L’autre aspect de la conversion de saint Augustin
Luc Verheijen, o.s.a.
N°1986-5 • Septembre 1986
| P. 273-285 |
L’année 1986 célèbre le quinzième centenaire de la conversion de saint Augustin. Mais – cela est moins connu – c’est aussi l’anniversaire de la naissance d’un projet de vie consacrée qu’Augustin voulut mener avec quelques amis dès la réception du baptême. Aujourd’hui encore de nombreux disciples s’inspirent de son exemple et de sa Règle. C’est ce que nous rappelle le Père Verheijen : il décrit à larges traits l’histoire de « l’autre aspect » de cette conversion, l’esprit de cette Règle et son influence sur la vie consacrée au cours des siècles.
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Une vie
La conversion de saint Augustin, dont nous célébrons le seizième centenaire, a eu un double aspect. Comme on le sait, Augustin, après de longs errements, s’est converti en 386 et a demandé le baptême à l’évêque de Milan. C’est à l’occasion des fêtes pascales en 387 qu’Augustin a été baptisé de la main d’Ambroise, en compagnie de son ami Alypius et de son fils Adéodatus. Cette entrée d’Augustin dans l’Église catholique était en réalité un retour à la foi de sa toute première enfance. Il dit lui-même qu’il a reçu très tôt « le sacrement du sel », c’est-à-dire qu’il a été incorporé parmi les catéchumènes. Il raconte dans ses Confessions comment « le nom du Christ, mon Sauveur, ton Fils, mon cœur d’enfant l’avait déjà bu pieusement dans le lait de ma mère, et il le gardait au fond, et sans ce nom nulle œuvre, fût-elle littéraire et bien soignée et pleine de vérité, ne me ravissait entièrement ». Malgré ses errements, Augustin n’a jamais entièrement perdu contact avec le nom du Christ de Monique, sa mère. Sa conversion fut un retour. Catéchumène de nom depuis toujours, il le devenait maintenant réellement et allait être baptisé à Pâques.
Mais ce n’était là qu’un des aspects de sa conversion. Il s’est converti à l’Église catholique, mais aussi à un projet de vie monastique qu’il est allé réaliser dans son pays natal, à Thagaste d’abord et surtout à Hippone. Ces deux villes étaient situées en Numidie, dans la partie orientale de l’Algérie actuelle.
Ce second aspect de la conversion d’Augustin est relativement peu connu du grand public. Mais pour ceux et celles qui voient en saint Augustin, après le Christ bien entendu, le guide par excellence de leur vie consacrée, le centenaire de sa conversion à l’Église catholique est aussi le centenaire de la naissance d’un projet qu’ils assument encore maintenant en très grand nombre et avec une profonde reconnaissance.
Après avoir surmonté ses doutes et ses hésitations, Augustin se trouvait un jour, en 386, à Milan dans un jardin ; inopinément, mais la préparation avait été longue, il a enfin osé dire « oui », non plus intellectuellement, mais viscéralement, si j’ose dire. Il est alors allé voir sa mère Monique, en compagnie de son ami Alypius, et lui a raconté ce qui venait de se passer. Il allait enfin entrer dans l’Église catholique, comme sa mère le demandait depuis si longtemps dans la prière, avec larmes et gémissements ; mais cette vie de chrétien, il voulait la mener dans le cadre de ce que nous appelons maintenant une vie religieuse, une vie monastique, une vie consacrée.
Voici comment Augustin le raconte dans ses Confessions : « De là, nous allons chez ma mère, nous lui disons la chose ; la voilà en joie. Nous lui racontons comment cela s’est passé ; elle exulte, elle triomphe, et elle te bénissait, toi, Seigneur, qui possèdes la puissance de réaliser même au-delà de ce que nous demandons et concevons, car elle se voyait accorder, à elle, par toi, en moi, bien plus que ce qu’elle demandait tout le temps avec larmes et gémissements ». Elle avait demandé la conversion d’Augustin, son retour à la foi de son enfance et une bonne vie chrétienne.
