Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Gouvernement et accompagnement dans les communautés contemplatives

André Louf, o.c.s.o.

N°1986-6 Novembre 1986

| P. 341-362 |

Les membres des communautés apostoliques trouveront grand fruit à la lecture de ces pages écrites d’abord pour des contemplatifs. Certes, bien des réalités de la vie – rythme du travail et de la prière, horaire, solitude et relations humaines, etc. – diffèrent beaucoup selon le type de vie. Mais les dimensions fondamentales de toute vie consacrée se rejoignent. Un authentique gouvernement religieux, quel qu’il soit, est appelé à être un gouvernement spirituel, et donc à tenir compte de l’œuvre de l’Esprit Saint en chacun des membres de la communauté. Comment aider de quelque manière ses frères, ses sœurs, à traverser les étapes et les épreuves d’une vie en y trouvant le lieu d’une croissance spirituelle et en discernant l’œuvre de l’Esprit Saint ? C’est là aussi un rôle du gouvernement spirituel authentique, sans qu’il prenne pour autant la place de l’accompagnement spirituel. Le Père Louf y introduit en nous faisant part de sa longue expérience de gouvernement et d’accompagnement.
[Traduction, revue par l’auteur, de l’exposé donné le 5 septembre 1985 à l’Assemblée générale de l’U.V.C. (Union des contemplatives néerlandophones de Belgique).]

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Gouvernement et accompagnement dans les communautés contemplatives, tel est le sujet qu’on m’a demandé, avec insistance, de traiter en faisant ressortir clairement la tonalité propre qu’ils prennent dans une communauté contemplative ; ce qui m’amènera à parler de la communauté contemplative, de son organisation, de son dynamisme propre et donc de ce qui la différencie des communautés de type plus actif.

Le thème lui-même « gouvernement et accompagnement » révèle déjà quelque chose de particulier à la communauté contemplative. En effet, il n’est pas évident que gouvernement et accompagnement aillent de pair ; ce sont deux concepts que toujours nous pouvons distinguer et que parfois nous devons distinguer. Essayons, en guise d’introduction et par souci de clarté, de les considérer séparément.

Qu’entend-on par gouvernement ?

Le gouvernement du supérieur (ou de la supérieure) porte sur la communauté comme telle. Il est au service de ce que jadis nous appelions le bonum commune, le bien commun de la communauté. Le premier devoir du responsable est d’assurer le bon fonctionnement du groupe, de veiller à ce qu’il poursuive efficacement son but ; son rôle est de garantir à tous les membres une tâche au service du bonum commune.

L’on peut se demander si le bien propre de l’individu n’entre pas en concurrence avec le bien commun, s’il n’est pas sacrifié au bien de la communauté. Il faut répondre qu’en dernière instance il n’en va sûrement pas ainsi. Celui qui se situe sainement dans la communauté ne peut se réaliser que dans la mesure où son épanouissement s’effectue au service de la communauté.

Mais dans le gouvernement – c’est un fait –, le bien personnel de l’individu n’est pas mis en avant ; au regard superficiel, il semble même relégué à l’arrière-plan.

Pour le supérieur, en tant qu’il assume le gouvernement, l’essentiel est de veiller à coordonner les richesses et les possibilités de chacun et à les mettre au service du bonum commune.

Voilà défini le gouvernement au sens strict du mot.

Que signifie accompagnement ?

Si on le compare au gouvernement, on constate qu’accompagnement évoque avant tout une relation personnelle entre celui qui accompagne et celui qui est accompagné. L’accompagnement, au sens strict, se fait uniquement entre deux personnes. Il consiste en une aide toute empreinte d’écoute et de sollicitude en vue de favoriser l’épanouissement de la personne, d’abord au niveau de son expérience au milieu de frères ou de sœurs.

Aussi reconnaît-on unanimement – et le nouveau Code de Droit canonique se plaît à le rappeler – qu’en soi gouvernement et accompagnement ne doivent pas aller de pair ; il peut même souvent être souhaitable qu’ils soient exercés par deux personnes distinctes, le (ou la) supérieur(e) étant une autre personne que l’accompagnateur (ou accompagnatrice) spirituel(le).

Ces considérations valent aussi pour les communautés contemplatives. Pourtant c’est là précisément que nous découvrons une tendance à associer l’accompagnement au gouvernement. Plus que dans d’autres communautés, on y souhaite que le supérieur ou la supérieure soit non seulement un bon organisateur ou une bonne organisatrice, mais en même temps un père spirituel expérimenté ou une mère spirituelle expérimentée. Cette tendance est déjà perceptible dans les monastères masculins ; mais il me semble qu’elle est plus accentuée encore chez les contemplatives, sans doute parce qu’il est plus difficile à la femme qu’à l’homme – ce qui n’est pas un reproche, bien au contraire– de séparer le gouvernement qui porte sur l’organisation de la vie extérieure de l’accompagnement qui concerne la vie intérieure. Plus souvent que le moine, la moniale attend spontanément de sa supérieure une aide pour sa vie spirituelle.

Nous pouvons nous demander ce que concrètement peut signifier cette tendance dans une communauté contemplative, et s’il est possible d’en déceler les raisons.

Dans une communauté contemplative, le bonum commune et le bien de chaque membre coïncident en majeure partie. La communauté contemplative n’a, en dehors de la « vie contemplative », aucun but, aucun apostolat ou témoignage particulier à porter au dehors. Même ce qui ne concerne pas directement la vie contemplative comme, par exemple, l’organisation économique de la communauté, se trouve au service de la vie contemplative. Puisque le gouvernement d’un monastère contemplatif vise à créer pour chacun des membres un climat favorable à la contemplation, on comprend que la tâche d’accompagnement vienne se joindre à celle de gouverner.

Mais il y a plus encore. Le monastère contemplatif n’échappe pas non plus à une série de mesures pratiques qui demandent, comme dans d’autres communautés religieuses, d’être réglées par le supérieur : horaire, liturgie, répartition des charges et des travaux, etc. Et dans la vie contemplative, ce cadre a ceci de particulier : il est précisément le chemin ou, si l’on préfère – mais le terme n’est pas heureux –, la « technique » qui doit favoriser la contemplation. Je veux dire que ce cadre crée et entretient un certain style, un certain rythme dans la prière et le travail. La qualité de ce cadre a une incidence directe sur la vie contemplative. Si l’on se fait moine ou moniale, c’est pour vivre d’une manière bien définie et bien concrète qui permette de s’initier et de s’ouvrir à la contemplation. A ce point de vue, gouvernement et accompagnement sont étroitement liés dans les communautés contemplatives. Toute décision du supérieur, même la plus matérielle, a toujours un grand impact spirituel, car elle porte sur le cadre concret qui est au service immédiat de la contemplation. Illustrons ceci par un exemple ; dans sa Règle, Benoît commande de traiter les outils avec grand soin, comme s’il s’agissait des vases sacrés de l’autel [1] : pour lui, on le voit, tout est devenu liturgie.

