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Contemplation et solidarité humaine

Simon Decloux, s.j.

N°1987-1 Janvier 1987

| P. 34-43 |

Il ne va pas de soi de lier contemplation et solidarité humaine. On pourrait être tenté de les opposer : ou bien on se veut solidaire des hommes, ou bien on se met à la recherche de Dieu. Ces pages montrent qu’une des notes qui distinguent la contemplation chrétienne du phénomène universel de la contemplation est sa solidarité avec les hommes.

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Lier contemplation et solidarité humaine va-t-il de soi ? La conjonction « et » rapproche ici deux réalités qui, à première vue, pourraient paraître opposées et faire chacune l’objet d’un choix fondamental. Contemplation et solidarité humaine représenteraient deux options de vie différentes. Chacun aurait à choisir : ou bien se vouloir solidaire des hommes, ou bien, par la contemplation, se mettre à la recherche de Dieu.

Le phénomène universel de la contemplation : l’homme à la recherche de Dieu

La contemplation est une réalité humaine qu’on peut observer de manière objective. Elle est en effet un phénomène de soi universel, phénomène humain faisant partie de l’univers religieux. Voilà pourquoi on le trouve aussi dans d’autres religions que la religion chrétienne, et spécialement dans les religions orientales, telles que le bouddhisme ou l’hindouisme, où la contemplation définit une option globale de vie. Il semble donc, à première vue, que ce soit le même choix de vie contemplative qu’on retrouve dans ces religions orientales et dans le christianisme. Et cependant, la chose est-elle si claire ?

La pensée grecque

Avant de venir aux religions orientales, éclairons d’abord le phénomène de la contemplation à partir de catégories empruntées à la pensée grecque.

Aristote se caractérise parmi les philosophes grecs par son sens du concret, du sensible, de ce qui est incarné. Il invite pourtant à distinguer, parmi les expressions de l’existence humaine, conformément à la distinction de nos facultés, trois domaines différents : celui de la poiesis, celui de la praxis et celui de la theoria, ou contemplation.

La poiesis est de l’ordre du faire, et d’un faire qui est en contact avec le monde. L’homme est un être « poétique » dans la mesure où il réalise son existence par l’exercice de ses facultés sensibles, en réalisant des œuvres qui prennent leur place dans l’espace de ce monde. Il agit ainsi comme artisan, ouvrier, constructeur, technicien...

L’homme est aussi capable de praxis. La praxis, pour Aristote, désigne l’exercice de la volonté, laquelle se qualifie par la fin morale qu’elle se propose et qu’elle réalise. L’homme est un être « pratique » dans la mesure où il est un être moral qui se réalise dans la poursuite du bien. Cette praxis n’est donc pas extérieure à l’existence humaine, mais elle concerne en quelque sorte l’intériorité même de l’homme. L’homme qui se construit dans la recherche du bien est un être « pratique ».

L’homme est encore un être « théorique » ; et, comme tel, il est capable de contemplation. La theoria est, selon Aristote, l’exercice de l’intelligence. L’homme est ainsi un être qui connaît, qui, au besoin, recherche, accumule de plus en plus de connaissances et de science, mais qui est aussi capable de se reposer, de s’accomplir dans la contemplation de l’objet connu.

A partir de ce schème tripartite, certains raisonnements d’Aristote pourraient se résumer ainsi. Alors que la poiesis et la praxis sont liées de quelque façon à l’imperfection du devenir, la theoria, au contraire – ou contemplation – n’inclut de soi aucune imperfection, car elle s’apparente à la perfection de l’immuable.

Pour la poiesis, engagée qu’elle est dans une relation directe au monde des objets sensibles, la chose est suffisamment claire. Mais la praxis elle aussi, comme conquête de la volonté et croissance de l’homme, a partie liée avec le devenir, et elle inclut comme telle un aspect d’imperfection. Si je cherche le bien, si je le poursuis, c’est que je ne le possède pas. Si je tends à la réalisation de ma vie, c’est que je n’y suis pas encore arrivé. Ce devenir suppose le passage d’un moins à un plus, le passage de la « puissance » à l’« acte ». La praxis maintient l’homme dans le domaine de l’imparfait et du fini, où il cherche à réduire la distance par rapport à ce qu’il doit encore acquérir.

