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La communauté augustiiienne (II)

Jaime Garcia Alvarez, o.s.a.

N°1987-3 Mai 1987

| P. 160-173 |

Voici la suite de la méditation théologique dont la première partie avait été publiée dans le numéro précédent. Grâce à de nombreuses et savoureuses citations, l’auteur a fait percevoir à quel point, pour Augustin, la communauté et la vie communautaire sont enracinées dans le mystère du Christ et de l’Église et manifestent la communion trinitaire. D’où le souci constant de l’évêque d’Hippone de vivre la communauté, car c’est ainsi, selon lui, qu’il pourra le mieux édifier l’Église. Ce sont les axes majeurs de cette communauté monastique augustinienne au cœur de l’Église qu’évoquent les pages qui suivent.

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Si nous voulons saisir le sens le plus profond de la vie communautaire pour saint Augustin, il nous faut réfléchir sur ce que la communauté est et représente dans la vie de l’Église.

La communauté est l’œuvre de l’Esprit Saint

Tout comme l’Église, la communauté est l’œuvre de l’Esprit Saint. Celui-ci est le don du Père au Fils et du Fils au Père ; il est le don sans aucune imperfection ni limite. Or l’Esprit Saint vient sur nous, et tout d’abord au moment du baptême ; à partir de ce moment, il habite en nous. Par le fait même, il nous façonne à son image et à sa ressemblance : il nous fait devenir don à Dieu et aux autres. Il partage sa nature de don avec celui qui le reçoit. C’est le premier des effets de l’habitation de l’Esprit Saint dans l’âme.

Mais l’Esprit Saint continue à se manifester en nous tout comme il s’est manifesté aux Apôtres au moment de la Pentecôte, par l’union entre tous, par le partage de ce que nous avons et de ce que nous sommes. Pour saint Augustin, la communauté primitive de Jérusalem est l’expression la plus claire de cette habitation ou présence de l’Esprit Saint, comme elle est aussi l’expression de ce que doit être l’Église et, de même, chacune des communautés religieuses. Cette communauté de Jérusalem ne s’est fondée que lorsque l’Esprit Saint descendit sur les disciples. C’est par lui que l’amour, le don et le partage sont répandus dans leurs cœurs.

Après avoir affermi ses disciples et séjourné avec eux pendant quarante jours, il monta au ciel sous leurs yeux. Et cinquante jours pleins après la résurrection il leur envoya le Saint-Esprit pour les mettre à même, grâce à la charité diffusée par cet Esprit dans leurs cœurs, d’accomplir la loi, non seulement sans peine, mais encore avec plaisir... C’est pourquoi, mortifiant désormais les désirs terrestres du vieil homme et brûlant d’ardeur pour la vie spirituelle, ils vendaient leurs biens, comme l’avait enseigné le Seigneur dans l’Évangile, et en déposaient le prix aux pieds des Apôtres, avec charge pour ceux-ci de les distribuer à chacun selon ses besoins. Vivant bien unis par la charité chrétienne, ils ne disaient de rien : « c’est à moi », mais ils possédaient tout en commun et ne formaient pour Dieu qu’un cœur et qu’une âme (De cat. rud. 23, 41-42).

Pour édifier donc notre communauté, il nous faut revivre à nouveau la Pentecôte. Celle-ci n’est pas un événement qui s’est produit une fois pour toutes. Le Saint-Esprit continue à venir vers nous, mais à condition que nous veuillions l’accueillir. C’est l’Esprit Saint qui bâtit l’Église Corps du Christ ; c’est lui aussi qui fait nos communautés, car la communauté est l’œuvre du Saint-Esprit.

Il est certain que la communauté est d’autant plus parfaite que plus grand est l’amour de ceux qui la forment. Mais l’amour est l’effet de la présence du Saint-Esprit dans nos cœurs. Si nous voulons donc bâtir notre communauté, il nous faut faire place à l’Esprit Saint dans nos cœurs, nous laisser habiter par lui. Saint Augustin ne cesse de nous le demander.

