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La communauté augustinienne (I)

Jaime Garcia Alvarez, o.s.a.

N°1987-2 Mars 1987

| P. 85-99 |

En cette année augustinienne, voici une méditation théologique sur la communauté, nourrie de textes savoureux de l’évêque d’Hippone. On y perçoit combien la communauté et la vie communautaire sont, pour Augustin, enracinées dans le mystère du Christ et de l’Église. Une première partie, publiée dans ce numéro, déploie l’arrière-fond théologique de ce mystère de communion ecclésiale : la communion trinitaire qui s’y manifeste. D’où l’appel pressant adressé à toute l’Église – quoique pauvre et pécheresse en ses membres – de travailler à son édification en charité et humilité. La vie entière d’Augustin sera consacrée à cette construction pleine d’amour de l’Église. C’est pour cela qu’il invite à vivre en communauté et fonde lui-même cette communauté monastique dont quelques accents majeurs seront évoqués dans l’article suivant.

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Introduction

La doctrine spirituelle de saint Augustin sur la vie communautaire est essentiellement christologique et ecclésiologique.

Le Christ est la voie par laquelle Dieu vient vers nous comme il est aussi le chemin absolument nécessaire pour aller à Dieu. Pour faire une rencontre personnelle, intime avec le Seigneur, il nous faut suivre le Christ, marcher à sa suite : « En tout ce qu’il fait, il nous enseigne comment nous devons vivre ici-bas » (Serm. 75,2). L’imitation du Christ est un impératif pour saint Augustin : « Il est où tu vas, il est par où tu vas » (In Jo. Ev. 13,4). Le Christ prend la toute première place dans sa théologie et nous le trouvons au fondement même de sa doctrine sur le mystère de la communauté chrétienne.

Mais le Christ, pour saint Augustin, n’est pas loin de nous ; nous ne devons pas faire soit de grandes recherches soit de grands efforts pour nous approcher de lui. Il est vivant, il est ressuscité, il est parmi nous et il continue de nous appeler et de nous parler comme jadis il l’a fait avec ses disciples. Cette présence de Jésus est justement l’Église.

Le Christ et l’Église ne sont pas deux réalités différentes, mais une même et identique réalité. L’Église est tout simplement une des formes que prend le Christ pour se manifester, pour se révéler à nous tous.

Notre Seigneur Jésus-Christ peut être compris et nommé de trois manières... En son premier état, il est Dieu et, par sa divinité, égal et coéternel à son Père, avant l’incarnation. En un second état, incarné, il est Dieu en même temps qu’homme, homme en même temps que Dieu... En son troisième état, il est le Christ total, dans la plénitude de l’Église, c’est-à-dire la tête et le corps, et dans la plénitude de cette perfection nous sommes les membres de cet homme unique (Serm. 341,1).

Saint Augustin voit toujours l’Église à la lumière du Christ. Le Christ et l’Église sont absolument inséparables pour lui : il n’y a pas de Christ sans l’Église comme il n’y a non plus d’Église en dehors du Christ. Pour exprimer cette union il parlera toujours du « Christ total ».

Notre Seigneur Jésus-Christ est l’homme dans sa totalité, tête et corps. En cet homme nous savons qui est la tête : c’est celui qui est né de la Vierge Marie, qui a souffert sous Ponce Pilate, qui a été enseveli, qui est ressuscité, qui est monté au ciel, qui siège à la droite du Père et que nous attendons comme juge des vivants et des morts. Voilà la tête de l’Église. Quant à son corps, c’est l’Église (En. in Ps. 90, II, 1).
Jésus-Christ est un seul homme avec sa tête et ses membres, le Sauveur du corps et les membres du corps, deux dans une chair, dans une voix, dans une passion, et, quand sera passée l’iniquité, dans un repos (En. in Ps. 61,4).

Cette union entre le Christ et l’Église remplit saint Augustin d’admiration et de ferveur ; pour l’exprimer, il n’hésite pas à employer des formules très hardies mais toujours imprégnées d’une profonde expérience spirituelle.

Nul n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme, qui est au ciel... Il a parlé ainsi en raison de l’unité qui existe entre lui et nous : il est notre tête, et nous sommes son corps. Cela ne s’applique à personne sinon à lui, parce que nous sommes lui, en tant qu’il est Fils de l’homme à cause de nous, et que nous sommes fils de Dieu à cause de lui (Serm. 263 A, 2).

