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La prière séculière

Maria Aurora Agustines

N°1987-2 Mars 1987

| P. 79-84 |

Lors de sa rencontre de septembre 1986, le Conseil de rédaction de Vie consacrée a réfléchi à la situation des Instituts séculiers dans l’Église. À la veille du synode sur les laïcs, notre désir était d’apporter une contribution, si modeste soit-elle, à la réflexion qui se déroule actuellement. Dans les pages qui suivent, nous publions deux communications de membres de notre Comité. Nous y avons joint l’évocation d’une figure de fondatrice et un témoignage sur la prière séculière.
L’auteur de cet article est membre de l’Institut séculier « Notre-Dame de la Route » depuis plus de vingt ans ; pendant plusieurs années, elle fut responsable de la formation dans son pays, les Philippines. Son texte a paru dans Dialogue, revue de la Conférence mondiale des Instituts séculiers (Rome), 12 (1984), 92-96 ; nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de la revue.

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Qu’est-ce que la prière séculière ?

Une préoccupation commune parmi les laïcs consacrés concerne la prière. J’ai souvent entendu dire : « Je ne peux pas prier ». Ou bien : « Je n’ai pas le temps de prier ». Ou encore : « Je suis trop fatigué pour prier ». Sous de telles plaintes se cache peut-être une mauvaise compréhension de la prière, surtout de la prière séculière. Lorsqu’une personne s’efforce de vivre pleinement une vie authentique dans le monde tout en cherchant en même temps à nourrir une vie de prière qui est davantage imprégnée de la culture propre aux moines ou aux religieux, une tension est inévitable (mais elle n’est pas nécessaire).

Les notes qui suivent sont une réflexion sur la prière séculière à partir de l’expérience vécue. Pour plus de clarté, je ferai précéder cette réflexion d’une brève note biographique. La prière séculière peut seulement fleurir dans le sol d’une vie quotidienne véritablement et intégralement immergée dans la vie sociale, politique et économique d’un peuple. En nul autre endroit ! C’est aussi la prière, ici et maintenant, d’une personne consciente d’être en marche, en pèlerinage. La prière séculière s’enracine dans une foi active que Dieu n’est pas seulement « là-haut dans son ciel » ou dans quelque endroit tranquille, mais qu’il est le Dieu de l’histoire, profondément engagé dans les affaires de son peuple, vitalement présent dans leurs angoisses et dans leurs luttes pour l’humanisation. Dans la prière séculière, le point central ne porte pas sur les formes et les méthodes, ni sur les facteurs de temps, de lieux ou de conditions (même si ces considérations demeurent valables), mais sur une prise de conscience aiguë, sur un discernement attentif de la présence de Dieu et des mouvements de l’Esprit, non seulement dans l’intimité profonde de l’être, mais aussi dans les réalités diverses et complexes – y compris celles qui peuvent sembler banales – qui forment la substance de la vie ordinaire.

La prière est une relation avec Dieu. Dans la prière séculière, cette relation se nourrit non dans un milieu aseptisé ou dans quelque maison de retraite isolée, mais plutôt dans les situations vibrantes de la vie quotidienne avec toutes ses vicissitudes, fracassantes ou dérangeantes. Puisque la vie réelle n’est ni aseptique ni stérilisée, la prière séculière rencontre souvent des émotions turbulentes, sous lesquelles existe toutefois une paix profonde.

La prière consiste en un appel et une réponse. Dieu appelle à travers les personnes et les événements – ces deux sacrements vitaux de la vie quotidienne – et la personne qui prie répond, dans une attitude d’écoute pauvre, disposée à laisser les choses « s’accomplir en moi selon ta parole ». Dans la prière séculière, à la manière de Jean, l’apôtre sensible et aimant, on est rendu capable de reconnaître « c’est le Seigneur » à travers le brouillard et la brume de la condition humaine inconstante.

En 1984, dans mon pays, les Philippines – un pays qui connaît de douloureuses affinités avec plusieurs contrées d’Amérique latine et d’Afrique, écrasées par l’oppression et l’injustice –, c’est souvent le visage d’un Dieu brisé qui m’envahit dans la prière.

La place de la prière séculière : une note biographique

Il y a quatre ans, j’ai fait l’expérience d’un changement majeur de résidence qui a touché mon style de vie et, par conséquent, ma vie de prière. Trois ans plus tôt, la maison familiale, située au cœur de la ville de Manille, brûla ; elle était située à un endroit assez proche de l’Université où j’enseignais. J’ai alors décidé de m’éloigner du centre congestionné de la ville et de me construire une nouvelle maison dans une ville de montagne, à l’est de Manille, à environ deux heures de route. Pendant un certain temps, je fus occupée par la construction de la maison. Lorsqu’elle fut terminée, je n’ai pas repris l’enseignement, car le collège le plus proche était situé à trois villes de distance. J’ai alors commencé à écrire pour un journal local. Vers la fin de 1982, un neveu – qui est aussi mon filleul – récemment diplômé, vint habiter dans mon appartement pour pouvoir poursuivre ses études et trouver ensuite un emploi.