Nous ne pouvons rien offrir à Dieu de plus agréable que dire avec le prophète Isaïe : « Possédez-nous ». En fait de biens terrestres, c’est accorder une faveur à un père de famille que de lui donner quelques terres à posséder ; il n’en va pas de même dans l’Église : c’est à l’héritage lui-même qu’il est avantageux d’être possédé par Dieu... Mais comment peut-il être l’habitation du Seigneur ? Écoute le Prophète : « Sur qui reposera mon Esprit ? Sur celui qui est humble, tranquille et plein de crainte envers ma parole ». Veux-tu être une demeure pour le Seigneur ? Sois humble, tranquille, plein de crainte pour sa parole et tu deviendras ce que tu cherches... Il veut loger chez toi : fais-lui place. Qu’est-ce à dire : « Fais-lui place » ? Aime-le sans t’aimer toi-même. T’aimer toi-même, c’est lui fermer la porte. L’aimer, au contraire, c’est la lui ouvrir. Si tu lui ouvres et qu’il entre, tu ne périras pas en t’aimant, puisque tu seras avec celui qui t’aime (En. in Ps. 131, 3-6).

Pour approfondir donc la nature et le sens de la communauté augustinienne, il faut nous attarder sur l’habitation du Saint-Esprit en nous.

L’Esprit Saint transforme en don celui qui le reçoit

Il est certain que Dieu est présent partout ; cette présence est une idée chère à saint Augustin. De cette présence de Dieu, il fait le centre de sa pensée. Or Dieu est présent d’une façon toute particulière dans l’âme chrétienne. Il y habite comme en son temple.

Il faut reconnaître que Dieu est partout par la présence de la divinité, mais non point partout par la grâce de l’habitation (Ep. 187, 5, 16).

Sous l’action de la grâce divine, l’homme est le temple de Dieu, plus exactement encore, celui des trois Personnes divines, car elles sont inséparables. Pour saint Augustin, c’est toujours la Sainte Trinité qui demeure dans l’âme du juste.

Peut-être croira-t-on que cette demeure du Père et du Fils en leur ami est fermée au Saint-Esprit ?... Il ne s’en ira donc pas à la venue du Père et du Fils, mais il restera pour toujours avec eux dans la même demeure. Il ne vient pas sans eux, ni eux sans lui. Seulement, pour donner à entendre la Trinité, les Personnes sont désignées individuellement et on leur attribue telle ou telle chose séparément, mais sans penser les séparer elles-mêmes, car la Trinité est une, unique la substance, unique la déité du Père et du Fils et du Saint-Esprit (De Trin. I, 9, 19).

Cette présence de la Sainte Trinité est toujours une présence dynamique, vivante. Il est certain que cette action de la Sainte Trinité dans l’âme est attribuée à une des Personnes d’après les caractéristiques propres de cette action. Mais, en réalité, l’action appartient toujours aux trois Personnes.

Dans la Trinité, les œuvres de chaque Personne sont réalisées par toute la Trinité, chacune agissant avec la coopération des deux autres (Serm. 71, 16, 27).

Or cette habitation de la Sainte Trinité, comme celle du Saint-Esprit dans notre âme, a différents degrés de perfection. De même, chacun de nous doit devenir de plus en plus temple ou demeure du Père.

Or, dans la mesure même où l’Esprit Saint habite en nous, la charité se rend présente dans notre vie, car la charité est la révélation, la manifestation de la présence du Saint-Esprit dans notre âme ; la charité est le langage de l’Esprit Saint. Il réalise en nous et avec nous ce qu’il fait avec le Père et le Fils ou, tout simplement, ce que l’âme opère avec les membres de notre corps : l’union, la communion entre nous tous. Le Saint-Esprit est don et il transforme en don celui qui l’accueille. Il nous transforme en lui, il nous fait vivre de sa propre vie. Voilà pourquoi, dans la mesure même où l’Esprit Saint habite en nous, nous devenons don et partage. Sa présence dans notre cœur aboutit toujours à la mise en commun de tous nos biens, et plus encore de nos vies. Saint Augustin ne cesse de commenter cette phrase de saint Paul :

La charité de Dieu a été répandue en nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Rm. 5, 5).

