Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le sens du célibat consacré dans l’Église

Nicole Echivard

N°1987-1 Janvier 1987

| P. 7-20 |

Écrite par une mère de famille, convertie, responsable d’une communauté mixte de vie consacrée dont plusieurs membres se préparent au sacerdoce, voici une méditation de théologie spirituelle sur le célibat consacré. La beauté de cet appel est située dans ces pages en réciprocité avec la vocation au mariage chrétien. Une première partie a été écrite à la lumière du charisme personnel de l’auteur, sensibilisée à la différence entre le mystère de la virginité spirituelle et l’état de vie du célibat consacré. Dans la deuxième partie, Nicole Echivard évoque d’abord le sens nuptial du célibat consacré. Elle montre ensuite comment celui-ci appartient non seulement à la dimension christique, mais aussi à celle proprement pneumatique de l’Église. On a souvent mis en lumière l’aspect de « suite du Christ » de cette vie. L’auteur va plus loin et manifeste que celle-ci appartient au monde de l’esprit, monde du surcroît, du gratuit. Cette dimension pneumatologique sera développée dans le prochain numéro.

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Parler de célibat consacré, c’est parler d’un état de vie, volontairement choisi, et choisi « pour le Royaume des Cieux », à cause du Seigneur, et comme Jésus en a prophétisé lui-même l’existence (Lc 19,12). Cet état de vie rend donc visible une intention fondamentale de telle personne humaine : appartenir au Seigneur corps et âme, choisir sa présence, son être, sa volonté, comme le bien directement recherché par toutes les facultés de cette personne. Le célibat consacré, inintelligible au « monde », apparaît comme une réponse radicale à l’appel du Seigneur puissamment prononcé dans l’Ancien Testament et ardemment renouvelé dans le Nouveau : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force » (Mc 12,29-30).

Cet appel, ce permanent appel divin adressé à l’humanité et qui habite le cœur de Dieu depuis « l’origine », cet appel qui est comme intérieur à son intention créatrice et à sa fidélité miséricordieuse de génération en génération, cet appel unique et toujours recommencé à « l’amour », à l’aimer, et d’un amour total (« de tout ton cœur »...), est un appel à ce que l’on a bellement appelé la « virginité » ou la « chasteté spirituelle ».

La virginité spirituelle

Ceci permet de proposer plusieurs remarques et de distinguer, dès le début de notre réflexion, pour mieux en comprendre le sens, ces deux réalités que sont l’état de vie du « célibat consacré », et ce mystère de sainteté qu’est la « virginité spirituelle », visible à celui-là seul qui sonde les reins et les cœurs.

La « virginité spirituelle » est, sans doute, dans la foi, cette sagesse religieuse du cœur et de l’intelligence qui, d’une part, reconnaît au Seigneur la première place, lui voue, à cause de ce qu’il est – et avec empressement –, adoration, gratitude, obéissance, amour de préférence, et veut le rechercher, le servir et le goûter en toute action ; et qui, d’autre part, aime tout ce qui vient du Seigneur dans l’ordre créateur et rédempteur parce que tout cela vient de lui, parce que c’est lui qu’elle « voit » à travers tout cela, parce qu’elle « voit » tout cela comme chemin de Dieu vers l’homme, chemin vers Dieu pour l’homme, comme occasion ou lieu de communion avec lui. « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mt 5,8). La « chasteté » ou « virginité spirituelle » relève très spécialement de cette béatitude. Et plus loin, pour prévenir tous les pharisaïsmes déformants, Jésus la commente en partie : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui est impur ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui rend l’homme impur » (Mt 15,11).

Et toute l’Écriture montre bien que la « virginité spirituelle » ne s’oppose ni premièrement ni essentiellement à la modalité sexuelle de l’amour humain entre l’homme et la femme, si cet amour conjugal est vécu selon le cœur de Dieu, selon son intention créatrice et rédemptrice.

Il est évident aussi que ce mystère intérieur de la « virginité spirituelle » ne s’oppose à aucune forme de l’amour humain véritable : qu’il soit « amical », « conjugal », « paternel », « maternel », « filial », etc., pourvu que ces amours soient vécus dans la « justice », et dans l’ordre, c’est-à-dire sans outrepasser la mesure que délimitent pour ces amours la nature même, le mystère et la vocation de ces personnes aimantes et aimées, à la lumière de celui qui est source et fin de tout être et de tout amour, l’aimé de tous les aimants, l’aimant de tous les aimés, la beauté de toutes les beautés, le meilleur de tout ce qui est bon...

