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La formation à l’unité de vie

André de Jaer, s.j.

N°1987-1 Janvier 1987

| P. 21-33 |

Quelle « unité de vie » peut espérer un religieux, une religieuse voués à une vie active apostolique ? S’inspirant des documents ignatiens fondamentaux, l’auteur propose de prendre comme point de départ, non la personne à la recherche de son unité, mais la cellule du Corps du Christ qu’est telle congrégation avec son charisme propre. Une genèse d’incorporation est alors mise en œuvre, un itinéraire est balisé, avec des éléments fondamentaux, des points de repère, des étapes successives et vérifiables, qui donnent à la personne à la fois de reconnaître son intégration dans le Corps du Christ et d’y trouver l’accomplissement de son existence propre et unique devant Dieu.

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Comment aborder de manière utile la formation à l’unité de vie ? En un sens c’est un problème qui sera toujours présent. La vie religieuse active et apostolique sera toujours un peu bousculée. Cela fait partie du charisme apostolique. Et l’unité d’une telle vie n’est pas à trouver d’abord dans un équilibre personnel harmonieux. Il ne s’agit pas de rêver d’une unité de vie impossible à atteindre, illusoire, non conforme au charisme de la vie apostolique. Car celui-ci implique de se laisser bousculer par l’imprévu de Dieu, l’inattendu de l’Esprit Saint qui se manifeste dans les situations humaines en leur diversité. Par quel biais donc aborder cette question ?

Une manière féconde de procéder semble être la mise en œuvre d’un dynamisme d’incorporation : aider quelqu’un à trouver et recevoir sa place dans cette cellule du corps du Christ que forme la Congrégation et trouver et recevoir ainsi son propre corps, sa propre identité personnelle.

Certes, toute perspective a ses limites. L’approche proposée s’inspire de la perspective ignatienne développée dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus, toute marquée par cette dynamique d’incorporation [1] ; une telle perspective offre l’avantage de ne pas prendre pour point de départ des éléments diversifiés, isolés, juxtaposés, voire opposés, qu’il s’agirait d’unifier autant que faire se peut : personne, vie communautaire, vie de l’Institut, prière, vie apostolique, etc. Mais on part du charisme de l’Institut, c’est-à-dire d’un donné global qui est offert : à l’intérieur de celui-ci se met en place une articulation souple, aussi harmonieuse que possible, bien que toujours un peu fragile.

Dans cette perspective, former à l’unité de vie, c’est aider quelqu’un à parcourir tout le chemin nécessaire pour arriver à une pleine incorporation ; il s’agit dans ce but de repérer un certain nombre d’éléments nécessaires et souhaitables afin qu’une dynamique d’incorporation puisse se mettre en route. C’est ce que nous voudrions proposer dans les pages qui suivent.

À la lumière des documents ignatiens

Personne ne mettra en doute que les Exercices Spirituels soient loin de former uniquement des Jésuites : ils permettent à des chrétiens très divers de chercher et de trouver le dessein personnel de Dieu sur eux. Bien qu’ils aient Ignace de Loyola, le fondateur des Jésuites, comme auteur, les Exercices, dépassant largement les frontières de la Compagnie, sont devenus un bien d’Église. Même si la chose paraît moins évidente, on peut en dire autant des Constitutions de la Compagnie de Jésus ; dans leur dynamique fondamentale, elles peuvent être mises en œuvre par bien des Congrégations, en fonction de leur mission apostolique propre. Elles sont un livre qui nous donne un chemin pour devenir ce que nous sommes, pour trouver le dessein de Dieu sur nous comme corps, comme cellule du corps du Christ dans son Église.

En bref on pourrait dire : les Exercices forment l’être spirituel. Les Constitutions forment l’être ecclésial dans un corps missionnaire. Celui ou celle qui entre dans une Congrégation a déjà, en quelque manière, trouvé le dessein de Dieu sur sa vie. Mais en entrant dans la vie religieuse, il s’agit maintenant d’être incorporé dans ce corps social, dans cette cellule du Corps du Christ et de trouver ainsi une vie unifiée. Les Constitutions mettent en route une dynamique qui y introduit.

Jetons un bref coup d’œil sur leur plan.