Il est certain que les disciples de Jésus ne voyaient que la tête du « Christ total », comme nous, maintenant, nous ne voyons que son corps, l’Église ; mais tête et corps ne font qu’une seule et unique personne. Et saint Augustin voit cette union entre le Christ et l’Église sous une forme tellement étroite qu’il n’hésite pas à dire que nous ne sommes pas seulement avec le Christ, mais que nous sommes le Christ lui-même.

Soyons dans la reconnaissance et l’action de grâces d’être devenus non seulement chrétiens, mais le Christ lui-même. Comprenez-vous, frères, la grâce que Dieu nous a faite en nous donnant le Christ comme tête ? Soyez dans l’admiration et réjouissez-vous, nous sommes devenus le Christ. En effet, puisqu’il est la tête et que nous sommes les membres, l’homme tout entier c’est lui et nous (In Jo. Ev. 21,8).
Les fils de Dieu sont le corps du Christ, Fils unique de Dieu. Il est la tête et nous les membres. Il n’y a donc qu’un seul Fils de Dieu. Aussi, qui aime les fils de Dieu aime le Fils de Dieu, et qui aime le Fils aime le Père, et nul ne peut aimer le Père s’il n’aime aussi le Fils, et qui aime le Fils aime aussi les fils de Dieu. Quels fils de Dieu ? Les membres du Fils de Dieu. En aimant, il devient lui-même membre, et l’amour le fait entrer dans la structure du corps du Christ, et il n’y aura plus qu’un seul Christ s’aimant lui-même (In Ep. Jo. 10,3).

Or, malgré la force de cette union, il n’y a pas identification absolue entre le Christ et l’Église. La tête ne sera jamais le corps comme le corps ne sera jamais la tête. Il y a toujours une différence de fonction entre l’une et l’autre. Mais cette différence de fonction n’est pas un obstacle à son unité, à sa cohésion. La personne est les deux : tête et corps.

Nous ne sommes pas comme lui, ni le Verbe, ni, au commencement, Dieu avec Dieu, ni celui par qui tout a été fait. Mais, si nous en venons à l’humanité, alors là le Christ, c’est lui et c’est nous aussi (En. in Ps. 142,3).

Pour exprimer cette union entre le Christ et l’Église saint Augustin emploie différentes images : l’époux et l’épouse, la tête et le corps, le corps et les vêtements, etc. : « Quand je parle de tête et de corps ou d’époux et d’épouse, comprenez que je parle toujours de l’unique Christ » (Serm. 141,12). Or chacune de ces images attire notre attention sur un aspect très particulier de ce mystère de l’union entre le Christ et l’Église.

L’Église et le mystère de l’Incarnation

Le mystère de l’Église trouve son fondement, pour saint Augustin, dans le mystère de l’Incarnation. L’Église est une incarnation prolongée du Christ. Il emploie presque les mêmes mots pour parler de l’Incarnation du Christ et pour parler de l’Église, de telle sorte que, d’après lui, on peut presque parler d’une « incarnation ecclésiale ». Le Christ s’est incarné dans l’Église et l’Église prend sa naissance dans l’Incarnation. Dans le sein de la Vierge Marie le Verbe de Dieu s’est uni à la chair ; il s’est fait homme. A cette chair se joint l’Église : à partir de ce moment-là le Verbe devient le « Christ total ».

Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. A cette chair se joint l’Église, et c’est le Christ total, tête et corps (In Ep. Jo. 1,2).
Le Verbe s’est fait chair pour devenir Tête de l’Église. Le Verbe lui-même n’est pas partie de l’Église ; mais pour être Tête de l’Église, il a assumé la chair (En. in Ps. 148,8).

Mais saint Augustin marque bien que l’Incarnation n’est que le premier moment de la naissance de l’Église. Elle entre vraiment en vigueur dans son évolution historique à la descente de l’Esprit sur la communauté du Cénacle.

C’est donc le mystère de l’Incarnation qui nous donne le sens le plus profond de l’Église et c’est à sa lumière que nous devons nous approcher d’elle. Or le mystère de l’Incarnation, saint Augustin aime l’exprimer par ce texte de saint Paul :

Lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et par son aspect, il était reconnu comme un homme ; il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix (Ph 2,6-8).