Le supérieur d’une communauté contemplative peut donc tout aussi bien se définir comme accompagnateur spirituel. S’il ne l’est pas nécessairement pour chacun des membres en particulier, il est toujours plus ou moins considéré comme le père spirituel de l’ensemble de sa communauté. Et c’est à juste titre. Son gouvernement crée le cadre dans lequel la grâce peut opérer librement et l’expérience de Dieu se réaliser dans les frères ou les sœurs.

Après avoir considéré brièvement ce que sont le gouvernement et l’accompagnement et comment, dans les communautés contemplatives, les deux interfèrent l’un dans l’autre, je voudrais dire un mot de l’expérience de Dieu dans la vie des frères et des sœurs des monastères contemplatifs avant d’aborder quelques points délicats, qui m’ont souvent été soumis, concernant le gouvernement de ces communautés.

Comment Dieu se laisse-t-il percevoir dans une communauté contemplative ?

Un mot sur l’expérience de Dieu dans la vie contemplative aidera, je pense, à mieux saisir la tâche que peut remplir un supérieur au service de cette expérience de Dieu.

Celui qui regarde la vie monastique de l’extérieur peut facilement être frappé – c’est aussi vrai aujourd’hui que dans le passé – de la distance consciemment créée entre le monde et le monastère. Cette séparation dit quelque chose d’essentiel sur la vocation contemplative ; elle est le signe concret du désert dans lequel le Seigneur l’a menée.

Mais que va-t-il se produire au désert ? Certains ont comparé le désert à un refuge où l’on peut s’abriter contre les dangers du monde ; d’autres à une sorte de couveuse ou de serre où, sous des conditions spécialement favorables, l’on peut cultiver fleurs et fruits en un temps record. Les comparaisons de ce genre sont toujours très imparfaites et même un peu superficielles. On ne s’engage pas dans le désert chrétien pour mener une vie tranquille, pour jouir d’une certaine paix qui, on le suppose du moins, va favoriser la prière et l’intimité avec Dieu. De telles comparaisons sont par trop naïves et romantiques, elles suggèrent bien peu le vrai désert, celui de Jésus, celui qui, nous le savons, n’est ni un refuge ni une serre, mais bien un creuset. Et le feu de ce creuset est à la fois le feu de nos désirs et de nos passions et le feu de l’Esprit Saint d’où sortira un métal pur et noble.

Si l’on veut une image, je l’emprunterai à la Bible et je dirai que le désert est le sein maternel qui, au prix des douleurs normales et inévitables de l’enfantement, peut mettre au monde une créature nouvelle : l’homme nouveau créé en Jésus-Christ dans la justice et la sainteté.

D’après le titre du livre consacré aux instituts psychiatriques par un psychiatre américain, Bruno Bettelheim, on pourrait aussi appeler le désert A Place of Rebirth, un lieu où l’on peut renaître, ce qui est une bonne définition d’un institut psychiatrique, et aussi de toute communauté monastique et même de l’Église.

Qu’opère le désert ? Nous facilite-t-il la vie en éloignant tout obstacle de notre route ? Bien au contraire ; il accumule les difficultés, il provoque la crise, il hâte l’expérience que Dieu a préparée pour chacun de ses enfants. Celui qui s’engage dans le désert n’a pas la moindre idée de ce qui l’y attend et, s’il n’y est pas mené vraiment par l’Esprit, il s’enfuira sans tarder. La lune de miel y est de courte durée ; bientôt il ne lui restera que la solitude, le manque de nourriture humaine, une désolation grandissante, un lourd ciel de plomb qui ne lui répondra plus. Dieu se sera retiré pour des mois, parfois pour des années.

Le pèlerin du désert en aura bientôt assez de se heurter, jour après jour, à sa pauvreté, à sa faiblesse, à son impuissance radicales, infiniment plus grandes et effrayantes qu’il n’avait jamais pu l’imaginer. Cette faiblesse se démasque sur tous les plans ; mais c’est le propre de la pédagogie divine – qui est une certaine ruse de Dieu – de frapper là où l’on est le plus vulnérable, au point presque mortel de la faiblesse, là où il ne reste d’autre possibilité que de déposer les armes et de capituler devant Dieu, c’est-à-dire de se rendre et se livrer à la miséricorde pour accepter enfin que la grâce prenne le relais là même où l’on était sur le point de sombrer. Le désert rend l’homme petit ; il le ramène à ses éléments les plus simples, mais aussi les plus essentiels. Il est un chemin de pauvreté profondément évangélique où l’on est, où l’on devient un enfant. Personne ne peut se mesurer avec Dieu ; personne ne peut extorquer la grâce ; personne n’a mérité le salut.

Toutes les entreprises humaines échouent de quelque manière ; elles débouchent sur un point mort, que la littérature monastique ancienne appelait contritio cordis et qui se traduit par componction, brisement du cœur. Aucun moine ne peut y échapper. Tôt ou tard, ses forces déposeront les armes devant le programme qu’il pensait pouvoir réaliser. Célibat, solitude, jeûne, veilles, tout cela lui est devenu impossible. Dieu lui-même vient briser le miroir qu’il promenait dans son cloître et dans lequel il croyait pouvoir lire son idéal. Mais c’est son cœur surtout que Dieu a brisé, et le moine ne sait plus où il en est. Cette crise du désert touche en premier lieu sa prière, alors qu’il avait recherché le désert dans l’espoir de mieux prier ! Avant de passer à la jubilation, la prière doit souvent séjourner durant un long temps dans une froide antichambre ; personne ne peut faire l’économie de cette attente : il n’y a pas de voie rapide pour arriver à Dieu, pas même dans les monastères contemplatifs, il n’y a pas de prière sans peine ou sans une infinie patience.

