Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Marie, modèle de notre mission

Peter Hans Kolvenbach, s.j.

N°1987-3 Mai 1987

| P. 132-140 |

En août 1986, lors de l’assemblée mondiale des Communautés de vie chrétienne, groupant des hommes et des femmes engagés comme laïcs dans la mission de l’Église, le Père Kolvenbach, Général de la Compagnie de Jésus, leur a adressé ce message. Inspiré des Exercices spirituels de saint Ignace, il déploie dans cette perspective la mission de Notre-Dame : porter le Christ aux hommes et les hommes au Christ, être médiatrice de ce que l’Église appelle aujourd’hui la communion. Au moment où s’ouvre dans l’Église universelle une année mariale (Pentecôte 1987 à Assomption 1988) pour que l’Église, selon les paroles de Jean-Paul II, « garde les yeux fixés sur Marie et se prépare mieux au troisième millénaire », ces pages peuvent nous aider à « prendre Marie chez nous », dans la mission ecclésiale qui nous est confiée.

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Pour ceux et celles que Dieu met sur son chemin, tout chrétien est appelé à être un « autre Christ ». Mais qui pourrait reproduire en sa vie le Seigneur dans sa plénitude ? Aussi, l’Esprit du Seigneur appelle chacun de nous par son nom et l’invite à incarner aujourd’hui telle ou telle facette des insondables richesses du Christ : le Christ qui prie dans la solitude, le Christ qui guérit et enseigne, le Christ qui souffre, le Christ qui annonce le Royaume, autant de vocations personnelles, autant de missions communautaires. La réponse que Notre-Dame a gracieusement donnée à l’appel de celui dont le nom est saint a fait surgir une richesse d’inspiration qui, à son tour, oriente vers autant d’initiatives personnelles et communautaires dans l’édification du Royaume. En ce sens, la dimension mariale des Communautés de vie chrétienne [1] est façonnée par la mission de Notre-Dame. Or celle-ci a personnellement et profondément frappé Ignace. Il respecte toujours le goût spirituel de chacun dans sa rencontre avec le Seigneur et n’impose aucune dévotion particulière. Il nous laisse volontiers prier la Vierge à Paris, à la Guadeloupe, à Fatima ou à Lourdes, comme lui-même aimait la Vierge d’Olatz, à quelques pas de cette santa casa de Loyola, celle d’Aranzazu, de Montserrat, de la Strada ou Notre-Dame des Douleurs. Dans les Exercices spirituels, Ignace se contente de nous exhorter à prier, avec l’Église, l’ Ave Maria ; il nous invite aussi à découvrir dans quelle mesure l’une des facettes de la vocation de Notre-Dame continue aujourd’hui grâce à nos énergies et nos engagements : parce que Dieu le veut ainsi, sa mission dans l’œuvre du salut de son Fils nous est proposée.

Quelle mission ?

Quelle est cette mission ? Lorsqu’Ignace nous invite à méditer le mystère de la Visitation [2], il utilise le jeu des « trois points » pour appeler une égale attention à la rencontre, au Magnificat et au séjour de trois mois de Marie auprès de sa cousine Élisabeth. Ce trait significatif est révélateur de ce qui a frappé Ignace dans la vocation de Notre-Dame. Après l’Annonciation, Marie n’avait-elle pas tous les motifs de se consacrer exclusivement au mystère qui l’a touchée et à l’enfant qui croît en elle ? Pourquoi ne pas se recueillir en elle-même pour goûter « combien est bon le Seigneur » et se reposer dans la contemplation de cette Trinité qui opère par elle le salut du monde ? Pourtant Marie ne porte pas sur elle-même un regard narcissique, elle ne demeure pas à l’intérieur de sa propre maison, elle reste, trois mois durant, auprès d’Élisabeth pour aider sa parente. La grâce dont elle est remplie la pousse hors de chez elle, hors de sa vie de tous les jours, elle lui fait prendre la route de la montagne et devenir, au nom de son Seigneur, « une femme pour les autres », au lieu de rester centrée sur elle-même. Sa hâte à sortir d’elle-même, à quitter son entourage, la joie qui éclate dans sa rencontre avec Élisabeth, sont l’accompagnement naturel de la mise en route, de l’exode, auquel pousse toujours l’amour qui vient d’en haut. Celui qui est saisi par l’amour de Dieu est poussé à l’incarner, ici et maintenant, à l’exemple du Christ servant à table, afin que les autres soient nourris et vivent.