Examen : la préhistoire de la vocation : école du désir.
Prologue : le commencement qui demeure toujours présent.
Parties I et II : Vocation - Admission.
I. Permanence d’un oui prononcé par moi et la Compagnie.
II. Permanence d’un non qui n’a pas été dit.
Parties III et IV : Une formation
III. ascétique et mystique.
IV. humaine.
Parties V et VI : Incorporation
V. Je deviens un membre du corps pleinement à ma place.
VI. Je vis jusqu’à ma mort comme membre de ce corps.
Partie VII : Envoyés en mission.
Parties VIII et IX : Responsables du corps
VIII. Union du corps.
IX. Gouvernement du corps.
Partie X : Conservation et développement du corps.

À la lecture de ce plan, on perçoit que les Constitutions ont une structure génétique, c’est-à-dire qu’elles suivent l’itinéraire du candidat depuis son désir d’entrer dans l’Ordre (Examen), à travers l’admission (II), le noviciat (III), les études (IV), jusqu’aux derniers vœux (V), la vie et la mort du religieux (VI), l’envoi en mission (VII) et finalement sa responsabilité vis-à-vis du Corps tout entier (VIII, IX, X).

Tout religieux passe par ces différentes étapes et chacune de ces étapes est un moment précis de sa vie, mais en est aussi un élément permanent, un trait durable. C’est chaque jour qu’il entre dans la Congrégation, qu’il est envoyé en mission, etc. Ces divers éléments sont appelés à être peu à peu intégrés par le jeune religieux qui se trouve ainsi progressivement incorporé dans cette cellule du Corps du Christ et y trouve l’accomplissement du dessein unique de Dieu sur lui.

Tout l’art de la formation soucieuse d’unité de vie n’est-il pas d’aider chacun à opérer cette double incorporation progressive : incarnation dans son corps propre, fidèle au dessein unique de Dieu sur lui, et intégration au corps social apostolique, cellule du Corps du Christ qui est l’Église. Il s’agit de trouver et de mettre en œuvre les éléments, les formes de vie religieuse qui aideront, soutiendront cette genèse d’incorporation où l’on devient davantage soi-même en étant intégré au corps missionnaire.

Voyons de plus près quelle dynamique est présente dans les Constitutions et quels sont les éléments qui vont mener à cette incorporation unifiante. C’est cela qui peut nous aider à voir comment former à l’unité de vie. Nous verrons qu’à chaque étape les dimensions importantes de la vie sont reprises : prière, communauté, obéissance, pauvreté, mission, etc. Mais il en est parlé de manière différente car elles sont appelées à être vécues autrement. Il y a un progrès, une croissance dans l’articulation et l’intégration des divers éléments qui s’opère peu à peu. Des lecteurs rapides des Constitutions – et même tel compagnon d’Ignace – ont critiqué son texte en le taxant d’inutilement répétitif. Ils n’avaient pas vu la dynamique sous-jacente au texte et qui en fait toute l’originalité, comme c’est le cas pour les Exercices. Les Constitutions, comme les Exercices, ne sont pas d’abord un livre à lire, mais un livre à vivre.

Comment procéder concrètement ? Reprenons les documents fondamentaux écrits par Ignace : Formule de l’Institut, Examen général, Constitutions. Sans entrer dans le contenu concret qui concerne la Compagnie, ces documents mettent en œuvre une dynamique et donnent des éléments qui sont valables, de manière plus universelle, pour bien des Congrégations apostoliques.

Un fondement toujours présent : la finalité de l’Institut

L’unité de vie, ou mieux l’incorporation (personnelle, sociale, apostolique), ne peut être mise en route que si l’on garde sans cesse devant les yeux la finalité de l’Institut, c’est-à-dire son charisme, le don que Dieu fait à son Église par cet Institut. Ignace expose cela dans ce qui est appelé la Formule de l’Institut. Un texte assez bref qui présente les grands traits de la Compagnie et qui est le document approuvé officiellement par l’Église. Tout candidat qui désire entrer dans l’Institut est invité à le lire. Cette finalité de l’Institut est reprise en bref au début de chaque partie des Constitutions, elle est donc rappelée à chacune des étapes de la formation et de la vie du jésuite. Elle est encore rappelée bien des fois à l’intérieur même des parties. Elle est donc universellement présente. Il importe souverainement que jeunes en formation et plus encore formateurs et formatrices aient conscience de devenir ou de former des membres d’un corps qui a une mission spécifique à remplir dans l’Église, corps du Christ, parce que telle est la grâce qui leur est offerte et donnée par Dieu, et dans laquelle ils trouvent leur corps personnel et social.