Et pourtant c’est alors qu’un événement se produit. Quelqu’un creuse au fond de notre être et nous ébranle au plus intime, Quelqu’un réveille en nous des monstres que nous aurions préféré laisser dormir tranquillement. Tout contemplatif se trouve un jour ou l’autre confronté dans la prière avec la foi et l’incroyance. Il touche l’athéisme, l’irréligion, non pas seulement l’athéisme des autres, mais la part personnelle d’athéisme qu’il porte en soi, comme chacun d’entre nous. Cela peut paraître étrange, mais c’est ainsi. Avant qu’un contemplatif ne soit en confiance avec Dieu, il doit d’abord – c’est du moins mon avis – avoir fait connaissance avec l’athéisme ; l’expérience doit lui apprendre comment la foi se révèle être un authentique creuset et comment la main de Dieu y est continuellement à l’œuvre pour le détacher lentement de toutes ses idoles.

L’œuvre de l’Esprit Saint

Je viens de développer quelque peu l’image biblique du désert. Pour exprimer la même expérience, d’autres traditions font appel à d’autres images, telles « le nuage » ou « la nuit » ; l’homme est touché, secoué en ses assises les plus profondes, mais c’est l’Esprit Saint qui le pourchasse, le suit à la trace jusqu’en ses ultimes retranchements.

À ce moment, le salut est proche ; plus que jamais Dieu va intervenir. Dès l’instant où nous n’avons plus conscience que de notre faiblesse, nous sommes mûrs enfin pour permettre à Dieu d’agir, pour laisser libre cours à sa miséricorde attentionnée et merveilleuse.

Le résultat de la crise n’est pas le fruit de nos efforts personnels. C’est toujours un authentique prodige, un miracle : l’homme nouveau, recréé et rené en Jésus-Christ et qui est tout entier paix, joie, douceur, tendresse. Certes, il reste marqué par le repentir, mais c’est un repentir plein de joie et d’amour, qui ne cesse de remonter à la surface et qui va constituer la toile de fond de sa recherche de Dieu.

L’homme est parvenu à un profond repos, car il a été brisé et rebâti, de la tête aux pieds, par pure grâce. A peine se reconnaît-il lui-même, il est devenu un autre homme. Il avait frôlé l’abîme profond du péché, mais à ce moment même, il est tombé dans l’abîme de la miséricorde ; Dieu est devenu pour lui, en toute vérité, le sauveur, le libérateur. Il est même presque réconcilié avec son péché, tout comme Dieu s’est réconcilié avec ce péché. Aussi ne peut-il plus maintenant que rendre grâce et louer Dieu qui ne cesse de s’occuper de lui et d’accomplir en lui des merveilles.

Est-il parvenu à la contemplation ? Perçoit-il quelque chose de Dieu avec une plus intense clarté ? Le connaît-il mieux ? Si on lui posait ces questions, il ne saurait probablement que dire ou préférerait encore répondre par la négative. Il garde toujours l’impression d’être plongé dans une sombre nuit ; et cependant quelque chose en lui est changé : une perception nouvelle s’est éveillée en lui, à peine un pressentiment. A vrai dire, il ne connaît pas Dieu, et il ne connaît pas le Christ non plus. De temps en temps il se surprend à pouvoir deviner Dieu, à le reconnaître tout à coup et à prendre conscience de sa présence, non seulement lorsqu’il prie ou écoute la Parole de Dieu, mais ailleurs aussi : sur des visages marqués par la souffrance ou la joie, dans certains événements de sa vie où il décèle un fil conducteur. Il sait maintenant pourquoi il lui faut, à certains moments, persévérer sans fin dans une prière obscure et, à d’autres moments, il comprend comme par instinct la parole qu’il doit prononcer et la manière dont il doit œuvrer. Il ne vole plus de ses propres ailes, mais il est porté sur les ailes d’un autre ; il est comme poussé de l’intérieur et il en vient à découvrir qu’il est, jour et nuit, merveilleusement guidé. « Ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (Rm 8,14). Il n’a rien d’autre à faire qu’à se laisser faire. Un autre en lui est à l’œuvre, un autre opère les merveilles. Dans son tréfonds, il peut entendre son appel ; c’est à peine perceptible, comme Fonction de douceur dont parle saint Jean dans sa première épître (2,27) et qui lui apprend au jour le jour ce qu’il peut faire.

Après ce détour par la vie contemplative au désert, revenons au gouvernement et à la prise de décision. Nous allons examiner quelques points délicats pour toute communauté, mais qui prennent peut-être une coloration particulière chez les contemplatifs.

Temps pour la prière et temps pour le travail, l’horaire

La question de l’horaire, de la tension entre le travail et la prière n’est pas d’aujourd’hui. Dans l’histoire de la vie monastique, c’est un problème ancien et très fondamental pour toute les observances ; chez les premiers moines, il fut brûlant ; à preuve les remarquables apophtegmes ou sentences des Pères du désert sur le sujet.

Antoine, le père des moines, nous a laissé un apophtegme qui, dans la collection grecque, vient toujours en tête ; c’est l’apophtegme d’or, Antoine n° 1, l’apophtegme par excellence. Le voici :

Le saint abbé Antoine, alors qu’il résidait au désert, tomba dans l’acédie et dans une grande obscurité de pensées ; il dit à Dieu : ‘Seigneur, je veux être sauvé, mais mes pensées ne me le permettent pas ; que ferai-je dans mon affliction ? Comment serai-je sauvé ?’ Un peu plus tard, il se leva et sortit dehors. Il aperçut alors quelqu’un de semblable à lui-même qui était assis et travaillait, puis se levait de son ouvrage et priait ; s’asseyant de nouveau, il tressait une corde et se levait encore pour prier. C’était un ange du Seigneur qui avait été envoyé à Antoine pour sa correction et sa sauvegarde. Il entendit alors l’ange lui dire : ‘Fais de même et tu seras sauvé !’ À ces mots, il fut rempli d’une grande joie et de confiance. Et en agissant ainsi, il opérait son salut.

Nous avons ici, exprimée de manière extrêmement simple, ce que j’appellerais « la technique » typiquement traditionnelle de la prière contemplative, qui réside dans un certain équilibre entre la prière et le travail ; car telle est bien la pointe, la visée propre à cet apophtegme.

La sentence ne dit pas d’où provenait la difficulté d’Antoine. Nous pouvons envisager deux cas. « Antoine tomba dans une grande obscurité de pensées », nous dit le texte ; ce qui, en notre langage d’aujourd’hui s’exprimerait ainsi : Antoine était déprimé, abattu, cafardeux, hypertendu. Pourquoi ? La cause peut être un travail excessif qui réduit par trop le temps de la prière. Dans ce cas, le message reçu par Antoine signifie : « Attention ! Il faut, à certains moments, interrompre ton travail et prendre du temps pour prier ».