Si la virginité spirituelle ne s’oppose essentiellement ni à la sexualité ni à l’amour humain, elle s’oppose, en revanche, à l’adultère spirituel, c’est-à-dire à toutes les formes de l’idolâtrie inaugurée par le péché originel. N’est pas vierge celui qui, dans « l’injustice » de son orgueil, veut être « dieu » – juge du bien et du mal – à la place du Seigneur. N’est pas vierge celui qui préfère, en pensée et en action, les dieux-idoles qu’il se forge (ses idées, ses passions, ses goûts, sa volonté propre, ses limites, ses péchés...) à la personne, à la loi, à la volonté du Seigneur.

Ni le vin ni la viande, ni tel être humain, ni les pensées, ni tel plaisir, ni la joie, ni tel projet, ni telle activité ne sont, en eux-mêmes, des idoles dangereuses pour la vie spirituelle ; mais l’orgueil humain, même camouflé en « humble » faiblesse, est une terrible puissance de désordre et de ténèbre qui nous pousse sans cesse à commettre l’adultère spirituel, c’est-à-dire nous unir à la partie comme au tout, au relatif comme à l’absolu, au moyen comme à la fin, et même au mortel comme au vital, bref à tout ce qui n’est pas Dieu comme à Dieu. Au contraire, l’âme « vierge », juste et ordonnée, quel que soit son état de vie, dit à l’époux divin comme l’épouse du Cantique : « Tes amours sont délicieuses plus que le vin ». Et elle garde en elle les paroles de Jésus : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, à sa mère, à sa femme, à ses enfants, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc 14,26). Toute communion à ce que l’on considère comme un « bien » produisant un certain plaisir ou une certaine joie, c’est au signe de la « joie » que saint Thomas d’Aquin reconnaît la « chasteté spirituelle », c’est-à-dire l’amour vrai pour le Seigneur : « Lorsque l’esprit humain trouve sa joie (delectetur) dans son union spirituelle à ce à quoi il doit être uni, c’est-à-dire à Dieu - et quand il s’abstient de connaître la joie d’une communion avec d’autres objets contrairement à ce qui est dû à l’ordre divin : alors on peut parler de chasteté spirituelle, selon ce mot de l’Écriture : ‘Je vous ai fiancés à un seul époux comme une vierge chaste à présenter au Christ’ » (IIa IIae, q. 151, art. 2). Et saint Paul laisse éclater sa « joie » virginale quand il s’écrie : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? (...) Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8,35-39).

On voit que la « virginité spirituelle » est, de fait, un état spirituel, conséquence des trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Elle n’est pas une attitude psychologique, ni même morale. L’aspect mystique (l’amour pour le Seigneur) est antérieur à l’aspect ascétique (la vigilance par rapport à toutes les idolâtries adultères). Elle n’est pas le mépris, ou le refoulement, ou l’ignorance. Elle est le goût et l’amour ordonné, différencié, de tout ce qui est, du « bon » jusqu’à celui-là qui est « le meilleur » très unique. Et l’être « vierge » renonce volontiers au « bon » pour goûter plus pleinement et plus longuement celui qui est « le meilleur », et pour s’unir à lui, dans cette joie parfaite promise par Jésus.

