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L’avenir de la vie religieuse apostolique (I)

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°1987-3 Mai 1987

| P. 144-159 |

Comment la vie religieuse apostolique va-t-elle pouvoir se tenir demain – comme elle l’a fait dans le passé – aux lieux les plus dangereux pour l’homme et donc les plus dignes du salut de Dieu ? C’est ainsi que l’auteur pose la question cruciale de l’avenir de la vie religieuse apostolique. Sa réponse se fonde sur une réflexion théologique et doctrinale puisée dans Vatican II, qui éclaire de manière neuve la nature de cette forme de vie et donne des critères de discernement pour l’avenir. Les liens de communion qui unissent vie religieuse apostolique, évêques successeurs des Apôtres dans l’Église, sacerdoce, laïcat y sont déployés dans une lumière profonde et originale. L’ensemble est enraciné dans le dynamisme apostolique et de toute l’Église depuis les apparitions pascales. Ces pages denses et fortes prolongent et actualisent la réflexion commencée par l’auteur dans un livre qui vient de sortir de presse aux Éditions du Cerf, Vie religieuse apostolique et communion de l’Église.

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Dans une thèse récente, nous avons considéré trois corpus que nous estimions fondateurs pour la vie religieuse apostolique : les œuvres d’Ignace de Loyola, où l’on voit s’allier la vie religieuse et le sacerdoce pour le service du Siège apostolique, les textes du Concile Vatican II, selon lesquels les instituts religieux de vie apostolique exercent une mission ecclésiale, les publications du magistère postconciliaire enfin, avec les différentes déterminations du champ apostolique que l’on peut y trouver. Au moment de publier la partie centrale de ce travail, celle qui porte sur la doctrine conciliaire de la vie religieuse apostolique, il nous paraît utile d’évoquer ici les conséquences d’une telle étude pour l’avenir de la vie religieuse apostolique.

En résumé, nous avons constaté qu’Ignace de Loyola est à la source d’une forme de vie religieuse caractérisée par une obéissance spéciale au Souverain Pontife et, par là, au principe de la vie religieuse apostolique moderne, laquelle trouve dans les vœux simples, la centralisation et la disponibilité missionnaire de la Compagnie de Jésus, la forme de son étonnante expansion. Ce n’est pas dire que la vie des clercs réguliers et de leurs émules laïcs rende caduc l’apostolat des mendiants, ou des chanoines réguliers, pas plus que la vie canoniale n’a remplacé la vie apostolique des moines et des ascètes qui les ont précédés. Il n’empêche qu’il faut mettre en évidence la nouveauté de la Compagnie de Jésus, en écoutant son fondateur indiquer, au fil de ses écrits, son souci de s’enraciner dans la tradition de l’Église comme dans la conduite du Saint-Esprit : une docilité que le Récit du Pèlerin illustre, dont les Exercices sont l’école, le Journal spirituel, l’exemple particulier, et les Constitutions, le fruit institutionnel.

Le Concile Vatican II, étudié sous l’angle de la vie religieuse et apostolique, déploie doctrinalement les perceptions ignatiennes, surtout lorsqu’il voit, dans les « instituts voués aux œuvres de l’apostolat », l’action apostolique appartenir à la nature même de la vie religieuse, dès lors que ce saint ministère et cette œuvre de la charité leur sont confiés par l’Église pour être exercés en son nom (cf. Perfectae caritatis 8). C’est sur ce point de l’insertion ecclésiale de la vie religieuse que Lumen gentium a profondément innové (cf. le chapitre VI de la Constitution dogmatique), évidemment par le moyen d’une ecclésiologie plus achevée que du temps d’Ignace, puisque la référence privilégiée au Pape se déploie à l’égard de tout le collège épiscopal. Néanmoins, la pratique obéissante et missionnaire du pionnier Ignace se conjugue avec l’enseignement ecclésiologique et pastoral du premier des conciles à penser doctrinalement la vie religieuse et son apostolat : ainsi sont offerts à la vie religieuse apostolique des fondements essentiels à la théologie qu’elle doit encore développer.

Après Vatican II, le magistère n’a cessé de revenir aux acquis du Concile sur la vie religieuse et apostolique, depuis Ecclesiae sanctae, qui mettait en œuvre les principaux décrets conciliaires, jusqu’à Redemptionis donum, où le Pape Jean-Paul II récapitule l’enseignement récent de l’Église à la lumière du mystère de la rédemption. Pour la vie religieuse apostolique, de plus en plus spécifiquement mise en évidence, de mieux en mieux définie par les textes promulgués par les Papes, y compris le Code, et par les dicastères romains, le temps semble venu du discernement doctrinal et pastoral.