« Garder devant les yeux » est à comprendre au sens fort, vital. Comme une lumière qui est née et trouve sans cesse sa source dans une expérience vécue et vivante. Chez Ignace, cela se manifeste dans la manière même de rédiger les Constitutions. Tout ce qu’il écrit est le fruit d’une expérience vécue et discernée, et tout y est écrit dans la lumière de Dieu. Les quelques pages de son journal spirituel qui nous sont parvenues en font foi. Et il arrive que l’expérience sous-jacente à tel passage des Constitutions affleure dans le texte même. Bien qu’il ait été écrit dans la petite chambre que l’on peut encore voir au Gesù, le livre des Constitutions est tout le contraire d’un livre pensé en chambre. Il est la mise par écrit du chemin par lequel Dieu a conduit Ignace et ses premiers compagnons. Chemin auquel d’autres sont conviés à leur tour. On pourrait dire qu’Ignace ne compose pas une théorie mais qu’il raconte une histoire. L’histoire de Dieu qui fonde et garde et fait progresser la Compagnie, et qui pour cela a besoin des hommes. Quel que soit notre Institut, il importe donc de garder une mémoire vive et éveillée du charisme qui nous est donné si nous voulons collaborer à une genèse de formation. Une vision de notre Institut dans le dessein de Dieu, non pas théorique, mais telle qu’elle est inscrite dans l’histoire à travers la fondation de l’Institut et telle qu’elle me fait vivre et me nourrit, m’incorpore dans cette cellule du corps du Christ qui est l’Église aujourd’hui, avec ses joies et ses peines, ses espérances et ses pesanteurs. Il importe que nous, formateurs et formatrices, nous soyons ainsi « incorporés » dans notre Institut. Alors il nous devient possible d’aider nos plus jeunes frères ou sœurs à choisir et accepter d’être incorporés à leur tour. Transmission par osmose, comme se transmet une vie, et non par des idées ou par une théorie. Comme dit le Père Bertrand, nous ne sommes pas appelés à être des sages arrivés, mais des sages expérimentés, qui reprendront la route avec celui qui commence, depuis le commencement. Non par condescendance pédagogique, mais par sagesse, parce qu’il faut toujours commencer de nouveau. Dans la fidélité au passé, il faut toujours fonder à nouveau l’Institut. Pour faire comme nos prédécesseurs, nous devons faire autrement qu’eux.

Éléments fondamentaux

Le premier document officiel rédigé par Ignace, après celui de la fondation de la Compagnie, est ce qu’on appelle l’Examen (général). Il l’a écrit pour les candidats qui frappaient nombreux à la porte de la Compagnie. On peut dire qu’il s’agit, dans ce document, d’une entrée en dialogue : la Compagnie dit qui elle est, quelle est sa fin, le candidat dit qui il est, quelle est son histoire. La Compagnie expose quelques points plus importants et explique à grands traits le chemin qu’elle invite à prendre.

Un certain nombre d’éléments fondamentaux sont donnés ici qui doivent demeurer présents à toutes les étapes, avec des accents propres à chacune d’elles. Ce sont des éléments substantiels, des traits durables du religieux qui vont progressivement lui donner son unité. Sans entrer dans une lecture détaillée du texte, voyons quels sont les éléments qui en ressortent.

D’abord, une entrée en dialogue : élément fondamental qui veut comme relayer, remplacer ce qui, dans la vie monastique, était assuré par l’entrée en communauté dans une vie rythmée par l’observance de la règle. Car dans la Compagnie, toujours en mission, il y a peu de structures extérieures dans lesquelles on entre. Le relais est assuré, entre autres, par le dialogue entre le candidat et l’Institut, le formateur. Dialogue qui porte sur une histoire, celle de la Compagnie et celle du candidat ; cette histoire révèle le chemin de Dieu dans une vie. Entrer dans ce chemin d’incorporation confiante et y former, c’est entrer en dialogue permanent avec le jeune. Si le dialogue n’est plus possible, c’est très grave.