Voilà pourquoi saint Augustin n’hésitera pas à nommer l’Esprit Saint âme de l’Église et la charité, santé de l’Église.

Ce que l’âme est au corps humain, l’Esprit Saint l’est au Corps du Christ qui est l’Église ; il accomplit dans toute l’Église ce que l’âme opère dans tous les membres d’un seul corps... Si donc vous voulez vivre de l’Esprit Saint, tenez à la charité, désirez l’unité afin de parvenir à l’éternité (Serm. 267, 4).
Ce que la santé est dans le corps, la charité l’est dans le Corps du Christ (Serm. 162 A, 6).

Alors, parce que l’Esprit Saint devient l’âme de notre âme, notre vie devient communauté ; la communauté est donc l’expression la plus claire de la vie même de Dieu. Comprendre le sens le plus profond de la communauté augustinienne exige de saisir l’action de l’Esprit Saint dans notre vie. Or l’action de l’Esprit Saint, c’est la charité. C’est donc sur la charité et, de même, sur notre vie de communauté que nous devons mesurer le degré de notre perfection ou de l’habitation de l’Esprit Saint dans notre cœur.

Nul besoin d’interroger quelqu’un d’autre, que chacun rentre en son cœur ! S’il y trouve la charité fraternelle, qu’il soit en paix : il est passé de la mort à la vie. Déjà il est à la droite de Dieu ; qu’il ne se soucie pas de ce que sa gloire soit encore cachée. Quand viendra le Seigneur, alors il apparaîtra dans la gloire ; c’est à l’intérieur que la sève est vigoureuse, à l’intérieur que sont les feuilles de l’arbre, à l’intérieur que sont les fruits, mais ils attendent l’été (In Ep. Jo. 5, 10).

Mais la charité n’est pas quelque chose d’abstrait, elle est vie et elle a des manières bien précises de se manifester.

Pauvreté et humilité sont expression de la charité

La manière la plus simple, la plus élémentaire pour la charité de se manifester est la mise en commun des biens ou la pauvreté. Pour saint Augustin, la pauvreté, c’est bien plus que ne rien avoir : elle est vraiment ne rien avoir parce que l’on a tout donné. La pauvreté est tout d’abord don, mise à la disposition de tous nos biens et, par là, elle est expression de la charité. Là où la charité est absente, il n’y a pas de vraie pauvreté. Mais, pour saint Augustin, il existe encore une autre pauvreté, une autre disponibilité bien plus profondes que la mise en commun des biens, c’est l’humilité. L’humilité est la pauvreté du cœur, la disponibilité de nous-mêmes au service des autres. L’humilité est une des expressions les plus claires de la charité. Il n’y a pas d’humilité là où il n’y a pas de charité.

Rien de plus excellent que le chemin de la charité, mais seuls les humbles sont capables d’y marcher (En. in Ps. 147, 7).
Il est vain de craindre que manque l’humilité là où brûle la charité (De virg. 54).

La pauvreté et l’humilité sont bien plus qu’une attitude extérieure ou intérieure à l’égard des biens matériels ou envers nous-mêmes ; elles sont disponibilité, accueil et ouverture de notre cœur à l’égard de Dieu et des autres. De même, elles deviennent pour saint Augustin le fondement de toute vie communautaire, car ce sont elles qui font naître des relations vraies entre nous tous. Ceux qui vivent dans la pauvreté et l’humilité ne cessent de proclamer par leur façon d’agir : « Le règne de Dieu, l’Esprit Saint, est déjà parmi nous ».

