L’avenir de la vie religieuse apostolique (II)
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°1987-4 • Juillet 1987
| P. 212-224 |
Dans cette seconde partie de son étude, l’auteur analyse les fondements qui donnent à la vie religieuse apostolique son caractère propre. D’une part, cette vie religieuse peut se qualifier d’apostolique en tant qu’elle s’origine, par la maternité de l’Église et grâce à la sainteté de ses fondateurs, dans le dynamisme spirituel qui rend ce monde au Père en Jésus-Christ ; et d’autre part, pour être apostolique, la vie religieuse n’a pas seulement à se fonder sur l’Écriture, la Tradition et le Magistère de l’Église, elle doit encore se réfléchir théologiquement comme participation aux missions par lesquelles Dieu Trinité ne cesse de donner la vie au monde et de l’attirer à lui.
La première partie de cet article a paru dans Vie consacrée, 1987, 144-159.
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Une vie apostolique
Si l’on veut bien tenir pour acquis que la vie religieuse apostolique est religieuse en tant qu’elle manifeste dans l’Église la fécondité spirituelle du ministère sacerdotal, il faut encore voir que cette vie religieuse est apostolique en son origine et en sa fin. Or, l’origine présente de l’apostolat, c’est le mouvement de retour de l’Esprit de Jésus au Père, et son développement ultime, la communion avec Dieu. Ce dynamisme spirituel se donne dans l’Église, comme l’intelligence pascale sourd de sa tradition. C’est pourquoi nous examinerons d’abord ce que représente, pour la vie religieuse apostolique, la maternité spirituelle de l’Église, avant d’indiquer la théologie qui découle de cette considération.
Depuis l’origine
La lecture du quatrième évangile pourrait encore montrer comment l’apostolat des disciples s’origine en Jésus, lui-même envoyé du Père, et comment aussi cet apostolat se fonde dans l’envoi de l’Esprit qui retourne au Père. Car c’est bien saint Jean qui indique l’envoi des Douze comme lieu où rencontrer dans l’Esprit le Fils et donc le Père, lui encore qui voit dans le témoignage des disciples l’actualité du don que le Père fait de Jésus, et dans l’œuvre de la foi l’agir même de Dieu, lui enfin qui reconnaît dans le rassemblement de l’amour, la vie que Dieu ne cesse de livrer.
Pour Jean, l’Esprit du Père et de Jésus demeure, dans l’Église, le défenseur de la vie, de l’œuvre, du témoignage et de l’envoi de ceux que Jésus s’adjoint pour attirer tous les hommes à la gloire du Père. Et comme la venue de l’Esprit signe le départ et la venue nouvelle de Jésus dans la foi et l’amour des siens, la demeure de l’Esprit est pour l’Église le sceau de sa maternité et de sa destinée, qui est de rassembler dans l’unité du Christ les enfants de Dieu dispersés. C’est pourquoi nous disons que l’Esprit et l’Église rendent le monde au Père, par la puissance que Dieu a mise en œuvre dans la résurrection de Jésus. Souvent inaperçu, ce mouvement, dont nous dirons plus loin la raison trinitaire, est cependant central pour la vie religieuse apostolique, car il la spécifie spirituellement comme une figure de la maternité de l’Église (a) et doctrinalement comme un signe de l’unité d’action du Verbe et de l’Esprit (b). Comment cela ?
Nous avons situé, au terme de notre première conclusion, la vie religieuse apostolique par rapport au laïcat chrétien d’une part, au sacerdoce ministériel d’autre part. Mais cette vision de l’Église, où les états se distinguent d’après leurs tâches, relatives les unes aux autres d’ailleurs, ne suffit pas à montrer la profondeur du réel. L’Église n’est pas d’abord l’organisme vivant où toutes les fonctions et tous les ministères et tous les états s’assemblent dans l’unité, elle est premièrement le vis-à-vis du Christ, lequel lui donne vie et visage dans l’amour : après saint Paul et les Pères, nous pouvons la nommer non seulement le corps du Christ, mais l’épouse du Seigneur.