Si les Communautés de vie chrétienne s’inspirent de l’esprit d’Ignace, le critère d’authenticité de leur spiritualité est son incarnation dans un engagement concret au service de l’autre. Aussi les Communautés de vie chrétienne veulent-elles être « un corps pour l’Esprit », à l’exemple de Notre-Dame ; elles veulent s’engager afin que l’Évangile s’incarne, que les Béatitudes deviennent réalité pour ceux qui sont pauvres, pleurent, souffrent, cherchent la justice et la paix.

Cette mission de Notre-Dame fascine Ignace au point qu’il ne nous invite, dans les Exercices spirituels, ni à scruter le cœur de Marie, ni à contempler sa vie intérieure, ni à imiter une de ses vertus. Ignace passe sous silence la façon dont la Vierge « conservait toutes ces paroles dans son cœur » et même sa douleur au pied de la croix. Tout est concentré sur la mission de Notre-Dame.

En quoi consiste cette mission ? Ignace ne l’explicite nulle part, mais toute la structure des Exercices pointe vers la médiation : porter le Christ aux hommes et amener les hommes au Christ, être médiatrice de ce que l’Église appelle aujourd’hui « la communion ». Essayons de découvrir ceci dans le déroulement des Exercices.

Notre-Dame à la charnière entre le péché et la grâce

Dès la première Semaine, Notre-Dame se situe à la charnière de deux histoires, qui sont toujours les nôtres. Ignace décrit la « généalogie » du péché, des anges au premier homme, d’Adam à chacun de nous. Il souligne par là que nous sommes solidaires dans le péché et « enfer pour les autres ». Puis il nous invite à rencontrer Notre-Dame. Ceci m’a toujours étonné. Que sait Notre-Dame du péché ? Puis-je avoir un colloque avec elle à ce sujet ? La réponse n’est pas sans importance. Nous reconnaissons, avec l’Église, que Marie est exempte de toute faute, mais nous risquons de la confiner dans une existence céleste, bien éloignée de la quotidienneté pécheresse de l’homme et de la femme ordinaires. C’est oublier que l’absence de péché ne rend pas moins humain, mais plus humain. Sans doute le péché appartient-il en fait à notre existence. Ne pas oser le prendre au sérieux, c’est nous situer hors de la réalité humaine, hors de l’œuvre du salut. Telle est la raison pour laquelle Ignace prend le péché comme point de départ, non en vertu d’un sentiment morbide ou pessimiste, mais par souci de réalisme : sinon, toute mission flotte dans l’irréel. Curieusement, c’est le communisme qui, par son rejet de l’existence du péché, attribue à l’homme une force qu’il ne possède pas ; l’effort marxiste en devient inévitablement utopique.

La présence de Notre-Dame au cœur de l’histoire pécheresse qu’Ignace déploie devant nos yeux signifie précisément que, pour être pleinement humain, l’homme n’est pas tenu d’être pécheur. La lutte contre le péché, telle que Notre-Dame l’inspire, se dresse alors non contre l’humain, mais contre l’inhumain encore présent aujourd’hui dans notre société ; un inhumain qu’on doit oser nommer « péché », un inhumain contre lequel les Communautés de vie chrétienne sont appelées à se dresser, car la vie chrétienne lutte contre la mort qu’entraîne le péché.

Au premier siècle de notre ère, Notre-Dame a suivi, en Palestine, la route de tous les hommes et femmes de cette terre, ce chemin de peine et de joie, dans une ambiance de péché, les péchés de son peuple. Aujourd’hui encore, elle témoigne que la grâce, la plénitude de grâce, n’écarte pas de notre existence concrète. Dans celle-ci et dans notre société, elle dénonce au contraire ce qui est inhumain et peut, en vertu de la mission de grâce que Dieu confie à nos mains, faire place à une société plus humaine, plus juste et plus paisible.