Saint Augustin revient toujours à ce texte comme à un refrain. Il est certain que toute sa théologie comme toute sa spiritualité se révèlent inséparables de l’expérience de sa propre conversion : il y découvre dans l’humilité du Christ une voie d’accès vraiment privilégiée pour rencontrer Dieu. Dans le mystère de l’Incarnation, Dieu se fait homme, s’anéantit pour nous mener à sa divinité.

Mais à la base de l’humilité de Dieu se trouve toujours la charité. Et de même c’est à la lumière de la charité ou de l’amour que nous devons nous approcher et du mystère de l’Incarnation et du mystère de l’Église. Par amour, Dieu s’est fait humble et l’humilité de Dieu, c’est le Christ et c’est l’Église. L’Église donc ne résulte pas de l’amour fraternel des chrétiens les uns pour les autres : elle en est la source car, dans l’Église, Dieu nous révèle son amour. Nous nous aimons parce que Dieu, tout d’abord, nous a aimés le premier : il s’est donné à nous et dans le Christ et dans l’Église.

C’est dans son Fils, en effet, que le Père nous aime, parce que c’est en lui qu’il nous a choisis avant la création du monde. Car celui qui aime le Fils unique aime nécessairement les membres qu’il a adoptés par lui et pour lui. Toutefois, nous ne sommes pas les égaux du Fils unique à qui nous devons le double bienfait de notre création et de notre rédemption, parce que le Sauveur a dit : vous les avez aimés comme vous m’avez aimé. Cela veut dire : vous les avez aimés parce que vous m’avez aimé. Car celui qui aime le Fils ne peut s’empêcher d’aimer les membres de son Fils, et la seule raison pour laquelle le Père aime les membres de son Fils, c’est l’amour qu’il a pour le Fils lui-même. Or il aime son Fils dans sa nature divine, parce qu’il l’a engendré égal en tout à lui ; il l’aime aussi comme homme, parce que ce Fils unique, le Verbe, s’est fait chair, et c’est à cause du Verbe que la chair est devenue l’objet de l’amour du Père. Quant à nous, il nous aime, parce que nous sommes les membres de son Fils qu’il aime ; et afin que nous puissions devenir ses membres, il nous a aimés avant même notre existence. L’amour que Dieu a pour nous est donc incompréhensible et immuable. En effet, ce n’est pas seulement depuis que nous sommes réconciliés par le sang de son Fils qu’il a commencé à nous aimer ; il nous a aimés avant la création du monde afin que nous puissions aussi devenir ses enfants avec son Fils unique, et cela avant même qu’il fût question de notre existence (In Jo. Ev. 110,5-6).

Le Verbe de Dieu s’est fait homme pour assumer nos péchés ; il s’oublie lui-même et nous aide à porter nos fardeaux ; en assumant notre faiblesse, il nous fait ses frères et nous introduit dans une relation fraternelle avec lui : il nous fait membres de son corps. L’Église donc est faite de l’amour de Dieu à notre égard.

L’Église et l’Esprit Saint

Or cette communion avec Dieu est faite dans et par l’Esprit Saint, tout comme la communion du Père avec le Fils. L’Esprit Saint joue à l’égard de l’Église et de chacun de nous le même rôle que l’âme envers le corps.

Les fidèles savent ce qu’est le corps du Christ. Qu’ils deviennent le corps du Christ s’ils veulent vivre de l’Esprit du Christ... Comprenez, mes frères, ce que je viens de dire. Tu es un homme, tu as un esprit et tu as un corps. Sous ce nom d’esprit, je désigne ce qu’on appelle l’âme, ce qui fait que tu es un homme, car tu es composé d’une âme et d’un corps... C’est mon esprit évidemment qui fait vivre mon corps. Veux-tu par conséquent vivre, toi aussi, de l’Esprit du Christ ? Sois dans le corps du Christ... Le corps du Christ ne peut vivre que de l’Esprit du Christ (In Jo. Ev. 26,13). Ce que l’âme est au corps humain, l’Esprit Saint l’est au corps du Christ qui est l’Église : Il accomplit dans toute l’Église ce que l’âme opère dans tous les membres d’un seul corps (Serm. 267,4).