Les métaphores du corps et de l’épouse évoquent en effet l’union intime entre le Christ et son Église en sorte que l’union du Christ avec l’Église, son vis-à-vis, fonde l’unité organique du Corps mystique, dès lors que la réalité de l’alliance nouvelle se trouve au principe de l’existence, de la croissance, et de la récapitulation de l’univers humain dans l’être de Dieu.
Ce qu’Israël avait déjà perçu de la promesse (Patriarches), de la puissance (Exode), de l’exigence (Loi) et de la proximité (Prophètes) divines, l’Église l’a reconnu dans la gloire humiliée du Christ mort et ressuscité pour nous, comme un « mystère » où Dieu, honorant lui-même son alliance, se découvre livré au cœur de l’homme pour les épousailles de l’Esprit. L’union de l’homme et de la femme, où finit par se signifier, sous l’ancienne loi, l’unicité du Dieu d’Israël et de son élection, devient, à la plénitude des temps, le sacrement même de l’alliance nouvelle : « ce mystère est grand, dit Paul, je l’entends du Christ et de l’Église » (Ep 5,32). Ce que le mariage chrétien figure ainsi, la vie religieuse en montre la réalité lorsqu’elle fait de l’amour de Jésus la seule raison de ses renoncements et qu’elle se revêt toute de la présence de l’Esprit.
Si donc le mariage et la vie religieuse paraissent dans l’Église comme les manifestations de l’alliance accomplie, ce n’est pas exactement de la même manière, et, une fois encore, nous trouvons, dans le sacerdoce ministériel, le moyen de penser cette corrélation. En agissant au nom du Christ tête en personne, le prêtre atteste la présence du Seigneur qui ne cesse d’édifier, de sanctifier et de guider les siens ; qu’une telle charge soit confiée à l’homme, non à la femme, cela peut blesser la sensibilité contemporaine, prompte à chercher l’égalité des sexes dans leur confusion. En raison de son union avec l’Église son épouse, le Christ conjoint l’homme à la femme et la femme à l’homme dans l’engagement même où ils se donnent l’un à l’autre ; cela aussi paraîtra à beaucoup comme une usurpation de la spontanéité de leur rencontre. L’Église répond au Christ en reconnaissant dans l’offrande de certains, hommes ou femmes, le symbole de sa propre donation à la tendresse de son Seigneur ; cela enfin semblera insensé au regard de ceux qui voient dans l’union conjugale le seul accomplissement de l’existence humaine.
Ainsi, le sacerdoce, le mariage et la vie religieuse subissent de notre temps le même assaut de l’incrédulité : Dieu s’est-il lié à l’histoire des hommes au point d’agir par l’homme, peut-il lier l’homme et la femme en signe de sa fidélité, peut-il être trouvé par l’homme sans la femme ou par la femme sans l’homme ? Aux niveaux de l’histoire, du symbole et du corps, la liberté divine est toujours contestée, là-même où l’Église montre son immédiateté. Car ce qui est repoussé, finalement, lorsque l’on veut attribuer le sacerdoce à la femme, défaire le lien des époux ou disqualifier la solitude religieuse, c’est la capacité divine de s’inscrire dans l’histoire, sans aucun retour et dans l’humilité. L’incarnation, la passion et la résurrection du Christ disent dogmatiquement comment le Fils unique se donne au Père, dans la puissance de l’Esprit. Et dans l’Église de Dieu, le sacerdoce dit la docilité filiale d’où le mariage tire sa capacité d’engendrer à Dieu les enfants qui peuvent, si Dieu le veut, lui consacrer leur vie.
Si donc le mariage chrétien et la vie religieuse dérivent l’un de l’autre, comme le signe et sa réalité, ils sont l’un et l’autre issus de la médiation sacrificielle du Christ, bref, de son sacerdoce, auquel le mariage participe et dont la vie religieuse montre la fécondité. S’unir l’un à l’autre, c’est en effet, pour les époux chrétiens, actualiser le don du Christ à son Église, tandis que se vouer au Christ, c’est correspondre au don que l’Église fait d’elle-même au Seigneur. Et le sacerdoce ministériel garantit la réciprocité du mouvement, puisqu’il donne le Christ à l’Église (dans l’Eucharistie, source et sommet de tous les sacrements) et l’Église au Christ (dans l’institution liturgique et canonique de la vie religieuse).