Pendant ses voyages apostoliques, Jean-Paul II stigmatise les péchés de notre temps, mais il n’a nullement l’intention de rendre la vie plus difficile en accumulant les interdits. En dénonçant le péché qui est à la source de l’inhumain, de l’injustice, de la haine qui traversent notre vie de tous les jours (les journaux et la télévision en témoignent à l’envi), le Pape lutte au fond pour l’homme, pour les valeurs pleinement humaines que sont la vie, l’amour, la justice, la paix. C’est alors la contemplation de Notre-Dame dans la plénitude de son humanité comblée de grâce qui fait découvrir le péché, l’inhumain dans toute sa cruelle réalité, mais aussi dans sa défaite pascale : le Christ a vaincu le péché, qui se croyait « le prince de ce monde » ; et Notre-Dame apparaît comme la première victoire réalisée dans notre humanité.

Après avoir retracé la généalogie du péché, Ignace nous fait rencontrer Notre-Dame : elle a été consciente des péchés de son peuple, mais en elle commence l’histoire de la grâce, une histoire qui ne l’arrache pas à notre existence humaine, car cette histoire introduit dans notre monde un être humain qui réalise l’image de la grâce de Dieu et la ressemblance du Fils de Dieu. Par la rencontre de Notre-Dame en pleine histoire pécheresse, Ignace nous amène à découvrir notre mission de Communautés de vie chrétienne dans l’édification de la cité du Dieu de grâce et de vie.

Notre-Dame à la charnière entre la Trinité et un monde en attente de salut

En deuxième Semaine des Exercices, Notre-Dame est de nouveau à la charnière. Cette fois, elle ne se situe plus entre la fin de l’histoire du péché et le début de l’histoire de la grâce, elle se trouve plutôt insérée entre la Trinité qui veut nous sauver et une humanité qui aspire au salut. Avec un grand sens de la composition, Ignace situe la Vierge au centre de la fresque qu’il brosse : en haut, la Trinité ; en bas, l’humanité ; entre les deux, la demeure de Notre-Dame. Ignace ne nous suggère pas de sonder le mystère de Marie, les sentiments de son cœur ; il nous invite à recevoir d’elle notre mission d’aujourd’hui en Communauté de vie chrétienne. Qui parcourt avec Ignace le mystère du Christ découvre sans cesse Notre-Dame dans sa mission de médiatrice de la vie. Jamais cette mission de Notre-Dame ne la sort d’une vie obscure et cachée, ne la retire de l’ordinaire de l’existence banale d’une quelconque pauvre femme, dans un coin perdu de Palestine, à l’écart de la grande histoire, de la haute politique, de la culture raffinée. Pourtant – et ceci est plein de sens pour notre mission – Notre-Dame se sait médiatrice de vie et de salut pour autrui. Chacun de nous est bien conscient d’avoir reçu tout ce qu’il est par l’intermédiaire des autres. Dans notre société moderne tant d’incidents et d’accidents nous remettent devant les yeux notre interdépendance et nous font saisir que nous sommes solidaires les uns des autres pour notre vie et même pour notre salut. Cette solidarité est inscrite dans notre nature, elle est un reflet en tout homme de la communion trinitaire. De nos jours encore, lors d’un désastre, nous assistons et nous participons à des sursauts de solidarité spontanée et pleine de générosité. Pourtant, en général, il nous est extrêmement difficile de mettre en commun, de communiquer à autrui ce que nous devons aux autres, ce que nous avons reçu grâce aux autres. La communauté de Jérusalem doit déjà faire face à un couple qui retient jalousement pour lui ce qui était destiné au groupe ; Paul se plaint amèrement que ceux qui célèbrent – ou croient célébrer – l’Eucharistie prennent leur propre repas et laissent frères et sœurs à leur faim et à leur isolement.