Au fil de nos travaux, le mot « apostolique » s’est trouvé porteur d’acceptions diverses. Si la vie religieuse apostolique implique chez saint Ignace que la mission trouve son fondement dans l’obéissance au Pontife romain, depuis le Concile cette vie religieuse est appelée à se reconnaître comme une vie ecclésiale, en particulier dans son rapport à la charge pastorale du collège des évêques, mais aussi, comme une vie dont l’autorité de l’Église attend qu’elle rende visible la restauration de tous les hommes par l’agir rédempteur de Dieu.

Ces sens particuliers dont nous avons vu se charger le terme « apostolique », comment s’accordent-ils ? Et comment, de plus, peuvent-ils nous aider à qualifier théologiquement la vie religieuse dont nous parlons ? Ces deux questions vont guider notre réflexion, maintenant qu’il s’agit de signifier le lieu où notre recherche nous a rendue. Nous commencerons par nous interroger sur le caractère religieux de la vie que nous voyons manifestée avec saint Ignace, Vatican II et les temps postconciliaires. Deux affirmations synthétiques peuvent être posées, à charge pour nous de dire comment nous les avons établies : la vie apostolique, quand elle aboutit à une forme de vie religieuse, ne peut être qu’ecclésiale et rédemptrice ; cette vie religieuse apostolique naît du sacerdoce ministériel mais ne s’y identifie pas, puisqu’elle manifeste dans l’Esprit que la miséricorde du Père s’atteste dans l’agir du Fils comme une récapitulation universelle. De là suit que la vie religieuse apostolique ne manifeste la sortie du Fils vers le monde qu’à travers le retour du monde avec le Fils au Père, dans la visibilité ecclésiale de l’Esprit.

Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur le caractère apostolique de cette vie religieuse, en nous résumant aussi par deux affirmations : la vie religieuse apostolique peut être qualifiée comme telle en tant qu’elle s’origine, par la maternité de l’Église et grâce à la sainteté de ses fondateurs, dans le dynamisme spirituel qui rend ce monde au Père en Jésus-Christ ; pour être apostolique, la vie religieuse n’a pas seulement à se fonder sur l’Écriture, la Tradition et le magistère de l’Église, elle doit encore se réfléchir théologiquement comme participation aux missions par lesquelles Dieu-Trinité ne cesse de donner la vie au monde et de l’attirer à lui. D’où il suit que la vie religieuse apostolique, où la mission du Verbe apparaît féconde de celle de l’Esprit vivificateur, peut être pour la théologie une source, pour autant qu’elle reconnaisse doctrinalement et poursuive pratiquement l’inspiration que l’Église lui demande de manifester davantage aujourd’hui.

Une vie religieuse

Dans cette première partie, nous voulons insister sur le caractère proprement religieux de la vie consacrée dont nous avons sans cesse parlé. Comment la vie apostolique peut-elle devenir une forme de la vie religieuse, et comment le sacerdoce ministériel en apparaît-il dans l’Église comme la médiation féconde, tels seront les moments de notre progression.

De la vie apostolique à la vie religieuse apostolique

Nous avons posé, dans notre première thèse, cette affirmation : la vie religieuse apostolique reçoit de l’Église la mission de manifester, visiblement et institutionnellement, la miséricorde faite à ce monde en Jésus-Christ. C’est en effet de cette manière que nous envisageons les conséquences, pour la vie religieuse apostolique, de sa situation ecclésiale (a) et de sa tâche particulière (b). La vie religieuse apostolique est née d’une surabondance qui se diffuse sans s’épuiser.

Que la vie religieuse apostolique contemporaine soit issue de la poussée missionnaire qui caractérise, suite aux grandes découvertes, tout le XVIe siècle, c’est une évidence historique. Mais logiquement déjà, et théologiquement surtout, cette vie religieuse pleinement catholique apparaît comme un aboutissement, et par là une figure déterminée de la vie apostolique qui meut toute l’Église, depuis les apparitions pascales. Que cette effusion ait d’abord surgi dans la vie des apôtres, qu’elle ait gagné, en même temps que Rome, les limites du monde connu, par la foi des Églises méditerranéennes, qu’elle s’intériorise encore, lors des siècles monastiques, pour se répandre à nouveau par la vie canoniale puis par les fraternités prédicantes du Moyen Âge, c’est cela qu’Ignace et les siens assument, et donc transforment, lorsqu’ils mettent au jour cette vie religieuse unie à Pierre, dans le sacerdoce et l’humilité tout ensemble, modèle qui fera surgir tant de congrégations non cléricales mais apostoliques cependant.