Mais, dit Augustin, « toi, Seigneur, tu me convertis si bien à toi, que je ne recherchais plus ni épouse, ni rien de ce qu’on espère dans ce siècle... Tu changeas son deuil en joie, une joie beaucoup plus chère et plus pure que celle qu’elle attendait de petits-enfants nés de ma chair ».
Après avoir raconté ces moments inoubliables, Augustin se rappelle dans ses Confessions comment il s’est préparé au baptême, avec quelle profonde émotion il l’a reçu et a pris part aux célébrations liturgiques. Mais Augustin, son ami Alypius, un autre ami, Evodius, et son fils Adéodatus n’oubliaient pas qu’ils s’étaient fait baptiser avec un projet de vie monastique. Peu de temps après le baptême, ils se posèrent la question de savoir quel endroit conviendrait le mieux à leur projet : et ils retournèrent ensemble en Afrique. C’était en 387.
En 388, nous trouvons le petit groupe à Thagaste, dans la maison paternelle d’Augustin. Sans Monique : elle était morte en Italie avant de pouvoir s’embarquer pour l’Afrique. Avec ses amis et son fils, Augustin accomplit les premiers pas sur le chemin de la vie contemplative.
En 391, Augustin se trouve de passage à Hippone. Contre son attente, il y est ordonné prêtre. Il a fait valoir devant l’évêque d’Hippone qu’il ne pouvait pas devenir prêtre, étant donné que le sacerdoce, réellement exercé dans une Église locale, et la vie monastique étaient incompatibles. Mais l’évêque Valérius lui a cédé une partie du jardin de l’église, pour y construire un monastère : il pourrait ainsi y habiter et être en même temps au service de l’Église d’Hippone.
Peu d’années plus tard, Augustin, devenu « co-évêque », puis évêque « ordinaire » après la mort de Valérius, s’installe dans la demeure épiscopale. Mais il veut rester fidèle à son projet et transforme sa maison en monastère épiscopal, monastère de clercs, comme il l’appelle lui-même.
£A son exemple, sa propre sœur devient supérieure d’un monastère de femmes.
C’est à cela qu’aboutit « l’autre aspect » de la conversion d’Augustin.
Des écrits
Après sa conversion et son baptême, Augustin est donc rentré en Afrique, avec la décision d’y mener la vie monastique. Il ne pouvait pas soupçonner qu’il aurait à la combiner bientôt avec le sacerdoce, puis avec l’épiscopat.
Il nous a laissé une œuvre immense. Plusieurs de ses écrits sont particulièrement révélateurs de ses conceptions sur la vie consacrée. Une plaquette sur « le travail manuel des moines » défend celui-ci contre ceux qui prétendaient mener une vie exclusivement adonnée à la prière et à la lecture spirituelle. Un autre de ses traités présente « la virginité » (ou célibat consacré). Sa lettre 48 est fameuse : il s’y demande si un moine strictement contemplatif doit accepter ou même désirer le sacerdoce ou l’épiscopat effectivement exercés au service d’une Église locale. Les sermons 355 et 356 sont, eux aussi, très intéressants et révélateurs de la vie menée dans le monastère épiscopal de saint Augustin quelques années avant sa mort. Un prêtre de ce monastère était allé jusqu’à rédiger un vrai testament, alors qu’il ne pouvait rien posséder en propre.
Dans ce domaine, le document le plus instructif qu’Augustin nous ait laissé est sans aucun doute sa Règle. Là, il ne s’agit pas de problèmes plus ou moins ponctuels : il y donne un aperçu sur la vie religieuse dans son ensemble telle qu’il la concevait.
Sur l’origine et l’histoire de ce document, je viens de publier un article assez volumineux [1], ce qui me dispensera ici de précisions qui auraient surtout un intérêt historique et me permettra une autre approche de ce beau texte. Après vous avoir invités, en un premier temps, à savourer un certain nombre de passages, j’y reviendrai pour dégager le plan de cette Règle et découvrir la structure qui lui donne sa cohérence et son unité.