Il n’y a pas que le pain quotidien, il y a surtout le pain de vie, dont l’homme a un besoin plus grand encore pour vivre vraiment. Dans notre communauté humaine où chacun dépend de tous, Dieu a aussi voulu que l’on s’aide l’un l’autre jusque dans l’œuvre du salut et dans le don de la vie, dans le don de notre seule vraie richesse, la vie de Dieu. Sans doute, chacun de nous et les Communautés de vie chrétienne en tant que telles ne font que planter et arroser : Dieu seul donne la vie à nos frères et à nos sœurs, mais il veut néanmoins faire appel à notre médiation en celui qui est le seul médiateur, le Christ. Et ceci est vrai au point que Dieu ne nous sauve pas pour nous-mêmes, mais pour le salut du monde. De la même manière que le Père ne veut être adoré que par son Fils et dans l’Esprit, ainsi il nous regarde, comme il l’a fait pour Notre-Dame, parce que nous sommes membres de la communauté humaine et, en tant que membres de celle-ci, solidaires de son histoire de salut et de ruine. Sans doute, Notre-Dame est personnellement appelée, mais sans exclusion ; elle est appelée en personne pour le salut du monde, un salut par lequel tous deviennent, dans le Christ, médiateurs et médiatrices de grâce.

Un « oui » radical

Pour réaliser cette médiation, le Seigneur a demandé à Notre-Dame son « oui ». Ignace nous invite à méditer les mystères du Christ, à rechercher la connaissance intime du Seigneur afin de pouvoir, en son Esprit, faire les choix et prendre les décisions qui incarnent notre « oui » dans le quotidien. Dans ce but, il nous invite toujours à recourir à Notre-Dame pour apprendre comment entrer en colloque avec son Fils et saisir comment dire « oui » au Père. Cet accompagnement de Notre-Dame, comment inspire-t-il les Communautés de vie chrétienne dans leur manière de traduire le Règne aujourd’hui ? Sans doute, rien dans l’Évangile ne nous permet de connaître la part que Notre-Dame a prise à l’évangélisation. Elle n’appartient pas au collège des Douze, elle ne parle que par sa simple présence au milieu d’eux. Le Seigneur ne nous appelle pas à copier la manière dont Notre-Dame a incarné son « oui », pas même à essayer de l’imiter. Pourtant, la manière concrète que le Seigneur attend de chacun de nous et des Communautés de vie chrétienne pour la réalisation du Règne sera toujours inspirée par le dynamisme qui est à la base de l’agir de Notre-Dame. Ce dynamisme est d’abord et toujours marqué par la radicalité du « oui ». Celle-ci pousse les Communautés de vie chrétienne, à l’exemple de Notre-Dame, à ne rien connaître d’autre que l’Évangile, tout l’Évangile. Nous sommes envahis par des slogans, des idéologies compliquées ; c’est une raison de plus d’en revenir au caractère radical du « oui » de Notre-Dame ; Ignace le situe au milieu du bouillonnement qui remplit la vie des hommes et des femmes.

Dans la méditation des « deux étendards [3] », Ignace suggère les nombreux moyens mis en œuvre par Satan pour nous détourner de l’essentiel, de l’engagement radical, et nous paralyser par la fascination du détail, de l’unilatéral, du momentané. Comme Ignace nous le fait voir, Notre-Dame, par son humble radicalité, parle toujours de l’Évangile, de l’unique nécessaire, avec les mots et les gestes de tous les jours. À nous de devenir Évangile pour les hommes et les femmes de notre temps, comme Notre-Dame le fut en toute sa radicalité.

La fidélité

Le dynamisme de Notre-Dame, c’est ensuite sa fidélité : Ignace la présente dans un relief presque dramatique à la fin de la Troisième semaine des Exercices : parmi tous ceux qui suivent le Christ, seule Notre-Dame reste fidèle, en pleine solitude. Pour nous aussi, même si la crise se présente sous des formes très diverses, elle est spirituellement identique à celle que Notre-Dame a connue. Il arrive toujours un moment où la foi au Christ, vrai Dieu et vrai homme, perçue dans toute sa nudité et toutes ses conséquences, nous accule à un choix entre la fidélité et l’infidélité. Et ce choix nous atteint plus radicalement encore lorsqu’il nous est proposé par l’intermédiaire de l’Église. Étant divine et humaine, elle aussi nous adresse au plus profond de notre être une interpellation qui provoque à la fidélité ou à l’infidélité. La lourdeur de l’institution ecclésiale, tout comme le poids de l’échec du Christ sur la croix, sont, pour Notre-Dame et pour nous, des glaives qui transpercent le cœur. A la ressemblance de Notre-Dame, chacun de nous et les Communautés de vie chrétienne sont appelés à témoigner de cette fidélité au Seigneur ressuscité dont notre temps, souffrant de tant de lourdeur et de non-sens, a besoin. Notre-Dame, dans sa fidélité au Ressuscité, est un signe de salut : par pure grâce, elle voit la vie nouvelle naître du cœur transpercé d’où sortent le sang et l’eau, dans une situation qui est humainement condamnée à la mort définitive.