En creusant plus profond cette veine missionnaire, Ignace a respecté son tracé originel, qui est le service de l’Église, et il l’a fait jusqu’au paradoxe, en se liant à une papauté que n’oppressait pas le souci de la configuration au Christ rédempteur de ses frères. Mais ainsi, il signifiait à quel point la vie religieuse apostolique n’est elle-même que comme vie ecclésiale (a) et spécifiquement, comme manifestation instituée de l’agir miséricordieux de Dieu (b).

Ce qui nous est apparu de plus caractéristique, au cours de nos travaux, c’est le renouvellement de perspective qu’offre à la vie religieuse apostolique la prise de conscience de sa situation ecclésiale, au sens où le Concile et le magistère romain l’ont indiqué aux théologiens. Cet enseignement doctrinal rejoint, nous l’avons dit, la perception, qu’Ignace de Loyola avait mise en œuvre en son temps, d’une vie religieuse unie visiblement à la hiérarchie de l’Église, de par son attachement au Souverain Pontife, dont la charge est au principe et au fondement des missions de l’Église. Nous pourrions suggérer que la rencontre de cette doctrine et de cette pratique trouve en saint Jean son premier lieu d’inspiration.

Il n’y a en effet pas d’évangile qui unisse, comme saint Jean, les signes (2-12) et leur interprétation (13-17) dans l’acte où l’amour se livre (18-19) pour une restauration, dont les Douze puis les disciples (20-21) demeurent les témoins. Chez Ignace, c’est le discernement de l’action de l’Esprit qui conduit le Pèlerin (Autobiographie) à voir dans les mystères du Christ (Exercices spirituels) l’herméneutique de son abandon spirituel (Journal) au Pape pour l’envoi de la Compagnie dans la vigne du Christ (Constitutions). Depuis le Concile, Lumen gentium et Perfectae caritatis d’une part, Christus Dominus et Ad gentes de l’autre, ont donné à la vie religieuse d’être, dans l’Église et pour elle, un témoignage de sa mission rédemptrice ; pour la vie religieuse apostolique, il s’agit donc de se définir comme évangélisatrice (Evangelica testificatio, Evangelii nuntiandi) de par sa communion à l’Église (Mutuae relationes) et à l’humanité (Jean-Paul II).

Ainsi, lorsqu’elle reconnaît que l’action missionnaire appartient à la nature religieuse des instituts de vie apostolique (Perfectae caritatis 8), l’Église se donne une figure de son élan profond, qui est de se porter jusqu’aux extrémités du monde pour l’amour de son Dieu. Si la consécration s’atteste dans la mission, c’est un « saint ministère » (ibid.) de l’Église qui s’opère, participant à l’office qu’elle tient de son union avec le Christ Sauveur. En rappelant à l’Église que l’apostolat est toute son âme, parce qu’il représente la condescendance qui la constitue, la vie religieuse apostolique montre aussi comment ce dynamisme est celui de l’amour du Père reçu (par le Fils) et partagé (dans l’Esprit).

Mais alors, cela signifie encore, pour la vie religieuse dont nous parlons, qu’il n’est pas possible de la considérer seulement comme un vis-à-vis critique de la hiérarchie. La nature « charismatique » de toute vie religieuse n’implique pas qu’elle se présente comme le moment créatif d’un rapport dont l’institution représenterait le pôle inerte, dans une quelconque dialectique de progrès. La vie religieuse apostolique n’appartient pas à la structure hiérarchique de l’Église (Lumen gentium 44), mais elle ne peut s’en isoler sous peine de se renier comme vie religieuse et comme vie apostolique.

Les « relations mutuelles » qui doivent unir les évêques, dont Pierre est le premier, et les religieux représentent le seul modèle sous lequel penser théologiquement le rapport de la hiérarchie et des charismes. La vie religieuse n’est pas l’instance critique de la hiérarchie, puisqu’elle en reçoit son approbation canonique et sa consécration liturgique, et plus profondément encore, puisqu’elle est le fruit des sacrements (de l’initiation chrétienne, mais aussi, de l’ordre et du mariage) de l’Église, et qu’elle naît donc du pouvoir de sanctifier dont sont chargés les évêques et leur presbyterium.

Comme vie religieuse apostolique, elle est plus requise encore de correspondre avec les pasteurs de l’Église, puisque, comme on l’a dit, c’est par eux qu’elle reçoit, et pour eux qu’elle manifeste, l’élan missionnaire qui anime l’Épouse de son Seigneur. Une telle correspondance est faite d’échanges réciproques : la vie religieuse apostolique ne peut exister sans un rapport constitutif à la hiérarchie ecclésiale, ce qui fonde sa docilité, mais d’autre part, les évêques sont en droit de trouver dans la vie religieuse apostolique une consistance telle qu’ils en soient confortés, ce qui implique, de la part des religieux, une claire conscience de leur identité. Comment donc la docilité apostolique peut-elle se faire transparente de l’identité religieuse, si ce n’est dans la référence mutuelle à l’Esprit qui gouverne l’Église, par la main des évêques, et l’unit cependant au Christ son Seigneur, ce qu’attestent les religieux ?