Lorsque, de plus, la vie religieuse est, comme dans le cas qui nous occupe, une vie religieuse apostolique, c’est-à-dire liée à la fois à la hiérarchie de l’Église (saint Ignace) et à sa mission de sainteté (Vatican II), l’unité des vocations sacerdotale, conjugale et religieuse n’apparaît plus seulement comme un sceau de la sponsalité de l’Église, mais indique aussi bien l’étendue de sa maternité. Comment nommer cette interdépendance réciproque des appels et des ministères, comment comprendre que la vie religieuse soutienne le mariage auquel elle renonce et que le mariage promeuve le sacerdoce qui l’édifie pourtant, bref, que toutes les vocations chrétiennes croissent les unes par les autres, sinon par la maternité universelle de l’Église, en laquelle tous les chrétiens se découvrent capables de transmettre la vie qu’ils ont reçue de Dieu ?
Pour la vie religieuse apostolique spécialement, ceci suppose que l’essentiel de l’action vise à former, partout et de toutes manières, le Christ en ce monde où il n’a pas été reconnu. Porter cet enfantement dans le joie de l’Esprit, c’est dire que toute absurdité peut se faire présence, et reconnaître en toute peine la croissance de l’homme nouveau. C’est pourquoi nous pensons que l’union du Christ et de l’Église, à laquelle toute vie religieuse rend par elle-même témoignage, la vie religieuse apostolique la connaît en son germe, le désir de l’amour, dont parle les mystiques, et en son fruit, qui est la maternité dans l’Esprit.
S’il en est ainsi, la vie religieuse donne visage à la maternité de l’Église, non seulement par ses œuvres, qui mettent l’homme au monde de Dieu, mais encore par son effacement devant le ministère sacerdotal et sa présence au mariage chrétien. Comment le sacerdoce catholique, qui dispense la parole et les gestes de la vie, pourrait-il subsister, s’il ne se trouvait dans l’Église des hommes et des femmes dont le dépouillement engendre l’efficacité de cette annonce du salut, et comment l’homme et la femme pourraient-ils s’unir au nom du Christ et de l’Église, s’il ne se trouvait auprès d’eux des hommes et des femmes qui portent leur fidélité promise dans la discrète flamme de l’amour consommé ?
Apostolique, la vie religieuse dont nous parlons l’est encore de cette double manière, qui est de donner corps à la parole sacerdotale et langage à la vie des époux. Et si l’apostolat de l’Église consiste à évangéliser par la parole et par la vie, c’est sa maternité de donner vie et parole à tous ceux qui en sont chargés.
Voir s’allier les vocations et les fonctions ecclésiales dans la maternité spirituelle de l’épouse du Christ (a), c’est se trouver devant la question du principe divin d’une telle organisation. Nous pensons pour notre part que l’apostolat de l’Église découvre son inspiration première dans le mouvement du Christ qui rend l’Esprit au Père, et que là réside, pour la vie religieuse apostolique, le fondement théologique qui serait le plus prégnant. Pour nous en expliquer, commençons par considérer ce que représente pour des baptisés de s’intégrer à un charisme religieux.
Quand les grands initiateurs de la vie religieuse ont pris leur départ, Antoine ou Pachôme, Benoît ou Bernard, François ou Dominique, Ignace ou Vincent, ils ont d’abord cherché, dans la solitude et dans le soin des âmes, comment ils pouvaient suivre Jésus et lui ressembler, mais surtout, comment ils pouvaient le trouver et en être renouvelés. Ce souci d’une restauration originelle fait que la vie religieuse n’apparaît pas seulement comme l’héritière des martyrs, par la confession de la foi, mais est aussi comprise comme un second baptême, par la radicalité de la conversion espérée. Mais cette recherche de l’amour de Jésus et ces identifications dans la foi et dans l’espérance supposent bien que déjà la vie chrétienne se soit déployée, c’est-à-dire que le Père ait été reconnu dans le Fils, lequel nous a livré l’Esprit.