La patience

Le dynamisme de Notre-Dame est enfin caractérisé par sa patience évangélique. Ignace la montre toujours présente là où elle est attendue : pour enfanter et pour fuir, pour présenter au Temple et pour dire adieu, pour souffrir avec le Crucifié et se réjouir avec le Ressuscité. Sa patience ne signifie nullement une résignation fataliste : c’est une disposition confiante et, pour cette unique raison, pleine de patience, qui lui fait accepter d’être dirigée dans l’œuvre du salut par celui qui est l’Esprit du Seigneur. C’est la liberté intérieure de la « troisième classe d’hommes [4] » : rien ne limite son dynamisme apostolique.

Pas plus que Notre-Dame ou l’Église, les Communautés de vie chrétienne ne possèdent le secret de l’évangélisation : formées par les Exercices spirituels, elles doivent discerner au jour le jour, de situation en situation, d’interpellation urgente en interpellation urgente, les voies pascales de celui qui, dans l’Église, vit au milieu de nous et continue avec nous l’œuvre du salut. Aussi les Communautés de vie chrétienne ne peuvent-elles pas se comporter en « troupes de choc », lancées à la conquête du monde selon une stratégie bien étudiée et une tactique parfaitement adaptée. Elles sont appelées à donner au Règne et à son extension le sens de la patience évangélique témoignée par Notre-Dame. Nous devons avoir le courage d’accepter l’aujourd’hui de Dieu dans une dynamique du provisoire, avec ses recherches et ses tâtonnements, ses ambiguïtés et ses échecs. En effet, selon l’expression d’Ignace lui-même, il ne s’agit de conquérir la terre qu’en « aidant les âmes » : or « aider les âmes » signifie pour lui aider l’autre à devenir ce qu’il a reçu, ce qu’il est au fond de lui-même : fils de notre Père, frère du Seigneur Jésus, porteur de l’Esprit, médiateur de vie pour aider les autres.

La patience de Notre-Dame se fonde sur sa foi radicalement fidèle en son Fils qui a déjà vaincu le monde : elle sait que la terre est remplie de la présence de Dieu notre Seigneur. Notre-Dame elle-même demeure émerveillée lorsqu’elle découvre comment le Royaume de Dieu déborde l’agir apostolique de son Fils durant sa vie terrestre et la première évangélisation de la jeune Église. La patience évangélique de Notre-Dame devient ainsi la marque personnelle qui traduit son haut degré d’humilité, c’est-à-dire d’amour du service. Il ne faut pas qu’une certaine présentation de la spiritualité des Exercices pousse les Communautés de vie chrétienne à un militarisme ou un activisme compréhensibles, mais peu conformes à la patience évangélique de Notre-Dame. Que les Communautés de vie chrétienne soient pleines d’enthousiasme et de dynamisme apostolique, mais qu’elles soient prêtes à accueillir le « troisième degré d’humilité [5] », par lequel Ignace rappelle la loi pascale de toute médiation évangélique : le grain doit mourir pour susciter la vie nouvelle. Concrètement, cette humilité pousse à aider les âmes, à l’image de Notre-Dame, dans ces situations où toute notre patience évangélique est mise à l’épreuve ; ainsi les hommes et les femmes vivant dans un milieu qui ignore le Christ ou le connaît mal pourront, grâce à notre médiation, découvrir la voie de l’Évangile. Les Exercices spirituels n’incitent pas à une conquête au sens militaire ou triomphal, ils poussent à un « plus grand service », celui que Notre-Dame a pleinement vécu, celui qui entraîne aussi les Communautés de vie apostolique à l’accomplissement de leur mission apostolique dans des conditions ingrates, conflictuelles ou désespérées, en y vivant courageusement la patience évangélique de Notre-Dame.