Si saint Thomas définit la « virginité spirituelle » par une certaine « joie », fruit d’un acte intérieur, et non par un état de vie, c’est parce qu’elle relève du mystère des cœurs et de leur correspondance aux appels et à l’œuvre de l’Esprit sanctifiant en eux. Présente sans doute comme un germe (par grâce rédemptrice, évidemment) dès l’origine de la vie spirituelle, et dans l’intention profonde de tel être humain, cette virginité spirituelle se développe peu à peu. A cause de notre condition pécheresse, elle est, sauf en Marie, le fruit de conversions, de purifications, d’une maturation et d’un apprentissage plus ou moins long, à travers des états de vie divers, selon la singularité des personnes et les appels et les grâces que le Seigneur adresse à chacune. Pas plus qu’elle n’est une immaturité ou une torture psychologique, mais une réponse d’amour vrai à l’amour premier du Seigneur, la virginité spirituelle ne saurait être une égoïste contemplation esthétique. Ou bien elle est illusoire, ou bien cet « amour virginal » d’une personne humaine pour le Seigneur possède les qualités mêmes de cet amour premier qu’est le Seigneur, et particulièrement Jésus, le Fils bien-aimé, l’Agneau de Dieu, notre Sauveur, qui nous l’a fait connaître : la recherche en toute chose de la volonté du Père, la disponibilité et la soumission douce et joyeuse à cette volonté du Père, la miséricorde inconditionnelle pour les autres, la longanimité, la douceur, la paix, la joie, le sens de la communion, la patience dans les épreuves... Et par combien d’épreuves un cœur humain doit-il être traversé, abaissé, éclairé, assagi pour découvrir et vivre à l’unisson tous ces trésors des mœurs de Dieu, dans une virginité spirituelle authentique ! Parce que l’orgueil est l’obstacle essentiel à la connaissance, au désir et à l’accueil de l’amour divin, ce sont les joies, l’humilité, les charges, les épreuves d’une vie conjugale familiale, séculière, qui conviennent mieux à la conversion des uns, tandis qu’aux autres ce sont plutôt les purifications et les responsabilités d’une vie apostolique, et à d’autres la retraite et la simplicité d’une vie monastique ou contemplative. Les uns, comme saint Louis ou sainte Brigitte de Suède, c’est en usant des biens seconds qu’ils apprennent à désirer plus ardemment l’unique bien nécessaire et à recevoir les grâces qui les configurent au Verbe incarné et les virginisent. D’autres, c’est même après avoir abusé des biens seconds et en expérimentant les détresses de l’adultère spirituel, comme Marie-Madeleine, saint Augustin ou Charles de Foucauld, qu’ils se laissent soudain rejoindre et laver par le sang virginal de celui « qui est venu sauver ce qui était perdu ». D’autres, comme saint Jean de la Croix, sainte Thérèse de Lisieux ou saint Louis de Gonzague, c’est en s’abstenant des biens seconds, en ne les connaissant pas, qu’ils peuvent être fidèles à la grâce de la virginité spirituelle et de la communion aux mœurs divines. Et tout cela pour des raisons multiples qui relèvent d’abord de la pédagogie du Seigneur et non pas de la facilité humaine, « psychologique », à supporter plutôt tel ou tel état de vie. Comme le dit en substance saint François de Sales dans son Introduction à la vie dévote, bien des personnes n’auraient été que des religieuses tièdes si elles avaient pu suivre leur premier penchant et si le Seigneur ne les avait pas maintenues dans une vie familiale séculière dont la contrainte même éprouvait, purifiait, actualisait et enflammait leur amour pour lui.

En outre, tant de saints mariés auraient-ils été canonisés s’ils n’avaient pas vécu, dans l’état du mariage, et chacun à leur façon, le mystère de la virginité spirituelle ? Parfois la mort de ces saints mariés, toute configurée au Christ, est l’éblouissante et brève révélation du mystère vécu dans le secret : martyre de Perpétue et de Félicité, martyre de Thomas More, mort de saint Louis. Parfois, la fondation, par des personnes mariées, de communautés religieuses manifeste de leur part cette fécondité spirituelle dont la source est toujours virginale : ainsi pour sainte Brigitte de Suède, sainte Françoise Romaine, « Conchita » en Amérique du Sud au XXe siècle... Parfois, la mort du conjoint permet à celui qui reste de témoigner autrement encore du mystère de la virginité spirituelle : par un veuvage consacré, séculier ou religieux. Les exemples les plus éclatants (mais ils sont multiples) sont ceux de sainte Catherine de Suède (la fille de Brigitte), d’Angèle de Foligno, de sainte Louise de Marillac, de sainte Jeanne de Chantal. Parfois aussi, l’histoire a offert l’exemple de personnes mariées en qui la grâce virginisante et sans limites de l’amour divin a suscité, à l’intérieur même d’un amour conjugal totalement spiritualisé, le désir de se remettre l’un l’autre au Seigneur, dans une offrande qui est comme l’assomption, l’accomplissement virginal du lien conjugal, conformément à la prophétie de Jésus sur le caractère « temporel » du mariage (Mt 22,30), et sur le fait que la « vie éternelle » est dès ici-bas commencée. On peut évoquer aussi, au XXe siècle, les parents de saint Maximilien Kolbe, qui après avoir élevé leurs trois fils (devenus prêtres), purent répondre enfin à l’appel de se donner directement au Seigneur, et qui entrèrent l’un chez les Franciscains, l’autre chez les Franciscaines de Cracovie ; le comte et la comtesse d’Elbée qui, quelques mois après leur mariage, un mariage d’amour, entrèrent l’un dans la congrégation des sacrés Cœurs, dont il devint le supérieur général, l’autre chez les Carmélites de Louvain, dont elle devint la prieure ; enfin, toujours à notre époque, Jacques et Raïssa Maritain, qui, dans l’élan et la grâce virginisante de leur conversion et de leur baptême, firent vœu définitif de continence huit ans après leur mariage, tout en poursuivant la vie commune, que partageait la sœur célibataire de Raïssa.