Qu’ajoute donc la vie religieuse à la vie chrétienne, si ce n’est qu’elle montre visiblement, socialement, comment l’Esprit ne cesse de conformer à Jésus ceux que le Père attire, et donc, comment l’histoire sainte ne trace pas seulement le chemin qui va de Dieu à l’homme en Jésus-Christ, mais indique tout autant la voie qui va de l’homme à Dieu, dans l’Esprit du Ressuscité ? En reconnaissant ainsi l’Esprit comme le sceau de la paternité et de la filiation divines, nous voyons en lui la personne en laquelle se réalise (et s’accorde) l’unique spiration du Père et du Fils, et donc le lien de leur unité.
Que la Trinité divine se récapitule dans le retour de l’Esprit qui, procédant du Père et du Fils, s’humilie dans la chair de l’homme et donne à l’homme de devenir Dieu, c’est ce que les Pères grecs d’abord, et plus tard les mystiques rhénans, n’ont cessé d’indiquer à la théologie, au fil d’une pensée qui cerne jusqu’aux dernières conséquences de l’incarnation. Mais que la sainteté chrétienne, mise en évidence dans la vie religieuse, soit considérée comme la victoire du Christ et de l’Église sur les puissances de dispersion opposées à l’œuvre de l’Esprit, voilà ce que souligne encore la perspective ignatienne, lorsqu’elle voit dans le combat spirituel le lieu où l’Esprit de Dieu donne à l’homme de se rendre à Dieu, et de coopérer avec lui en son Église à son œuvre de rédemption.
La vie religieuse apostolique, qui est chrétienne, c’est-à-dire ici issue du Christ livrant l’Esprit, et religieuse, c’est-à-dire visiblement consacrée par l’Esprit de Jésus, se présente aussi, en tant que vie apostolique, comme particulièrement référée au Père, lequel envoie son Fils nous envoyer l’Esprit. Mais ce qu’elle comporte de plus caractéristique, ce n’est pas seulement d’attester Jésus, par la puissance de l’Esprit, à la gloire de Dieu le Père, c’est de rendre visible dans la mission même le don du Père et en lui, l’origine et le terme de toute procession et de toute mission, bref, de montrer et d’attester comment la trinité des personnes s’achève dans l’unité de l’Esprit et de la charité.
De ce point de vue, on pourrait suggérer un service pastoral que la vie religieuse apostolique moderne pourrait rendre au mouvement charismatique qui a gagné l’Église catholique après Vatican II. Non pas que les effusions spirituelles de l’un doivent être réglées par la rigueur doctrinale de l’autre : ce serait, une fois encore, séparer ce qui en Dieu ne se divise pas. Mais la perception du destin spirituel, personnel et social, à l’intérieur du combat de « notre sainte mère l’Église hiérarchique » pour son Dieu, si propre au dynamisme spirituel de la vie religieuse ignatienne, pourrait inviter les groupes de louange à s’ouvrir plus largement et intimement encore à l’acte créateur et restaurateur – donc à la passion – de Dieu duquel le monde peut tirer son repos. Et comme l’Esprit atteste le Verbe et qu’ensemble l’Esprit et le Verbe désignent le Père, de qui procède tout don parfait, cette considération de l’unité divine rendrait à la prière de beaucoup la plénitude de son humanité.
Que le Verbe et l’Esprit ne se contredisent pas, c’est bien l’axe fondamental qui donne à la vie religieuse apostolique d’être si proche de la hiérarchie et tout ensemble immergée dans le peuple des baptisés. Mais que le sacerdoce ministériel la rende possible, sans pour autant s’y identifier, voilà ce qui nous assure, finalement, de l’origine avant tout pneumatique de cette vie venue de l’acte du Christ et destinée à la divine paternité.