Seul l’amour que l’Esprit Saint répand dans nos coeurs est capable d’assembler en société des hommes séparés par leurs intérêts. L’Esprit Saint est un esprit d’union et celui qui le reçoit ne peut désormais plus vivre à l’écart des autres. Ce que l’Esprit réalise avec le Père et le Fils, il le fait aussi et de manière identique entre nous tous et à l’intérieur de l’Église.

La charité de l’Esprit Saint qui les unit est si grande, en effet, si parfaite la paix de l’unité que, lorsqu’on est interrogé sur chacune des Personnes, on te répond qu’elle est Dieu et, lorsqu’on est interrogé sur la Trinité, on te répond qu’elle est Dieu (In Jo. Ev. 14,9).

L’Esprit Saint est descendu à la Pentecôte sur les disciples et il les a remplis d’une charité si ardente qu’ils sont devenus une seule âme et un seul cœur. Dans l’Église et dans la mesure même où nous sommes informés par l’Esprit Saint, nous avons dans le Seigneur une seule âme et un seul cœur. La communion est donc une des premières caractéristiques de l’Église. Or cette communion est l’effet de la charité qui nous a été donnée par le Saint-Esprit (Rm 5,5).

L’Esprit Saint et la charité

La charité est l’expression, la manifestation de l’Esprit Saint et c’est elle qui fait l’union entre nous. Notre appartenance à l’Église, au Corps du Christ, ne se réalise que grâce à la charité. L’être même de l’Église, sa nature la plus profonde, c’est donc la charité.

La charité est l’unité de Dieu faite Personne dans l’Esprit Saint. A plusieurs reprises, saint Augustin n’hésite pas à nommer l’Esprit Saint charité.

Quiconque dès lors prononce le nom du Père et du Fils doit comprendre avec eux celui qui est comme la charité mutuelle du Père et du Fils, à savoir l’Esprit Saint. Peut-être en effet une étude approfondie des Écritures... montre-t-elle que l’Esprit Saint est charité (In Jo. Ev. 9,8).

Or l’Esprit Saint est celui qui fait l’Église, celui par lequel elle devient temple de Dieu : Dieu est présent en elle. Plus encore, l’Église est aujourd’hui « Dieu parmi nous » : c’est là que nous devons le chercher.

Il est certain qu’après sa conversion Augustin désire, de tout son coeur, vivre en union intime avec le Seigneur. Il cherche à connaître Dieu et l’âme. Plus encore, s’il cherche à connaître l’âme, c’est comme condition indispensable pour arriver à la connaissance de Dieu :

O Dieu qui es toujours le même, que je me connaisse, que je te connaisse ! Voilà ma prière (Sol. II, 1,1).

En définitive Dieu seul l’intéresse et il cherche à entrer en communion avec lui :

Désormais c’est toi seul que j’aime, toi seul que je suis, toi seul que je cherche, toi seul que je me sens prêt à servir (Sol. I, 1,5).

Or, dans cette première recherche de Dieu, l’amour du prochain est tout simplement une condition préliminaire ; il n’est pas pour lui le centre de la vie chrétienne. La charité dans l’amour comme la foi dans la connaissance ne sont que des moyens pour nous approcher de Dieu.

À partir de son ordination sacerdotale, saint Augustin découvre la dimension théologique et spirituelle de l’Église. Et à partir de ce moment-là, il ne cherche plus Dieu ailleurs. Dieu habite dans l’Église. L’Esprit Saint est l’Esprit de la communauté ecclésiale et il habite en nous dans la mesure où nous sommes unis à l’Église. Nous sommes donc en communion avec Dieu par et dans notre communion ecclésiale. Nous sommes aussi près de Dieu que de l’Église.

Si donc vous voulez vivre de l’Esprit Saint, tenez à la charité, aimez la vérité, désirez l’unité afin de parvenir à l’éternité (Serm. 267,4).

L’amour de Dieu passe donc par notre prochain. L’amour de Dieu et l’amour du prochain ne sont qu’un même amour. C’est l’amour du prochain qui vient nous rassurer sur la présence de Dieu en nous :

Vous voulez savoir si vous avez reçu l’Esprit Saint ? Eh bien ! interrogez votre cœur !... S’il renferme l’amour fraternel, soyez en paix. La charité ne va pas sans l’Esprit de Dieu. Saint Paul le crie : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné » (Rm 5,5) (In Ep. Jo. 6,10).