En d’autres termes encore, lorsque le nouveau droit canon continue d’obliger tous les religieux à se faire d’abord obéissants au Pape, leur « supérieur suprême » (c. 590, 2), alors qu’il supprime les effets juridiques de l’exemption, sauf pour la cléricature, il montre que l’obéissance au Pape, si elle s’assortit de l’insertion des religieux dans l’Église locale, constitue, plus qu’un paradoxe, une nouvelle voie pour toute vie religieuse, celle précisément que la vie religieuse apostolique lui a, depuis saint Ignace, tracée.

On objectera peut-être que l’obéissance à la mission, si elle se résume au souci de l’Église locale comme moyen de servir l’Église universelle, peut engloutir la vie religieuse dans les urgences pastorales, comme le craignent aujourd’hui bien des instituts cléricaux pressés par les évêques. Mais encore une fois, que gagne la vie religieuse à se défier du gouvernement de l’Église, si elle n’a reçu du Christ d’autre mission que d’être fidèle à l’Esprit même du Ressuscité ? La première tâche de la vie religieuse apostolique n’est pas, d’ailleurs, de s’incarner dans des œuvres originales et puissantes, mais de signifier comment, dans l’Église, le charisme et l’institution peuvent s’unir, puisque l’Esprit nous est donné par le Verbe. Voilà ce qui demande aux religieux de vie apostolique d’institutionnaliser leur charisme, sans jamais se laisser réduire à leurs institutions.

En insistant sur la nécessaire dépendance de la vie religieuse apostolique par rapport à la hiérarchie de l’Église, ce que nous nommons littéralement son caractère apostolique, n’allons-nous pas la vider de toute substance propre, c’est-à-dire de son caractère religieux ? La prise de conscience de la situation ecclésiale de la vie religieuse apostolique nous paraît au contraire garantir son originalité. Pour être ecclésiale, la vie religieuse apostolique n’en est pas moins religieuse, elle l’est davantage, puisqu’il lui revient de signifier, par le symbole qu’elle est, comment la vie spirituelle la plus intime produit les fruits les plus universels, ou, en d’autres termes, comment l’intimité du Christ est la source de l’être et de l’agir les plus communs, et les plus largement partagés.

La vie fraternelle et les tâches communes apparaissent en effet non seulement comme les deux faces d’une même solidarité dans le Christ et par l’Esprit, elles sont encore les lieux où d’autres peuvent reconnaître et accueillir le même don, si du moins il leur est offert dans la consistance d’une institution. Ce que l’autorité de l’Église « accueille » et « approuve » (Perfectae caritatis 1) lorsqu’elle « constitue » ces formes de vie stables que sont les familles religieuses (Lumen gentium 43), ce n’est pas tant l’intuition personnelle d’un spirituel que sa mise en œuvre, et en ce sens on peut dire qu’on reconnaît un fondateur à sa fondation, même si celle-ci ne voit le jour qu’au-delà de sa mort. Car il importe que la vision fondatrice se soit donné un corps, pour que cet organisme soit le lieu où viennent s’agréger des énergies nouvelles. Ainsi, le charisme fondateur doit s’instituer, pour être reconnu ecclésialement, c’est l’institutionnalisation du charisme qui le rend universalisable, c’est-à-dire offert à tous ceux qui désirent s’y incorporer.

Pour la vie religieuse apostolique, la médiation de l’institution est plus cruciale encore, dès lors que la visibilité réside moins dans le fait de convertir liturgiquement le temps et l’espace, ce que montre la réalité du monastère, que de manifester l’agir nouveau procédant de cette restauration, ce qu’atteste la prise en charge commune de la miséricorde spirituelle et corporelle que représentent les œuvres de la charité. C’est en effet surtout dans la visibilité de ses œuvres communes que la vie religieuse apostolique est à même de signifier le mouvement qui porte Dieu à se réconcilier le monde, par l’envoi et le témoignage, la parole et la vie des apôtres : comment cela ?

