre 1984 ; DC, 82 (1985), 171.
[7] Aux Cardinaux... ; DC, 82 (1985), 170.
[8] DC, 83 (1986), 393-411.
[9] DC, 81 (1984), 284.
[10] DC, 82 (1985), 76.