La perfection chrétienne est dans l’union, dans la communion avec Dieu, mais cette union avec Dieu, c’est l’unité de la charité dans l’Église. Membres du Christ, nous vivons de sa vie, mais à condition d’être unis à lui. Seuls les membres unis à tout le corps vivifié par l’âme sont capables de vivre. L’unité est donc un attribut essentiel de l’Église, du Corps Mystique du Christ.

Nous demeurons dans le Seigneur quand nous sommes ses membres et lui demeure en nous quand nous sommes son temple. Pour que nous soyons ses membres, l’unité nous structure. Qu’est-ce qui fait que l’unité structure sinon la charité ? Et d’où vient la charité de Dieu ? Interroge l’Apôtre : « La charité de Dieu, répond-il, a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ». C’est donc l’Esprit qui vivifie, car c’est l’Esprit qui rend les membres vivants et l’Esprit ne rend vivants que les membres qu’il trouve dans le corps que lui-même aime... Ces paroles ont pour but de nous faire aimer l’unité et craindre la séparation (In Jo. Ev. 27,6).

L’humilité et l’orgueil dans la communauté ecclésiale

Si la communion est le fruit de la charité, le manque de charité, le refus de nous aimer, produit la division entre nous et engendre de même la maladie dans le corps du Christ car « ce que la santé est dans le corps, la charité l’est dans le corps du Christ » (Serm. 162 A, 6). Le péché désagrège les membres de l’Église autant que la charité les unifie.

La source de tout péché et, de même, de toute division c’est l’orgueil. L’esprit d’orgueil nous sépare les uns des autres. Dans la mesure où quelqu’un se laisse envahir par l’orgueil, il se coupe d’autrui.

La parabole de l’enfant prodigue exprime en toute clarté l’effet de l’orgueil dans l’Église, car la racine la plus profonde de l’orgueil est le refus de posséder en commun ce qui est à nous. L’orgueil consiste à vouloir « ma part » séparée de « ta part ». Voilà pourquoi tout péché est un péché contre la communion, contre l’Église. Or celui qui ne veut pas vivre en communion, en attitude de partage avec les autres, s’exile loin de Dieu, il s’en va dans un pays lointain, où il perdra tout.

Le fils cadet, qui voulait avoir la possession du bien que son père lui conservait avec sollicitude, lorsqu’il fut devenu son maître, partit dans une région lointaine, s’attacha à un mauvais prince et garda les pourceaux ; mais il fut corrigé par la faim, lui qui s’était éloigné dans une orgueilleuse abondance (En. in Ps. 70, 2, 6).

L’orgueil se trouve donc à l’opposé de la charité, de la communion et du partage. Saint Augustin nous fait remarquer comment la Sainte Écriture nous montre en effet que le péché brise tout d’abord notre union avec Dieu : Dieu aimait nos premiers parents ; mais le péché entre dans leurs vies et, tout de suite, ils cherchent à se cacher de sa présence : « J’ai eu peur, dira Adam, et je me suis caché » (Gn 3,8-10). Le péché brise aussi l’union entre le mari et la femme : Adam avait reçu Eve en toute joie, mais après leur péché il n’hésite pas à la rejeter : « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre et j’ai mangé » (Gn 3,12). Il brise l’union entre les frères et même entre tous les hommes. Bref, le péché, tout péché, a sa source la plus profonde dans l’orgueil, il est source de division et de même il rend l’Église malade, il la détruit.

Le mystère de l’Église est le mystère de l’Incarnation du Christ. Or le mystère de l’Incarnation est le mystère de la charité et de l’humilité. L’humilité est le détachement de nous-même, la disponibilité de notre cœur pour accueillir les autres tels qu’ils sont ; dans l’humilité nous nous offrons absolument aux autres. Or l’humilité a une dimension ecclésiale, communautaire : c’est accueillir et accepter surtout les membres malades et faibles, c’est-à-dire, les pécheurs dans l’Église, dans la communauté. L’orgueil, par contre, les rejette car il cherche dans ce monde une Église uniquement composé de « purs ».

C’est malice et perversité, par exemple, que de se glorifier à l’occasion d’un péché d’autrui, comme si c’était le moment de se réjouir de sa propre justice quand on constate qu’un autre n’est pas juste. C’est sincérité et vérité que de se souvenir, quand même on aurait fait du progrès, de ce qu’on a été et de prendre bien plutôt en pitié ceux qui sont tombés : n’a-t-on pas été soi-même relevé de sa chute par la miséricorde du Christ qui, étant sans péché, s’est humilié pour les pécheurs ? (Contra Ep. Parm. III, 2,5).