Le charisme qui s’institue, dans la vie religieuse apostolique, est par définition un don de l’Esprit, où l’Église reconnaît un renouvellement de sa vision missionnaire. Mais l’action évangélisatrice de l’Église s’atteste en particulier dans des œuvres, c’est-à-dire des formes socialement repérables, qui donnent corps à l’intuition apostolique, en la dégageant de toute privatisation pour la rendre communicable dans la charité et durable dans l’espérance. La visibilité sociale et la permanence transindividuelle, qui caractérisent toute institution humaine, prennent toujours sens depuis la valeur qui s’y donne visage. Dans l’œuvre évangélisatrice, il s’agit de montrer comment l’amour est à lui-même sa propre justice, puisqu’il restaure le cœur de l’homme en le réconciliant avec son Dieu, et par là, récapitule en Dieu toute l’humanité. Pour la vie religieuse apostolique donc, exercer « l’action apostolique s » « au nom de l’Église », comme « un saint ministère et une œuvre propre de la charité » (Perfectae caritatis 8), c’est tout naturellement se rendre visible dans des œuvres, des œuvres propres, des œuvres qu’inspire et que mesure la charité diffusive qu’est Dieu. Avant de spécifier davantage, revenons une dernière fois sur ce caractère institué du charisme de la vie religieuse apostolique.

Lorsque la Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers invite, dans son plus récent document, les instituts « voués aux œuvres de l’apostolat » à considérer « l’apostolat corporatif » comme un de leurs éléments essentiels, elle insiste sur la prise en charge commune que demande l’engagement spécifique de la vie religieuse apostolique. Mais pour que l’apostolat puisse être mené en commun, il faut que le charisme propre se soit institué, donc médiatisé, en des lieux et des espaces d’action, c’est-à-dire en des œuvres, que le discernement doctrinal et l’urgence pastorale peuvent certes appeler à modifier, mais dont ils ne peuvent jamais éliminer le principe, sous peine de priver la vie religieuse apostolique de son élément le plus constitutif.

Comment en effet témoigner de l’envoi du Fils et de la mission de l’Esprit, donc de l’œuvre de Dieu confiée aux Apôtres, sans montrer visiblement et socialement, c’est-à-dire institutionnellement, que cette puissance restauratrice rejoint l’homme jusqu’au bout de ses enfers, et, de plus, que la miséricorde divine réussit encore à associer l’homme au travail de son salut ? Car la peine de Dieu guérit l’homme par les mains de l’homme, depuis l’Incarnation, et cette collaboration de Dieu avec l’homme n’est pas le moindre signe de sa condescendance, ou plutôt, de l’abaissement qui finit par retourner en chemin de vie notre destin mortel.

Travailler à l’œuvre de Dieu, témoigner de l’effusion de sa grâce, c’est bien, pour la vie religieuse apostolique, s’instituer dans des œuvres qui, sans signifier et exercer l’acte du Christ comme les sacrements, attestent que la vie de Dieu fructifie en l’homme et lui donne d’agir selon le cœur de Dieu. D’autres formes de vie peuvent bien signifier par ce qu’elles sont, il revient à la vie religieuse apostolique de témoigner par ce qu’elle fait, et c’est à ce fruit qu’on peut la juger comme vie religieuse : ici, l’union à Dieu s’est rendue visible en tant qu’agir nouveau.

Mais si la vie religieuse apostolique est dans l’Église comme une institution et un témoignage de l’agir salvifique de Dieu, c’est à l’action du sacerdoce ministériel qu’elle le doit, et ce lien d’origine doit être réfléchi théologiquement pour que l’on puisse mieux qualifier la miséricorde dont nous reparlerons.

Le sacerdoce et la vie religieuse apostolique

La réflexion autour de la spiritualité du clergé diocésain, vive en Belgique et en France, a suffisamment divisé les esprits depuis trois quarts de siècle pour que nous n’y rajoutions pas. Pourtant, la méconnaissance mutuelle et l’obscurcissement doctrinal qui caractérisent, en plus d’un cas, les rapports du clergé séculier et du clergé religieux pourraient s’éclairer beaucoup, nous paraît-il, d’une réflexion sur les rapports du sacerdoce ministériel avec la vie religieuse apostolique.

La vie d’Ignace de Loyola illustre à merveille ce passage du laïcat à la prêtrise, entendue comme accomplissement de la visée apostolique de cet être religieux. Nous savons comment le modèle ignatien, fondé sur les missions pontificales, allait inspirer la plupart des fondations ultérieures, féminines surtout. Certes, après Ignace, la vie religieuse apostolique s’est souvent nommée d’après les dévotions du siècle : l’Enfant-Jésus au XVIIe, le Sacré-Cœur au XVIIIe, l’Eucharistie, Saint Joseph et la Vierge Marie au XIXe, Jésus de Nazareth et sa puissance de guérison en notre temps. Sans compter que les Jésuites furent pour beaucoup dans l’émergence de ces courants homogènes à leur spiritualité, il faut faire remarquer combien, sous ces diverses figures, la vie religieuse apostolique n’a cessé d’apparaître comme un fruit du sacerdoce hiérarchique. Expliquons-nous en.

