Les nouvelles paroisses de pauvres
Thomas Philippe, o.p.
N°1986-5 • Septembre 1986
| P. 303-314 |
Dans le cadre de la venue de Jean-Paul II à Ars pour le deuxième centenaire de la naissance de Jean-Marie Vianney, voici les pensées d’un vieux prêtre. À la lumière de son expérience, il réfléchit à la paroisse, à ces formes nouvelles que l’Esprit semble susciter aujourd’hui, à la place que peuvent y trouver de « nouveaux pauvres », vieillards et enfants, personnes isolées, malades, familles et consacrés. S’inspirant du curé d’Ars, le Père Thomas évoque quelques traits de cette paroisse : école de foi et d’espérance, milieu à taille humaine dans nos cités anonymes et administratives. Cette « paroisse de pauvres » rassemblée autour de l’Eucharistie, célébrant les sacrements, nourrie de la parole, accueillante aux plus petits, ne serait-elle pas au cœur de la « nouvelle évangélisation » ?
Note de la rédaction (juin 2021) : la publication de cet article est évidemment antérieure aux révélations concernant la personne de Thomas Philippe. La rédaction renvoie le lecteur au communiqué officiel publié sur le site de l’Arche international.
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La paroisse est un élément important de l’Église. Je comprends la paroisse dans le sens très profond du terme, dans le sens classique, telle qu’on peut la trouver dans chaque quartier de grande ville, mais aussi dans ces formes nouvelles qui naissent, avec toutes sortes de mouvements ou de communautés pouvant énormément contribuer à son animation. On retrouve là ce qui a christianisé l’Europe, ce qu’étaient les monastères à leurs tout débuts. Nos vieux pays s’enfoncent de plus en plus dans la sécularisation, ils s’y embourbent et risquent de perdre leur âme, leur espérance, leur joie, leur paix, toutes leurs vraies valeurs. Mais on pressent que, dans les desseins de Dieu, la nouvelle évangélisation pourrait bien passer par un renouvellement de la paroisse, ou plutôt par un retour à la source.
Le Pape doit venir en France et il tient beaucoup à se rendre à Ars. La lettre qu’il a écrite aux prêtres le Jeudi Saint 1986 est toute centrée sur le curé d’Ars : il y reprend les phrases déjà citées au moment de la canonisation ; il le donne comme modèle à tous les curés du monde en montrant justement le curé d’Ars dans sa tâche paroissiale... C’est une raison de plus pour demander cette grâce spéciale de renouvellement des paroisses.
La paroisse des pauvres
Pour éclairer cela, j’aimerais parler des « paroisses de pauvres ». Car les paroisses de pauvres répondent aussi bien aux besoins de Paris que de la province, parce qu’il y a des pauvres partout. Il y a énormément de ces « nouveaux pauvres » : ils sont sans famille, sans soutien et auraient besoin de ces communautés de base, centrées sur l’Eucharistie, autour du prêtre et vraiment insérées dans l’Église. On a l’impression que le Pape voudrait ouvrir de plus en plus les Ordres religieux aux paroisses, pour donner à celles-ci un nouveau type. Non pas pour que ces religieux abandonnent leur esprit, mais pour qu’ils aident à faire de chaque paroisse un vrai centre d’adoration et, en même temps, d’évangélisation pour les pauvres.
Un petit groupe d’adorateurs
Quand on regarde le curé d’Ars et tout le devenir de la vie de l’Église, il apparaît nettement que cette nouvelle paroisse de pauvres devra avant tout être constituée par un petit groupe d’adorateurs de l’Eucharistie. C’est très réalisable. Et cela montre tout de suite le rôle extrêmement important de religieux, de religieuses et de laïcs dans cette nouvelle communauté de base ; cela montre que, sur ce point, nous sommes tous appelés à faire quelque chose, de façon très pratique.
Pour qu’il y ait un groupe d’adorateurs, il suffit de quelques baptisés comprenant que, par leur baptême, ils sont appelés à être ces nouveaux adorateurs dont Jésus parle à la Samaritaine, des baptisés prenant conscience qu’ayant reçu le Saint-Esprit par leur baptême, ils peuvent tout de suite mener la vie qui a été celle de Marie à partir de l’Annonciation. Quand Marie, à la Visitation, est allée voir sa vieille cousine Élisabeth, c’est comme une petite paroisse qui s’est constituée avec ces deux mamans et leurs deux tout-petits. Cette petite communauté représente bien le début de l’Église, sous le signe de l’adoration.