La theoria, par contre, dans la mesure même où elle est contemplation, s’exprime dans une attitude reposée en face de l’objet de la connaissance. Elle s’achève en effet dans une sorte de repos, et par le fait même elle n’implique de soi aucune finitude ni limitation. Dieu peut être contemplatif, parce qu’il peut se reposer dans la contemplation de lui-même. Mais il n’est pas un être « pratique » (et bien moins encore un être « poétique ») parce qu’il n’a pas à rechercher l’accomplissement de ses virtualités potentielles, à s’achever, à se parfaire.

Le mouvement de la contemplation de l’homme constitue dès lors à son tour une tentative pour entrer dans ce qui définit Dieu par lui-même. Pour Aristote, Dieu est celui qui jouit de sa propre perfection dans la contemplation de soi-même ; il est « la pensée qui se pense elle-même ». Ajoutons que, pour ne pas déchoir de cette perfection contemplée, il ne peut ni connaître le monde ni le créer. Car ce serait contraire à sa perfection de poser un acte dont l’objet serait imparfait. Le monde, dès lors, est – chez Aristote comme dans toute la pensée grecque – par lui-même éternel, et Dieu ne peut en être la « cause efficiente », se contentant, si on peut dire, d’en être la « cause finale ». Finalisé par lui, en effet, le monde se meut vers lui dans un désir d’imitation, qui culmine en l’homme. L’homme peut, lui, se laisser comme aspirer par l’idéal que sa contemplation lui découvre en Dieu. Il entre alors en quelque sorte dans la contemplation divine, laquelle est distante du monde, puisque Dieu, lui, ne connaît pas le monde.

Dans la logique de cette pensée d’Aristote, la contemplation doit être une prise de distance à l’égard du monde, pour faire naître un regard qui porte sur la perfection même de Dieu. Il ne va donc pas de soi, dans une telle perspective, de parler de contemplation et de solidarité humaine, comme de deux réalités liées entre elles.

Dans les religions orientales

Dans les religions orientales aussi, lorsque l’homme choisit la contemplation, il opte pour une prise de distance, pour une sorte d’écart par rapport au monde et même par rapport à soi-même. Dans ce qui de soi est particulier, contingent et multiple, rien ne peut être Dieu. Dès lors, si l’homme veut faire de sa vie un chemin vers Dieu, s’il veut se laisser prendre, happer par Dieu et conduire vers lui, il n’a qu’une possibilité : s’abstraire de ce qui est le fini, le multiple, le contingent, le monde des particularités purement apparentes. L’effort d’intériorisation, d’ascèse sur soi-même, consiste ainsi à dépasser ses particularités. Lorsque l’homme n’est plus enfermé dans sa propre particularité, il touche en quelque sorte à l’infini, mais un infini qui n’a pas de visage personnel.

Précisément, l’absolu, le nirvâna, ne peut se définir que comme la négation, la suppression et l’effacement de toutes les particularités multiples.

Chez Aristote, la conception d’un Dieu qui n’est ni créateur ni connaisseur du monde, mais qui mobilise l’homme et finalise son mouvement le plus intérieur dans la contemplation, tendait à favoriser l’écart par rapport au monde. Les religions orientales, à leur tour, offrent un Dieu qui est le tout infini (en soulignant l’aspect négatif du préfixe) ; et l’être humain fini, pour faire retour à cet infini du nirvâna, doit effacer sa propre finitude.

Si l’option pour la vie contemplative manifeste que le cœur de l’homme cherche Dieu, il nous reste à préciser ce que la révélation de Dieu offerte par le christianisme livre de spécifique sur ce thème de la contemplation.

La contemplation chrétienne : Dieu à la recherche de l’homme

Le Dieu judéo-chrétien, par opposition au Dieu d’Aristote et à celui des religions orientales, est en relation immédiate avec le monde, avec l’histoire des hommes.

Préparation : l’Ancienne Alliance

Dès ses toutes premières pages, la Bible présente Dieu comme un Dieu créateur qui, à chaque étape de sa création, « vit que cela était bon ». Ce qui existe de par Dieu, même si c’est fini, participe ainsi à la bonté de Dieu.

Ce Dieu créateur, qui offre une consistance positive à tout ce qui existe, offre aussi à l’homme une coresponsabilité par rapport à sa création. Il lui confie la charge de l’assumer pour la conduire à son terme. Notre Dieu est essentiellement un Dieu d’alliance, qui partage avec l’homme tout ce qu’il a, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il cherche, parce que fondamentalement il engage avec l’homme une relation réciproque d’amour.