Il est déjà bien difficile de comprendre la vie religieuse lorsque l’on n’a pas idée de l’actualité spirituelle de la venue du Seigneur : les termes d’imitation, de suite, d’exemple de Jésus peuvent alors ne représenter que la figure lointaine d’une insaisissable confusion. Mais il est rigoureusement impossible de voir le sens de la vie religieuse apostolique sans reconnaître que le Père envoie continuellement son Fils, et donc que l’Esprit est en personne toute la raison d’être de la vie et de l’œuvre de pareils religieux. Beaucoup plus qu’elle ne le croit et ne le pense, la vie religieuse apostolique est cette manifestation charismatique par laquelle l’Esprit du Seigneur remplit l’univers de l’amour du Christ et offre à Dieu le Père l’humanité qui souffre encore son enfantement.
Parce que c’est dans l’Esprit que l’humanité s’unit au Verbe pour remonter au Père (b), la vie religieuse apostolique trouve dans la maternité spirituelle de l’Église (a) la référence originelle de sa communion aux autres vocations ecclésiales. Il nous reste à montrer comment, en elle aussi, l’Esprit et l’épouse portent toute l’histoire au retour du Seigneur.
Jusqu’à la fin
Suffirait-il à la vie religieuse, pour être apostolique, de se comprendre simplement comme autorisée par la hiérarchie de l’Église (a) en tant que dynamisme dont l’Esprit est la source et Dieu, tout l’orient (b) ? C’est peut-être ce que l’on a pensé, en bien des groupes spirituels proches de la mystique du nord au XIIIe siècle, ou de la mystique espagnole qui lui succède au XVIe siècle, et c’est là aussi que peut commencer l’hétérodoxie. Or la vie religieuse ne peut jamais cesser de trouver dans l’Écriture et la tradition de l’Église son principe de réalité, et donc, dans le magistère catholique, le premier de ses critères de discernement (c). Mais il convient, de plus, que la vie religieuse apostolique cherche à réfléchir à la théologie qu’elle suppose et qu’elle en développe pour l’Église les premiers fondements (d). Tel sera l’objet de nos dernières considérations.
Puisque nous nous sommes inspirée, pour ces conclusions, de notre étude de Vatican II et de la lecture ignatienne qui précédait, il est temps maintenant de faire appel à notre chapitre postconciliaire. Nous disions alors comment le magistère de l’Église a poursuivi les réflexions du Concile, alors que, à notre estime, les théologiens n’ont guère pu, en général, tirer parti de ces nouvelles orientations. Et cependant, Vatican II a donné à la vie religieuse apostolique sa première expression doctrinale, qui déploie l’intuition d’Ignace de Loyola, pour qui la gloire de Dieu et le salut des âmes ne sont pas plus divisibles que la nature religieuse et l’action apostolique dont parle Perfectae caritatis.
En montrant dans les Exercices la gloire du Verbe crucifié, en fondant le discernement des esprits dans la présence de l’Esprit à l’Église, Ignace rejoignait implicitement les perspectives de jugement et de grâce du quatrième évangile, nous l’avons suggéré, mais, il assumait aussi la tradition qui, d’Antoine d’Égypte à François d’Assise, voit dans l’amour du Christ Jésus le lieu et l’espace d’une nouvelle création, pour autant que l’Église reconnaisse sa propre vie en de tels abandons.
Lire toute l’Écriture, et pas seulement tel évangile, et pas seulement le nouveau testament, dans la tradition de l’Église, qui n’est pas faite d’abord de la pensée des Docteurs, mais du sang des Saints, assurer, par le sens des fidèles et l’autorité des prêtres, des évêques et du Pape, que les destins les plus personnels servent tout le corps, parce qu’ils en attestent l’unique aspiration, c’est cela que la vie religieuse peut encore indiquer à l’herméneutique chrétienne, comme acte d’engagement dans l’histoire de l’Esprit. La seule Écriture, ou l’un de ses fragments, la tradition seule, ou l’un de ses moments, ne suffisent pas à fonder la vie religieuse, comme le prouvent l’assaut de Luther contre les vœux monastiques, toujours si actuel, et, à l’inverse, les tentatives qui cherchent dans l’histoire ecclésiale les voies que l’exégèse nous auraient barrées.