Ensuite la vérification constante du désir du cœur. Le texte est rythmé par une phrase qui revient comme un refrain : « Accepte-t-il volontiers ? » « Est-il d’accord ? » Et cela à propos de la vie de pauvreté, de la séparation des biens, de l’obéissance, de la correction fraternelle, etc. Ce « volontiers » fait percevoir qu’il ne s’agit pas d’une acceptation dans un volontarisme tendu mais permet de déceler qu’un désir est ici à l’œuvre, une coïncidence entre ce qui habite le candidat au plus profond et ce qui lui est proposé, signe que l’appel que Dieu lui adresse se concrétise bien dans cet Institut. Il y a comme une reconnaissance mutuelle qui s’opère (cela peut aller de pair avec bien des résistances de la part du vieil homme). On pressent qu’un chemin de vie, qu’une grâce est donnée là, même si on l’éprouve parfois longtemps comme lourde à porter.

Quelle est la source de ce désir du cœur ? Pour Ignace, c’est le désir d’ imiter et de suivre le Christ pauvre et humilié. Ignace insiste sur la grande importance de ce point qui vient en fin de chapitre et l’éclaire tout entier. On y reconnaît d’ailleurs le troisième mode d’humilité des Exercices. Aussi importe-t-il de vérifier le point où on en est par rapport à cet amour du Christ pauvre. Car rien de profond ne peut se faire si ce désir de communion et de conformité au Christ serviteur n’est pas présent. Ou du moins, ajoute Ignace, « si en raison de notre faiblesse et de notre misère humaine, il n’éprouvait pas ces désirs aussi enflammés en Notre Seigneur, on lui demanderait s’il a quelque désir de les éprouver, s’il a le désir du désir ».

Pour se disposer à ce désir et à cet amour, il s’agit de s’exercer. École de réalisme spirituel. Méthode active : apprendre en mettant à l’œuvre ce qu’on désire apprendre. Pour savoir faire, il faut commencer à faire. Cela sur tous les plans : obéissance, service humble, vie fraternelle, pauvreté, vie avec les pauvres, conversation avec les hommes, catéchisme, sacrements... Et parmi les premiers « exercices », il y aura les Exercices Spirituels, école de connaissance et d’amour du Christ pauvre et humilié, école de prière et de discernement, d’examen de conscience. Nous avons là un instrument d’une force étonnante pour mettre en route un dynamisme d’unification de notre vie.

Autre point à mettre en œuvre : l’ ouverture de conscience, également capitale pour des hommes et des femmes qui seront lancés sur les routes du monde, afin qu’ils puissent porter suavement, avec amour en Notre Seigneur, les missions qui leur seront confiées. Ouverture qui ne porte pas seulement sur nos actes, mais sur les motions et inclinations. Ce que les Pères du désert appelaient manifestation des pensées.

Voilà quelques éléments de base qui vont permettre à la dynamique d’unité et d’incorporation confiante de se mettre en route. Le moteur en est évidemment le désir nourri par la longue contemplation du Christ : il est signe de la grâce transformante qui est à l’œuvre. Un chemin d’unité s’ouvre.

Des personnes

Cette dynamique qui se met en route est vécue dans le dialogue et l’ouverture du cœur et des pensées : cela va permettre au formateur, à la formatrice de demeurer attentifs et de discerner ce qui est bon pour chacun. Car cette dynamique pourrait aussi devenir de la dynamite destructrice.

Laisser se déployer le désir dans un cœur généreux et travaillé par l’Esprit – mais aussi par les esprits, comme toujours dans le combat chrétien – demande une attention discrète pour éviter tout volontarisme (exercices), tout dolorisme affectif (amour du Christ humilié), toute ascèse desséchante ou aliénante (pauvreté, obéissance), etc. Bien des pièges sont à éviter. Les sciences humaines nous ont révélé ces pièges. Il importe d’y être attentifs sans abandonner pour cela ces points de la formation.