Que le ministère sacerdotal paraisse la médiation nécessaire pour que surgisse la vie religieuse apostolique moderne, cela peut sembler étrange à qui se rappellerait, par exemple, l’importance, aux Pays-Bas, du mouvement béguinal et réclusien, pour la vie canoniale et monastique du bas Moyen Âge. Alors, la vie laïque, féminine surtout, a renouvelé la spiritualité cléricale, et, partant, l’amour des pasteurs pour leur troupeau. Ainsi d’Hadewijch d’Anvers (vers 1240) envers Ruusbroec et la Dévotion moderne, ainsi également de Julienne de Cornillon (+ 1258) et d’Eve de Saint-Martin (+ 1265) à propos de la fête du Saint Sacrement. Notons, au passage, qu’Hadewijch est considérée comme le premier écrivain et la meilleure poétesse de toute la littérature flamande, tandis qu’Eve de Saint-Martin est le premier auteur de toute la littérature wallonne, qu’elle a vraiment fondée. Le mouvement extatique du XIIIe siècle aux Pays-Bas découvre ainsi la fécondité doctrinale et culturelle d’un renouveau spirituel laïc dans son ensemble, de par la prédominance du courant mystique féminin.

Mais au XVIe siècle, l’apparition des clercs réguliers (Théatins, Somasques, etc.) montre, à l’inverse, comment le sacerdoce peut donner à la vie religieuse laïque un élan nouveau. Que certains ordres portent en effet, dans l’unité intérieure, le ministère sacerdotal et la vocation religieuse, d’une manière qui se distingue explicitement de la vie canoniale, grâce à une vision universelle de la mission ecclésiale, voilà ce qui déploie de nouvelles significations du sacerdoce d’une part, de la vie religieuse d’autre part. Car devenir prêtre, ce n’est pas simplement recevoir un office de l’Église et s’y trouver attaché, c’est aussi porter la charge de l’Église universelle, et donc se rendre attentif aux urgences de la mission. Et se faire religieux, ce n’est pas seulement viser à la sainteté en accomplissant une perfection donnée, c’est porter le poids de la sainteté de l’Église, et donc se disposer à la partager.

La présence de directeurs jésuites d’abord, de prêtres diocésains ensuite, aux côtés de la plupart des fondatrices, voire des fondateurs, d’instituts apostoliques aux XVIIIe et XIXe siècles, puis auprès des promoteurs d’instituts séculiers au XXe siècle, ne peut pas être entièrement expliquée par des raisons politiques, sociales ou psychologiques, mais par des motifs vraiment théologiques. Personne ne niera, en effet, que l’essor, puis la restauration, enfin l’efflorescence de la vie religieuse apostolique en Europe ne doive beaucoup au sacerdoce de la Compagnie et du clergé diocésain. Sans doute verra-t-on aussi, dans Factuelle désaffection de la vie religieuse, un des signes de l’affaiblissement de l’identité sacerdotale, mais c’est une autre question.

Pour en rester à Ignace, remarquons, encore une fois, comment le sacerdoce fut pour lui un moyen de mieux « aider les âmes », alors même qu’il trouvait dans les vœux religieux les étapes vers son offrande finale au Pape. Cette mutuelle imbrication de la vie religieuse et du sacerdoce (le religieux devient prêtre sans cesser d’être religieux, le prêtre se voue encore à Dieu, et son sacerdoce s’en trouve confirmé) repose, nous l’avons dit, sur le quatrième vœu d’obéissance des profès. Sans entrer dans la question de la multiplication, dans les familles religieuses, de ces quatrième voire cinquième ou « x »ième vœux, de contenu tout différent, nous devons pourtant considérer attentivement ce que représente, pour l’Église, cette coïncidence d’un sacerdoce qui se lie au Pape au travers de la vie religieuse, et d’une vie religieuse qui s’exprime toute dans le sacerdoce le plus hiérarchique et le plus missionnaire tout ensemble.

Une question que posent le cheminement d’Ignace et la constitution même de la Compagnie, c’est de savoir si la vie religieuse y est moyen pour arriver au sacerdoce, ou si le sacerdoce s’y découvre le moyen d’accomplir la visée de la vie religieuse. Au point de vue de l’intégration individuelle, il faut reconnaître que le sacerdoce et la vie religieuse sont des fins réciproques, car c’est bien la vie religieuse qui conduit au sacerdoce, et le sacerdoce qui confirme le nouveau prêtre dans sa vie religieuse. Mais du point de vue constitutif et commun du corps de la Compagnie, le sacerdoce en spécifie la vie religieuse tout entière, y compris pour les « coadjuteurs temporels », et c’est le sacerdoce ministériel qui se présente, de ce fait, comme le moyen hors duquel la Compagnie n’existerait pas comme groupe apostolique : tout au plus parlerait-on d’un ordre religieux « actif ».