Pour bien comprendre pourquoi saint Augustin fait de la pauvreté et de l’humilité le fondement de toute communauté, nous devons prendre comme point de départ l’ensemble de sa doctrine sur l’habitation de l’Esprit Saint dans notre vie. L’Esprit Saint transforme à son image et à sa ressemblance tous ceux qui l’accueillent. Si donc l’Esprit Saint habite en nous, nous devons nous comporter les uns envers les autres comme Dieu lui-même se comporte envers nous. Les comportements de Dieu à notre égard sont tous des comportements d’amour. Pour nous, Dieu est amour gratuit. Et l’amour nous amène inévitablement à tout donner et, de même, à devenir pauvres, humbles, à ne rien garder pour nous. Nous devons avoir le cœur même de Dieu, un cœur totalement ouvert aux autres. Saint Augustin ne cesse de méditer ce texte de saint Paul : « Ayez les sentiments mêmes qui furent dans le Christ Jésus » (Ph 2,5). Or les sentiments les plus profonds de Jésus ont été des sentiments d’humilité.

Humble, je suis venu ; c’est pour enseigner l’humilité que je suis venu ; c’est comme maître d’humilité que je suis venu... Qui vient à moi devient humble ; qui s’attache à moi sera humble, car il fera non sa volonté, mais celle de Dieu (In Jo. Ev. 25, 16).

Mais le fondement ultime de cette humilité de Jésus se trouve dans le dessein de l’amour divin sur nous ; c’est l’amour qui est à la base même de l’Incarnation.

Comme tu nous a aimés, ô Père de bonté, toi qui n’a pas épargné ton Fils unique, mais l’a livré pour les impies que nous étions ! Comme tu nous as aimés ! Car c’est pour nous que celui qui, sans usurpation, se tenait pour ton égal, est devenu soumis jusqu’à mourir en croix, lui, le seul qui fût libre entre les morts (Conf. X, 43, 69).

De même que le Verbe de Dieu s’est fait homme par amour, c’est-à-dire nous a tout donné, nous tous aussi, remplis de la vie même de Dieu, nous devons, avec les sentiments mêmes de Jésus, nous donner les uns aux autres.

Ayez en vous les sentiments mêmes dont était animé le Seigneur Jésus. Ce qui nous induit exactement à ceci : quand le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous, quand, étant sans péché, il a assumé les nôtres, en tout cela il n’a pas eu en vue son intérêt, mais le nôtre ; de même, nous aussi, à son exemple, nous porterons généreusement les fardeaux les uns des autres (De div. quaest. 83, 71, 3).

L’humilité est le détachement de soi, de ce que l’on est et de ce que l’on a ; mais ce détachement comporte à sa base une sensibilité aux besoins et aux souffrances des autres. Là où manque cette sensibilité, là manqueront aussi l’humilité et la pauvreté. Avant d’être le don de notre cœur, l’humilité est une lumière qui nous fait connaître les sentiments les plus profonds et les plus intimes de l’autre. Voilà pourquoi il n’y a jamais de communication humaine vraie, plus encore, de vraie amitié là où l’humilité est absente. L’humilité fait que nos relations communautaires deviennent à l’image des relations des trois Personnes divines dans le mystère de la Sainte Trinité. Elle nous fait découvrir Dieu dans le cœur des autres, elle nous fait l’aimer dans les autres. Par l’humilité, Dieu habite en nous et Dieu aime en nous : « Que Dieu habite en toi, dira saint Augustin, et qu’il s’aime en toi » (Serm. 128, 2, 4). Dans l’humilité, Dieu aime Dieu en nous, car l’humilité est l’expression, la manifestation de l’Esprit Saint qui est amour.

L’amour est Dieu de Dieu... Voilà pourquoi le Saint-Esprit, Dieu qui procède de Dieu, une fois donné à l’homme, l’embrase d’amour pour Dieu et pour le prochain, étant lui-même amour. L’homme en effet n’a pas en lui de quoi aimer Dieu, s’il ne le reçoit de Dieu (De Trin. XV, 17, 31).

La communauté augustinienne est à l’image de la Sainte Trinité. L’union du Père et du Fils dans le Saint-Esprit est le modèle, l’idéal de la communion qui doit exister entre nous tous. De même que le Père se donne en plénitude au Fils et le Fils au Père et que cette communion se réalise dans l’unité du Saint-Esprit, ainsi nous-mêmes nous devons savoir nous donner les uns aux autres avec ce même amour du Saint-Esprit. Or cet amour qui crée la communauté, saint Augustin l’appelle amitié. De même, la communauté augustinienne est une communauté d’amis.