Si nous tâchons de regarder des saints très populaires, comme saint Louis-Marie Grignion de Montfort ou saint Jean Bosco, nous nous apercevons qu’ils ont avant tout eu le sens des sacrements, et d’abord de l’Eucharistie. Pour que les sacrements soient présents, vivants et unifiés comme Jésus le veut, il faut que l’Eucharistie soit à la première place. Si Jésus a voulu nous donner dans l’Eucharistie le sacrement de sa présence, si, comme le dit saint Thomas d’Aquin, c’est le « Saint »-Sacrement parce qu’il nous donne l’auteur même de la sainteté, il faut que tout soit centré autour de lui.
La paroisse est centrée sur l’Eucharistie. Et c’est le lieu où les gens reçoivent normalement les sacrements. C’est là que commence la vie de l’Église. Ce qui est extraordinaire, c’est que nous pouvons tous collaborer à cette vie. Tous, nous pouvons adopter l’attitude de ces nouveaux adorateurs qui ne cherchent plus à atteindre Dieu « sur la montagne » ou « à Jérusalem », mais « en esprit et en vérité ». Le cœur de l’Église est partout où se trouve Jésus ; c’est là qu’elle a sa base.
Jésus ne peut rayonner que par ses adorateurs
Nous ne devons jamais oublier ceci : dans son Eucharistie, Jésus a un tel respect des hommes qu’il se livre à eux en se faisant encore plus petit, plus démuni, plus pauvre qu’à Noël, sous un signe encore plus humble. Il nous fait entièrement confiance. Il reste au milieu de nous mais il ne nous oblige à rien. C’est comme s’il nous disait : « Je suis ici pour rayonner, pour donner ma présence, mais cela dépendra de vous. Si l’on me laisse seul, abandonné, je ne pourrai pas rayonner ».
Jésus appelle tout le monde, mais il le fait discrètement. Cette adoration n’est pas réservée aux religieux, elle est offerte aux laïcs, aux gens mariés, aux célibataires... A ceux qui souffrent de ne pas être mariés, Jésus dit : « Si tu veux, je suis là... je veux être ton bien-aimé... Si tu veux bien venir tout près de moi, je serai ton soutien ». Et ne croyons pas que cette prière d’adoration est difficile, que c’est l’affaire des grands mystiques ! Jésus nous dit : « Tu n’as qu’à venir tout près de moi, c’est moi qui te l’apprendrai ».
Le Père Dehau aimait dire : « Si on ne peut pas offrir la qualité, on peut toujours donner à Jésus la quantité ! » Il est bon de tâcher de venir régulièrement près de Jésus, une demi-heure par exemple, et là, tout près de lui, de dire le Notre Père, tout doucement, ou de lui demander de nous donner la paix. Ceux qui se font psychanalyser sont bien capables de raconter leur vie une heure durant à un témoin invisible... Pourquoi ne pas venir devant le tabernacle confier à Jésus ce qui nous préoccupe ? Il est notre Dieu, il sait tout, il comprend tout... et il ne nous reprochera jamais de venir lui raconter nos vieilles histoires qui assomment les autres !
Même si nous restons près de lui dans notre misère, il a pitié de nous et il saura se servir de notre prière pour rayonner. Peu à peu, il nous fera comprendre que l’important est de rester près de lui pour tout le village, pour toute la paroisse ; il nous apprendra que c’est par notre pauvreté que nous devenons le plus ses adorateurs.