On voit l’importance des formateurs et formatrices, c’est-à-dire des personnes avec qui on vit et dialogue, et de la personne à qui on ouvre sa conscience. Ces personnes sont supposées avoir parcouru les diverses étapes et être arrivées à une incorporation quelque peu unifiée ; elles sont entrées dans cette cellule du Corps du Christ. C’est à elles qu’il incombe de guider leurs jeunes frères ou sœurs sur la voie, sans rien édulcorer de ces éléments, mais en les resituant dans la globalité de la route. A elles d’éveiller le désir, de modérer, de stimuler, attentives aux limites, aux failles sur le plan psychologique, etc. Car ces jeunes sont au début du chemin. Il faut pour cela beaucoup de discernement dans l’amour, de force et de douceur, de patience et d’espérance, de joie et de simplicité, qui se transmettent par osmose. Une chose est sûre, on ne peut entrer dans un tel chemin d’abnégation qu’à la lumière du Christ ressuscité et dans l’expérience pressentie de la vie nouvelle qu’il donne en partage. Sinon pareille route pourrait être ressentie comme psychiquement destructrice de la personne, psychiquement morbide, suicidaire. Et donc désintégrante plutôt qu’unifiante. D’autant plus qu’il est vrai que ce chemin passe par des moments de désintégration apparente [2].

Un milieu

Outre des personnes capables de discernement et d’espérance, ce chemin suppose également un milieu qu’elles contribuent à créer, un climat de communauté joyeuse, qui inspire la confiance et l’espérance pascale, qui aime une certaine sobriété, qui vive de manière simple mais authentique le charisme de l’Institut dans l’Église, qui respire une certaine liberté où les jeunes peuvent être eux-mêmes.

Le milieu de communauté, comme aussi l’environnement social, ont quelque chose à voir dans l’intégration, l’incorporation progressive des jeunes. Moins à cause de ce qui est dit que par toute une manière d’être et de vivre. Une certaine osmose avec le peuple de Dieu, surtout pauvre et simple, peut beaucoup aider et préparer déjà à vivre la dimension apostolique. Car une incorporation unifiante ne se fait pas d’abord au niveau cérébral ni même intellectuel, nécessaire cependant. Il s’agit d’une réalité vitale, car il s’agit d’un organisme vivant. Il s’agit du milieu que le jeune respire. Il s’agit d’une naissance à un monde nouveau, où l’on devient une créature nouvelle.

Étapes d’incorporation unifiante

Dès la première rencontre entre le jeune et l’Institut, nous assistons à un processus d’enfantement, qui va avancer dans le dialogue, l’ouverture de conscience, l’obéissance. C’est ce processus même qui me paraît générateur d’unité de vie, en train de se faire lentement, douloureusement et joyeusement, comme une naissance.

Et c’est le même processus qui va marquer toutes les étapes successives de la vie du religieux.

Sans entrer dans le détail de ces étapes, constatons qu’elles reprennent en gros la structure des Constitutions : il y a l’étape de la formation spirituelle, puis celle de la formation humaine et culturelle ; il y a le temps d’évangélisation de l’intelligence et de formation théologique ; il y a aussi la participation à la mission de l’Institut, puis la responsabilité de chacun en ce qui concerne l’union et l’amour de la congrégation vécus dans la confiance en Dieu.

Chacune de ces étapes demande la mise en place de conditions objectives, de sorte que ce qui est proposé aux jeunes puisse vraiment être source d’unité de vie, d’incorporation unifiante pour eux. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’inventaire de ces conditions objectives nécessaires à chaque étape. Ces conditions varient d’ailleurs d’après la finalité de l’Institut. Notons simplement qu’il importe d’insister beaucoup aujourd’hui sur la nécessité de l’évangélisation de l’intelligence dans un monde où la culture n’est plus chrétienne. Et au niveau de la mission, il est important que le jeune puisse être mis en contact avec les œuvres et la mission propres de la Congrégation, afin que la dimension apostolique puisse, elle aussi, être intégrée, incorporée.

A chacune de ces étapes, la communauté qui accueille propose des apports successifs qui vont susciter une réponse de la part du jeune qui les accepte, qui s’y investit. Ces réponses manifestent qu’il se trouve bien dans ce corps qui lui est progressivement proposé. Et elles sont à leur tour génératrices d’intégration et d’unité de vie.

Le candidat reçoit de la communauté qui l’accueille une nouvelle manière d’être et de vivre, qu’il accepte volontiers et dans laquelle il s’investit activement, progressivement. Et à travers la communauté, c’est de Dieu qu’il reçoit ces dons, qui deviennent son corps, comme le déploiement du don de sa vocation qui est mise en œuvre et qui unifie de plus en plus sa vie entière, dans une incorporation unifiante.

