Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Témoins du mystère de la vie

Liliane Lambert, s.c.n.

N°1986-6 Novembre 1986

| P. 368-372 |

Le témoignage d’une religieuse infirmière confrontée aux problèmes bio-éthiques : elle évoque combien c’est dans son propre mystère de consécration qu’elle est appelée à puiser pour éclairer les souffrances et les problèmes moraux qui se posent à elle chaque jour.
[Contribution à l’atelier « Vie religieuse apostolique et monde de la santé », lors de la rencontre annuelle de l’U.R.B. (Union des religieuses de Belgique) des 10 et 11 mai 1986.]

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Ce témoignage prendra plutôt l’allure d’une question, posée à l’aide de repères qui me semblent essentiels à la vie religieuse apostolique dans le monde de la santé.

Si la vie religieuse est « mémoire évangélique pour l’Église », permettez-moi d’abord de confier à votre prière aimante quelques versets d’Évangile, ceux-là mêmes qui inspirent ma réflexion et mon action, là où je suis envoyée, c’est-à-dire dans un milieu de futures infirmières et accoucheuses. Rien n’aurait le même sens pour moi si d’abord et avant tout « le Verbe ne s’était fait chair », si ce même Verbe ne nous avait confié en quoi consiste l’amour, cet amour dont il est tant question dans la problématique bio-éthique : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Et, devant la radicalité de ce langage impossible à entendre pour l’homme, cette parole : « Comprenne qui pourra ! » (Mt 19,12).

Si la vie religieuse apostolique est là pour aider le monde, témoigner du défi lancé par les problèmes bio-éthiques, c’est témoigner de la souffrance d’hommes, de femmes, de tout-petits au plus profond de leur être. Il ne faut pas l’oublier. Et cela, qu’il s’agisse du diagnostic anté-natal, de l’IVG (interruption volontaire de la grossesse), de la FIVETE (fécondation in vitro et transfert d’embryon), de la stérilisation, de la contraception... Nous pourrions déjà, à partir de ces deux évocations, laisser parler notre cœur, tout simplement, mais deux autres éléments me semblent indispensables.

D’une part, la richesse et l’ambiguïté de la recherche scientifique : sa richesse, parce qu’elle est généreuse et cherche certainement à servir l’homme, mais aussi et en même temps son ambiguïté, parce qu’elle s’arroge des pouvoirs de vie et de mort sur l’être humain. Et il nous faut malheureusement constater, écrivait Xavier Thévenot, « qu’on s’achemine vers un eugénisme social grandissant [1] ».

D’autre part, il ne faut pas perdre de vue la réalité de ce que nous sommes en tant que baptisés et, a fortiori, en tant que consacrés : filles et fils de l’Église.

(Ce sont là quelques points de repère, sans doute insuffisants, mais pardonnez-moi à l’avance de ne pas pouvoir tout dire en quelques minutes, tout en sachant très bien que le dernier mot n’appartient à aucun de nous, pas même à l’Église, mais à Dieu seul).

Mais de quelles souffrances et de quel amour suis-je donc le témoin ? Laissez-moi simplement évoquer quelques situations.

– C’est recevoir un coup de téléphone d’une ancienne élève, déchirée d’avoir dû collaborer à l’IVG d’une femme portant un enfant handicapé, à vingt-deux semaines de grossesse.

– C’est la question que se pose une autre élève, témoin d’une conversation entre deux gynécologues, conversation au cours de laquelle est décidée l’IVG, à vingt semaines de grossesse, en raison de 12,5 % de risques de malformation, risques liés à la consanguinité entre les géniteurs.

– C’est écouter et parfois accompagner des jeunes qui cherchent à s’aimer vraiment, même si leur chemin vers le mariage (ou la rupture) est parfois bien cahotant et pas toujours conforme à la tradition chrétienne.

– C’est aussi être le témoin émerveillé de la redécouverte de la beauté du respect de l’autre, jusqu’en son corps.

