Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Pauvreté communautaire et collective

José Maria Salaverri, s.m.

N°1986-4 Juillet 1986

| P. 209-232 |

Dans un premier article (Vie consacrée, 1986, 131-145) l’auteur, Supérieur général de la Société de Marie, a donné des suggestions pour vérifier comment nous vivons la pauvreté personnelle vingt ans après le Concile. La suite de cette lettre, que nous publions ici, analyse d’abord les questions qui se posent aujourd’hui à la communauté locale en ce qui concerne la manière de vivre la pauvreté en communauté. Puis J.M. Salaverri aborde une question difficile et relativement nouvelle « dans notre monde soumis à la technique et à un matérialisme pratique » : comment vivre la pauvreté au niveau d’une collectivité religieuse plus grande, province ou congrégation. Et il donne quelques critères évangéliques qui aident à opérer un discernement et à prendre des orientations dans les œuvres apostoliques.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Comment vivre la pauvreté dans la communauté locale ?

Pauvreté personnelle et pauvreté communautaire

Chaque Marianiste veut suivre le Christ sur le chemin de la pauvreté. Chacun d’entre nous s’est engagé librement envers lui. Mais la vie marianiste est essentiellement communautaire : « Nous choisissons de vivre en communauté », est-il dit dans notre Règle. Je dois donc vivre la pauvreté, là, dans ma maison, dans ma communauté, avec mes frères. Ils doivent m’aider à être fidèle et je dois contribuer à créer un climat qui favorise une vie simple et pauvre.

C’est là surtout qu’il faut s’efforcer de fournir un témoignage collectif de pauvreté et, au besoin, de l’exprimer sous des formes nouvelles [1]. À ce niveau surtout, la Société de Marie doit faire un sérieux effort : il faut que les communautés locales soient à même de satisfaire ce désir de pauvreté et de travail avec les pauvres dont sont animés tant de jeunes gens généreux.

Il est plus difficile de fournir des critères pour la pauvreté communautaire que pour la pauvreté personnelle. Le Père Chaminade lui-même ressentait cette difficulté : « La pauvreté du religieux est fixée, mais la pauvreté des communautés ? Mais la pauvreté de la Société [2] ? » Il faisait encore noter que « il ne suffit pas que la maison soit pauvre, il faut que les cœurs le soient ! » Mais il était encore davantage préoccupé par la situation opposée et « remarquait la distinction entre la pauvreté commune et la pauvreté individuelle : cette dernière cesse bientôt d’être observée quand la première ne l’est pas [3] ».

Effectivement il peut devenir héroïque pour un religieux de vivre pauvrement dans une communauté où règne l’abondance : « La Société entend subir comme corporation toutes les conséquences du vœu de pauvreté qui pèsent sur tous ses membres [4] ».

Là encore, le discernement est difficile, peut-être davantage que pour la pauvreté individuelle. Tous doivent se sentir responsables : le supérieur, l’économe et chaque religieux. Ici joue la relativité due au pays, au quartier, au type d’apostolat auquel se voue la communauté, ainsi qu’aux circonstances historiques. Concrètement nous avons été marqués par l’évolution socio-économique des pays où se trouve la majorité d’entre nous. Il est curieux de voir comme on s’adapte facilement à l’élévation du niveau de vie, sans presque s’en rendre compte [5]. Revenir en arrière n’est pas si facile, et pourtant il le faut.

Pour faire l’évaluation qui est proposée par ce chapitre sur la pauvreté communautaire et par le chapitre suivant sur la pauvreté de toute la Société, il faut avoir dans la tête deux questions. D’abord : comment vivre la pauvreté religieuse dans la société de consommation et d’abondance qui nous entoure ? Puis : comment notre condition de pauvres volontaires peut-elle favoriser la construction d’un monde plus juste et plus fraternel ?

La pauvreté aide à construire la communauté

Par deux fois la Règle parle d’austérité. « Nous adoptons un style de vie simple, voire austère ». « L’esprit de pauvreté... fait donner la préférence à ce qui est simple, voire austère ». J’ai attiré l’attention sur le mot austère. On discuta beaucoup au Chapitre Général de 1981 sur ce mot qui, pour certains, avait des résonances négatives. Il faisait peur. Finalement on l’adopta les deux fois, mais en l’introduisant par le mot voire (en anglais « even », « même ») qui remplit ici une fonction bien précise. Il indique une tendance, l’exigence d’essayer d’aller plus loin. C’est comme si l’on disait : à l’intérieur de la simplicité, on peut toujours progresser.