Notre adoration ne doit pas connaître d’obstacle. Il ne faut surtout pas dire : « Moi, je ne peux pas être un adorateur ; il est si difficile de trouver une église ouverte ». Sachez que Jésus vient à vous par la communion. Par elle, vous devenez son temple, son tabernacle. Si vous vivez toute votre journée en lien avec la communion que vous avez faite, vous portez Jésus partout où vous allez. Si votre milieu de travail est plutôt hostile à Jésus, si vous êtes peut-être la seule personne à avoir communié le matin, vous y êtes d’autant plus nécessaire. Vous êtes comme Charles de Foucauld, qui avait voulu établir le tabernacle en un endroit où Jésus était tout à fait absent jusque-là. N’importe où, tout peut être changé par le fait d’une personne qui a communié. Celle-ci sent que Dieu lui demande peut-être de mener dans son travail une vie très rude, d’accepter une vraie solitude du cœur, mais c’est pour elle une grande consolation de savoir qu’elle porte la présence de Jésus, que, d’une certaine manière, elle donne Jésus.
Un foyer de feu
Il faut demander la grâce d’être ces adorateurs qui s’efforcent sans cesse d’avoir, avec Jésus, un cœur semblable à celui de Marie dès le moment de l’Annonciation. Mais, pour que cette prière d’adoration prenne toute son amplitude, il faut aussi que cette présence soit pénétrante, irradiante.
Prenons une comparaison très prosaïque, mais éclairante : une fois branché, un radiateur à huile peut continuer des heures durant à rayonner de la chaleur. Notre monde a surtout besoin de chaleur. Pour ce qui est de la lumière de la foi, la plupart de nos contemporains voient encore de temps en temps des églises à la télévision, mais il leur manque le Saint-Esprit au plus intime de leur cœur pour leur donner de saisir le sens de ce qu’ils voient. Ce qui fait le plus défaut à notre monde, c’est ce feu de l’Esprit Saint. Or il faut savoir que, lorsque nous recevons l’Eucharistie, nous portons ce feu en nous.
Nous devons donc être ces adorateurs qui ont le souci de se laisser pénétrer par Jésus, par le feu de l’Esprit Saint. Notre adoration doit être pénétrante et irradiante. Elle peut même aller jusqu’à faire de nous des hosties, agneaux immolés comme l’a été Marie, comme l’a été Jésus dès qu’il est entré dans ce monde. Le cœur de Jésus a été immolé, offert au Père dès le début ; le sacrifice de la croix l’a manifesté extérieurement, il a actualisé dans le corps de Jésus ce qui existait dans son cœur dès le premier instant de son incarnation.
Dès qu’il se trouve, dans une paroisse, des adorateurs, de vrais adorateurs, formés par Jésus, alors il y a une source, un point d’eau. Il y a un point de chaleur, un foyer. Vous pouvez avoir une chorale, un groupe d’animateurs de cérémonies, une équipe de catéchistes, tant qu’il n’y a pas d’adorateurs, il n’y a pas de foyer. Or Jésus veut que, dans son Église, se revive de plus en plus le mystère de Marie, qu’il y ait partout de petits foyers intimes où il puisse donner son Cœur. Il veut que tout commence par son Cœur.
Les petits enfants et les vieillards
Il m’est arrivé bien souvent de remplacer le curé dans notre secteur et d’aller dans de nombreux villages. Partout il se trouvait toujours au moins deux ou trois personnes capables d’être adoratrices. Mais on peut dire que ce sont les tout petits enfants et les vieillards qui sont appelés d’une façon spéciale à cette mission.
Les petits enfants saisissent très vite par le cœur ce qu’est l’adoration. Il suffit de les amener tout près du tabernacle, de leur dire que Jésus est là, et ils le croient. Ils peuvent être merveilleusement préparés à leur première communion par la prière et par la prière d’adoration. Certes, on peut essayer de leur faire apprendre les mystères de notre religion de façon intellectuelle, mais il y a une méthode bien meilleure : en récitant le rosaire, tout près de Jésus, ils peuvent connaître les différents événements de sa vie et être formés par lui.
Et je dirais que les vieillards sont plus encore des adorateurs. C’est leur rôle ! Quand je suis arrivé comme prêtre dans ce petit village qui n’avait pas d’église, la personne qui m’a reçu avec le plus d’émotion était la vieille madame Bertrand ; elle avait plus de 90 ans. Elle m’a dit : « Quand j’étais jeune, je communiais tous les jours ; maintenant qu’il n’y a plus de messe dans le village, je ne pouvais plus recevoir Jésus, mais voilà que le bon Dieu vous envoie pour me préparer à ma mort ! » De fait, elle est venue à la messe tous les jours et le bon Dieu a permis que je récite le chapelet tout près d’elle au moment où il est venu la reprendre.