Tout au long de la Bible, l’alliance se réalise par les appels que Dieu adresse à certains hommes de façon plus particulière pour qu’ils assument une responsabilité plus grande dans le devenir de l’histoire du peuple : les rois, les prophètes et les prêtres. A chacun d’eux, il confie une responsabilité particulière à l’égard d’une histoire qu’il conduit à son terme avec l’homme. Dans la perspective de l’Ancien Testament, ce terme est messianique : l’alliance, que Dieu a contractée avec son peuple, est une alliance qui doit s’accomplir parfaitement dans et par le Messie.

Et cette alliance, comme nous le voyons chez les prophètes, par exemple chez le Deutéro-Isaïe, tend à devenir une alliance avec l’ensemble de l’humanité, le Messie d’Israël devant devenir le Messie de tous les hommes.

Accomplissement : la Nouvelle Alliance

Les chrétiens reconnaissent en Jésus le Messie, le terme accompli de l’alliance. Or Jésus nous révèle une note nouvelle dans la relation de Dieu avec l’histoire et avec le monde. Le Dieu chrétien est non seulement un Dieu créateur, mais encore un Dieu incarné. L’alliance de Dieu avec l’homme s’accomplit messianiquement dans l’incarnation du Fils de Dieu parmi nous et pour nous. Ceci nous permet d’ajouter à la formule exprimant la signification du phénomène universel de la contemplation : le cœur de l’homme cherche Dieu, cette autre expression : le cœur de Dieu cherche l’homme et engage Dieu à la rencontre de l’homme. C’est cela en fait qu’impliquait déjà la structure d’alliance. Mais désormais, après l’incarnation du Fils de Dieu, la rencontre de Dieu avec l’homme est la rencontre offerte par la venue et la présence de Jésus.

Or c’est ici que se transforme assez profondément la nature même de la contemplation.

Si nous essayons en effet de réfléchir à qui est Jésus, le Fils de Dieu devenu homme, nous ne pourrons plus comprendre ni accepter que la contemplation puisse faire nombre avec la solidarité humaine, qu’elle puisse s’en séparer. Pour le chrétien aussi, bien sûr, la contemplation exprime la recherche humaine de Dieu, mais elle s’origine dans le mystère bouleversant de Dieu qui vient de lui-même à la rencontre de l’homme ; elle consiste à accueillir Dieu qui vient nous visiter. Et Dieu qui vient nous visiter, ce n’est personne d’autre que Jésus, « le premier-né de toute créature » (Col 1,5) et « le premier-né d’entre les morts » (Col 1,8). C’est en cela que se fonde la spécificité de la contemplation chrétienne dans sa relation avec la solidarité humaine.

Comment en effet, dans le christianisme, comprendre une vie de contemplation qui ne soit pas en même temps une vie ouverte à la totalité du monde et de l’histoire, puisqu’elle trouve son point d’application, son centre, en Jésus ? Si Dieu est venu à notre rencontre en Jésus, c’est bien Jésus qui médiatise, dans la religion chrétienne, le courant de la contemplation. Et c’est lui qui nous ouvre, dans la contemplation même, à ce qui est son propre mystère, c’est-à-dire à un mystère de solidarité totale et radicale avec le monde et avec l’histoire entière. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le début de l’Épître aux Ephésiens pour se remettre devant les yeux cette réalité de Jésus telle qu’elle est présentée dans le message de saint Paul.

La contemplation chrétienne fait communier à tout ce qui appartient au Christ

Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. Qui est Dieu ? Il est Père, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, le Père qui nous envoie son Fils. Parce qu’il est Père et qu’il nous envoie son Fils, il nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles aux deux dans le Christ. Chacun de nous et l’univers tout entier se trouvent en quelque sorte présents déjà dans le Christ, dans les cieux. Il n’y a pas de relation du Père au Fils qui n’inclue déjà toute la création que le Père réalise dans son Fils. Si la structure de la contemplation chrétienne est une structure trinitaire, c’est une structure qui nous situe filialement en face de Dieu créateur du monde en Jésus. La contemplation chrétienne rejoint ainsi dans la relation au Père le geste que celui-ci fait pour créer en Jésus le monde et l’histoire.