Après un très bref prologue, saint Augustin formule immédiatement la loi fondamentale de son monastère :
Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu. N’est-ce pas la raison même de votre rassemblement ? (I, 2).
Ensuite, il dessine immédiatement le cadre dans lequel cette unité doit se réaliser. Comme à Jérusalem après la première Pentecôte, c’est la mise en commun des biens :
Qu’on n’entende pas parler parmi vous de biens personnels, mais qu’au contraire tout vous soit commun (I, 3).
Mais cette mise en commun ne doit pas être dominée par un esprit égalitaire. La communauté monastique est un ensemble de personnes et non de robots ; chacun doit y être respecté dans sa particularité :
Votre frère prieur doit distribuer à chacun de vous de quoi se nourrir et se couvrir, non pas selon un principe égalitaire, puisque vos santés sont inégales, mais plutôt à chacun selon ses besoins. Vous lisez, en effet, dans les Actes des Apôtres : « Ils avaient tout en commun » (4,32), et : « On accordait à chacun en proportion de ses besoins personnels » (4,35) (I, 3).
Parmi les membres de la communauté, quelques-uns auparavant avaient été riches. Saint Augustin leur dit :
Qu’ils ne se vantent pas d’avoir apporté une partie de leurs biens pour faire vivre la communauté... l’orgueil... menace même les bonnes œuvres pour faire qu’elles dépérissent (I, 7).
Il ne fallait pas se tromper sur la nature des relations qui devaient exister entre les frères du monastère ; il ne s’agissait pas de n’importe quelle unité, mais celle-ci devait être fondée sur un respect religieux mutuel :
Vivez donc dans l’unité des cœurs et des âmes, et honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples (I, 8).
Sans trop nous soucier de leur ordre, voici encore un choix de passages :
Ne cherchez pas à plaire par vos vêtements, mais par ce que vous êtes intérieurement (IV, 1).
Soyez les uns pour les autres les gardiens de la pureté. De cette façon, Dieu, qui habite en chacun de vous, vous protégera aussi depuis ses demeures, c’est-à-dire par chacun de vous (IV, 6).
On dit... de la charité : « Elle ne recherche pas ses propres intérêts » (1 Co 13,5). Cela veut dire qu’elle fait passer les intérêts communs avant les intérêts personnels, et non pas les intérêts personnels avant les intérêts communs (V, 2).
Et pour cette raison, vous aurez la certitude d’avoir fait d’autant plus de progrès que vous aurez apporté plus de soin au bien commun qu’à vos intérêts personnels. Qu’ainsi l’usage indispensable de tous les biens passagers soit dominé par la charité qui demeure toute l’éternité (V, 2).
Parfois, même si ce n’est bon à rien, on croit que ce qui est agréable fera du bien (V, 5).
Quoique les deux soient nécessaires, (votre frère prieur) cherchera à gagner votre affection plutôt qu’à susciter votre crainte, (pensant toujours) au compte qu’il devra rendre de vous à Dieu (VII, 3)... Il se trouve parmi vous... à une place d’autant plus dangereuse qu’elle est plus élevée (VII, 4).
Si vous trouvez que vous observez ce qui se trouve écrit (dans cette Règle), remerciez le Seigneur, dispensateur de tout bien. Mais lorsque l’un d’entre vous constate qu’il est en défaut sur quelque point, qu’il regrette le passé et se tienne sur ses gardes pour l’avenir, priant que la faute lui soit pardonnée et qu’il ne soit pas induit en tentation (VIII, 2).
Ces paroles, qui concluent la Règle, seront aussi les dernières de notre florilège.
Une Règle
Après la présentation de ces extraits, nous voudrions relire en profondeur la Règle en fonction de sa structure.
On remarque, dans plusieurs opuscules de saint Augustin et dans nombre de livres de ses grands ouvrages, une structure en cinq « étapes », ou plutôt en trois plus deux : trois parties principales encadrées entre un prologue et un épilogue. Il est possible que cette division vaille pour l’ensemble de l’œuvre de saint Augustin, mais nous ne pouvons examiner ici cette question. Pour ce qui est de la Règle, en tout cas, la chose se vérifie.