La communauté augustinienne est une communauté d’amis

Il est certain que saint Augustin a toujours été attiré par l’amitié. A plusieurs reprises il nous le dira.

L’amitié avait pour moi des charmes (Conf. I, 20, 31).
Et j’étais avec eux et je prenais parfois plaisir à leur amitié, malgré l’horreur que m’inspiraient toujours leurs actes (Conf. III, 3, 3).

Après sa conversion, saint Augustin approfondit le sens chrétien de cette amitié ; celle-ci va devenir un des thèmes de sa réflexion. Dans celle-ci, il va précisément nous offrir le fondement sacré de la vie communautaire, vie d’amis réunis ensemble.

Au moment de méditer sur l’amitié, saint Augustin prend comme point de départ la définition de Cicéron.

Car voici que mon ami intime est d’accord avec moi non seulement sur ce qu’il y a de probable dans la vie humaine, mais encore sur la religion, ce qui est le signe le plus évident d’une vraie amitié. L’amitié a été définie, très justement et très noblement, comme « un accord, accompagné de bienveillance et de charité, sur les choses divines et humaines » (Contra Acad. III, 6, 13).

L’amitié est tout d’abord un accord sur les choses divines, car on ne peut pas se mettre d’accord dans les choses humaines si l’on ne l’est pas d’abord sur les choses divines.

S’il n’y a pas accord sur les choses divines entre ceux qui s’appellent amis, il n’y aura pas non plus d’accord plein et vrai sur les choses humaines (Ep. 258, 1).

À Cassiciacum, saint Augustin avoue qu’il est pleinement heureux dans la compagnie de ses amis et il regrette leur absence. Mais son amitié est maintenant bien différente d’avant sa conversion. La différence entre l’amitié d’autrefois et celle d’aujourd’hui, c’est qu’autrefois il n’aimait ses amis que pour eux-mêmes, tandis que maintenant il les aime pour Dieu. L’amitié vraie a un sens religieux ; elle est l’effet de la charité.

Il n’y a pas de véritable amitié si toi tu ne la cimentes pas entre des êtres qui sont unis entre eux grâce à la charité répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Conf. IV, 5, 7).

Mais la charité est l’expression de l’habitation de l’Esprit Saint dans notre cœur et c’est justement l’Esprit Saint qui nous fait découvrir et aimer Dieu dans l’ami. L’Esprit Saint se trouve à la racine même de l’amitié authentique.

Aime vraiment son ami celui qui aime Dieu dans l’ami (Serm. 336, 2,2).
Heureux celui qui t’aime, toi, et son ami en toi et son ennemi à cause de toi (Conf. IV, 9, 14).

D’après saint Augustin, l’amitié vraie ne se réalise que par la charité répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint. La charité nous rend amis de Dieu et elle nous fait amis les uns des autres. Et la vie communautaire fondée sur l’amitié est un sujet de toute première importance pour saint Augustin. Mais l’amitié implique toujours la présence du Saint-Esprit dans notre vie. Dans l’amitié, on aime Dieu dans l’ami. Or, pour saint Augustin, il est impossible d’aimer ce que l’on ne voit pas, ce que l’on ne connaît pas. Voilà pourquoi il n’y a pas d’amitié vraie si nous ne sommes pas d’abord sensibles à la présence de Dieu dans le cœur de l’ami. C’est précisément l’Esprit Saint qui vient purifier les yeux de notre âme et nous fait voir Dieu dans l’ami ; plus encore, il nous fait découvrir l’être le plus profond de l’ami, c’est-à-dire qu’il est temple de Dieu.

S’il s’agit d’un inconnu, il faut absolument s’abstenir de le juger ; l’amitié seule nous fait connaître les gens (De div. quaest. 83, 71, 5).

Il nous faut donc connaître les différentes manifestations de l’amitié dans nos comportements, car l’analyse de ces comportements nous fait rencontrer presque toutes les prescriptions de la Règle.