C’est ainsi qu’il nous a élus en lui dès avant la création du monde. Cette proposition précise l’expression « aux cieux » de la phrase précédente. Dès avant la création du monde, il nous a élus. Non seulement il nous a créés, mais il nous a comme intégrés à l’intérieur de la filiation. Dans le geste paternel par lequel il engendre son Fils, de toute éternité, le Père nous choisit en son Fils, nous intègre en lui. Cela est vrai de chacun de nous.

Pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour. Telle est la vocation de l’homme, de pouvoir exister dans cette sainteté que Dieu nous offre et que nous sommes capables en son Fils d’accueillir. Le mouvement de sainteté, comme nous l’avons vu chez Aristote et dans les religions orientales, tend à nous identifier à Dieu, mais Jésus nous révèle que le mouvement du cœur de l’homme vers Dieu trouve son origine en Dieu qui vient à la recherche de l’homme et qui assume l’homme en lui-même, dans cet amour de communion, qui est le mystère de la Trinité. La destination de notre vie est cette sainteté que nous sommes appelés à vivre dans l’amour, c’est-à-dire dans la richesse même de l’Esprit, qui est la communion entre le Père et le Fils. Nous sommes, nous aussi, introduits à l’intérieur de la relation trinitaire, engendrés par Dieu, aimés par lui pour devenir saints en sa présence.

Tel fut le bon plaisir de sa volonté à la louange de gloire de sa grâce dont il nous a gratifiés dans le Bien-Aimé. En lui, nous trouvons la rédemption par son sang, la rémission des fautes selon la richesse de sa grâce qu’il nous a prodiguée en toute sagesse et intelligence. La Rédemption par le sang de Jésus est le chemin de notre histoire. Élu par Dieu dès avant la création du monde, voici que, dans l’histoire où l’homme se pose comme être pécheur, le Christ lui-même vient partager cette histoire pour que l’homme puisse être repris à l’intérieur de la filiation et qu’accueillant le Fils, il puisse reconnaître le Père et réintégrer la communion avec Dieu.

Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance pour le réaliser quand les temps seraient accomplis, ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. Une perspective cosmique et totalement historique anime saint Paul quand il écrit ces lignes. « Ramener toutes choses » : il s’agit bien de la réalité du monde, de toute la création. Le Père crée toute choses en son Fils pour pouvoir les ramener en lui à travers le chemin du salut que Jésus accomplit parmi nous pour que nous l’accomplissions en lui.

Il n’y a pas moyen de comprendre la contemplation dans sa spécificité chrétienne si nous ne voyons pas que, nous faisant entrer dans le mystère du Christ, qui est un mystère d’amour reçu du Père, et un mystère d’amour offert au Père, la contemplation nous met en communion avec tout ce qui fait partie du Christ. Le Christ est tout, l’alpha et l’oméga, celui en qui le Père a tout créé et veut tout rassembler. Si la contemplation chrétienne s’inscrit à l’intérieur du mystère du Christ, elle est donc une contemplation qui s’ouvre nécessairement à la solidarité humaine, à la réalité du monde. Notre contemplation, en tant qu’ouverture à Dieu, est en même temps ouverture à la création de Dieu et à la présence incarnée de Dieu dans l’histoire. Parce que Dieu s’est voulu solidaire de l’homme, de tous les hommes, le chrétien ne peut plus vivre sa relation à Dieu qu’en y intégrant, lui aussi, une solidarité totale avec l’homme et avec tous les hommes.

La contemplation chrétienne fait participer à la prière de Jésus

Autrement dit, le contemplatif vit sa contemplation indissolublement liée à la solidarité humaine parce que sa prière participe nécessairement à la prière de Jésus. Le chrétien prie toujours par le Christ et donc sa prière est prise dans le mouvement de la prière de Jésus, qui assume la totalité de la création et de l’histoire dans l’ouverture que Jésus vit à son Père dans l’Esprit. Si nous la vivons à l’intérieur de la prière de Jésus, notre contemplation assume, peut-on dire, la totalité de l’existence. La prière de Jésus n’est pas seulement une prière située à certains moments de son existence ; elle est sa communion avec le Père vécue à chacun des moments, dans chacun des actes de son existence. Notre contemplation, si elle est vécue dans le mouvement de la contemplation de Jésus, participe à cette même totalité.