Voilà pourquoi la paix, la communion, se trouvent au cœur même de l’Évangile. Jésus est venu nous libérer de tout péché et le premier mot que nous entendons dire juste après sa naissance est déjà : « Paix sur la terre ». Dans les Béatitudes, « charte parfaite de la vie chrétienne » d’après l’expression de saint Augustin, le Seigneur nous dira : « Heureux les artisans de la paix ». Au dernier repas, au moment des adieux aux disciples, il nous fera cette recommandation : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ». Et après sa résurrection il ne cessera de dire sa présence : « La paix est avec vous ». Jésus se fait notre paix, Jésus se fait communion, Église. Travailler donc pour l’Église, c’est travailler à rendre Dieu présent, c’est prier, plus par notre travail que par nos paroles : « Seigneur, que ton règne vienne ».

Il est certain que la charité est la santé de l’Église et même c’est elle qui fait de l’Église une communauté : l’Église est une communion parfaite dans la pluralité des sujets qui la constituent. Mais cette perfection de l’Église, la paix parfaite entre les différents membres de l’Église ne sera jamais notre partage ici-bas. Saint Augustin fait une claire différence entre l’Église future et l’Église du temps présent. L’Église future est le royaume des cieux, où il n’y a plus ni mort, ni pleurs, ni peines.

C’est alors que régnera la paix très pure parmi les enfants de Dieu, qui s’aiment tous, qui se voient remplis de Dieu, quand Dieu sera tout en tous. Nous aurons une vision commune, Dieu ; nous aurons une paix commune, Dieu,... Ce sera la paix parfaite et pleine (En. in Ps. 84,10).

Par contre, dans l’Église de ce temps, il y a des dissensions et des schismes, il y a le péché. Elle, en étant sanctifiée, garde dans son sein les pécheurs que nous sommes ; c’est une Église en marche, en pèlerinage vers son accomplissement dans le ciel. Ce ne sont pas deux Églises, mais deux périodes d’une même et unique Église. L’Église de ce temps comprend différents membres, bons et mauvais ; malgré cela elle est le vrai Corps du Christ, dont la sainteté n’est pas maculée par la présence des pécheurs. Or la condition du pèlerin est bien souvent une condition d’indigence. Et de même l’Église est présentée par saint Augustin comme ce pauvre qui a faim et qui a soif de ce qu’il ne trouvera que dans la patrie.

(L’Église est) ce pauvre mendiant, nu et tremblant, qui crie tous les jours à la porte du Seigneur, frappant afin qu’on lui ouvre (En. in Ps. 106,4).

Mais notre Église, quoique pauvre et pécheresse, n’est pas séparée ou éloignée de l’Église du ciel, c’est-à-dire de sa vraie réalité, Chacun de nous, ses membres, malgré notre indigence et notre imperfection, nous sommes unis au Christ, nous sommes déjà tout près de Dieu.

Nous avons jeté l’espérance, comme une ancre, sur cette terre-là, afin de ne point faire naufrage sur cette mer-ci (En. in Ps. 64,3).

L’Église de ce monde, notre Église, nous devons tous la bâtir, la faire progresser. Telle est notre mission. Mais la perfection de l’Église est d’accomplir dans ce monde l’œuvre rédemptrice du Christ. Pour l’accomplir, nous devons accroître, de plus en plus, notre union avec le Christ, notre union entre nous tous. Et ce qui nous unit au Christ et les uns aux autres, c’est l’Esprit Saint, c’est la charité. Travailler donc pour la charité, travailler pour la paix, c’est travailler pour la perfection de l’Église et pour notre perfection. Aimer l’unité, c’est aimer la paix. Aimer la paix, c’est aimer le Christ car « il est notre paix » (Ep 2,13-16), mais la paix ne saurait se propager que par la charité.