Chez plus d’un, mais non chez tous, on perçoit que le désir virginal fut antérieur au mariage ; par exemple, dans le cœur de la petite Delphine, mariée à quinze ans contre sa volonté de consécration virginale, au très jeune Eléazar de Sabran, qui avait treize ans, et qu’elle aima, et pria tant de respecter son désir qu’il « en vint à pleurer de dévotion ». Au bout de quelques mois d’épreuves et d’ajustement, ils eurent la joie toute chaste et toute conjugale de prononcer ensemble leur vœu de virginité devant leur confesseur, avant de communier, et de passer toute leur vie commune dans la prière et les œuvres de miséricorde. Multiples et merveilleuses sont les grâces d’amour du Seigneur ! Lui seul est vierge...

C’est l’amour divin qui est vierge, c’est-à-dire sans mesure ni limite matérielle, à la fois tout entier spirituel (tout entier oblatif) et le plus intime, le plus intérieur, à la fois le plus universel et le plus personnel, le seul propre à connaître et à combler, parce qu’il la crée, la singularité de chaque être humain dans l’ordre de l’amour. Le Seigneur ne fait nombre avec aucun amour humain, mais il nous donne de voir peu à peu qu’il est la source et la vérité de chaque amour et il nous donne de vivre peu à peu chaque amour dans sa vérité plénière, singulière, spirituelle et éternelle, lui qui de cette vérité de tout amour est l’origine, le garant, le rédempteur, nous purifiant jour après jour des déformations et des limites que nous mettons nous-mêmes dans nos amours.

Comment comprendre, sans ce mystère du Dieu d’amour en qui vit tout amour, le mariage virginal de Marie et de Joseph ? Marie et Joseph, en toute simplicité, se sont « vus », « aimés », « reçus », exactement comme le Seigneur lui-même les avait créés, voulus, sauvés et donnés l’un à l’autre : pour un amour véritablement singulier, tout spirituel et tout conjugal. Marie n’aurait pas été la très pauvre et virginale servante et épouse et mère de son Dieu, si, introduisant une quelconque prétention personnelle, elle n’avait pas voulu aimer Joseph comme le Seigneur le lui proposait - d’un amour tout virginal mais tout conjugal, tout conjugal mais tout virginal, tout virginal, en la circonstance, parce qu’aussi tout conjugal, comme le Seigneur le lui proposait.

Et c’est ainsi que Marie, dans la plénitude de son humilité, de son amour, de sa miséricorde, de sa sainteté, aime chaque être humain, exactement comme le Seigneur, chacun dans sa singularité humaine tout intime, non pas d’un amour illusoire, « abstrait », anonyme, faussement universel. Marie n’aime pas Jean comme elle aime Joseph, ni Pierre comme elle aime Jean, ni Marie-Madeleine comme elle aime Pierre ; et elle m’aime comme elle n’a jamais aimé ni Marie-Madeleine, ni Joseph, ni Jean, ni Pierre, ni le Baptiste. Elle aime chacun des enfants du Père selon la relation d’amour totale et singulière que le Père lui propose avec chacun d’entre nous, nominatim. Et l’on peut dire qu’après le Seigneur, comme lui et en lui, Marie est plus intérieure à chacun d’entre nous que nous-même. Elle est bien notre Mère en vérité, puisqu’elle chante dans son âme virginale, et sans fausse note, la musique très unique de nos noms singuliers, que le Père, le premier, y prononce. Telle est la virginité spirituelle, considérée dans l’ordre de l’amour humain.