La contemplation chrétienne épouse le « gémissement du monde » vers son achèvement

La contemplation chrétienne ne peut donc pas être une fuite du monde. J’entends le « monde » en tant qu’il est créé par Dieu et non tel que saint Jean le désigne lorsqu’il dit : « Ne soyez pas du monde » (1 Jn 4,5-6), parlant alors du monde autosuffisant qui se ferme sur lui-même dans le péché. Comment pourrions-nous admettre que la contemplation nous fasse fuir le monde créé par Dieu ? La contemplation est bien plutôt une manière d’épouser le mouvement qui travaille le monde et le conduit vers sa fin, c’est-à-dire vers l’accomplissement du dessein de Dieu. La création, dit saint Paul, « gémit en travail d’enfantement » (Rm 8,21-25). Et ce gémissement est celui de l’Esprit qui pousse la création à prendre sa conformité avec le Fils, comme dit saint Paul quelques versets plus loin. « Il nous a voulus conformes à l’image du Fils » (Rm 8,29-30). La création prise dans ce travail d’enfantement et qui gémit, c’est la création en tant qu’elle tend à entrer dans la communion avec Dieu. La contemplation chrétienne intègre le gémissement de la création, qui est parole de l’Esprit dite en notre cœur. À l’intérieur de notre prière, cette parole mobilise la création, la met en marche vers ce qui est le terme auquel elle aspire.

Vers la Pâque de Jésus

L’espérance du monde, nous le savons, ne s’accomplit finalement que dans la Pâque de Jésus. Par elle-même vouée à la mort, la création ne trouve pas en soi son propre achèvement ; mais, à travers la mort, elle peut en Jésus s’ouvrir à la plénitude de la vie. Le contemplatif chrétien vit sa solidarité avec le monde dans la mesure où il est comme greffé sur la Pâque de Jésus, mouvement de mort et de résurrection dans lequel la création elle-même s’accomplit. Sa solidarité avec le monde n’est pas une solidarité immédiate, elle est au contraire médiatisée par ce qui est le cœur du mystère du Christ. Le mouvement contemplatif, parce qu’il accueille tout de Dieu et rapporte tout à Dieu, est un mouvement d’accomplissement à travers la mort pour s’ouvrir à la vie plénière.

C’est ici que nous rejoignons ce qu’il y a de nouveau dans le christianisme par rapport au judaïsme en ce qui concerne la contemplation. Dans le judaïsme, il n’y a pas au sens fort de vocation contemplative, car ce qui traverse tout le mouvement religieux du peuple juif, c’est la foi en un Dieu créateur qui demande à l’homme de collaborer à la création de l’histoire en préparant le « jour de Yahvé ». Dans la perspective chrétienne, la venue du Christ a fait que nous sommes déjà entrés dans la « fin de l’histoire ». Le contemplatif chrétien est donc celui qui se situe toujours dans le passage de l’histoire à sa fin. Il assume toute la création et toute l’histoire dans la mesure où celle-ci accède à sa fin, participant au mouvement eschatologique qui est la Pâque de Jésus. Jésus, dans les Évangiles, parle de veiller parce que « l’heure vient ». Cette attitude de vigilance, d’ouverture à la fin des temps, est une attitude éminemment contemplative. Quand saint Jean dit : « Ne soyez pas du monde », il désigne par là le monde qui ne veut pas accéder à sa fin, à sa mort, et veut se suffire à lui-même. Le mouvement du monde que le contemplatif épouse dans sa solidarité est au contraire un mouvement vers l’enfantement définitif dans la vie éternelle, enfantement qui vient de Dieu et ne s’accomplit qu’à travers la Pâque de Jésus. Vivant à « l’heure qui vient », à l’heure de Jésus, le contemplatif porte le monde à son achèvement à travers le renoncement à sa propre suffisance.

Pour celui qui est appelé à la vie contemplative au sein du christianisme, et par là indissociablement à la solidarité humaine, deux questions appellent sa réflexion : comment porter dans la prière les différents aspects du monde et de l’histoire ? Et comment les porter dans la vie, conformément à sa vocation ? Ces deux questions sont indissociables, parce que la prière n’est pas seulement une partie de la vie. Nous portons en nous les différentes dimensions de l’homme. Il s’agit donc d’assumer, aussi bien dans la prière que dans l’authenticité de la vie, c’est-à-dire dans l’union à la Pâque de Jésus, ce qui est précisément la réalité du monde d’aujourd’hui, ses drames, ses attentes et ses espérances.

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