En réalité, la vie religieuse constitue dans l’Église une lecture spirituelle, parmi d’autres sans doute, de l’Écriture inspirée. Personne ne rejoint le Christ, en ce temps postpascal, si ce n’est dans l’Esprit, l’Esprit de l’Église unie à son Seigneur. Et si l’on cherche à rapporter la vie religieuse à la doctrine des quatre sens de l’Écriture, si féconde en théologie, il est bien difficile de nier que cette lecture spirituelle soit allégorique, puisqu’elle représente l’union du Christ et de l’Église, tropologique, puisqu’elle met en œuvre la charité divine, et anagogique, puisqu’elle procède de la gloire du Père. Ce triple enracinement en Dieu, la vie religieuse le reçoit de l’Église, et c’est pourquoi elle ne peut subsister sans que le magistère en témoigne pour elle.
Que font donc le magistère et les pasteurs de l’Église quand ils encouragent ou reprennent la vie religieuse, entre autres dans cette longue parénèse que les derniers Papes ont tour à tour poursuivie, si ce n’est de rappeler la logique ecclésiale (de communion avec la hiérarchie) et divine (de mission spirituelle) hors de laquelle la vie religieuse d’abord, la vie religieuse apostolique ensuite, ne sont plus pensables ? Et ce service d’édification, le magistère n’a cessé de le rendre dans une humilité et une discrétion qui montrent assez l’estime des pasteurs pour les religieux. Cette pastorale du respect ne peut pourtant dispenser la vie religieuse de s’examiner sur l’écho qu’elle donne à ces orientations, c’est-à-dire finalement sur sa manière d’entendre la voix de son Dieu.
Celui que livre la tradition scripturaire, celui que l’interprétation vivante de l’Église n’a cessé de manifester au long des siècles, où le rejoindre en effet plus sûrement sans accueillir les signes que le magistère ne cesse d’adresser, au XXe siècle en tout cas, à la vie religieuse, pour qu’elle n’erre pas et même montre à d’autres les chemins à venir ? Le dialogue d’obéissance qui est ici requis n’implique pas pour les religieux d’exécuter aveuglément toutes les directives issues de toutes les instances ecclésiales ; il demande simplement que les appels, les recommandations, les avertissements et les encouragements magistériels soient entendus d’abord, portés dans la prière et la réflexion ensuite, suivis d’effet enfin.
Que la vie religieuse apostolique, au sens où nous la comprenons, n’ait pas dans les religions non chrétiennes (hindouisme, bouddhisme, islam, judaïsme) son équivalent, voire ses figures, que le protestantisme la redécouvre là où il s’ouvre à la visibilité de l’eucharistie et de la réconciliation, et que l’Église orthodoxe en connaisse les traits lorsqu’elle prend chez les moines ses plus ardents pasteurs, voilà ce qui peut nous éclairer sur le caractère concret de la révélation attesté dans l’Église catholique par ces religieux. Si pour eux le Verbe de Vie est connu déjà dans la longue fidélité de l’Église, si l’Écriture resplendit dans la tradition, et si la voix des pasteurs résonne de la voix de l’époux, alors il est vrai de dire que leur apostolat consiste à montrer comment Jésus vient encore et toujours au-devant de ce monde qui marche vers sa fin. Puisqu’il en est ainsi, nous avons à caractériser maintenant la théologie de ce dévoilement.