Mais il pourrait tout aussi bien se faire – car nous sommes en Orient – qu’Antoine était hypertendu parce qu’il s’efforçait trop de s’adonner à la prière ininterrompue et ne réservait pas de temps pour le travail. En fait, nous savons par d’autres sources qu’à cette époque une hérésie avait cours parmi les moines. Certains, qu’on appelait messaliens ou euchites, c’est-à-dire priants, avaient résolu de ne pas travailler de leurs mains parce qu’à leur avis le travail manuel était indigne de contemplatifs. Dans cette optique, le message de l’ange à Antoine peut tout aussi bien signifier : « N’essaie pas de prier ainsi sans arrêt ; tu vas te démolir et t’épuiser ; prends du temps pour le travail manuel, c’est de cette manière que tu parviendras à vraiment prier ».

Quel qu’ait été le point faible d’Antoine, l’essentiel de la sentence est de souligner l’importance et du temps réservé à la prière et de celui consacré au travail, et même d’affirmer leur égale importance. L’accent ne peut porter sur l’un au détriment de l’autre. Il n’est pas demandé d’être accablé soit par la prière soit par le travail. Il faut faire la part entre les deux, établir un équilibre entre les deux. Le mot « équilibre » ne me paraît pas ici adéquat parce qu’il pourrait suggérer qu’il suffit de répartir raisonnablement le temps disponible entre la prière et le travail, alors qu’il s’agit de bien plus que d’une proportion mathématique ; il s’agit d’un rythme vital bien mesuré ; or nous savons que des choses peuvent se trouver en équilibre sans pour autant être vivantes et transmettre la vie. La notion de rythme inclut celle de vie ; seul celui qui vit et grandit peut créer un certain rythme. Il n’est pas important de respirer de façon équilibrée, mais bien selon son rythme : la respiration s’ajuste à ce qui vit, à ce que je porte en moi. Aussi la succession du travail et de la prière doit-elle correspondre à une réalité intérieure, exprimer cette réalité en même temps que la favoriser.

Le secret de cette méthode ou technique de prière – le truc, dirait-on – est extrêmement simple ; il consiste dans le fait qu’à certains moments on doit alterner : « Il aperçut... il se levait de son ouvrage et priait ; s’asseyant de nouveau, il tressait une corde et se levait encore pour prier ». C’est passer du travail à la prière, de la prière au travail.

En soi, ce n’est pas si évident, car Antoine ne l’avait pas compris. On peut s’absorber dans son travail, on peut s’y perdre, mais on peut aussi se noyer dans son recueillement. Le double battement du rythme et la succession de ces deux moments sont d’une importance vitale. On doit toujours pouvoir arrêter son travail et l’on doit, de temps en temps, pouvoir laisser la prière, du moins dans la manière où nous nous y adonnons à des moments déterminés, car, en réalité, on ne doit jamais laisser la prière, elle se poursuit toujours.

La prière liturgique fait partie de cette technique de prière. Elle se répartit sur différents temps de prière, jour et nuit ; elle constitue une portion appréciable des heures nocturnes, là où l’on célèbre encore l’office de nuit. Au matin et au soir, se placent deux temps importants entre lesquels s’intercalent les petites heures, une ou trois selon les usages.

Les « petites heures » sont, à un certain point de vue, moins importantes, mais à un autre, elles sont tout aussi importantes que les « heures majeures », peut-être même plus importantes.

Cassien note dans ses écrits qu’il a découvert sur ce point une différence dans les observances entre les moines de Syrie et ceux d’Égypte. Les moines d’Égypte ne connaissent pas les petites heures, les Syriens les ont, comme nous-mêmes encore aujourd’hui. Pourquoi cette différence, demande Cassien. Le fait que les moines égyptiens ne célèbrent pas les petites heures ne peut se justifier que parce qu’ils sont déjà parvenus à la prière continuelle ; en d’autres mots, parce qu’ils sont déjà beaucoup plus contemplatifs que les moines syriens qui, moins avancés dans la voie de la prière, ont grandement besoin des petites heures. Et Cassien d’ajouter qu’il en va de même pour les moines de Provence, auxquels il adresse ses Conférences et dont il estimait que la contemplation n’était pas d’une teneur assez élevée ; aussi insistait-il pour qu’ils insèrent à nouveau les petites heures dans leur horaire [2].

Celui qui n’est pas encore parvenu à la prière continuelle devra, à certains moments, interrompre le travail ou l’étude et réserver du temps pour la prière afin de retrouver son rythme.

Dans la « technique » de prière que nous offre la liturgie, la succession des heures est riche de signification. Les heures créent un climat de prière et entretiennent la prière intérieure. La liturgie apporte sa contribution à la prière intérieure mais, seule, elle ne suffit pas. Reste le problème de chaque religieux, problème qu’il doit résoudre lui-même. Toute l’atmosphère de la communauté, y compris le gouvernement du supérieur, peut l’aider en ce point délicat qui est aussi un problème communautaire. Et si ce problème ne trouve pas au niveau de la communauté de solution qui soit comme un exemple ou un encouragement, le religieux ne sera guère à même de le résoudre personnellement. Il faut souligner qu’ici le rôle du supérieur est important, qu’un équilibre harmonieux entre le temps réservé à la prière et celui consacré au travail est capital pour la croissance personnelle dans la vie contemplative. L’autorité doit veiller à établir cet équilibre à partir de la manière concrète dont l’horaire est organisé à l’intérieur du monastère en prévoyant une large portion de temps pour la lectio divina et la prière.

Même si l’horaire offre toute garantie en ce domaine, l’accompagnement personnel garde toujours sa valeur. Certes, cet accompagnement variera selon les personnes et les tâches qu’elles remplissent dans la communauté. Sachons que l’équilibre personnel entre travail et prière est avant tout une grâce qui a besoin de temps pour se réaliser dans une vie d’homme et à laquelle il ne s’ouvre que lentement.

Prière liturgique et prière intérieure

À ces mots sur la liturgie, il convient que j’en ajoute quelques-uns encore sur une autre tension qui existe dans la vie contemplative : la tension entre la prière liturgique et la prière intérieure.

Il peut être utile de rappeler ici que, dans la tradition la plus ancienne, la liturgie n’est pas une tâche dont on s’acquitte et qui se situe à côté de la prière personnelle ; elle n’est pas un office dont on peut dire qu’il est terminé quand on en a fini, car on n’en a jamais fini avec la liturgie : quand elle a été célébrée, c’est alors qu’elle commence. J’entends par là que, dans la vie contemplative, la liturgie est comme une sorte d’initiation à la prière personnelle. La liturgie apprend à fréquenter la Parole de Dieu, à la méditer, à trouver près d’elle le repos et la paix. Mais la célébration liturgique n’est qu’une impulsion ; elle libère en nous quelque chose qui, au cours de la journée et jour après jour, peut resurgir et nous modeler, même lorsque nous sommes au travail.