Chaque passage d’un étape à l’autre est un seuil, et la même question est posée : es-tu d’accord ? acceptes-tu volontiers ? De l’accord naît le pas suivant d’entrée dans le corps, c’est-à-dire d’incorporation et d’unité de vie. Il est à remarquer que dès la fin du noviciat cet accord est marqué par des vœux, même s’ils sont d’abord temporaires ou conditionnés. Un vœu, c’est-à-dire un don de soi à Dieu, ce qui signifie avec force que l’incorporation au corps est la manière de trouver le dessein unique de Dieu sur sa vie.

Sens de ces étapes

Dans ce long travail d’incorporation et ainsi d’unification et à travers ces différentes étapes, il y a un double mouvement qui est sans cesse à l’œuvre. Et il importe de vérifier s’il se met bien en place. D’une part le candidat se laisse incorporer volontiers dans le corps social – cellule du Corps du Christ – et d’autre part, ce même jeune, qui est souvent trop idéaliste dans ses grands désirs, se voit invité à accepter ses limites ainsi que celles de l’Institut. Il apprend, avec réalisme, à devenir pleinement lui-même, incarné dans sa réalité propre, avec ses dons et ses limites. Ce jeune se découvre ainsi peu à peu, avec tout ce qu’il est, dans sa vocation divine unique et dans sa réalité humaine – il trouve son corps – en même temps qu’il est davantage intégré à cette communauté bien concrète et humaine, cellule du corps ecclésial du Christ.

D’une étape à l’autre, il y a progrès d’intégration au corps de l’Institut. Le jeune devient de plus en plus conformé au visage de l’Institut dans lequel il reconnaît le lieu où il peut accomplir pleinement le dessein de Dieu sur lui. Un progrès s’accomplit donc, mais soyons-y attentif, ce progrès n’est pas à concevoir comme une montée spirituelle vers « l’idéal de l’Institut ». Certes il y a un « idéal », mieux un don offert, mais il se réalise par un enfouissement progressif dans la complexité du corps de l’Institut ecclésial. Le candidat est progressivement lesté du « poids » du don de Dieu qu’est l’Institut avec son chemin spirituel propre, sa richesse de grâce, sa mission évangélique et sa lourdeur humaine. Plutôt qu’une image de montée, j’y verrais une descente avec tout soi-même dans le réel d’un groupe constitué, et le jeune choisit d’être progressivement intégré à cette cellule du Corps du Christ pour y trouver pleinement sa place et participer à la mission.

L’enthousiasme généreux et un peu idéaliste, la ferveur de l’esprit du début – et qui est nécessaire à chaque étape – accepte cette incorporation à première vue humiliante, parce qu’on s’y heurte aux contraintes, et le jeune y trouve son content, car il « sent » dans la prière devant Dieu qu’à chaque étape cette intégration dans le corps apostolique lui fait mieux réaliser l’appel que Dieu lui adresse.

Bref, la double incorporation se met en place : intégration dans cette cellule du Corps du Christ qu’est l’Institut où il se sent à sa place. Et du même coup incarnation dans son propre corps, heureux de réaliser de plus en plus profondément le dessein unique de Dieu sur lui en étant intégré à cette cellule du Corps du Christ qu’est l’Institut.

Chacune de ces étapes constitue un temps fort où les éléments fondamentaux évoqués plus haut seront présents à leur manière et vont être facteurs d’unité, d’incorporation unifiante. Aux formateurs qui accompagnent les jeunes de demeurer attentifs à ces différentes étapes pour que ce processus d’unification et d’incorporation s’accomplisse. A chaque étape le jeune devra s’exercer en concentrant ses énergies dans un domaine, le but poursuivi par chaque étape. Grâce au dialogue vécu dans la confiance et à l’ouverture de conscience, aux réactions spontanées aussi des jeunes avec qui ils vivent, les formateurs peuvent les aider à être conscients de ce qu’ils sont appelés à vivre à ce moment et les soutenir dans les passages à accomplir, les seuils à franchir. Toujours et de nouveau, il s’agit de les aider à vivre l’étape présente (formation spirituelle, études profanes ou théologiques, apostolat, vie communautaire, etc.) en vérité devant Dieu, dans la droiture d’intention en apprenant à « trouver Dieu en toutes les choses ». C’est la dynamique des Exercices, du Fondement, du troisième groupe d’hommes, qui sans cesse est mise en œuvre de nouveau et dans de nouvelles situations. C’est tout un travail de rectification d’intention à opérer dans la prière et le combat spirituel : l’examen de conscience en est la clef et c’est la prière capitale du jeune en formation, selon saint Ignace. Cela ne se réalise que dans une sortie de soi-même, de ses intérêts, de son vouloir, de son jugement propre, pour se conformer au désir du Christ l’invitant à perdre sa vie pour la trouver, pour devenir davantage donné à lui-même en devenant davantage membre de son Corps. Autant de petites Pâques, incorporant et unifiant au mystère du Christ vécu dans l’Institut. « Abnégation et mortification continuelles en toutes choses », dira Ignace, envers de la droiture d’intention et de la recherche de Dieu en toutes choses. Inutile de rappeler le poids d’investissement dans la prière requis par un tel itinéraire [3].