Ce sont des personnes comme elle qui attendent ces nouveaux lieux d’adoration, des vieillards, des tout-petits, des « pauvres en esprit », pauvres parce qu’ils ne sont pas capables de faire grand-chose au plan de l’efficacité : ils jouent le rôle d’inspirateurs cachés. Mais ayez pitié des petits enfants et des vieillards ! S’il n’y a pas quelques personnes un peu solides pour les accompagner dans cette œuvre de l’adoration, ils ne pourront rien faire tout seuls... Et c’est pourtant avant tout par ce moyen de l’adoration qu’on renouvellera les paroisses, le plus vite possible.
Les ouvriers de la onzième heure
À côté de l’adoration, il y a la communion aux malades. Il suffit d’une ou deux personnes ayant le souci de visiter les malades de la paroisse pour que tout soit changé. C’est bien là encore le rôle des laïcs : eux savent mieux que le prêtre les événements qui touchent leurs voisins, ils peuvent les approcher tout naturellement, sans les effaroucher. Beaucoup de personnes ont encore un fond religieux, mais elles ne veulent pas trop l’avouer. Quand la souffrance ou la maladie les touche gravement, elles ne demandent finalement pas mieux que de se réconcilier avec Dieu. Il suffit simplement de le leur proposer.
Au regard de Dieu, ce sont les derniers mois de la vie qui sont les plus importants. C’est comme pour la vigne : les fruits mûrissent au maximum durant les dernières semaines, les derniers jours, et la qualité du vin dépendra de ce dernier temps, décisif pour la vendange. Quand il s’agit de « la vigne du Seigneur », c’est encore plus vrai. Il est tellement regrettable de dire : « on meurt comme on a vécu ». C’est oublier que le temps de la mort est un temps de miséricorde. Ces gens qui ont passé toute leur vie loin de Dieu, pris par toutes sortes d’activités, le Seigneur veut se servir de leurs souffrances, de leur maladie, pour les ramener doucement à lui et les convertir. C’est tout le sens des ouvriers de la onzième heure.
La mort est un des éléments les plus providentiels de la vie de l’homme : la mort des siens, sa propre mort... L’attitude de l’homme face à la mort est peut-être l’élément le plus existentiel de sa vie. À ce point de vue, notre époque paraît redoutable, mais elle bénéficie aussi d’une grâce extraordinaire, car il n’y a jamais eu autant de vieillards, l’homme n’a jamais autant vécu ce qu’est la mort sous tous ses aspects. Il faut prendre cela avec réalisme et voir que le chrétien doit le vivre profondément et aider ses proches à réaliser ce passage.
L’œuvre de Jésus et de l’Esprit Saint
Le renouvellement des paroisses ne peut être réalisé que par l’Esprit Saint. C’est l’œuvre de Jésus. Dans la logique divine, c’est Jésus qui est la « base » de ces communautés de base. Il est la source. Il vient nous donner sa présence dans le sacrement de l’Eucharistie ; or nous savons que les premières grâces par lesquelles le Saint-Esprit se manifeste en nous, ce sont les grâces de présence.
C’est bien la plénitude du Saint-Esprit que Jésus vient nous apporter. Au baptême, à la confirmation et dans les autres sacrements, nous recevons certaines grâces du Saint-Esprit, mais c’est dans l’Eucharistie qu’est donnée cette plénitude du Saint-Esprit qui était en Jésus, dans son humanité sainte. Cette plénitude était aussi en Marie et elle a permis que l’Église, en Marie, naisse à la Pentecôte une et sainte.
Alors nous pouvons être très pauvres, très misérables, mais avec lui, nous pouvons être tout de suite les artisans de cette Église qui est une, sainte, catholique et apostolique. Chaque fois que, d’une manière ou d’une autre, nous pouvons nous approcher davantage de l’Eucharistie, faisons-le pour l’Église. C’est le meilleur moyen d’être comblés nous-mêmes car, dans l’Eucharistie, Jésus nous donne tout. Il ne peut pas nous donner son Corps et son Sang simplement pour une fonction, comme il donne ses charismes. S’il nous donne son Corps et son Sang, c’est pour nous montrer que nous sommes nous aussi appelés à être, comme Marie, des enfants bien-aimés invités à entrer dans tout son mystère. Il ne veut pas se donner à nous simplement en partage, mais tout entier.