Après un très bref prologue, vient la première partie (nous l’appellerons A) : c’est la partie fondamentale, elle dessine le cadre de tout ce qui va suivre. Vient ensuite la deuxième partie (B) : il s’agit d’un ensemble de précisions et d’applications des principes généraux exposés en A.
Entre cette partie B et un très bref épilogue, se trouve une troisième partie (C). On pourrait croire qu’il s’agit d’une simple conclusion, où l’auteur redirait, en quelques mots très simples, ce qu’il a longuement développé dans les deux premières parties. Il n’en est rien : cette partie C est un regard en arrière, englobant et approfondissant. Un regard englobant : celui d’un aigle qui embrasse l’essentiel. Un regard approfondissant : cet essentiel est repris en quelques termes vigoureux et percutants. Aussi cette partie C est-elle le passage le plus important de toute la pièce. L’auteur n’y dit pas des choses entièrement neuves, mais il pénètre jusqu’au fond de sa pensée. Comme on le dit familièrement, « il enfonce son clou ». Une bref épilogue termine enfin l’opuscule.
Reprenons ceci plus en détail.
Le Prologue de la Règle est extrêmement court, mais, dans sa brièveté, il est riche en renseignements. Augustin dit : « Voici ce que nous vous prescrivons d’observer dans le monastère » (I, 1). « Dans le monastère » : dès le début, nous savons donc que ce texte ne s’adresse pas de façon générale à n’importe quel groupe de chrétiens : l’auteur va parler à des moines (ou à des religieux, car l’opposition entre ces deux termes date d’une époque beaucoup plus récente) ; c’est donc à des moines qu’il va parler de leur vie spécifique. Ensuite, ce très bref prologue nous fait implicitement comprendre que l’auteur parle à des gens qu’il connaît bien et qui le connaissent bien. Dans une publication, on commence normalement par faire comprendre qui va parler, à qui il s’adresse et de quoi il va traiter. Dans un document d’intérêt privé, cela est superflu. Cette remarque a son importance. Actuellement, la Règle de saint Augustin est un « code de vie » pour des hommes et des femmes ; ceux-ci habitent les cinq continents ; ils sont de différentes races, de différentes couleurs. Il est bon qu’ils se rendent compte que saint Augustin ne parle directement à aucun de nous : il faut donc un peu de bon sens et un peu de sens historique pour se situer correctement par rapport à la Règle et pour éviter des interprétations qui oublieraient que ce texte, vieux de seize siècles, a été écrit dans une province de l’empire romain.
La première phrase de la partie A porte : « Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu » (I, 1). La même partie A se termine par ce qu’on appelle une inclusion, c’est-à-dire que l’auteur reprend les termes du début de son exposé, avec éventuellement quelques modifications significatives. Après avoir commencé : « Vivez... ayant une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu », l’auteur termine cette partie fondamentale de son texte en disant : « Vivez donc tous dans l’unité des âmes et des cœurs, et honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples » (I, 8). C’est la même idée, mais avec une modification intéressante : « tendus vers Dieu », verticalement, si j’ose dire, est redit ici d’une façon plus horizontale : « honorant les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples ». L’unité voulue par saint Augustin est donc fondée sur le respect religieux mutuel. La fin éclaire le début. L’inclusion a joué son rôle.
Entre les deux phrases citées, l’une initiale, l’autre finale, Augustin explique que cette unité respectueuse a pour moyen et pour cadre l’absence de toute possession personnelle dans cette maison.
La partie B va monnayer cette unanimité dans quelques chapitres de précisions et d’applications. Ils concernent la prière en commun, la table, les sorties, les relations avec les femmes, la médecine des péchés, les détails de la vie quotidienne, le pardon mutuel, les relations avec le frère prieur et la tâche de celui-ci. Nous avons présenté plus haut plusieurs morceaux choisis de cette deuxième partie du texte.