Donc, est « vierge », d’abord, celui qui, dans l’humilité, se nourrit avec délectation comme Jésus le Fils bien-aimé de toute la volonté concrète de l’amour créateur et rédempteur sur lui, sur les autres, sur le monde, à chaque instant, et qui se laisse délivrer par l’Esprit Saint de l’adultère spirituel commis avec ses opinions propres, ses passions, ses limites et sa volonté propre.

En outre, parce que cet amour divin est spirituel, l’accueil de cette volonté d’amour, dans l’Esprit Saint, « divinise » de plus en plus la personne humaine, c’est-à-dire ordonne, unifie, spiritualise toutes ses capacités naturelles, corps et âme, et particulièrement toutes les capacités d’« attachement » de son cœur. Non seulement ces dernières s’ordonnent et ne s’attachent aux réalités créées que selon la mesure d’être et d’amour que le Seigneur a dispensée à ces réalités, mais même elles se retirent doucement du goût créé des êtres et des choses, parce qu’elles se laissent de plus en plus totalement et de plus en plus uniquement attirer par cet amour qu’est Dieu, oblatif et miséricordieux, spirituel et intime, universel et personnel, transcendant et incarné. Elles se fixent en lui, leur joie, et deviennent son reflet ou son canal. Les modalités d’exercice de l’amour humain sont assurées par l’amour divinisant, virginisant. Et une conséquence ultime de cette « assomption », c’est la chasteté totale, puisque la joie des noces est désormais connue et recherchée avec le Seigneur. Comme l’écrit Dom Augustin Guillerand :

La virginité n’est pas le détachement ; elle le produit et elle en procède. La virginité est un mouvement qui procède d’une lumière. La vierge voit Dieu, elle le voit grand et beau ; elle est attirée, emportée, elle se meut vers lui, elle s’attache à lui, elle se détache de tout ce qui n’est pas lui. Le détachement de la vierge n’est donc que l’aspect négatif de son mouvement ; elle ne tend pas à se séparer du créé, elle tend à s’unir à l’incréé. Voilà pourquoi le créé qui est dans l’incréé est aimé par elle. Elle se sépare de tout ce qui pourrait la retenir loin de Dieu. La séparation est un fait, ce n’est pas un but. Le but, c’est l’union. Si pour s’unir, il faut se désunir, elle le fait, elle écarte tout ce qui s’oppose à l’union (La prière cartusienne).

Nul autre que Marie ne vit pleinement sur cette terre du mystère spirituel de la virginité. Mais tous ceux qui y consentent (qu’importent l’heure et le chemin ?) reçoivent la grâce de se laisser envelopper par ce mystère. Au pied de la Croix de Jésus, se rejoint en ce mystère – défini par l’Apocalypse comme le fait de « suivre l’Agneau partout où il va » (Ap 14,4) – toute la diversité des chemins et des états de vie : on reconnaît les « saintes femmes », mariées, présentes auprès du crucifié dans une fidélité douloureuse et sans honte ; on reconnaît Jean, le jeune « apôtre vierge », célibataire et prêtre de son ami ; on reconnaît Marie de Magdala, célibataire et non plus vierge, mais tout entière revirginisée par le cœur de l’unique Époux enfin trouvé. Et tous sont enveloppés par Marie, vierge, épouse, veuve et mère, Marie, Vierge des vierges, Mère de Dieu et de toutes les virginités, Marie trop immergée dans la source divine de l’amour, et trop totalement donnée à chacun d’entre nous, pour n’être pas à la fois au cœur le plus saint de tout état de vie, et infiniment au-delà de chacun.

Le célibat consacré

Situation du célibat consacré

Une fois défini le mystère caché qui est l’accomplissement de toute vocation baptismale, et même de tout être humain, et mieux perçu le fait que la « virginité spirituelle » n’est le propre d’aucun état de vie, il est plus facile de distinguer le sens du célibat consacré dans l’Église.

Et précisément pour éviter toute confusion, nous ne parlerons ici ni du célibat sacerdotal, ni du veuvage consacré, ni du mariage virginal, mais uniquement du célibat consacré comme état de vie définitif, choisi originellement par une personne humaine comme son chemin d’amour et de vie, et d’une façon totalement gratuite, c’est-à-dire indépendamment des exigences d’un ministère ecclésial.