Le tout premier effet de l’amitié, c’est que les amis ont une seule âme et un seul cœur en Dieu. Dans l’amitié « les âmes se fondent ensemble et, de plusieurs, n’en font plus qu’une » (Conf. IV, 8, 13). C’est une idée très chère à saint Augustin.

C’est ainsi que votre âme cesse d’être la vôtre pour devenir l’âme de tous vos frères ; leurs âmes sont aussi les vôtres, ou plutôt leurs âmes et la vôtre n’en font plus qu’une (Ep. 243, 4).
Quelqu’un a bien parlé en disant de son ami : « c’est la moitié de mon âme ». Car j’ai éprouvé moi-même que mon âme et la sienne n’avaient été qu’une âme en deux corps (Conf. IV, 6, 11).

L’amitié est aussi la source de la paix et de la concorde dans la communauté. Il est certain que cette paix, que cette concorde, nous la découvrons réalisée en plénitude dans la communauté du ciel. Or cette communauté, la cité de Dieu, est le modèle et l’exemple de notre communauté religieuse ; c’est elle que nous devons nous efforcer de promouvoir. C’est précisément la raison d’être de notre vocation augustinienne : la paix, la concorde font partie de ses éléments essentiels.

La paix de la cité céleste, c’est la société parfaitement ordonnée et parfaitement unie de ceux qui jouissent de Dieu et les uns des autres en Dieu (De civ. Dei XIX, 13).
Ce sera alors la paix, une paix sans mélange, la paix des fils de Dieu, s’aimant les uns les autres, tous remplis de Dieu, car Dieu lui-même sera notre paix. Notre spectacle à tous et à chacun, ce sera Dieu lui-même, il sera notre commune possession, il sera notre paix. Quels que soient les dons qu’il nous fait actuellement, il se fera lui-même le plus grand de ces dons : ce sera la paix pleine et parfaite (En. in Ps. 84, 10).

Saint Augustin est très sensible à la division et au désordre, que ce soit dans l’Église ou ailleurs, et il lutte avec persévérance pour le rétablissement de la paix. Il se veut un « faiseur de paix ». Travailler pour elle, c’est œuvrer pour rendre Dieu présent. Dieu est notre paix, car il est le mystère de la Sainte Trinité, mystère de paix et de concorde. Or, pour que la paix habite en nous, pour qu’elle soit avec nous, il faut d’abord l’aimer : celui qui l’aime la possède déjà.

Aimer, quel bonheur que celui-là ! Aimer, c’est posséder. Qui donc ne veut pas voir croître ce qu’il aime ?... Qu’il est bon d’aimer la paix ! L’aimer, c’est déjà l’avoir... Là même où tu te tiens, aime la paix et ce que tu aimes est avec toi... Ayez donc la paix, mes frères. Vous voulez attirer les autres à elle ? Ayez-la vous-mêmes les premiers. Soyez, les premiers, des pacifiques. Que ce que vous avez s’embrase en vous, pour enflammer les autres (Serm. 357, 2-3).

Voilà donc pourquoi saint Augustin a fondé nos communautés : pour qu’elles témoignent de la paix devant les hommes, pour donner aux hommes le désir de la paix, car la paix rend Dieu présent. La communauté augustinienne a donc son sens plein en elle-même ; elle n’a besoin d’aucun autre but secondaire auquel elle emprunterait son sens et sa valeur. Elle est évangélisatrice par elle-même, car sa mission première est d’attirer les hommes vers la paix et elle doit les y attirer par la paix qu’elle-même doit vivre. La communauté augustinienne doit être une présence vraie de l’Église, de la cité céleste au milieu du monde. Toute personne qui regarde nos communautés doit reconnaître en elles, dans notre vie, le Royaume des cieux.

La communauté augustinienne est le visage de l’Église pour l’homme d’aujourd’hui ; elle le sera par l’amitié, la paix et la concorde qui doivent régner chez nous. De ce point de vue, nous ferons bien de méditer une des dernières phrases de la Règle.

Que le Seigneur vous accorde d’observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur du Christ (Règle VIII, 1).