Ainsi, le caractère sacerdotal de la Compagnie est en réalité la condition sine qua non de sa vie religieuse apostolique. C’est en ce sens précis que nous y voyons à l’œuvre une « médiation sacerdotale » qui en a orienté et assuré la vie religieuse. En manifestant ce rôle médiateur et fondateur du sacerdoce hiérarchique, nous indiquons aussi comment la vie religieuse apostolique, en s’enracinant dans le ministère sacramentel de l’Église, y trouve une consistance renouvelée. Si le ministère sacerdotal des missions pontificales a assuré la vie religieuse apostolique en sa spécificité et religieuse et apostolique, les caractéristiques ecclésiales (a) et institutionnelles (b) de cette vie se définissent désormais en référence au sacerdoce ministériel de l’Église. Ces liens sont de responsabilité mutuelle, qu’on voudrait voir apparaître sur un autre mode que celui de la compétition.

La mission qu’exerce la vie religieuse apostolique n’implique pas, en effet, qu’elle cherche à s’approprier le sacerdoce dont elle est issue – et ceci vaut pour les congrégations de sœurs autant que pour celles de frères, – mais qu’elle porte jusqu’au bout d’elle-même le fruit de cette origine sacerdotale, lequel consiste à manifester, de la manière la plus visible, la miséricorde agissante dans le sacrifice du Christ. Ce que le sacrement de l’ordre intime et opère de la réconciliation eucharistique, peut trouver dans la vie religieuse apostolique son corps et son visage. C’est par là que nous achèverons notre première conclusion.

Comme la vie religieuse, la vie religieuse apostolique se doit d’être dans l’Église (a) un charisme institué (b) qui trouve dans le sacerdoce le moyen (c) de s’ordonner à la miséricorde universelle (d). Ce dernier point suppose, comme nous l’avons montré dans le chapitre conciliaire, que les tâches des religieux se différencient de celles des laïcs, puisque ce que les uns signifient du Règne de Dieu ne s’identifie pas à ce que les autres en manifestent : les laïcs montrent que Dieu ne recrée pas l’homme sans l’homme, et les religieux, que cette recréation n’est pourtant pas à hauteur d’homme – l’engagement et le détachement vis-à-vis du monde étant de part et d’autre fondés dans le même Seigneur.

Il reste pourtant que les religieux renoncent à ce qui fait la joie des autres chrétiens, au nom d’une allégresse qui se prend de l’éternité. Quand d’autres trouvent leur fierté et leur grâce à édifier la cité de Dieu, les religieux cherchent les lieux où cet effort n’a pas encore pénétré, et les espaces où peut-être il a déjà échoué. Que Dieu ait fait miséricorde à tous les hommes en Jésus-Christ, c’est ce qui fait de toute activité humaine un signe de la grâce de Dieu, et de l’agir chrétien le lieu où s’interprète et se partage ce pardon. Mais quand ce qui est ainsi commun à tous s’institue en une forme particulière de vie religieuse, alors l’agir charitable se trouve visiblement reçu comme un partage de la vie et de la miséricorde divines – ce qui demande à la charité d’être toute passive de ce surcroît d’amour que Dieu est pour lui-même.

Où Dieu serait-il donc davantage manifesté comme Dieu que dans la docilité spirituelle et l’obéissance filiale qui portent la vie religieuse apostolique aux points les plus éloignés de toute vision et de toute efficacité propres, là où la générosité du Père peut seule rassembler ceux que tout contribue à disperser, et restaurer ce qui dans l’homme semble s’être à jamais abîmé ? Et comment nommer cette surabondance qui peut donner à des êtres humains d’agir pour leurs frères à la manière dont Dieu ressuscite en Jésus tous ses enfants, sinon par ces simples mots de miséricorde et de paternité ? Miséricorde du Père, où sans cesse puiser, paternité divine, qu’il s’agit d’attester.

Nous avons assez dit que le charisme de la vie religieuse apostolique avait à s’instituer (b) pour être le signe ecclésial (a) que le sacerdoce lui donne de constituer (c). Nous ajoutons maintenant que la vie religieuse apostolique n’institue rien d’autre que l’agir miséricordieux, et que cette tâche lui est propre, c’est-à-dire représente le dynamisme en dehors duquel la vie religieuse apostolique n’existerait plus. Ce qu’elle montre et atteste de Dieu, c’est ce mouvement qui porte le Père à envoyer son Fils et le Fils à livrer l’Esprit d’auprès du Père, en rémission de nos péchés.