Comment dans l’Église l’Esprit irait-il au Père (a et b), et comment le Verbe serait-il encore livré (c), si l’actualité du monde n’y avait été convertie dans l’éternel présent de Dieu ? Ce bouleversement de l’histoire, hiatus et accomplissement tout ensemble, s’est opéré, une fois pour toutes, dans la résurrection du Christ d’entre les morts. La foi de l’Église est née de ce haut fait de Dieu, quand l’impossible s’est fait présent, quand ce qui est inconcevable s’est donné à penser. L’inouï de la résurrection peut bien déborder à jamais toutes les catégories de l’expérience et du langage, comme le signifie le récit des apparitions, il continue pourtant d’assurer l’expérience et le langage chrétiens, et s’en découvre même le premier fondement.
En privilégiant l’évangile johannique, nous aurions voulu insister sur cette vision pascale qui reconnaît dans le commencement et la fin des choses, celui qui est, qui était et qui vient. Pour la théologie, il n’est pas de voie plus féconde que de s’originer dans cette plénitude-là. D’autres cheminements seront plus progressifs, d’autres apologies se feront plus fluentes, mais le discours de l’homme sur Dieu est devenu Parole de Dieu à l’homme dans la lumière pascale où Dieu a manifesté aux hommes qu’il est pour eux ce qu’il est en lui-même, Amour et Vie.
Que la théologie soit pascale, c’est bien sa condition native, mais cela signifie aussi et premièrement, qu’en Dieu même, le « passage » de Dieu à Dieu, la procession du Verbe et la spiration de l’Esprit, s’accomplit depuis la plénitude du Père, « source et origine de toute la divinité » disent de vieux symboles. Ainsi, lorsque le Fils nous livre l’Esprit, il ne s’exténue pas, mais découvre dans sa relation au Père dont il procède et avec qui il envoie l’Esprit, l’origine de sa mission ; et l’Esprit du Père et de Jésus, qui demeure en l’Église, n’est pas connu non plus hors de sa relation au Principe, et au Principe du Principe, c’est-à-dire en dehors de l’unité de Dieu. Et donc le Père, qui envoie son Fils et son Saint-Esprit, et vers qui l’un et l’autre, l’un par l’autre se tournent, s’est montré, dans la mort et la résurrection de Jésus, comme la source ultime que ni le péché ni les puissances ne peuvent tarir, puisque l’amour se donne, se reçoit et se livre dans la pure gratuité de son abandon.
La mort même, qui fit gronder (Jn 11,38 : embrimômenos, fremens) Jésus et devant laquelle il pleura, devient le lieu où manifester la puissance de cette gloire divine que la croix symbolise et que Marie devine, lorsqu’elle voit déposer au tombeau le corps de son Seigneur. Que la gloire passe par la croix, que l’amour veille auprès du tombeau et que le corps ressuscité rayonne en ses blessures, c’est ce qui montre non seulement que la généalogie du péché a pris fin, mais qu’en deçà et au-delà de toute détresse, la paternité divine demeure l’inébranlable fondement de cette création et de son salut, puisqu’elle a porté sans défaillir le corps de Jésus de sa passion à sa gloire, pour notre pardon.
Parce qu’il en est ainsi, la souffrance du monde ne mesure jamais la passion divine, elle indique seulement, à la manière humaine, craintive et tremblante toujours, que Dieu ne cesse de porter sans réserve le poids du péché et l’éloignement des hommes qui n’en finissent pas d’entrer dans sa maison. Parce qu’elle voit cela, la vie religieuse apostolique peut être pour la théologie une source, dès lors qu’elle est faite du témoignage que le Verbe et l’Esprit rendent au Père, et c’est par là que nous achèverons.
Comme toute vie chrétienne, la vie religieuse apostolique ne se comprend qu’à la lumière de Pâques. Comme toute vie religieuse, elle ne se justifie que dans le jour du retour de Jésus. Mais comme vie religieuse apostolique, elle reçoit en propre de montrer dans les nuits humaines l’obscure clarté où Dieu mystérieusement s’est déjà approché, et accomplit son œuvre. Ce que nous avons dit de la communion ecclésiale, de la miséricorde divine ou du combat spirituel, nous en touchons ici les dernières racines : l’Église, le Père, l’Esprit, c’est dans le Christ Jésus que nous les trouvons, en lui aussi que nous les attestons.