Dans cette phrase, saint Augustin nous livre sa pensée la plus profonde sur le sens de la vie communautaire. Nous devons vivre comme des amants de la beauté spirituelle. Or, pour saint Augustin, la beauté est tout d’abord l’expression de l’harmonie, de l’ordre, de l’unité. « Les choses belles, nous dira-t-il, plaisent par leurs proportions, dans lesquelles... on cherche l’harmonie » (De mus. VI, 13, 38). Mais l’harmonie trouve sa plénitude en Dieu, que saint Augustin ne cesse d’appeler beauté : « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée » (Conf. X, 27, 38). Et Dieu est la beauté suprême par l’harmonie et la paix du mystère de la Sainte Trinité.

La charité de l’Esprit Saint qui les unit est si grande, en effet, si parfaite la paix de l’unité que, lorsqu’on est interrogé sur chacun, on te répond qu’il est Dieu et, lorsqu’on est interrogé sur la Trinité, on te répond qu’elle est Dieu (In Jo. Ev. XIV, 9).

Saint Augustin nous demande d’aimer cette paix, cette harmonie, cette beauté spirituelle qui est Dieu et de la rendre présente dans notre vie de communauté, car devenir artisans de paix dans et par notre vie communautaire, c’est révéler aux hommes le mystère de Dieu.

La voix du Christ, la voix de Dieu est la voix de la paix. Elle nous appelle à la paix. Allons, dit-elle, qui que vous soyez, vous qui n’avez point la paix, aimez la paix. Que pourriez-vous recevoir qui vaille mieux que la paix ? Qu’est-ce donc que la paix ? L’absence de guerre ? Oui, là où il n’y a nulle contradiction, nulle résistance, aucun adversaire. Voyez si nous y sommes arrivés (En. in Ps. 84, 10).

Or, dans la paix, il y a d’abord un respect sacré entre les personnes qui la font. Il n’y a de paix qu’entre personnes différentes. Saint Augustin nous dira : « La paix de toutes choses est la tranquillité de l’ordre » (De civ. Dei XIX, 13), et encore : « L’ordre est une disposition des choses, semblables ou dissemblables, qui met chacune d’elles à sa place » (ibid.), c’est-à-dire la concorde entre personnes différentes. La première des conditions de la paix est la différence de personnalité entre les membres qui la font. La paix communautaire est, en tout premier lieu, une « con-cordance », une union des cœurs. La communauté augustinienne est semblable à un morceau de musique : les notes sont différentes, mais elles s’unissent dans une parfaite harmonie. La communauté n’enlève pas la personnalité de ses membres ; tout au contraire, elle la perfectionne. La paix qui fait la communauté n’est pas le silence du désert, mais la joie dans l’équilibre de l’ordre, la surabondance d’une vie où chacun s’efforce de penser au bien des autres. Et cette concorde fraternelle devra de même se nuancer de respect, mais d’un respect tout surnaturel, s’adressant non aux qualités humaines, mais à Dieu qui demeure en chacun.

Vivez tous dans l’unité des cœurs et des âmes et honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples (Règle I, 8).
Et l’honneur qui est dû aux temples de Dieu que nous sommes n’est autre que la charité (De vera rel. 55, 110).

Cette paix communautaire, effet de l’amitié, fruit de la charité, est un don de Dieu. C’est elle qui, par le don de l’Esprit Saint, bâtit la communauté.

C’est en lui et de lui que nous avons la paix, celle qu’il nous laisse en partant vers le Père, celle qu’il nous donnera pour nous mener au Père. Que nous laisse-t-il en partant vers les cieux sinon lui-même ? Car il ne nous abandonne pas. Il est en effet notre paix, lui qui de deux peuples en a fait un seul. Il est lui-même notre paix, soit par la foi en lui, soit par la vision qui nous le fera voir tel qu’il est (In Jo. Ev. 77, 4).