Ce qu’il y a de plus merveilleux encore, c’est que nous pouvons vivre cela en apôtres. Dans la mesure où nous communions et adorons pour toute la paroisse, nous sommes apôtres. Et nous pouvons l’être bien plus profondément encore quand nous laissons Jésus nous unir à ses souffrances et à sa croix. C’est quand notre adoration se prolonge dans le sacrifice qu’elle est toute modelée sur l’Eucharistie, qu’elle trouve sa véritable fécondité apostolique.
Peuple de Dieu en marche et famille
L’Église est en même temps peuple de Dieu en marche et famille. Le Concile a mis en avant l’aspect du peuple de Dieu en marche. Nos évêques et le Pape insistent toujours sur le fait que l’Église n’est pas appelée à rester enfermée sur elle-même. Au contraire, plus cette Église est méconnue, plus, à mon avis, elle doit être missionnaire. Plus on veut l’enfermer, plus l’Esprit Saint, lui, veut se servir des pauvres pour l’étendre partout. Et cela joue aussi à l’échelle de la paroisse : celle-ci n’est pas simplement une petite famille, c’est une portion du peuple de Dieu en marche.
Hélas, il n’y a pas, en France, beaucoup de paroisses où tout le monde pratique. Cela existait peut-être encore il y a quelques années, mais certainement plus maintenant. Il nous faut donc nécessairement, me semble-t-il, entrer dans la logique de la Pentecôte : ne pas commencer par nous préoccuper des quelques fidèles qui restent encore, en dissociant peuple de Dieu en marche et famille, mais voir que tous sont appelés à entrer dans la famille de Dieu et font partie de son peuple. Nous reviendrons ci-dessous sur cet aspect missionnaire.
La famille des sans famille
La nouvelle paroisse que l’Esprit Saint semble vouloir susciter apporte essentiellement une famille à ceux qui n’en ont pas ou qui vivent dans des situations familiales très douloureuses. Elle est d’abord une famille pour ceux qui souffrent de ne pas en avoir, pour ceux aussi qui, ayant une famille, y rencontrent tellement de difficultés que celle-ci leur est un poids plus qu’une aide : ils ont donc besoin de trouver ailleurs un ressourcement. C’est bien ce que Jésus semble attendre de la paroisse.
Il est extrêmement doux de voir qu’à Noël les premiers qui soient venus adorer l’Enfant Jésus sont les bergers. Ce n’est pas comme Juifs faisant partie du peuple de Dieu qu’ils sont venus. Pauvres nomades, ils représentent bien les gens sans famille. Ce sont les plus pauvres que Jésus appelle d’abord, ces nouveaux pauvres de l’Évangile : ce ne sont pas seulement ceux qui manquent de ressources matérielles, mais aussi ceux dont le cœur souffre, ceux qui n’ont ni famille ni peuple, ceux qui se sentent perdus...
Ce point est très important. Ce genre de pauvreté venant de l’absence de liens familiaux peut donner une liberté plus grande pour le Royaume, plus de docilité aux invitations du Saint-Esprit. On voit, par exemple, dans les Actes tel apôtre, empêché d’évangéliser dans un endroit, se rendre dans un autre. Et une nouvelle Église est fondée... C’est toujours l’esprit de l’Église !
Une paroisse missionnaire
Si cette paroisse est celle des pauvres et non pas d’abord celle des nantis, des intellectuels, des « bourgeois » et des bonnes familles, si le prêtre et les adorateurs qui l’animent sentent la nécessité d’être d’abord accueillants à ces plus pauvres, la paroisse sera nécessairement missionnaire. Il n’y aura pas besoin de chercher à l’être, cela se fera naturellement. La véritable adoration ouvre, elle est rayonnante et accueillante. Ceux qui laissent Jésus les transformer et les instruire par l’adoration sont aussi ceux qui ont le plus le sens de la mission.