Cassien nous rapporte comment les moines, dès que l’office de nuit était terminé à l’église, se hâtaient vers leurs cellules pour y poursuivre jusqu’au point du jour la célébration liturgique, leur « vigile privée », comme il l’appelle [3]. Ce qu’ils avaient célébré ensemble à l’église, ils continuaient à le célébrer intérieurement sans interruption dans leur cœur, dans la prière privée.

Pour que la liturgie soit une invitation à poursuivre la célébration dans la prière personnelle, il y faut une certaine qualité de contemplation que normalement on est en droit de trouver dans les communautés contemplatives et qui est liée au style de la liturgie : intériorité et profondeur, simplicité et sobriété, repos et, jusqu’à un certain point, silence.

La Constitution de Vatican II sur la liturgie parle du sacrum silentium : les temps de silence que le Concile a insérés dans la célébration liturgique comme étant une de ses données essentielles. Ils doivent, à mon avis, jouer un grand rôle dans une célébration contemplative ; ce sont des moments forts d’intériorisation par lesquels l’Église apprend à ses enfants comment passer de l’écoute attentive et de l’accueil de la Parole au séjour dans la Parole, c’est-à-dire méditer sur la Parole, la goûter et en jouir dans une remise silencieuse de soi à l’Esprit qui sans cesse prend soin de ses fidèles.

La liturgie est un test naturel qui révèle le poids de contemplation et d’intériorité. L’exemple entraînant d’une liturgie intériorisée et profondément vécue constitue, me semble-t-il, une des plus belles contributions que les communautés contemplatives peuvent tirer de leur trésor et partager aujourd’hui avec l’Église. C’est là un apport que beaucoup de croyants, prêtres et laïcs, attendent d’elles ; c’est un témoignage qu’elles peuvent rendre à l’Esprit de Jésus qui pousse l’Église vers la prière. Rien ne convainc et n’entraîne davantage que de voir quelqu’un qui prie ou – c’est mieux encore – une communauté chrétienne en prière.

Solitude et relations humaines

De façon beaucoup plus aiguë que jadis se pose aujourd’hui, dans les communautés contemplatives, le rapport entre solitude et relations humaines : au dehors, sous la forme de l’accueil, à l’intérieur, dans le dialogue interpersonnel et l’amitié. Pour les contemplatifs (contemplatives), c’est vraiment un point délicat.

Jadis la clôture revêtait une extrême importance ; elle faisait l’objet de prescriptions très détaillées ; de rares contacts et des relations impersonnelles garantissaient la séparation de chacun.

La problématique actuelle et les grands thèmes à l’ordre du jour s’énoncent : intérêt pour l’autre, solidarité, option préférentielle pour les pauvres, etc. Ils ont inévitablement influencé notre style de vie contemplative, pas toujours en mal, d’ailleurs, loin de là ! Mais – et c’est tout normal – cet intérêt porté aux autres n’a pas facilité notre style de vie. Cependant nous avons aujourd’hui, vingt ans après le Concile, la nette impression que le choix fondamental de la solitude reste inchangé ; même s’il y a eu des remous à ce propos et des essais plus ou moins heureux d’adaptation, la plupart des moines et des moniales se reconnaissent dans la parole d’Évagre : « Moine est celui qui est séparé de tous et uni à tous [4] ».

C’est dans l’attitude des contemplatifs que quelque chose a changé - qui d’ailleurs pouvait changer. Car, avant le Concile, certaines formes de séparation étaient dressées en absolu et ne pouvaient qu’être stériles. Parfois, l’option pour la solitude ressemblait à un choix tracé au cordeau : l’idéal était de ne pas s’en écarter et toute exception passait pour du relâchement. Il y avait là un risque, celui de briser un équilibre important dans l’expérience chrétienne.

Nous sommes maintenant devenus plus souples en ce domaine, comme en tout ce qui regarde les lois et règlements. Mais ce n’est pas la souplesse en elle-même qui est féconde ; seulement ce qui, grâce à la souplesse, exprime mieux un donné essentiel de toute expérience de foi.

La séparation n’est, en effet, que le premier temps – mais un temps important dont on ne peut faire l’économie – d’un rythme qui doit toujours être binaire. Dieu est à la fois en nous et en dehors de nous. Comme Ruusbroec le dit si joliment : « Il vient en nous de l’intérieur vers l’extérieur [5] ». Mais il vient également en nous de l’extérieur vers l’intérieur. Ces deux moments de la venue de Dieu sont vitaux et indispensables à tout croyant, qui ne peut vivre et respirer que dans ce double rythme d’entrée et de sortie, comme le dit encore Ruusbroec [6]. L’alternance des deux temps est capitale, car le Dieu qui survient de l’intérieur, doucement et sans qu’on le remarque, nous rend capables de reconnaître le Dieu qui se trouve en dehors de nous ; et le Dieu qui arrive en nous de l’extérieur nous rappelle sans cesse le Dieu qui nous presse de l’intérieur.

Pouvons-nous reconnaître Dieu au-dehors s’il ne nous blesse au-dedans ? Mais peut-il nous blesser au-dedans si nous fermons obstinément les yeux à sa venue au-dehors ? À ce dilemme il n’est point de réponse pratique et concrète, même dans la vie contemplative, si ce n’est, pour chacun, de s’accorder continuellement à l’œuvre et à la poussée de Dieu en lui. Nous ne pouvons que pressentir ; mais nous savons avec certitude que celui qui tente d’éliminer absolument l’un de ces deux moments s’engage très vraisemblablement sur une fausse piste et s’expose aux illusions.

Les relations humaines au-dehors ou à l’intérieur du monastère peuvent, jusqu’à un certain point, être fécondes également pour l’intériorité et la contemplation. Elles sont avant tout un test : celui qui ne sait s’ouvrir aux hommes ne sait pas non plus s’ouvrir à Dieu. Mais les relations humaines sont bien plus encore. Elles peuvent aussi apporter une richesse nouvelle et un éclat neuf à l’événement intérieur de la contemplation. Bien des contemplatifs l’ont expérimenté : pratiquer une grande disponibilité ou vivre une amitié profonde – avec toute la souffrance que cela comporte – peut renouveler notre regard sur l’amour de Dieu et sa miséricorde.