La communauté augustinienne est donc un témoignage d’unité et de paix. Toutes les normes de la Règle vont dans ce sens. Il est certain que cette communauté ne sera jamais réalisée ici-bas. Mais nous devons nous efforcer de la promouvoir. C’est la raison d’être de notre vocation augustinienne. Mais nous ne devons jamais oublier que c’est l’Esprit Saint qui doit animer nos relations communautaires. Le problème de construire la communauté augustinienne, c’est donc, tout simplement, celui de notre union avec le Seigneur.

Pour moi, le bien est d’adhérer à Dieu. Ceux qui jouissent en commun de ce bien constituent entre eux et avec celui auquel ils sont unis une sainte société et ils forment l’unique cité de Dieu, qui est elle-même son vivant sacrifice et son temple vivant (De civ. Dei XII, 9, 2).

Faisons donc place à l’Esprit Saint dans notre vie pour que notre communauté soit vraiment une communauté d’amis et que nous puissions dire, comme saint Augustin :

Je le reconnais, je me fie facilement à l’amour de mes amis et, insouciant, je m’y repose, surtout lorsque je suis fatigué des scandales de ce monde. Parce que je sens que Dieu est là et qu’en lui je me sens à l’abri et me repose en sûreté. Sûr de l’amour, je ne crains pas l’incertitude de demain, cette incertitude de la fragilité humaine dont je me suis plaint jadis... Ce que je confie de mes idées, de mes pensées à un ami fidèle, rempli de la charité chrétienne, je ne le confie pas à un homme, mais à Dieu, parce que cet homme demeure en Dieu, parce qu’il est fidèle de par Dieu (Ep. 73, 6, 10).
Quand la pauvreté nous oppresse, quand le deuil nous accable, lorsque la douleur nous tourmente ou que l’exil nous rend nostalgiques, si quelque mal nous torture, il y a toujours des êtres bons, qui non seulement savent se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, mais aussi pleurer avec ceux qui pleurent, des gens qui savent dire le mot qui réconforte et trouvent le moyen de faire du bien par leur conversation. Beaucoup d’amertume est ainsi adoucie, beaucoup d’infortunes sont surmontées, mais, en réalité, c’est Dieu qui agit dans et par ces personnes. C’est lui en effet qui, par son Esprit, rend les hommes bons... Ainsi donc, si nous n’avons pas d’ami, aucune chose en ce monde ne nous paraît encore aimable (Ep. 130, 2, 4).

Conclusion

L’amour fraternel, l’amour communautaire est donc le critère le plus clair pour nous permettre de discerner le degré de notre perfection ou de notre union avec le Seigneur. S’offrir à la communauté, c’est tout simplement s’offrir au Corps du Christ, s’offrir à l’Église. Mais nous offrir à la communauté exige de nous de savoir nous libérer, nous purifier de tout égoïsme, de tout ce qui nous referme sur nous-mêmes. L’individualisme est l’ennemi le plus grave de la communauté augustinienne. Il nous rend sourds et aveugles à la voix et à la lumière de Dieu qui résonne et brille à l’intérieur de la communauté.

Donc, si nous voulons vivre dès maintenant dans la compagnie des saints, nous devons commencer à mettre ce qui est commun avant ce qui est propre, ne cherchant pas nos propres intérêts, mais ceux de la communauté (En. in Ps. 105, 34).

La communauté augustinienne tire tout son sens religieux de l’Église ; elle est moins un moyen d’aller vers Dieu que la parole même de Dieu venant vers les hommes. La communauté augustinienne, c’est l’Incarnation du Verbe prolongée ; de même, elle est l’œuvre de l’Esprit Saint. Elle est l’idéal d’une existence chrétienne et ecclésiale à la fois, poussée à l’extrême et représentative : la cité sur la montagne.

Nous vivons ici avec vous et pour vous ; nos aspirations, nos vœux sont de vivre éternellement avec vous dans le Christ. Je crois que vous êtes témoins de notre conduite et que nous pourrions peut-être dire avec l’Apôtre, tout inférieurs que nous lui soyons : « Soyez mes imitateurs comme, de mon côté, je le suis de Jésus-Christ » (Serm. 355, 1).

Facultad de Teologia
09003 BURGOS, Espagne

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