Notre-Dame à la charnière entre la passion et la résurrection

Pour Ignace, cela ne fait aucun doute : Notre-Dame est aussi à la charnière entre la passion douloureuse et la résurrection joyeuse, comme elle l’est entre l’histoire du péché et celle de la grâce ainsi qu’entre le ciel et la terre au moment de l’incarnation.

De toute l’œuvre du Christ, il ne reste que Notre-Dame dans sa solitude ; avec son Fils, elle descend dans l’enfer de l’abandon total. La fidélité au texte biblique incite certes Ignace à ne rien mentionner qui ne se trouve pas dans l’Évangile, mais l’absence d’une rencontre du Seigneur ressuscité avec sa mère serait impensable pour lui, étant donné sa vision de la place de Notre-Dame dans l’histoire du salut (ES 299). Peut-être le souvenir d’une église de Jérusalem consacrée à cet événement pascal est-il resté dans la mémoire du pèlerin et a-t-il confirmé sa foi.

De nouveau, Ignace se tait sur ce que se dirent le Seigneur ressuscité et sa mère, mais, en faisant de la rencontre du Ressuscité avec Notre-Dame le type de toute apparition, Ignace souligne le rôle de consolateur rempli par le Christ. Or, pour lui, consolation signifie toute croissance et augmentation de la foi, de l’espérance et de la charité. De cette manière, Ignace nous introduit dans l’aujourd’hui : Notre-Dame est consolée pour être maintenant notre consolatrice, celle qui augmente notre foi dans la mission évangélique que le Seigneur de la vigne confie à nos communautés, celle qui accroît notre espérance que tous nos efforts aideront les âmes à posséder la seule vraie richesse, la vie même de Dieu, celle qui fait grandir en nous l’amour, le seul lien qui unisse la communion trinitaire à une communauté de vie chrétienne.

Borgo S. Spirito 5
I-00193 ROMA, Italie

[1Les Communautés de vie chrétienne (C.V.X.) continuent les Congrégations de la Sainte Vierge, dont la première fut fondée en 1563, au Collège Romain, par le belge Jean Leunis, s.j. Comme la Compagnie de Jésus, c’est dans les Exercices spirituels qu’elles puisent leur inspiration et leur spiritualité.

[2Exercices spirituels, n° 263 ; dans le texte et dans les notes, nous renverrons à ceux-ci par le sigle ES suivi du numéro du paragraphe.

[3ES 136-147 : « Méditation de deux étendards : l’un, celui du Christ, notre souverain capitaine et seigneur ; l’autre, celui de Lucifer, mortel ennemi de notre nature humaine ». C’est l’une des deux méditations clefs qui préparent « l’élection » ou choix d’un état de vie.

[4Prévue pour le même jour que la méditation des deux étendards, celle des trois groupes d’hommes (ES 149-156) est l’autre méditation clef de cette même préparation à l’élection : trois groupes ont acquis une grosse somme d’argent, « mais non avec pureté et droiture pour l’amour de Dieu ». Le premier groupe est celui des velléitaires, le second veut supprimer l’attachement désordonné à ces biens sans les abandonner. Le troisième « veut si bien supprimer (cette attache) qu’il n’est pas même attaché à garder le bien acquis ou à ne pas le garder ».

[5ES 165-167. Le premier degré d’humilité est la décision de ne pas même envisager d’enfreindre un commandement qui oblige sous peine de péché mortel ; le second étend cette disposition au rejet du péché véniel. Le troisième degré inclut les deux premiers et « consiste en ceci : afin d’imiter le Christ notre Seigneur et de lui ressembler effectivement davantage, je veux et je choisis la pauvreté avec le Christ pauvre plutôt que la richesse, les humiliations avec le Christ humilié plutôt que les honneurs, étant égale la louange et la gloire de la divine majesté ».

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