Cependant l’option pour une vie séparée reste première dans la vie contemplative comme telle. C’est la grâce propre à nos familles religieuses, chacune selon sa tradition. Au supérieur de veiller à ce qu’elle se réalise de manière consciente afin que dans l’Église tous puissent la reconnaître clairement. A lui aussi d’être attentif à ce que, dans la vie de la communauté comme dans celle de chacun des frères, l’autre moment de ce rythme vital puisse s’exprimer adéquatement. Mais ceci touche la diacrisis, le discernement des esprits dont je parlerai plus loin.

Dans les communautés contemplatives, y a-t-il place pour les pécheurs ?

En formulant cette question quelque peu agressive, je voudrais éclairer un aspect de la communauté chrétienne et spécialement de la communauté contemplative où, je le crains, il est plus menacé qu’ailleurs.

Au départ, j’ai tenté de dire ce qui doit se vivre dans la vie contemplative : une conscience vive de sa pauvreté et de sa condition de pécheur. S’il en est ainsi chez ceux et celles qui veulent s’adonner à la vie contemplative, il devra exister une parenté subtile mais fondamentale entre les contemplatifs et les pécheurs ; et celui qui est faible pourra trouver sa place dans leur communauté.

Mais attention ! En écrivant cela, je ne prétends nullement que nous devions abandonner les normes habituelles de prudence et de bon sens auxquelles il convient de se référer pour admettre des candidats, bien au contraire. Pourtant, si sérieuses et si strictes que puissent être ces règles, nous ne pourrons jamais échapper au fait qu’un pécheur se cache de fait dans les meilleurs de nos postulants, et il est normal que le processus de la formation à la vie contemplative fasse ressortir plus nettement encore le péché. Tôt ou tard la question doit surgir : que faisons-nous de ce péché et de la signification de ce péché ?

À première vue, les communautés contemplatives sont peut-être moins bien préparées pour affronter ce problème. L’idéal contemplatif a toujours été coté très haut et ce qu’on attend d’un candidat est plus exigeant dans la vie contemplative qu’ailleurs. La réalité nous apprendra pourtant qu’il n’est pas meilleur que les autres, que Dieu l’a choisi non point en raison de sa grandeur d’âme ou de ses qualités mais – c’est toujours la manière de Dieu – à cause de sa pauvreté et de sa faiblesse, à cause de son extrême vulnérabilité que sa force veut précisément guérir ; de ces blessures guéries, Dieu fera la pierre angulaire et le fondement de son Église ; il a besoin de cette faiblesse pour que, dans l’Église, se déploie pleinement sa puissance.

Dans le gouvernement, tenons-nous compte de la plus-value spirituelle que constitue la faiblesse chez un confrère ou une consœur ? Prenons un exemple concret : quels sont les critères qui déterminent l’admission d’un novice ou d’un postulant ? Nous admettons l’un pour ses qualités ; nous refusons l’autre parce que nous estimons que certaines déficiences ou certains défauts sont incompatibles avec la vie monastique. Et c’est bien jusqu’à un certain point. Mais je voudrais souligner que ce critère ne peut pas être décisif pour l’admission dans une communauté qui veut vivre l’Évangile. Chacun a ses dons et ses défauts ; la question essentielle doit être celle-ci : comment gère-t-il ses dons et ses défauts ?

Nous pouvons hardiment éliminer une personne qui possède de nombreuses qualités mais qui, inconsciemment, va les imposer à la communauté. Et nous pourrons accepter avec reconnaissance – pas toujours, sans doute – une autre personne qui a de graves lacunes mais qui connaît sa faiblesse et est, en un certain sens, réconciliée avec elle, qui sait d’expérience que c’est à partir de sa faiblesse qu’elle peut toujours à nouveau vivre la miséricorde de Dieu. Oui, nous pourrons accepter cette personne parce que l’expérience de la miséricorde de Dieu est infiniment précieuse et que, tôt ou tard, elle se répandra en miséricorde et douceur pour chacun.

Pour ce même motif, il est important aussi d’oser regarder en face les points faibles de la communauté, car ces points ont un rôle à jouer dans sa croissance spirituelle. Or, nous courons parfois le risque de choisir la voie opposée. Nous recouvrons soigneusement tout ce qui pourrait susciter un scandale. La communauté est bien cotée, elle a un idéal élevé qu’inconsciemment nous désirons voir réalisé par tous ses membres. Celui qui ne peut répondre à cette attente sort du rang, il est parfois aussi banni de l’amour et de la confiance du supérieur et de ses confrères ou consœurs. N’est-ce pas dommage ? Ce faisant, nous opérons un processus qui s’engage précisément dans la direction contraire à la dynamique de l’Esprit Saint. La communauté court alors le risque de devenir une sorte de secte pour gens d’élite bien exercés qui, avec le temps, se distancient des hommes moyens et des chrétiens ordinaires.

Mais, en fin de compte, quelle est la grande nouvelle, quel est le salut, qu’est-ce qui fonde l’Église et toute communauté chrétienne – et donc toute communauté monastique ? N’est-ce pas que Jésus est venu pour les pécheurs qu’en fait nous sommes et non pas pour les justes que nous pensons ou espérons être parce que nous vivons à l’abri dans le cloître ?

Il importe donc de ne pas camoufler la faiblesse devant nos frères ou nos sœurs. La communauté tout entière peut trouver un vigoureux appui évangélique dans le fait de savoir que certains sont faibles, qu’ils ne sont pas du tout des héros. Telle était la visée de l’ancien chapitre des coulpes, pour lequel aujourd’hui encore nous cherchons une expression adéquate.

La valeur évangélique profonde d’une communauté lui vient de la faute et du pardon qui circulent entre ses membres ; car c’est ainsi, et ainsi seulement, que Dieu fraie son chemin parmi eux. Tel est le climat évangélique de la communauté, où l’on peut respirer l’air même de Dieu et sa vie.

Le supérieur peut, lui aussi, je pense, dévoiler quelque chose de sa propre faiblesse. Lui aussi, il est un pécheur pardonné ; et si, par hasard, il ne l’était pas, il n’aurait plus aucune raison d’être encore supérieur, il ne satisferait plus à la condition minimale pour annoncer aux autres ce qu’il doit à la miséricorde de Dieu. Tout comme Paul, Pierre et Marie-Madeleine – qui fut la première à porter le message de la résurrection de Jésus – le supérieur ne peut remplir sa charge que si un jour il s’est trouvé parmi les faibles de la communauté.