Au fur et à mesure que le jeune accepte d’être ainsi incorporé, l’engagement prend plus de poids divin et humain, intègre et unifie davantage l’être tout entier. Chacun de ces pas est d’ailleurs un pas de liberté qui consent à la grâce offerte. Le consentement libre – « volontiers » – est ce qui donne tout son poids à cette incorporation unifiante. Acte de liberté qui est toujours le même oui initial au don de Dieu, oui qui se leste de tous les apports successifs proposés par l’Institut à chaque étape. Il importe de garder intact ce oui de la liberté tout au long de la vie. « Chaque jour je commence ». Rien n’y supplée et sûrement pas l’habitude d’être religieux. Et les formateurs ont, à chaque étape, à solliciter cette liberté des candidats.

La liberté du jeune sera parfois, au cours de ce long chemin, tâtonnante, hésitante, réticente, souffrante, à d’autres moments, enthousiaste, joyeuse, paisible. Il y aura lieu de l’accompagner dans l’écoute, la patience, la miséricorde, l’espérance, la fermeté aussi. C’est tout le chemin du combat spirituel, du discernement des esprits qui entre ici en jeu : lieu privilégié de formation et d’apprentissage d’unité de vie. Il faut savoir que le chemin d’incorporation unifiante dans la vie religieuse, qui n’est autre que le chemin du baptême, de la mort du vieil homme et de la naissance de l’homme nouveau, ne peut être autre qu’un long chemin pascal.

Une histoire et une tâche

Nous nous trouvons devant toute une histoire, une lente intégration de tout l’être au Corps du Christ, à sa place, mais cette histoire est aussi une tâche à accomplir qui demande tout l’exercice de nos facultés, toutes nos énergies. Et cette histoire, comme cette tâche, est tout entière œuvre de grâce qui prend corps dans la personne et l’introduit dans la joie paisible et pauvre du Corps du Christ ressuscité, lieu de l’unité de notre vie, lieu de l’incorporation unifiante.

Pareil chemin de formation à l’unité de vie ne promet pas qu’au bout de la route on arrivera à l’euphorie d’une unité accomplie. Tout ce que nous pouvons faire, comme formateurs, est d’aider nos frères, nos sœurs à mettre en place dans leur vie les éléments fondamentaux, à mettre en œuvre des critères de discernement qui les aideront, au cours des circonstances nécessairement bouleversées de leur vie apostolique, à demeurer dociles et souples à l’Esprit dans l’enfoncement et l’enfouissement des tracas quotidiens et l’urgence de la mission. Je serai tenté de dire en un mot : c’est éduquer à vivre l’examen de conscience spirituel [4]. Car le principe de l’unification de nos vies n’est pas d’abord en nous ; mais il est en Dieu, qui nous invite à demeurer en lui, il est dans le corps du Christ en enfantement, qui fait de nous un membre de ce corps, nous incorporant dans une cellule de ce corps, il est dans la docilité à l’Esprit Saint qui nous guide sur des chemins souvent imprévus de la mission de l’Église.

Boulevard Saint-Michel 24
B-1040 BRUXELLES, Belgique

[1Cf. Dominique Bertrand, s.j., Un corps pour l’esprit, Coll. Christus, 36, Paris, Desclée De Brouwer, 1974.

[2Cf. André Louf, o.c.s.o., « La dimension apostolique et contemplative de la vie religieuse », Vie consacrée, 1985, 147-164.

[3Cf. André Louf, ibid.

[4Cf. Georges A. Aschenbrenner, s.j., « L’examen de conscience spirituel », Vie consacrée, 1980, 283-297.

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