C’est un fait : le pauvre qui a souffert de sa pauvreté et qui revient à Jésus devient nécessairement apôtre et missionnaire. Pensez à l’exemple de Zachée, de la Samaritaine et de tant d’autres ! Toujours, dans l’Église, les meilleurs témoins de Jésus Sauveur sont les convertis. Ils ont une flamme qui manque souvent aux « fidèles ». Quand une paroisse est ouverte aux personnes en recherche, quand elle considère comme une très grande grâce de les avoir en son sein, alors cette paroisse est vivante et rayonnante.
De fait, dans le monde, ce sont toujours les pauvres qui ont été à l’origine des émigrations et des mouvements. Les nantis souhaitent conserver leur domaine, ils sont naturellement conservateurs. Les pauvres, eux, ont toujours besoin d’aller ailleurs, de chercher autre chose ; ils sont comme tous les nomades, comme tous ceux qui sont obligés de quitter leur pays parce qu’ils sont expulsés, exploités, sans travail. C’est bien eux qui sont à l’origine des révolutions ou des progrès intérieurs.
La paroisse est le lieu de prédilection pour l’accueil de ces pauvres que sont les étrangers. Elle est missionnaire aussi en ce sens. A notre époque, où il y a un tel brassage de population à tous points de vue, la paroisse, parce qu’elle est réunie autour de Jésus, peut permettre de se retrouver à ceux qui n’ont pas de famille ou sont de familles différentes : pensez au nombre de Portugais, Polonais, Cambodgiens, Pakistanais et autres qui peuvent se trouver dans le moindre village de France, pour ne rien dire des grandes villes. Tous peuvent y découvrir ensemble qu’ils ont le même Père. Tout naturellement, la paroisse, comme petite cellule de base, devient une famille de pauvres et garde en même temps sa dimension missionnaire de peuple de Dieu en marche.
Le lieu de vie des sacrements
La paroisse demande nécessairement la présence d’un prêtre. L’Eucharistie requiert toujours un père, même s’il ne peut résider à demeure. Le prêtre est père en ce sens qu’il donne Jésus et qu’il donne les sacrements. Il tient la place de Jésus et, par là, celle du Père et de l’Esprit Saint.
Mais la paroisse, précisément parce qu’elle est ce lieu où sont donnés les sacrements, implique aussi toute une variété de personnes. Pour saint Thomas d’Aquin, la sainte prédication ne requiert pas un auditoire spécialisé. Au contraire, elle s’adresse à la fois à des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des enfants, des intellectuels et des manuels, des gens de tous les milieux ; cela forme comme un microcosme ecclésial. C’est bien le cas de la paroisse comme telle, à la différence des mouvements ou des communautés, qui constituent en quelque sorte des publics spécialisés.
La paroisse est le lieu où l’on se retrouve autour de l’Eucharistie, l’endroit où, grâce à cette diversité, on peut tout de suite vivre le mystère de l’Église. Les sacrements concernent les divers événements de la vie : la naissance, le mariage, la maladie, la mort... La paroisse exige qu’on vive tous les mystères de l’Église et de ses différentes vocations : il est bon qu’à côté des mariages on puisse aussi participer à des ordinations. Il est bon que les uns et les autres s’entraînent dans une sorte d’émulation et dans la participation aux grâces différentes qui leur sont données.
Les conversions et les baptêmes d’adultes sont une source très particulière de grâce pour une paroisse. C’est par là qu’elle se renouvelle le plus. Il suffit déjà de voir le rôle que la naissance d’un enfant joue dans une famille : bien plus que n’importe quel autre événement, elle lui communique un dynamisme extraordinaire, qui modifie nécessairement beaucoup de choses. C’est encore plus vrai dans le cas du sacrement de baptême : il apporte chaque fois une grâce immense à la paroisse où il est célébré : cela dépasse toutes les fêtes que l’on pourrait inventer. C’est une fête, mais une fête pour l’éternité. C’est l’entrée dans la vie éternelle, capitale pour la vie entière du baptisé, mais aussi pour tous ceux qui y participent en prenant au sérieux leur christianisme.