Toujours ce sont les faibles qui, en communauté chrétienne, se trouvent au centre, au cœur ; ils lui confèrent sa tonalité propre, bien différente de la dynamique de tout autre groupe qui ne se réclame pas de l’Évangile. En effet, dans les autres groupes, c’est le leader qui est au centre : tout converge vers lui. Dans une communauté chrétienne, le point focal se situe en réalité dans un creux : c’est le petit, le pauvre, le faible. Quant au « leader », il est ici celui qui peut porter la plus grande attention aux faibles, il est le bon pasteur qui abandonne les brebis pour se mettre à la recherche de l’unique qui est perdue et qu’il ramènera sur ses épaules à la bergerie. Le « leader » est ici celui qui peut montrer le plus grand amour, la plus grande douceur ; celui qui peut s’humilier, se faire petit ; celui qui, à l’exemple de Jésus, peut s’agenouiller devant le pécheur pour lui laver les pieds.

C’est ainsi que les pécheurs occupent, dans les communautés chrétiennes et donc dans les communautés contemplatives, une place privilégiée ; je dirais presque qu’ils y ont une place réservée, qu’ils sont attendus. Une communauté contemplative qui ne compterait pas de membres qui ont des défauts est tout simplement impensable. Ce cas n’est pas seulement impossible en pratique, mais il n’est pas souhaitable non plus. Là où le péché est devenu impensable ou est tout à fait recouvert, il n’y a pas de place pour la grâce. Nous serions dans un autre monde, un monde artificiel, un monde sans rédemption et sans salut. En réalité, ce serait une illusion énorme, l’illusion du pharisien.

Diacrisis ou discernement des esprits

Le titre même de cet exposé, je l’ai déjà fait remarquer au début, dit par lui-même quelque chose d’important sur le gouvernement d’un monastère puisque celui-ci y passe facilement à l’accompagnement pour les raisons que j’ai avancées : le bonum commune coïncide avec la contemplation, le cadre matériel constitue à proprement parler la « technique complète », tout le chemin qui mène à la vie contemplative.

Je voudrais ici ajouter un mot sur la diacrisis. Dans les monastères, gouvernement et accompagnement visent un même but : la contemplation ; mais la manière dont les décisions y sont prises à, elle aussi, partie liée avec la contemplation. Je m’explique.

Le fait d’écouter l’Esprit Saint qui pousse quelqu’un à la prière et celui d’écouter le même Esprit qui prépare dans le cœur des frères ou des sœurs une décision importante pour la communauté sont très apparentés. Dans les deux cas, la nécessaire disponibilité à écouter est à proprement parler la même. Alors nous pouvons poser la question : le contemplatif, qu’on suppose être plus sensible que d’autres à l’action de l’Esprit, n’est-il pas aussi mieux préparé que d’autres à discerner quand il assume la charge de gouverner ?

Dans l’expérience contemplative de la prière, il a appris à attendre patiemment les signes de l’Esprit. Sa sensibilité s’est affinée et lui permet de percevoir dans les choses visibles quelque chose de l’invisible.

La capacité de déceler le tranquille murmure de l’Esprit qui crie : Abba, Père ! en notre cœur et celle de reconnaître la poussée intérieure du même Esprit qui nous stimule à agir de telle ou telle manière dépendent d’un seul et même organe : c’est le cœur, qui est en éveil, qui, pour ainsi dire, se tient aux aguets, scrute, écoute et soupèse et auquel il a été donné de prendre conscience de Faction intérieure de l’Esprit ; ce même Esprit prie dans les frères et les sœurs, il les invite à dire et à faire certaines choses.

Dans la psychologie de « l’homme nouveau » selon saint Paul, la promptitude à pressentir l’Esprit Saint et à discerner est beaucoup plus importante et fondamentale que le don de la prière ou le charisme de l’apostolat ou du gouvernement ; car ces derniers dépendent de la poussée de l’Esprit et de notre promptitude à percevoir correctement son action. Que nous soyons entraînés vers la prière ou vers l’apostolat, c’est toujours le même Esprit qui nous saisit, nous tient et nous maintient. C’est la même onction qui nous mène au dehors et nous met en route.

Le premier biographe de saint Bernard emploie une charmante expression pour désigner la force qui conduisait Bernard et lui permettait d’accomplir tant de choses : unctio magistra. L’onction intérieure de l’Esprit Saint était celle qui l’enseignait et le guidait.

Par ailleurs, rien ne serait plus stérile – cela comporterait même bien des risques – que de s’adonner à la prière ou à l’apostolat (si noble qu’en soit l’intention) si l’on était intérieurement débranché de l’Esprit Saint et si l’on n’était plus capable de laisser monter en soi sa motion et de la percevoir. Dans ce cas, toute vie authentiquement contemplative et toute vie authentiquement active courraient un grave danger. C’est ce dont saint Ignace était bien convaincu lorsqu’il demandait à ses premiers compagnons d’être des contemplatifs dans l’action. Il n’entendait certainement pas qu’ils se livrent à une gymnastique mentale par laquelle ils réussiraient à être tout à la fois à la prière et à leur tâche apostolique. Saint Ignace voulait simplement qu’en plein ministère, ses compagnons continuent à écouter, de leur oreille intérieure, ce que l’Esprit leur disait dans l’intime d’eux-mêmes ; ainsi ils resteraient attentivement à l’écoute, au sein même de l’action.

Le disciple d’Ignace – mais on peut en dire autant de tout baptisé et spécialement de tout contemplatif – parle et agit tout en demeurant sans cesse à l’écoute de ce qui se passe dans son cœur. Telle est la conviction d’Ignace – et en cela il se montre le fidèle témoin d’une tradition séculaire – : celui qui a, dans son cœur, radicalement renoncé à tous les désirs superficiels ne retient plus que la volonté de Dieu, et celle-ci peut alors se laisser percevoir d’une manière clairement consciente et très consolante. La capacité d’écoute intérieure est, on le voit, très proche de la véritable obéissance (audire = entendre ; obaudire = obéir).

Si l’on veut être capable de discerner la volonté de Dieu, l’on doit être absolument prêt à déposer inconditionnellement sa volonté propre. Ce renoncement n’est pas important seulement pour faciliter le gouvernement du supérieur et favoriser le bon ordre dans la communauté ; il est nécessaire avant tout pour disposer à reconnaître, d’un cœur pur, la volonté de Dieu.