Présentement mon travail consiste surtout à entretenir la maison et, occasionnellement, à écrire. En 1983, un événement national significatif – l’assassinat politique d’une haute personnalité de mon pays – a plongé notre peuple dans une forte crise sociale, provoquant un soulèvement dont on ne prévoit pas encore la fin. Ce bouleversement m’a profondément affectée, ainsi que ma vie de prière, de plusieurs manières.

La prière séculière et la vie : cinq expériences significatives

Pendant la construction de la maison, un de mes fidèles ouvriers, Primitivo, demeurait avec moi pour des raisons de sécurité. Un soir il disparut. Plus tard, deux jeunes hommes, ses neveux, arrivèrent. Ne trouvant pas leur oncle, ils décidèrent de l’attendre. Peu avant minuit, Primitivo arriva, soutenu par ses compagnons : il était complètement ivre. Il avait été entraîné à se joindre à eux dans une beuverie. Terrifiée et en colère, tout mon être implorait silencieusement à l’aide et demandait la grâce de rester calme. Ses neveux aidèrent Primitivo à se rendre à sa chambre, où il s’écroula dans un coin et s’endormit immédiatement. Un sentiment de gratitude monta en moi parce que ces deux jeunes gens étaient arrivés au bon moment. La divine Providence sûrement ! La peur et la colère se changèrent en compassion tandis que je regardais la figure misérable de Primitivo, me rendant compte combien la vie d’un émigrant péon, loin de sa famille, doit être dure et solitaire pour le porter à noyer sa douleur dans l’alcool. Cette nuit-là, je dormis très peu. Ce fut une nuit de prière.

Les voyages – sur de longues ou de courtes distances – sont devenus un aspect de ma vie. Deux ou trois fois par semaine, je dois aller faire mes provisions et d’autres commissions. Ce sont des occasions de prière. Attendre un moyen de transport ou traverser la campagne verdoyante sont non seulement une possibilité de repos de l’activité physique, mais ils apportent aussi une sorte d’espace intérieur qui conduit à la prière. Plusieurs de mes inspirations me viennent sur la route ! Devoir jouer des coudes sur les transports en commun aide aussi à percevoir des sentiments de solidarité avec les gens ordinaires (ils sont peut-être les pauvres de la Bible) alors qu’ils se rendent au travail, à l’école, vont faire des visites ou chercher des provisions. Quelle tristesse silencieuse, quelle angoisse cachée, quelle anxiété torturante ou quels plans criminels, ou bien quelle paix et quelle joie tranquille, quels désirs de justice, de liberté, d’amour se cachent derrière ces masques impassibles que les gens portent généralement en voyage ? Tout en réfléchissant, je dépose mes propres préoccupations et celles de ceux qui m’entourent dans le cœur de Dieu.

Les travaux domestiques et leurs multiples tâches sont souvent jugés inférieurs et communs, mais ils laissent, dans la structure des vingt-quatre heures, un large espace pour Dieu, pour qu’il puisse intervenir dans la conscience de la personne, et ils facilitent l’élévation du cœur et de l’esprit vers Dieu. Les travaux domestiques, occupant moins l’esprit que les exigences d’un travail professionnel, mais étant toutefois personnellement engageants, suscitent une vaste gamme de réponses spirituelles : foi, espérance, action de grâce, amour, patience, confiance, qui qualifient la prière. Lutter contre l’inflation, chercher à survivre avec un maigre budget et avoir affaire quotidiennement à des gens qui sont dans la même situation que moi fait que je me trouve souvent en train de poser spontanément un acte de confiance en Dieu, qui pourvoira à nos besoins quotidiens comme il le fait pour les oiseaux dans le ciel et les lis des champs. Quand je rentre à la maison, saine et sauve, après une matinée au marché et que je retrouve la maison intacte, épargnée par le feu et les voleurs, je murmure un simple « Merci, Seigneur ». Une prière semblable monte dans mon cœur lorsque j’entends les pas de mon neveu dans le jardin tard le soir, quand il rentre à la maison sain et sauf après un travail supplémentaire. En cette période turbulente et dangereuse, rentrer à la maison en toute sûreté devient une occasion de prière joyeuse. Cuisiner est une autre tâche des travaux domestiques. Chaque jour, je prépare des repas simples et nourrissants, utilisant au maximum tous les ressources disponibles et évitant tout gaspillage. Ces efforts provoquent des aspirations d’amour et des soins attentifs, de sorte que mon poêle et ma table sont devenus une sorte d’autel. Fournir la nourriture et offrir l’hospitalité sont deux valeurs particulièrement chères dans la communauté chrétienne. Elles constituent aussi une prière vécue.