La mort est aussi l’occasion d’un vrai passage de Dieu. Une famille éprouvée par un deuil a tant besoin d’un témoignage sur l’éternité, les cœurs sont comme préparés, ouverts, labourés par la douleur ; n’est-ce pas un moment providentiel pour leur parler de Dieu ?
La liturgie
Une catéchèse merveilleuse peut également se faire par le moyen de la liturgie. Dans une paroisse, les grandes fêtes, ce sont celles de l’Église. Et celle-ci a un sens extraordinaire de la fête. On peut dire que, tout au long de l’année, on va de fête en fête. Et cela donne à la fête son vrai sens, celui que l’Esprit Saint souhaite qu’on lui donne, car il veut l’inspirer et l’animer.
C’est par là que l’on voit comment la paroisse est bien la cellule de base de l’Église. C’est en elle que nous trouvons le mieux réalisé ce qui est tout de suite né à la Pentecôte : dans l’Esprit Saint, un rassemblement où chaque personne est parfaitement à l’aise. C’est cela que nos contemporains ont un tel besoin de retrouver : un lieu où ils puissent se ressourcer, eux et leurs enfants avec eux, un lieu où ils puissent redécouvrir le vrai sens du peuple : non pas la masse, mais le peuple, le peuple de Dieu dans son mystère, peuple et famille tout ensemble.
La liturgie donne à la vie un nouveau style, une nouvelle beauté. C’est évident : lorsqu’on s’unit quelque peu à la vie de l’Église, on est capable de tirer un énorme profit de tous les trésors qu’elle offre aux fidèles. Il y a une telle beauté dans les offices de l’Église ! Il est certain que ce peut être une source de grâce pour tous ceux qui ont l’humilité de se laisser former et éduquer par la beauté d’une liturgie en lien avec la nature telle que Dieu l’a créée, comme une école de foi et d’espérance.
Mais la vraie splendeur de la liturgie vient d’ailleurs : c’est le sacrifice de l’Eucharistie, qui est au centre de toute cérémonie. C’est lui qui donne finalement à la fête son vrai sens, celui qu’il faut aussi donner à notre vie. Tout doit être centré sur le sacrifice de Jésus. C’est une grâce qui réapparaît chez les jeunes ; on la retrouve aussi dans les grands rassemblements, messes internationales de Lourdes, sessions d’Ars ou de Paray-le-Monial... On sent que les gens ont soif de célébrations réelles, centrées sur l’Eucharistie.
La paroisse doit retrouver ce sens des célébrations eucharistiques : pas de purs symboles, mais le mystère même du sacrifice de Jésus qui nous est donné à nouveau. Le sacrifice révèle tout le sens d’une beauté dont le vrai rayonnement provient de l’intérieur : beauté invisible, bien plus grande que toutes les splendeurs terrestres, beauté liée à l’amour. L’amour a toujours besoin de beauté, mais il ne se contente pas de celle qui est extérieure, il appelle une beauté plus profonde, invisible, cachée.
Le sacrifice est au centre de l’Église de Jésus, il donne sens à toute la liturgie de notre vie, avec ses lieux et ses temps. C’est d’une extrême importance à notre époque, car notre monde en a besoin, lui qui se sécularise de plus en plus et souffre de sa sécularisation. Il a besoin de trouver des fêtes divines.
Un milieu pour le cœur
Nous vivons à une époque où se fait très fort sentir le besoin d’un complément à la société, même d’un point de vue humain. Le drame, si l’on considère la société uniquement d’un point de vue moral ou philosophique, c’est qu’elle ne fournit pas à l’homme de finalité profonde. On essayera d’inventer des fêtes, des jeux de toutes sortes pour la rendre un peu plus agréable, mais cela reste tellement superficiel ! On admettra des loisirs, on aura même un ministère de la culture et des loisirs, mais on en reste au fond à la vieille conception des anciens : « du pain et des jeux ». Or, cela ne mobilise en aucune façon ; si tout le travail humain doit uniquement aboutir à pareille civilisation, il apparaît vain, et la vieillesse, une absurdité.