Permettez-moi d’emprunter les termes du Cardinal Danneels pour évoquer à la fois la tragique solitude de l’Église dans le domaine de la sexualité et, en même temps, son émerveillement devant l’éclosion de nouveaux foyers chrétiens :

Que se passe-t-il ? Avec toutes les fibres de son être, l’Église sent qu’en ce domaine, il s’agit de la survie même de l’humanité et du sort de toute une civilisation. L’enjeu est immense : l’Église ne peut se taire. Car elle est mère ; et une mère est faite pour garder les sources de la vie. Mais à peine la voix de l’Église arrive-t-elle à se faire entendre, au milieu des bruits de ce siècle finissant... Respecter l’homme et la femme dans leur mystère profond, c’est-à-dire tels qu’ils sont sortis des mains de Dieu. Dieu demande – et l’Église s’en fait le témoin – que l’époux respecte son épouse jusque dans le tissu même de son être, dans le mystère de son âme et de son corps... C’est difficile et il y aura tout un chemin à parcourir... Mais il y a des lueurs : de jeunes foyers se fondent avec une fraîcheur toute nouvelle, qu’on ne rencontrait que rarement dans l’euphorie des années soixante... Depuis des années, l’Église parle de ce regard contemplatif et respectueux de l’un sur l’autre qui n’est que le reflet sur terre du regard que Dieu porte sur sa création. Dieu aime lui aussi en respectant. Ces valeurs fragiles de l’amour suscitent des résistances et risquent d’être emportées par le flot de la critique. Comme de nos jours. Ce langage de l’Église est dépassé, dit-on, même oppressif ; cette morale ne produit que l’ennui et la tristesse ou même l’hypocrisie. A un moment où semble s’installer un « consensus » tranquille pour dire que ces valeurs sont périmées, au moment même où tout est recouvert de la neige de l’indifférence, voilà que la petite plante se remet à fleurir. Discrètement. Mais ils sont là, les jeunes foyers qui sont à la recherche des fruits de la terre promise... Qu’ils sortent du silence, ces foyers chrétiens, et qu’ils parlent ! Humblement, avec beaucoup de discrétion, bien sûr : mais qu’ils parlent ! Qu’au moins ils nous montrent leur beauté même silencieuse. Car « le monde sera sauvé par la beauté » (F. Dostoïevski).

– C’est donner à ces foyers l’occasion de parler aux jeunes, dans le contexte des cours donnés à l’école.

– C’est aussi, dans ce même contexte, présenter l’enseignement de l’Église sur la famille, sur la transmission et le respect de la vie. Oh, elles en feront ce qu’elles voudront et elles rencontreront sans doute plus d’entreprises de démolition que de réconfort et d’encouragement à cet égard. Mais est-ce important ?

– C’est aussi être le témoin des durs combats menés autour du tout-petit, de l’embryon, du fœtus, surtout s’il est handicapé. Dur combat pour le couple qui le porte en son sein, pour le médecin et ceux et celles qui leur sont proches. C’est l’angoisse de souffrir, le sentiment de ne pas pouvoir vivre, ni survivre à une telle charge et à une telle épreuve. C’est aussi la vérité sur nous-mêmes, sur nos limites, sur notre propre mort, que nous ne voulons ou ne pouvons pas recevoir, toute une vie devant nos yeux.

– C’est la peine de cette mère de quatre enfants, qui a finalement recours à la stérilisation et qui en souffre et, quelques chambres plus loin peut-être, l’espèce d’ignorance indifférente de cette femme de vingt-sept ans qui opte pour la même solution, « pour être tranquille ».

Religieuses de vie apostolique dans le monde de la santé, face à ces questions si brûlantes, où notre engagement ou plutôt notre consécration va-t-elle donc nous mener ? Devant ce défi, c’est jusqu’aux racines mêmes du mystère de la vie religieuse qu’il nous faut aller, si nous voulons donner la réponse propre à ce que nous sommes, dans l’Église et pour le monde.