Matin et soir, j’écoute les nouvelles internationales et locales à la télévision. Ces émissions d’une demi-heure me mettent au courant « des joies et des espoirs, des tristesses et des angoisses des hommes de ce temps », dont Evangelii nuntiandi, faisant écho à la première phrase de Gaudium et spes, parle avec tant d’ardeur. Les guerres et les massacres au Moyen-Orient, au Cambodge, en Irlande. Les oppressions en Amérique latine, dans le continent africain, dans plusieurs parties de l’Asie. L’incroyable pauvreté dans les pays du Tiers Monde et au cœur des villes de la riche Amérique. La terreur universelle de la course aux armements. Les manipulations diaboliques et les luttes pour le pouvoir des « leaders » économiques et politiques et leurs conséquences désastreuses sur la vie des masses impuissantes. Les morts violentes dans les rues de Manille et dans les zones rebelles des villages ruraux. La militarisation croissante et l’augmentation de la guerre civile dans mon pays. Ce sont là les aspects du mal. La passion du Christ continue... Ses blessures sont plus brutales, plus sanglantes. J’arrive à comprendre et à ressentir de façon profondément personnelle son angoisse pendant l’agonie au jardin des Oliviers. L’écoute vivement sympathique des victimes de la barbarie des hommes envers leurs semblables a aiguisé mon sens du péché et de ma propre culpabilité, suscitant des invocations de compassion, de pardon, de réconciliation et de paix. La souffrance acceptée et offerte devient prière.

Au cours des douze dernières années, notre peuple a été écrasé sous le joug d’une vie politique oppressive et il est devenu rebelle. Cette année, notre vie civile a été marquée par une résistance ouverte, par la lutte pour la justice et la liberté, efforts remplis d’angoisse et de souffrances. Partageant ces luttes, soutenant pendant toutes ces années un haut degré de résistance interne contre un système répressif et étant solidaire avec tous ceux qui ont les mêmes désirs, j’ai connu la vulnérabilité d’être pauvre et sans pouvoir. Sous ces sentiments d’impuissance et de faiblesse se cache la tentation de l’amertume, du désespoir, de la violence. Pendant les moments critiques, je tiens mon cœur, pour ainsi dire, dans mes mains, laissant toutes ces émotions se déchaîner en moi comme les vagues de la mer menaçant d’engloutir mon âme. Comme les vagues de l’océan, ces émotions montent et descendent. Quand mon angoisse personnelle est à son plus haut degré, ma prière est la suivante : « Seigneur, fais que chaque douleur lancinante que je ressens pour ceux que j’aime soit une prière pour adoucir la dureté du cœur de nos tyrans. Fais que ma propre détresse soit une source de courage pour ceux qui faiblissent dans la lutte... ». Avec cette prière – souvent simplement murmurée, les paroles étant trop difficiles à articuler –, la paix descend dans mon esprit troublé comme une main rafraîchissante sur un front brûlant de fièvre. La prière de la détresse. La prière de l’amour rédempteur.

Conclusion

La route qui mène à la ville de montagne où j’habite traverse une zone remplie d’arbres qui s’étend sur sept collines. En ce temps de l’année, fin octobre, sur les flancs des montagnes commencent à fleurir les tournesols, qui suivent la course du soleil dès qu’il se lève, s’exposent à sa splendeur dorée à midi et se fanent silencieusement à la tombée du jour. Des fleurs priantes ! Comme ces glorieuses beautés fidèlement orientées vers le soleil, ainsi est l’esprit humain qui soupire et est attiré vers Dieu, son soleil, son alpha et son omega. « Tu m’as fait pour toi, Seigneur, et mon cœur est sans repos tant qu’il ne se repose pas en toi. »

Quand une personne est ainsi orientée – comme le tournesol vers le soleil –, toute la vie devient priante. Il n’est pas nécessaire de se préoccuper du lieu, du temps et des techniques pour être « capable » de prier. La vie et la prière deviennent une seule chose. Chaque situation de vie devient une occasion privilégiée pour prier, pour s’adresser à Dieu dans la joie, dans l’action de grâce et dans la louange, dans la demande, comme aussi dans la détresse et dans la souffrance. Aucun aspect de la vie quotidienne – que ce soit au plan politique, économique, social ou autre – n’est étiqueté comme étant indigne d’une relation divine.

Voilà toute la richesse de la prière séculière, un bien enraciné dans le monde et paradoxalement nourri au cœur même de ce monde, avec ses puissantes forces du mal et de la grâce.

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