Courons donc, mes frères, courons, et aimons le Christ. Quel Christ ? Jésus-Christ. Qui est-il ? Le Verbe de Dieu. Et comment est-il venu vers ceux qui étaient malades ? « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». Voilà que s’est accompli ce qu’a prédit l’Écriture : « Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât des morts le troisième jour ». Son corps, où gît-il ? Ses membres, où peinent-ils ? Où dois-tu être pour être sous l’influence de la tête ?... Étends la charité au monde entier, si tu veux aimer le Christ : car les membres du Christ sont répandus sur le monde entier. Si tu n’aimes qu’une partie du corps, tu es divisé ; si tu es divisé, tu n’es plus dans le corps, tu n’es plus sous l’influence de la tête (In Ep. Jo. X, 8).

Travailler à édifier l’Église

Après sa conversion, saint Augustin se sentit attiré par la vie contemplative. Jamais il n’a recherché la vie érémitique ; ses préférences ont été toujours pour la vie commune. Il cherche une vie où, avec ses amis, il aurait le temps de réfléchir, de dialoguer, de discuter avec eux. Voilà pourquoi, en rentrant à Thagaste, il reprend cette vie dans la maison de ses parents.

Après avoir reçu la grâce du baptême, avec plusieurs de ses concitoyens et amis, résolus comme lui à servir Dieu, Augustin voulut revenir en Afrique dans sa maison et dans les biens qui lui appartenaient. Une fois arrivé, il s’y établit et y vécut pour Dieu pendant près de trois ans, avec ceux qui s’étaient attachés à lui. Loin des soucis du siècle, il était tout entier aux jeûnes, à la prière et aux bonnes œuvres, méditant jour et nuit la loi du Seigneur. Et tout ce que Dieu révélait à son intelligence dans la méditation et la prière, il en instruisait présents et absents, de vive voix ou par écrit (Possidius, Vita 3,1).
Nous désirons vivre en communauté, pour chercher ensemble, d’un même coeur, à connaître nos âmes et Dieu. Car ainsi le premier qui a le bonheur de trouver la vérité y achemine les autres sans fatigue (Sol. I, 12,20).

Tous ensemble, ils cherchent à conformer leur vie à celle du Christ. Or voici que saint Augustin est appelé par l’Église à se consacrer à son service, à devenir prêtre. A ce moment, il ne voit pas clairement le sens de cette vocation. Il n’a pas encore médité sur le sens ecclésial de la vie monastique et il est fortement tenté de ne pas accepter le sacerdoce, de continuer à vivre retiré dans la vie contemplative du monastère. Mais, au milieu de ses doutes, il veut être d’abord fidèle au Christ. Et, comme au moment de sa conversion au jardin de Milan, il lit et médite ce texte de saint Paul : « Le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes » ; le calme, l’apaisement reviennent dans son esprit. Il accepte pleinement les charges du ministère.

Terrifié à l’idée de mes péchés, et accablé par ma misère, j’avais songé à fuir dans la solitude, j’en avais agité le projet ; vous m’en avez empêché en me rassurant par ces paroles : « Voici que le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort pour eux » (2 Co 5,15). Aussi voyez, Seigneur, je jette en vous mes soucis, pour vivre, et je veux considérer les merveilles de votre loi (Conf. X, 43,70).

A partir de ce moment, il consacre toute sa vie à l’édification de l’Église. L’Église deviendra son amour. Pour lui, être religieux, prêtre ou évêque, c’est tout d’abord se consacrer au service de l’Église. Voilà pourquoi il aime toujours s’appeler « le serviteur de l’Église », « le serviteur du Christ ».

Il est certain que le Christ continue à occuper la toute première place dans sa vie et dans sa pensée. Mais le Christ ne nous est accessible aujourd’hui que dans l’Église et par l’Église. Et la mesure de notre amour pour le Christ et pour Dieu, nous est précisément donnée par notre amour pour l’Église. Pour saint Augustin, nous ne devons pas avoir d’amour plus grand que celui que nous devons porter à l’Église.

Aime ton père, mais pas plus que Dieu. Aime ta mère, mais pas plus que l’Église qui t’a engendré à la vie éternelle. Et vois, par l’amour que tu portes à tes parents, combien tu dois aimer Dieu et l’Église (Serm. 344,2).

Or aimer l’Église, c’est se consacrer à la bâtir, car l’Église de ce monde n’est pas une réalité déjà toute faite, elle est un projet à réaliser. L’amour de l’Église passe avant tout autre amour ; il est même le critère de discernement pour connaître la volonté de Dieu sur nous. Connaître les exigences de l’Église, c’est connaître la volonté de Dieu.