Ce célibat consacré libre, originel, définitif et gratuit n’a évidemment aucun rapport avec l’aspect contraignant du célibat fonctionnel, symbolique et momentané des vestales romaines, chastes gardiennes du feu sacré de la cité, à la force précieuse et pure duquel elles étaient comme identifiées par leur virginité physique. (Pour les Latins, en effet, la « virginité » est une « force » première, une intégrité vigoureuse : le mot virgo, « vierge », a la même racine que le mot vir, « l’homme » dans sa vigueur mâle). Le célibat consacré de la religion chrétienne n’a pas non plus la signification ascétique et morale du monachisme bouddhiste. Ce dernier est conçu comme la voie parfaite pour la délivrance des passions, de la souffrance, de l’ignorance, du désir, des illusions du moi et du vouloir-vivre, mais il n’est pas l’offrande à un tout-autre divin et personnel.

La spécificité et la splendeur du célibat consacré chrétien, c’est qu’il ne désigne pas les capacités ascétiques ou la sagesse personnelle de tel être humain, il ne glorifie pas l’être humain, mais il « révèle » Dieu, il témoigne de lui, de son être et de son existence. Le fait que cet état de vie soit nommé généralement par le terme de célibat consacré, c’est-à-dire par un terme qui le décrit essentiellement comme une privation du mariage, alors qu’il correspond à une attitude de vie qui englobe de manière exhaustive tous les aspects de l’existence et de la personne humaine, montre bien que le « célibat consacré » doit être compris à la lumière de l’amour et nom pas en termes d’ascèse psychologique et morale. C’est parce que la personne humaine est créée pour entrer librement, intelligemment et de façon féconde, sanctifiante et épanouissante, dans une relation d’amour avec une autre personne, et c’est parce que le mariage est l’état de vie qui permet aux personnes humaines d’atteindre la plus grande plénitude d’être et de bonheur naturels, que la désignation du célibat consacré en termes de privation de mariage permet de le saisir non pas comme un refus ou un oubli de tout l’ordre de l’amour, mais bien comme un autre choix, un autre don d’amour (« consacré »), un choix d’amour qui dépasse l’ordre naturel de ; l’amour. Le célibat consacré n’est pas mépris de l’univers créé et de ses lois. Il n’est même pas d’abord « privation de mariage » ou détachement du créé. Il est étreinte de quelqu’un d’autre, attachement à Dieu. Il « témoigne » de l’existence et de l’irrésistible attrait d’un être premier – plénitude de vie, de beauté, de bonté, d’amour –, si puissamment et personnellement aimable que les facultés les plus proprement humaines (l’intelligence, le cœur et la liberté) peuvent le rechercher et l’accueillir uniquement dans un don, dans un choix et dans une joie où la personne humaine s’offre tout entière et s’unifie corps et âme. Et il est hautement signifiant que le sang de très jeunes et fragiles martyres, qui refusaient le mariage contrairement au droit romain pour n’appartenir qu’au Seigneur, ait pu manifester, dès les origines du célibat consacré, son sens « nuptial », son sens de témoignage d’amour total rendu à celui qui est amour total.

Car une personne humaine ne peut donner de façon légitime et proportionnée, librement, joyeusement et fidèlement, sa personne (son cœur, son âme, son corps, sa vie terrestre) qu’à un être personnel, et non pas à des concepts, à une règle de vie, à une idéologie, à une philosophie, fussent-elles « évangéliques ». Le célibat consacré montre que le chrétien n’épouse pas l’Évangile, ni le christianisme, mais se laisse saisir par le mystère réel et personnel du Verbe de vie qui se donne à lui le premier. C’est cet accent nuptial que nous fait entendre l’un des plus anciens cantiques qui célèbrent la virginité consacrée, celui qu’écrivit Méthode d’Olympe (mort en 311). Nous en citons quelques strophes :

Antienne

Je me garde pure pour toi, et la lampe allumée à la main, je marche, mon Époux, à ta rencontre.

Psaume 2

J’ai fui le pauvre bonheur des hommes,
la vie du plaisir, l’amour insensé ;
dans tes bras qui apportent la vie, je cherche refuge,
je désire contempler sans fin ta beauté, ô Bienheureux !

Psaume 3

J’ai abandonné la couche des unions humaines et leurs maisons,
pour toi, le plus riche des rois,
et je suis venue dans ma robe immaculée,
afin de franchir le seuil des demeures bienheureuses,
et d’y rester avec toi.

Psaume 5

J’ai oublié ma patrie, parce que je convoitais ta grâce, ô Verbe,
j’ai oublié les chœurs des vierges de mon âge,
la fierté de ma mère et de ma race,
c’est toi, ô Christ, qui es tout pour moi.