Nous arrivons à la partie C. Maintenant Augustin va parler globalement de tout ce qui précède et ira jusqu’au fond de son projet. Il le fait sous la forme d’une sorte de prière : « Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes – avec amour – comme des amants de la beauté spirituelle – répandant par votre vie la bonne odeur du Christ – non pas servilement, comme si nous étions encore sous la loi – mais librement, puisque nous sommes établis dans la grâce » (VIII, 1). Cette partie C est la seule où figure le nom du Christ, mais il se trouve là au sommet du texte.
Après cela, quelques mots de conclusion suffisent.
Un esprit
Saint Augustin nous a donc laissé sa Règle monastique, à nous ses disciples Augustins et Augustines. Mais il nous a aussi rendu le grand service de nous laisser une œuvre immense, si bien que, par des comparaisons avec d’autres de ses textes, nous pouvons mieux comprendre le sens de ses dispositions monastiques. Et cela est une situation particulièrement heureuse, étant donné que sa Règle est d’une densité extrême. Il faut donc la développer. Grâce aux textes parallèles des autres œuvres de saint Augustin, nous pouvons faire cela d’une façon objective et certifiée.
Prenons un exemple. La toute première chose que saint Augustin ait inculquée à ses frères est qu’ils devaient avoir une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu, ou tendus vers Dieu. Or que nous apprennent les textes parallèles ? Que, pour Augustin, l’Église est avant tout une fraternité universelle, s’inspirant de l’exemple décrit dans le quatrième chapitre des Actes des Apôtres, précisément avec l’emploi des termes « une seule âme », « un seul cœur ». Autrement dit, saint Augustin a voulu que ses frères se mettent ensemble dans un monastère pour vivre une fraternité qui, à ses yeux, n’est pas un trait exclusivement monastique, mais une caractéristique générale de l’Église. Les disciples de saint Augustin ne se mettent pas spécialement ensemble, par exemple, pour soigner la beauté du culte liturgique ou pour scruter la parole de Dieu. Cela ne veut pas dire qu’ils ne chanteront pas l’office divin ou qu’ils n’étudieront pas la Bible. La Règle est très claire à ce propos : ils doivent être assidus à prier aux heures et temps établis, et les oreilles des frères doivent avoir faim d’écouter la parole de Dieu. Mais, pour Augustin, la priorité ne se trouve pas là. Ce qu’il faut cultiver avant tout dans le monastère, d’après lui, c’est la fraternité, étant donné que la fraternité universelle doit être le trait essentiel de l’Église catholique.
Cela va nous permettre d’insister quelque peu sur la question de savoir où se trouve le caractère propre de la vie monastique ou religieuse à l’« école » de saint Augustin, et où il ne se trouve pas.
Parlons d’abord en général de ce genre spécial de vie qui s’appelle la vie monastique ou religieuse (encore une fois, je ne distingue pas ces deux termes puisque saint Augustin ne l’a jamais fait).
La vie monastique me paraît être un genre de vie où l’on accomplit uniquement des actions institutionnellement saintes. Par là, je ne dis nullement que tous les adeptes de la vie monastique, sans aucune exception, accomplissent toujours saintement ces actions saintes. Cela est une autre affaire. Le mot « saint » est ambivalent. Que faut-il comprendre par ces actions institutionnellement saintes ? En voici une liste, qui n’est certainement pas exhaustive : c’est dire l’office à des heures fixes, qui reviennent quotidiennement ; c’est assister tous les jours au sacrifice eucharistique ; c’est faire la méditation prescrite ; c’est réciter certaines prières, le rosaire par exemple ; c’est faire la lecture spirituelle, de la Bible en premier lieu. Et tout cela, après avoir accompli les fameux actes fondateurs, je veux dire : après avoir prononcé les trois vœux classiques. On pourrait objecter : oui, mais ces religieux doivent bien agir aussi comme tout le monde : ils doivent manger, boire, dormir. C’est vrai, mais ils ont des moyens institutionnels pour consacrer ces nécessités. Pendant les repas, ils écoutent la lecture de textes spirituels ; avant de se coucher, ils chantent Complies ; ils sont réveillés par « Allons louer le Seigneur » ou par des invocations analogues. On dira encore : oui, mais ces gens-là sont aussi des prêtres exerçant des ministères variés ; ou bien ils enseignent ; ou bien ils soignent des malades. Cela aussi est vrai, mais ces activités très louables s’ajoutent à la vie monastique proprement dite, elles ne la constituent pas. En elle-même, la vie monastique est un ensemble d’occupations institutionnellement saintes. Nous en avons donné une liste, qui n’a pas prétendu être exhaustive. Il s’agit d’un ensemble de « contenants », de « récipients », qui doivent être remplis d’un contenu qui, lui, n’est plus seulement institutionnellement saint, mais l’est moralement. Si cela ne se fait pas, l’institution est sauve, mais l’essentiel manque. C’est pourquoi Augustin dit, entre autres, dans sa Règle : pendant la psalmodie (institutionnelle), « que vive (réellement) dans votre cœur ce qui est formulé par vos lèvres » (III, 3).