Familiaris consortio nous redit le sens et la complémentarité du mariage et du célibat pour le Royaume : « Ils sont les deux manières d’exprimer et de vivre l’unique mystère d’alliance de Dieu avec son Peuple » (16). Et, au n° 74, reprenant Perfectae caritatis, nous trouvons : « La contribution que les religieux et les religieuses peuvent donner à l’apostolat de la famille, trouve son expression première, fondamentale et originale précisément dans leur consécration à Dieu : grâce à celle-ci, ils évoquent aux yeux de tous les fidèles cette admirable union établie par Dieu et qui doit être pleinement manifestée dans le siècle futur, par laquelle l’Église a le Christ comme unique époux ». Témoins et signes d’un même mystère : telle est l’alliance dans laquelle nous sommes engagées par la profession religieuse.

Devant le défi posé aux hôpitaux et plus particulièrement aux hôpitaux chrétiens où les religieuses sont engagées dans des postes de décision, quelle réponse allons-nous donner ? Quelle réponse qui tienne compte de ce que nous sommes et signifions dans l’Église et pour elle, qui tienne compte des questions et de la critique face au langage de l’Église, qui connaisse la souffrance et la blessure du désir chez l’homme d’aujourd’hui ? Quelle réponse face au pouvoir de certains médecins, qui n’entendent plus se référer à d’autres lois que celle de leur conscience et certainement plus à une parole d’Église qui tient un langage assez différent du leur sur l’homme ? Quelle réponse offrir, qui respecte la charité du Christ dont nous sommes les témoins et l’option de tout homme droit ? Quelle réponse offrir qui ne juge ni ne condamne personne et qui soit fidèle à l’amour dont nous sommes aimées ?

Pouvons-nous, au nom d’une certaine charité, supprimer un être humain pour en empêcher un autre de souffrir ? Pouvons-nous faire du désir le bien premier au principe, à la source de l’agir de tout homme, en lieu et place de l’amour ? Pouvons-nous, au nom d’une certaine charité, encourager des pratiques contraires à la vie, au sens chrétien de l’amour, à l’enseignement de l’Église, en y ouvrant « banalement » les institutions dont nous avons la responsabilité ? Détruisant ainsi le signe même que nous sommes de par notre engagement dans la vie religieuse. La question n’est pas simple et c’est du courage apporté dans les réponses que dépend l’existence même d’institutions chrétiennes, si l’on veut du moins rester honnête avec ce terme. Au chapitre VI, Lumen gentium qualifie comme suit la vie religieuse : « Elle est un don divin que l’Église a reçu de son Seigneur ». On n’est pas religieux pour soi-même, mais on ne l’est que dans et pour l’Église. La vie religieuse, instance de discernement au service du Peuple de Dieu, n’a pas valeur d’exemplarité, elle a valeur de signe. Signe du mystère de la rédemption, de l’amour fou de Dieu pour les hommes. Va-t-elle inventer et proposer des réponses, à la suite de cet amour-là ?

Laissez-moi, pour conclure, reprendre à ma manière les versets d’Évangile confiés à votre prière au début de ce témoignage. Relever le défi posé à la vie religieuse apostolique par les problèmes bioéthiques, ne serait-ce pas rendre compte, au cœur de l’Église et du monde, par le fait même de notre consécration, par nos paroles, nos actes et nos choix, ne serait-ce pas rendre compte de l’inscription de Dieu en notre chair humaine et, tout en même temps, en cette fête encore si proche de l’Ascension, rendre compte déjà, en ce monde, de l’inscription de notre chair humaine en Dieu, dans le corps glorieux du Christ, notre Seigneur ? Ne serait-ce pas acquiescer à cette dernière attitude de Notre-Dame dans l’Église, celle que nous célébrons aujourd’hui : comme au jour de l’incarnation, nous laisser aujourd’hui pétrir d’Esprit Saint, pour devenir le corps même de Dieu dans et pour le monde ? Et un tel langage, qui peut le comprendre, si cela ne lui est pas donné d’en-haut ?

Place L. Godin 15
B-5000 NAMUR, Belgique

[1Xavier Thévenot, « Manipulations génétiques : jusqu’où ? », Panorama aujourd’hui, n° 188 (décembre 1984), 52.

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