Le célibat consacré, manifestation de celui qui s’est manifesté aux hommes : le Verbe incarné, Pain de vie

Ainsi cet accent nuptial mène-t-il à remarquer que l’anthropologie, l’histoire et la théologie se rejoignent pour affirmer que le célibat consacré – réponse et don d’amour à un appel d’amour, choix tout à fait nouveau d’un aimant et d’un aimé inouï – est typiquement chrétien.

Certes, l’Ancien Testament résonne tout entier, dans ses images et ses paroles prophétiques, du cri de souffrance et de l’élan d’amour nuptial du Seigneur pour son peuple. Rappelons Isaïe (54,4-8) et l’admirable prophétie du verset 5 : « Car ton époux sera ton Créateur, dont le nom est Yahvé Sabaot ; ton rédempteur, ce sera le Saint d’Israël qui s’appelle le Dieu de toute la terre ». Rappelons aussi les merveilleuses images nuptiales d’Isaïe 62,4 et 5. Rappelons, en Jérémie, la mystérieuse parole d’espérance nuptiale prononcée par le Seigneur : « Yahvé crée du nouveau sur la terre : la femme recherche son mari » (31,22). Rappelons encore Osée (2,1-25), les détresses et les promesses nuptiales de Dieu. Rappelons enfin le Cantique des Cantiques.

Toutefois, dans l’Ancien Testament, ces éclats ardents de son cœur nuptial, Dieu les révèle dans des signes imparfaits, incomplets, les miracles et les prodiges, le buisson, la loi, les prophètes... Mais lui reste comme caché dans sa patiente transcendance, et ses cris d’amour indirects n’atteignent encore que l’ensemble de son peuple, sans pouvoir solliciter la libre source du don personnel de chacun. Aussi le fait que le Judaïsme (et, un peu différemment, l’Islam) ne connaisse pas normalement le célibat consacré est-il tout à fait légitime. Car le célibat consacré n’est pas la manifestation prophétique de l’être transcendant du Dieu d’amour. Mais il est le témoignage prophétique de l’être et de l’amour divin tel que lui-même s’est manifesté « le premier » aux yeux et à « la chair » des hommes en son Fils bien-aimé, Jésus, né d’une femme, Verbe incarné et Agneau rédempteur.

Comme le mystère de la virginité spirituelle commence (et en plénitude) dans l’âme et le corps de Marie en vertu du mystère de l’Incarnation rédemptrice, de même c’est le mystère de l’Incarnation rédemptrice qui est la source et la raison d’être du célibat consacré.

En envoyant parmi nous son Fils en qui il demeure, comme le répète inlassablement saint Jean, Dieu nous a « attirés » à lui (Jn 6, 44) d’une manière toute nouvelle : dans l’Esprit, mais à travers « la chair », sollicitant la personne humaine dans sa totalité physique et spirituelle. En prenant chair de la Vierge Marie, en naissant parmi nous, en partageant notre condition humaine, le Fils a donné à Dieu son visage humain, le Verbe a fait entendre des paroles humaines audibles, la divine sagesse d’amour, Jésus a révélé, monnayé, glorifié en gestes et en actes visibles l’acte éternel de l’amour trinitaire créateur et rédempteur, Jésus, cet homme, a rendu sensible, touchable, et même, dans le mystère de l’Eucharistie qui est l’ultime état de l’Incarnation rédemptrice, mangeable, l’amour inaccessible, spirituel et transcendant de Dieu (Jn 1,18 ; 14,9-11). Jésus, cette icône parfaite, humano-divine, de l’Éternel, ce visage, ces paroles, ces gestes, ces actes, cette personne au milieu des hommes, ont d’autant mieux rendu perceptible à certains l’attrait délectable et suréminent du cœur de Dieu, qu’en choisissant cette voie de l’Incarnation et de la Passion le Seigneur choisissait de manifester la vérité de son amour à travers les signes visibles et extrêmes de l’amour : l’extrême humilité, l’extrême obéissance, l’extrême renoncement, l’extrême disponibilité, l’extrême pureté, l’extrême force et l’extrême sagesse de la miséricorde extrême, l’extrême universalité et l’extrême intimité... Et aussi l’extrême vie dont la mort dans l’amour est source. Ces signes visibles et extrêmes étant la condition humaine, les moyens pauvres et l’obscurité, le célibat, la passion, la mort sur la croix, le lavement des pieds et l’Eucharistie...