Or, parmi ces choses institutionnellement saintes, on peut faire des choix, établir des priorités, sans négliger certaines autres ou leur ensemble. C’est l’une des raisons pour lesquelles les ordres religieux diffèrent entre eux.
Augustin, lui, ne met pas l’accent sur les récipients, les contenants. Il en reconnaît pleinement la valeur, mais n’en privilégie aucun. Pourtant, rien d’essentiel ne manque à sa Règle.
Il faut, me semble-t-il, dire que saint Augustin, dans le cadre de la vie consacrée, met l’accent non sur l’un ou l’autre des contenants, mais sur la sainteté qui doit les remplir ; chez lui, elle s’appelle amour, attitude généreuse. Mais tout n’est pas dit par là. À son « école », il faut non seulement remplir de sainte générosité des coutumes monastiques bonnes, il faut le faire ensemble. Là se situe la beauté de l’« école » de saint Augustin, mais aussi sa très grande difficulté. Pour Augustin, l’Église est avant tout une généreuse fraternité, pas la juxtaposition d’éventuelles individualités, pour excellentes, remarquables et vaillantes qu’elles puissent être. Et cela est une « école » spéciale, très exigeante.
Des disciples
Tout le monde sait que saint Augustin a exercé une influence considérable sur l’Église, notamment sur l’Église latine, et d’une façon plus générale sur le monde culturel de l’Occident.
Sans la moindre prétention d’être exhaustif, présentons une liste de personnages qui ont fortement subi cette influence. Commençons par le pape saint Grégoire le Grand, dans le domaine de la spiritualité ; Charlemagne, avec sa conception de la chrétienté ; à Paris les Victorins, tel Hugues de Saint-Victor ; saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin ; Gilles de Rome ; mon confrère Martin Luther ; les Jansénistes ; Bellelli et Berti ; Pascal ; beaucoup plus près de nous le cardinal Henri de Lubac. Je ne dis pas que saint Augustin se serait reconnu dans chacun des disciples. Je crois même qu’il aurait été en désaccord ouvert avec plus d’un parmi eux, malgré une parenté de pensée avec certains aspects de leurs théories.
Ce n’est pas sur ce genre de disciples que je voudrais insister dans les réflexions qui m’ont été demandées. Rappelons qu’en 386 Augustin s’est converti à l’Église catholique, mais aussi à un projet de vie monastique. Tel est l’aspect qui m’intéresse dans ces pages.
Dans le grand nombre d’hommes et de femmes qui pratiquent la vie consacrée, des milliers s’inspirent de la Règle de saint Augustin : c’est de ces disciples-là que je voudrais surtout parler.
À vrai dire, il faut immédiatement faire quelques distinctions.