Mais, si l’on se met au point de vue de la vie divine et des sacrements, tout change. En un temps où les grandes cités et même les petites communes deviennent de plus en plus complexes et administratives, les hommes sentent le besoin d’un milieu pour le cœur, et aussi pour l’esprit : un milieu qui leur permette de découvrir comment Dieu a constitué notre univers comme une école de foi et d’espérance. La paroisse a ce rôle : c’est bien elle qui doit être cette école du cœur et de l’esprit. Elle doit l’être pour les petits enfants qui se préparent à la communion ; elle doit l’être pour les adolescents, car ceux-ci ont grand besoin, à côté de l’enseignement technique du lycée, d’une véritable espérance offerte à leur générosité naturelle. Mais surtout, la paroisse devra donner aux retraités et aux vieillards, plus nombreux que jamais à notre époque, le milieu qui puisse les préparer au ciel.
La création de petites unités
Dans les Actes, on voit que les apôtres ont très vite senti que ce n’était pas à eux de servir aux tables, de s’occuper des affaires financières... Ils avaient une autre mission : proclamer la parole de Dieu, baptiser, donner les sacrements. Actuellement surtout, on se rend mieux compte combien des paroisses nouvelles sont nécessaires pour que la famille chrétienne et les adorateurs grandissent et se développent auprès de la présence de Jésus. Il faut donc demander avec force à Dieu cette grâce d’une nouvelle conception de la paroisse. Qu’il éclaire les évêques, les prêtres, les instituts religieux et leur fasse comprendre ce qu’un saint Louis-Marie Grignion de Montfort, un Monsieur Olier ont ressenti avec une telle force comme un urgent besoin : ces pauvres, ces petits, ces vieillards, on ne peut pas les abandonner, ce sont eux que Jésus aime surtout ! Pourquoi ne pas établir de petites unités, de petites institutions autour d’eux ? On sait que, pour des raisons financières, le gouvernement n’est pas favorable aux grands hôpitaux. Mais il ne demande pas mieux que d’encourager de petites unités pour les vieillards... C’est là le premier travail de l’Église.
Le mystère de l’Incarnation consiste en ceci : ce sont les souffrances, les angoisses qui nous unissent le plus à Jésus, elles sont le moyen dont il se sert le plus pour nous amener à lui et nous faire progresser. Il est donc naturel, pour les laïcs chrétiens tout donnés au service de Dieu, de chercher ce qui pourrait se réaliser en fait de petites fondations pour les pauvres ou les vieillards. Par exemple, une personne a quelques ressources et désire rester dans sa maison durant la dernière phase de sa vie, pourquoi n’essayerait-elle pas de constituer chez elle une petite fondation qui permette à deux ou trois vieilles personnes de finir leur vie et de mourir tout près de la présence de Jésus ?
L’Église a besoin de tels adorateurs. Et il faut être très réaliste : il n’y a jamais eu autant de vieillards et de personnes à la retraite, c’est un phénomène de plus en plus marqué à notre époque. Du point de vue de Dieu, c’est un âge d’or, car c’est l’âge des dépouillements, des sacrifices, l’âge auquel on peut faire son purgatoire sur la terre. Et c’est en même temps une époque où notre monde a plus que jamais besoin de contemplatifs, de ces adorateurs qui laissent Jésus les purifier de plus en plus...
En guise de conclusion
Notre époque vit sûrement une intervention très marquée du Saint-Esprit au plan œcuménique, mais il n’est pas donné à tout le monde de contribuer directement à rapprocher juifs, protestants, catholiques... On peut prier à cette intention, mais on n’est pas appelé à l’action effective. En même temps, on devine qu’une civilisation de l’amour est en train de naître, mais on se sent terriblement démuni pour la mettre en œuvre.
Cependant, chacun peut immédiatement contribuer à ce que sa paroisse, sa petite communauté soit plus adoratrice. Tout le monde peut avoir le souci que Jésus, dans son Eucharistie, soit davantage au centre et qu’il rayonne... Chaque personne peut contribuer à ce que sa paroisse soit davantage une famille pour ces nouveaux pauvres, de plus en plus nombreux, qui ne peuvent trouver la vraie consolation de leur cœur qu’auprès de Jésus et dans cette famille fraternelle qu’est l’Église.
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