Si nous sommes devenus enfants de Dieu, si déjà le Ressuscité monte avec nous au Père, si le combat de la foi et de l’amour a déjà découvert sa fécondité dans l’Église, c’est bien, selon l’inspiration johannique, que l’Amour de Dieu a pu, dans le Christ, se réconcilier l’homme, en allant plus loin que ses dénégations (Pierre) ou que ses trahisons (Judas). La résurrection du Christ des abîmes de la mort atteste assez la puissance recréatrice qui restaure l’univers des hommes par la vie de Dieu, et l’accueil des disciples permet à cette gloire de se manifester dans la discrète demeure de l’Esprit, tant que Jésus vient.

Il faut donc, et il suffit, dans la vie religieuse apostolique, que cette générosité divine ne cesse de s’indiquer comme le chiffre de l’amour à qui rien n’est de trop, quand il s’agit de sauver l’homme de ce qui l’aurait, ou qui l’a déjà, perdu. Prévenance et condescendance sont ainsi les formes que choisit la miséricorde pour rejoindre les siens, dans un abaissement qui ne cesse, aujourd’hui encore, d’avoir à se manifester.

Le caractère miséricordieux de son agir, la vie religieuse apostolique le tient du ministère sacerdotal, qui l’unit sacramentellement au mystère visible de l’Église. Qu’est donc le ministère sacramentellement institué, sinon le lieu et le lien du pardon du Sauveur, par la puissance de l’Esprit ? Ce que les apôtres ont reçu de lier et de délier sur la terre, la vie religieuse apostolique doit en montrer l’efficacité, pour la gloire de Dieu. Et son attestation ne consiste pas seulement à mettre en évidence la secrète réconciliation qui entraîne déjà le monde vers sa fin, elle demande plus précisément d’en sortir les effets, lesquels touchent l’homme en toutes ses divisions, et restaurent tous les hommes dans la communion. Que la bonté de Dieu puisse être invoquée dans les impasses humaines, que les contingences les plus brutales puissent resplendir de la tendresse du Christ, que la vie de l’Esprit soit reconnue dans l’infinie détresse où conduit le péché, voilà ce qu’atteste, en deçà des efforts de « justice », la miséricorde spirituelle et corporelle qui est le patrimoine de ces religieux.

Mais cela même que la vie religieuse apostolique a mis en œuvre avec vigueur, lorsqu’elle a créé de toutes pièces les réseaux hospitaliers, scolaires et caritatifs dont s’enorgueillissent aujourd’hui nos sociétés, peut-elle encore le montrer, alors que les États ont pris à leur charge, donc à leur service, ces institutions que le dynamisme apostolique et la charité chrétienne ont longtemps suffi à supporter ? Les transferts institutionnels ont bien pu faire place à des microréalisations plus récentes sans que des questions aussi fondamentales soient réfléchies. Et pourtant, dans ce rapport de l’activité religieuse aux œuvres dites sociales, se joue la fécondité spirituelle, non seulement l’avenir financier, de bien des communautés. Comment rendre ces grands services d’humanité respectueux de l’homme, de sa vie et de sa destinée, comment aussi évangéliser des instances qui se sont édifiées sans l’Église ou contre elle, comment finalement nous tenir aux lieux les plus dangereux pour l’homme, donc les plus dignes du salut de Dieu ?

Notre travail ne pouvait répondre à ces interrogations qu’il accuse pourtant. Mais notre propos était, dans cette première conclusion, d’indiquer comment la vie religieuse apostolique, quand elle se définit dans l’Église (a) et grâce au sacerdoce (c) comme le charisme institué (b) d’une miséricorde universelle (d) est réellement religieuse, en tant que fruit des sacrements de l’Église et signe pour tous les humains. Il nous reste à tirer de ces fondements une dernière formulation.

Conclusion

Depuis le dernier Concile, la vie religieuse apostolique a reçu de l’Église la confirmation doctrinale d’une situation et d’une visibilité qu’Ignace de Loyola mit en œuvre lorsqu’il reconnut dans le sacerdoce hiérarchique de l’Église et sa mission universelle le principe d’une vie religieuse. S’il en est ainsi, la vie religieuse s’est distinguée du laïcat par la visée restauratrice de ses tâches, et du ministère sacerdotal comme un fruit institutionnel de la fécondité sacramentelle. Pour la vie religieuse apostolique, cela signifie aussi qu’elle ne peut se comprendre sans référence au sacerdoce ministériel d’une part, à la vie chrétienne la plus commune d’autre part. L’identité religieuse ne consiste pas à faire ce que fait le Christ lorsqu’il vient à l’homme, mais à se fonder dans cette venue pour y répondre avec les dons de l’Esprit.

Cela même qui spécifie la communauté des rachetés, la vie religieuse apostolique le reçoit en propre, comme une grâce et une mission. Et son envoi, et son témoignage ne sont rien d’autre que le mouvement qui va du don à la présence, en celui qui attire le monde à Dieu qui l’a tant aimé.

(À suivre dans Vie Consacrée 1987-4)

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