Commençons par le cas de certaines religieuses. Pour faire bref, je dirais qu’il y a, par exemple, des religieuses qui soignent les malades et ont aussi la Règle de saint Augustin ; mais il y a également des religieuses qui ont la Règle de saint Augustin et soignent aussi les malades. Je pense que c’est là une nuance qui mérite d’être soulignée. Depuis quelques années toutefois, on peut constater chez les unes et les autres un véritable mouvement augustinien. Celles qui étaient d’abord des infirmières, par exemple, désirent, surtout depuis le dernier Concile, devenir avant tout des Augustines. Celles qui étaient déjà des Augustines assurées désirent approfondir leur appartenance au mouvement augustinien.
Chez les hommes, la situation est très variée. Tous ceux qui ont la Règle de saint Augustin ne se considèrent pas nécessairement comme des Augustins. C’est que leur référence première, après le Christ bien entendu, est un personnage religieux autre que saint Augustin. Je pense ici surtout à saint Dominique et aux Dominicains.
Pour y voir plus clair, il nous faut remonter aux origines de l’histoire de la Règle et de son influence.
Quand saint Augustin meurt en 430, sa ville épiscopale est assiégée par les Vandales. Peu après, ceux-ci s’en emparent et conquièrent toute l’Afrique du Nord. Une période de persécution religieuse commence alors dans cette région.
Dans ces circonstances, quel a été le sort de la Règle de saint Augustin ? Elle a tout d’abord été lue par d’autres fondateurs de monastères. Citons-en quelques-uns : saint Césaire d’Arles, saint Benoît de Nursie, Eugyppius de Lucullanum (près de Naples), Isidore de Séville. Tous ont rédigé leur propre règle monastique, mais en utilisant celles de leurs prédécesseurs, celle de saint Augustin notamment. Un bon connaisseur de la Règle de saint Augustin repère facilement son influence quand il lit, par exemple, la Règle de saint Benoît.
Mais la Règle de saint Augustin a encore exercé son rayonnement d’une autre façon. Les monastères du Haut Moyen Age possédaient souvent dans leur bibliothèque ce qu’on appelait un codex regularum, c’est-à-dire un recueil de règles monastiques. S’y trouvaient réunies la Règle de saint Benoît, celle de saint Césaire d’Arles, etc., mais aussi celle de saint Augustin.
Plus tard seulement s’est introduite une spécialisation plus stricte. On en est progressivement arrivé à la situation que nous connaissons aujourd’hui : un Bénédictin n’a que la Règle de saint Benoît, un Augustin, que celle de saint Augustin. Une forte « compartimentation » s’est introduite dans la vie monastique et religieuse. Dans l’histoire de celle-ci nous pouvons distinguer jusqu’ici trois périodes.
Il y a d’abord eu l’époque des abbayes surtout rurales : Bénédictins, Cisterciens... Cette période a connu une variante augustinienne, divisée d’ailleurs en plusieurs groupes. Je pense ici aux Chanoines réguliers de Saint-Augustin : Victorins, Norbertins et autres.
Aux XIIe et XIIIe siècles, s’ouvre une nouvelle période, celle des Ordres mendiants. C’est l’époque où naissent les Dominicains et les Franciscains. Ces nouveaux Ordres ont aussi connu leurs variantes augustiniennes : les Ermites de Saint-Augustin ou Grands Augustins (Ordre auquel j’appartiens) et aussi les Servîtes.
Au XVIe siècle, commence la période des associations sacerdotales : Jésuites, plus tard Rédemptoristes, Salésiens. Là encore, on retrouve une variante augustinienne : les Augustins de l’Assomption ou Assomptionnistes.
Ajoutons que ces trois groupes successifs se sont entourés de religieuses désirant vivre dans le même esprit que leurs frères. Par contre, les religieuses dont nous avons parlé ci-dessus sont généralement d’origine diocésaine.
Il est possible enfin que les groupes de religieux et de religieuses qui naissent actuellement auront aussi leurs variantes augustiniennes, mais on en reparlera à l’occasion du centenaire suivant.
159 rue de Javel
F-75015 PARIS, France
[1] « La Règle de saint Augustin. L’état actuel des questions », Augustiniana (Louvain), 35, 1985, 193-263.