À cause de cela, « en l’honneur de la chair du Seigneur », la vie religieuse apostolique ne peut jamais quitter les humbles rivages où Jésus prépare de sa main le repas qui achève la veille et prépare à garder le troupeau. Mais c’est dans l’amour donné et pardonné, un amour dont la passion montre la fin, et la résurrection, l’origine, divines toutes deux, s’il est vrai que l’Esprit vient quand Jésus s’efface et que le Père se donne en donnant son unique. Alors la vie religieuse apostolique peut signifier, en plus de tout le reste, que toute passion s’achève dans la vie, que toute résurrection naît d’un abandon, et donc que l’homme n’est jamais si perdu, ni si retrouvé, que Dieu n’y trouve peine et joie, en tant qu’il est Père très aimant, Fils bien aimé, Esprit de leur amour.
Lorsque la souffrance et le bonheur des hommes sont contemplés dans une même théophanie pascale, quand le visage de Jésus et la puissance de l’Esprit sont reconnus quelque part sur la terre, quand le Père est ainsi glorifié, la vie religieuse apostolique peut chercher à guérir l’homme de l’homme en lui donnant Dieu. Mais c’est le Dieu fait homme, et c’est pour que l’homme soit plus homme en devenant enfant de Dieu. L’alliance nouvelle demande cette union dans la distinction que l’incarnation suppose et que la résurrection confirme, la vie éternelle étant ce pardon.
Jusqu’à la fin du monde, l’Esprit du Père et de Jésus est donné aux disciples pour attester que la vie a vaincu la mort, que la puissance du Christ est notre guérison, que la bonté du Père est notre maison. Jusqu’à ce que Jésus vienne, les religieux de vie apostolique témoignent dans l’Église du caractère pascal de la pensée et de la foi, donc de la théologie, catholiques (d). Tant que Jésus vient, ils assurent les siens des critères visibles de sa révélation (c). La vie religieuse apostolique manifeste que l’Esprit va au Père (a et b) pour autant qu’elle montre que Jésus est Seigneur (c et d).
Conclusion
Si la vie religieuse relève de la vie de l’Église, c’est qu’elle appartient au mystère de sa maternité. Si la vie religieuse apostolique repose sur le sacerdoce hiérarchique, c’est qu’elle atteste en actes la venue du Ressuscité. Comme l’Église rend visible l’œuvre du Père, la vie religieuse apostolique atteste et montre l’origine spirituelle de la présence de Jésus. Le ministère sacerdotal représente l’œuvre du Christ Tête de son Corps au milieu des siens et la vie religieuse apostolique atteste à ceux-ci la venue de l’Esprit à l’Église.
Cette logique est spirituelle, puisqu’elle découvre l’union du Christ et de l’Église et l’unité de la Trinité à la source de la révélation et donc de la théologie, en raison de la pâque du Seigneur. La vie religieuse apostolique témoigne depuis son origine et jusqu’à sa fin de la béatitude en laquelle Dieu se donne à l’homme puisque l’homme est revenu à Dieu.
Proposition
Voir, comme l’Écriture, paraître le Père dans la passion du Fils et le don de l’Esprit, considérer comme saint Ignace que la résurrection vient d’un bienheureux abandon à la bonté du Père, entendre comme le Concile et le magistère postérieur l’unité de l’être et de l’action, n’est-ce pas indiquer dans la vie trinitaire le principe ultime de la vie religieuse apostolique et son fondement premier ? Cette tâche, les théologiens récents de la vie religieuse ne nous semblent pas l’avoir déjà toute honorée.
Mais s’il en va ainsi, la vie religieuse apostolique n’a pas de tâche plus urgente que de se reposer dans le mystère de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, et c’est ce que l’Église lui demande en ce temps. Un tel recueillement demande que le cœur et l’esprit se forment selon Dieu. Comme le dépouillement de l’oraison, le travail théologique peut fortifier l’amour apostolique, s’il consiste à regarder celui qui décide de notre rédemption (ES 102) et qui y réussit.
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