Aussi cette obéissance, qui implique le renoncement à la volonté propre, est nécessaire au supérieur autant qu’à chacun de ses frères qui ont à obéir. Elle consiste en ce que l’un et l’autre abandonnent ensemble leur volonté propre afin d’écouter ensemble attentivement ce que l’Esprit a déposé dans le cœur de l’« autre » ; de sorte que, de part et d’autre, on parvienne à un véritable discernement des esprits et à un gouvernement qui s’apparente de très près à l’accompagnement.

Ce n’est que dans cette obéissance inconditionnelle à l’Esprit qu’un supérieur peut vraiment commander et qu’un moine peut vraiment obéir. Cela ne se fait pas toujours sans peine ni souffrance, mais sûrement jamais sans joie spirituelle et profonde consolation intérieure.

L’obéissance d’écoute diffère-t-elle beaucoup de la prière ?

Puisque, dans la prière, il importe d’écouter attentivement son propre cœur et la prière qu’y murmure l’Esprit Saint, nous pouvons dire qu’à un certain point de vue, la forme d’obéissance que nous venons de présenter est la meilleure préparation à la prière et qu’elle est toujours obéissance tant pour le supérieur que pour celui qui devra accomplir l’obédience. Ceci ne signifie aucunement que le supérieur doive obéir au frère, mais que tous les deux ont à obéir à l’Esprit Saint et à essayer ensemble de découvrir sa trace.

Quand, de part et d’autre, dans la prière et la remise de soi, on se met à écouter l’Esprit, il faut parler clairement de la volonté de Dieu, et non plus de l’ordre donné par le supérieur ; car on est très proche de la prière essentielle la plus profonde : « Non pas ma volonté, mais la tienne ! » C’est l’obéissance de Jésus, qui est à la fois obéissance de prière, obéissance qui est prière et obéissance opérant le salut, obéissance et prière opérant ensemble le salut ; c’est la Pâque de Jésus jusqu’aujourd’hui.

Revenons encore à saint Ignace, qui a peut-être été dans l’Église l’un des supérieurs les plus contemplatifs (la manière dont ses secrétaires nous rapportent dans le détail comment il agissait nous le présente bien comme tel).

Dans la perspective de ce qui précède, nous comprenons très bien ce que saint Ignace entend par l’examen conscientiae, l’examen de conscience qu’il prescrit deux fois par jour à ses disciples. Après lui, cet examen de conscience s’est fortement appauvri sous l’influence du moralisme volontariste prédominant ; il s’est ramené à peser les péchés et les bonnes œuvres sous l’œil critique de la conscience qui s’inspirait du « plus ou moins moral ». Pour Ignace, c’était tout autre chose ; il s’agissait de contemplation. C’était une paisible halte contemplative au milieu du jour pour interrompre l’activité, pour réfléchir, se reposer ; pour rentrer en soi-même et reprendre contact, au fond du cœur, avec la motion de l’Esprit Saint ; pour s’assurer que l’on était encore toujours branché sur l’Esprit, que l’on vivait de l’Esprit et qu’on ne cessait de se laisser guider par lui dans ses paroles et dans ses actes, dans tout son agir.

Ce qui importe ici, c’est d’écouter attentivement afin de déceler la poussée de l’Esprit et d’accorder sans cesse son agir à cette motion divine. Aussi peut-on se demander à bon droit si l’obéissance d’écoute diffère tellement de la prière contemplative, où l’on fait pratiquement la même chose : l’intelligence et la mémoire se reposent un moment pour que nous puissions, avec la même « oreille intérieure » percevoir les gémissements de l’Esprit Saint et accrocher, pour ainsi dire, notre prière au soupir et à la prière de l’Esprit.

Rapport de la Règle avec la liberté évangélique

Pour terminer, quelques réflexions sur le rôle de la Règle et des règlements dans le cadre de la vie contemplative.

L’expérience concrète a été suffisamment révélatrice pour nous enlever toute tentation d’abolir brutalement règles et usages : là où cela s’est produit, la communauté s’est très vite écroulée et les vocations personnelles ont été ébranlées.

Toute communauté a besoin d’une colonne vertébrale bien définie. Mais – saint Thomas l’avait déjà noté – un groupe n’a besoin de règles et de règlement que dans la mesure où il n’est pas encore entièrement parvenu à se situer sous la guidance intérieure de l’Esprit. Là où un groupe parfait existerait ici-bas, les règlements pourraient être réduits considérablement ; la seule guidance lui viendrait alors de l’intérieur, de l’unctio magistra, de Fonction intérieure et de la consolation de l’Esprit Saint ; et puisque dans cette communauté « parfaite » tous les membres seraient, par définition, accordés à l’Esprit, toute règle, tout règlement seraient à proprement parler devenus superflus.

Mais je parle au conditionnel, ou plutôt au mode irréel ; car ici-bas cela est tout simplement impossible. Toutefois nous avons là une orientation, une tendance, une limite dont nous pouvons toujours essayer d’approcher, tout en sachant bien que nous ne l’atteindrons jamais avant notre mort. Règles et règlements nous seront ici-bas toujours aussi nécessaires que le pain, comme une garde et un appui provisoires mais indispensables. C’est ainsi qu’il nous faut les considérer et les utiliser.

Nous le savons trop bien, nous ne pouvons de nous-mêmes nous gratifier de la liberté intérieure ; seul l’Esprit le peut, de l’intérieur ; et c’est dans la mesure même où il est l’objet de l’écoute attentive tant du supérieur que de ceux qu’il gouverne que Règle et règlements s’effacent à l’arrière-plan et deviennent superflus.

Car c’est l’Esprit qui nous rend vraiment libres, et c’est son amour qui, avec le temps, devient l’unique Règle et l’unique loi.

Abbaye Sainte-Marie-du-Mont
Godewaersvelde
F-59270 BAILLEUL, France

[1Cf. Règle, ch. 31.

[2Cassien, Institutions cénobitiques, II, 1 ; 2 ; 3, 1, 8 ; Coll. Sources chrétiennes, 103, Paris, Cerf, 93, 95, 101.

[3Id., ibid., II, 12, 3 ; 13, 3 ; ibid., 81, 83.

[4Évagre Le Pontique, Traité de l’oraison, 124, cité et commenté par I. Hausherr, s.j., Les leçons d’un contemplatif, Paris, Beauchesne, 1960, 158.

[5Ruusbroeck, Œuvres, t. III, L’ornement des noces spirituelles, Bruxelles, Vromant, 1928, 161.

[6Id., ibid., t. I, Les sept degrés d’amour spirituel, 1921, 263.

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