En rendant humainement visible l’invisible, et en témoignant de la divine plénitude de son amour dans un célibat qui le donnait manifestement tout entier à chacun, Jésus, Dieu fait homme, a révélé à la fois l’initiative divine de la relation entre Dieu et les hommes, la nature universelle de l’amour divin et l’intimité absolue de sa relation avec chaque personne. Par Jésus-Christ, Dieu a rendu accessible le mystère de ces noces qu’il n’établit pas seulement avec l’ensemble de l’humanité ou de l’Église, mais différemment (1 Co 12, 13, 14), personnellement, nominatim (Jn 10,3) avec Joseph, avec Pierre, avec Marthe, avec Jean, avec la Samaritaine, avec Zachée, avec la femme adultère, avec Paul, avec la Cananéenne, avec chaque personne humaine... Comme l’a compris Jean-Baptiste, ce célibataire imprévu qui achève l’Ancienne Alliance et inaugure la Nouvelle, Jésus est de tout être « l’Époux » (Jn 3,29). Et Jésus lui-même s’est désigné comme « l’Époux », ne pouvant trouver meilleure image pour signifier jusqu’où pouvait être vécue l’intime relation d’amour qu’il est venu sceller avec tous et avec chacun (Mt 19,12 ; Lc 5,34-35). En même temps, la personne humano-divine de Jésus a rendu perceptible à des cœurs individuels que le Seigneur, source de toute vie, de tout amour et de toute beauté, est l’être personnel préférable à tous les autres, et le seul nécessaire. En étant notre « semblable » au cœur de sa différence divine délectable, la personne humano-divine de Jésus, à travers les signes excessifs de son célibat, de sa mort sur la croix et de sa présence eucharistique, a suscité le désir et permis le dessein que tel ou tel être humain le reçoive et le choisisse « en retour » d’un choix personnel d’amour et de vie excessif, qui le rend semblable à lui, et qui constitue le célibat consacré.

C’est de ce mystère sensible et transcendant, charnel et spirituel, humain et divin, intime et universel, du Verbe incarné, que s’émerveille Jean, l’apôtre vierge et célibataire, celui qui ne sait plus se nommer que « le disciple que Jésus aimait », parce que c’est lui qui a le mieux compris que Jésus aimait chacun d’un amour de préférence :

Ce qui était dès le commencement,
ce que nous avons entendu,
ce que nous avons vu de nos yeux,
ce que nous avons contemplé,
ce que nos mains ont touché du Verbe de vie

 car la vie s’est manifestée,
nous l’avons vue, nous en rendons témoignage,
et nous vous annonçons cette vie éternelle,
qui était auprès du Père et qui nous est apparue -,
ce que nous avons vu et entendu,
nous vous l’annonçons,
afin que vous aussi soyez en communion avec nous.
Quant à notre communion,
elle est avec le Père
et avec son Fils Jésus-Christ.
Tout ceci, nous vous l’écrivons
pour que notre joie soit complète (1 Jn 1, 1-4).

Il semble que Jean livre ici le secret qui attire et suscite la vocation au célibat consacré.

Ainsi donc le célibat consacré est la folle réponse d’amour de l’humanité à l’extrême folie de l’amour divin pour chaque être humain, manifestée dans le Verbe incarné, mort et ressuscité, tout entier donné à chacun, et livré d’âge en âge en nourriture de vie – corps et âme – sous les espèces eucharistiques. Et comme le Verbe de vie fait chair est venu dans le monde et s’est fait pain de vie pour manifester et glorifier le mystère de l’amour divin, le célibat consacré manifeste et glorifie à son tour, dans l’Église et dans le monde, le mystère délectable de l’amour absolu, universel et personnel, de ce Dieu qui connaît chacune de ses brebis par son nom, qui a souffert et donné sa vie pour chacune d’elles, et par lequel le consacré choisit de se laisser tout entier épouser et combler. Par son propre célibat d’amour, le consacré répond au célibat d’amour du Verbe incarné par qui Dieu s’est révélé aux hommes, et il en témoigne, de façon charismatique, grâce à cet état de vie.

(À suivre)

Foyer Marie Jean
55 Montée du Chemin Neuf
F-69005 LYON, France

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