Si votre Mère l’Église réclame vos services, évitez une ardeur trop vive et trop empressée, ainsi qu’une nonchalance qui, par ses charmes, pourrait vous éloigner d’elle. Obéissez avec sérénité à la voix de Dieu. Ayez dans votre cœur de la douceur pour celui qui vous gouverne, qui conduit dans la justice ceux qui sont doux et humbles de cœur, et leur enseigne ses saintes voies. Ne préférez pas votre tranquillité aux besoins de l’Église, et songez que si les hommes ne l’avaient pas assistée dans son enfantement, vous ne seriez pas nés à la vie spirituelle... Ainsi donc, frères très chers, aimez la retraite, mais pour vous détacher de tous les plaisirs de la terre, et souvenez-vous qu’ici-bas il n’existe aucun lieu où l’ennemi ne puisse nous tendre des pièges pour nous empêcher de prendre notre essor vers Dieu... Agissez ainsi et le Dieu de la paix sera avec vous (Ep 48,2-3).

Saint Augustin a consacré le reste de sa vie à travailler pour l’Église et il l’a fait par ses sermons, par ses recherches théologiques, par son activité pastorale. Mais il est convaincu qu’il ne suffit pas d’enseigner et de bien enseigner ; il faut « vivre » l’Église, la paix et l’amour de l’Église, car l’exemple est le meilleur de tous les enseignements. Et pour faire l’Église, pour la construire, il a créé des communautés monastiques. Ces communautés augustiniennes ont une mission essentiellement ecclésiale. L’Église est leur raison d’être. Par leur vie de paix, d’union et de charité, ces communautés remplissent une double fonction dans l’Église. Chacune de ces communautés doit être, tout d’abord, un principe de santé pour l’Église. De même que les membres sains de notre corps contribuent à la guérison de tout ce qui est malade dans notre organisme, la communauté augustinienne, par sa vie de paix et de charité, doit être une source de santé et de perfection pour toute l’Église.

Un membre est d’autant plus capable de santé qu’il n’est pas séparé du corps ; car, s’il est blessé, la santé des autres membres vient à son secours ; si, au contraire, les membres se séparent, d’où et par où la santé pourrait-elle parvenir jusqu’à eux ? (Serm. 62, A, 7).

La communauté doit aussi être une présence vraie de l’Église au milieu de ce monde. Chaque communauté augustinienne doit réaliser en elle-même l’Église en perfection, l’Église du Royaume des cieux. Elle doit être le visage du Christ, le visage de l’Église pour l’homme d’aujourd’hui. Par sa vie de paix, elle doit être la voix du Seigneur qui appelle tout le monde à entrer dans son Église.

Pour bien comprendre la théologie et la spiritualité augustiniennes de la vie communautaire, nous devons toujours les aborder à la lumière de sa pensée sur l’Église, car la pensée de saint Augustin sur la communauté n’est pas différente de sa pensée sur l’Église. Pour lui la communauté chrétienne, la communauté religieuse, c’est l’Église, mais dans sa flamme d’amour originelle ; la communauté est le Corps Mystique du Christ, mais sur une petite échelle. Voilà pourquoi saint Augustin nous dira, et à plusieurs reprises, que la communauté est « une unité faite de charité » (Serm. 356,8) ; qu’elle est « la société de ceux qui ont une seule âme et un seul cœur en Dieu » (De op. monach. 25,32). Or ces définitions sont justement les mêmes que celles qu’il nous donne de l’Église. Nous ne pouvons donc faire de différence entre l’Église et la communauté. S’il y a une différence, elle se trouve uniquement dans la manière de vivre cette unité des âmes et des cœurs. Le but de la communauté augustinienne est de vivre la vie même de l’Église, mais en perfection. De même les religieux, d’après saint Augustin, traduisent par une vie de parfaite concorde et d’unanimité la réalité du Corps Mystique du Christ. Saint Augustin appelle les religieux « les fidèles parfaits de l’Église » (Cont. litt. Pet. II, 104, 239), « les serviteurs de Dieu aspirant dans l’Église à un degré de sainteté plus élevé » (De op. monach. 16, 19). Mais cet idéal proposé aux religieux, c’est celui même de tous les chrétiens ; la différence se trouve tout simplement dans l’ordre des moyens pour le vivre. Les religieux le vivent dans une forme de vie communautaire.

(À suivre)

Facultad de Teologia
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