Le mot « austérité » suggère à beaucoup l’image de visages sévères et distants ; or rien n’est plus éloigné de la réalité. L’austérité est un facteur fondamental de la vie fraternelle :

L’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié.

Je crois que nous avons tous pu expérimenter dans la pratique ce qu’Ivan Illich dit en théorie. Quelle joie et quelle union communautaire nous avons ressenties dans des moments difficiles et dans la privation de bien des choses, par exemple en temps de guerre, de persécution, ou à la fondation d’une œuvre nouvelle presque sans aucun moyen ! Par contre, quelle désunion quand on a trop et qu’on voudrait encore davantage !

L’article 35 de la Règle exprime le désir que, dans nos communautés, se « manifestent toujours davantage les vertus caractéristiques de Marie, en particulier la foi, l’humilité, la simplicité et le sens de l’accueil ». Or ce sont là justement les traits typiques du pauvre.

Par ailleurs, l’article 50 nous dit : « Nous qui partageons le pain de la vie et la coupe du salut, nous formons un seul corps ». Il s’agit du pain humble et simple de l’Eucharistie, l’une des preuves les plus expressives de l’amour du Fils de Dieu qui, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous.

Notre union fraternelle se raffermit donc quand elle prend les traits de la pauvreté de Marie et quand elle partage la pauvreté mystique de Jésus dans l’Eucharistie.

La résidence, la maison de la communauté, revêt une grande importance pour la vie commune ; c’est dans cette maison que se reflète le mieux le témoignage de la pauvreté. C’est le milieu où se déroule la vie quotidienne des religieux. C’est là que les besoins élémentaires de la vie humaine trouvent leur réponse : besoins psychologiques d’intimité, vie vécue ensemble, appui mutuel ; besoins spirituels d’une vie consacrée au Seigneur. La résidence est donc le centre de la fidélité marianiste.

Notre Règle nous dit que « la communauté se contente d’un régime et d’un logement modestes ». On a beaucoup discuté pour savoir ce que doit être un logement modeste. On dit parfois que la résidence doit ressembler à celle d’une famille ordinaire. Mais nous ne sommes pas une famille ordinaire, composée d’un couple et de quelques enfants. Nous sommes tous des adultes, avec nos besoins d’adultes réunis au nom du Seigneur ; nous devons donc avoir d’abord une salle destinée à celui qui est le Maître de la maison et qui est comme le cœur de la communauté. On dit que nous devrions être comme tout le monde. Ce n’est pas là non plus un critère décisif ; une communauté religieuse se présente autrement et personne ne s’étonnera si, en certains cas, sa présence au monde ait à s’exprimer de manière qui lui soit propre et différente de celle de tout le monde. On dit qu’il est plus conforme à la pauvreté de vivre au sein de l’œuvre qu’on anime, pour manifester une plus grande disponibilité au service d’autrui ; cela dépend, dans chaque cas, du type d’œuvre et des possibilités qu’elle présente ; mais en général, il est préférable de séparer le lieu du travail du lieu de la résidence. On dit encore qu’il faut avoir une maison ouverte à tous ; il est certain qu’on doit faire preuve d’hospitalité, mais à condition que soit respectée l’intimité de la communauté ainsi que certains horaires de prière et de vie commune. Cela, sans oublier que le simple fait d’être ouverte ne fait pas forcément de la résidence religieuse la maison de tous. Si l’on n’y prend garde, la communauté peut être accaparée par quelques-uns tout en donnant l’illusion qu’elle est ouverte à tous.

C’est donc là un problème difficile qui ne sera jamais parfaitement résolu. Il s’agit de mettre ensemble trois éléments assez disparates : la pauvreté, la vie fraternelle et le témoignage visible. Je crois que c’est la charité et la mission qui permettront de préciser quelle sera la pauvreté concrète de la maison d’une communauté marianiste.

Selon les circonstances il faut trouver un équilibre entre deux extrêmes : une étroitesse qui risque de faire sombrer la vie commune et empêcher qu’on puisse atteindre la fin apostolique ; et un excès de bien-être qui risque d’endormir la générosité nécessaire à la vie spirituelle et à l’apostolat. Les exigences de la charité et de la mission forment le double critère à employer en la matière, avec humilité et simplicité [6].

Une caractéristique fondamentale de la Règle de 1983 consiste dans l’importance qu’elle accorde à la responsabilité partagée à tous les niveaux. La communauté élabore son projet communautaire, son budget et les vérifie périodiquement. Il y a là des occasions privilégiées pour maintenir vivant l’idéal de pauvreté communautaire et la sensibilité à toute pauvreté, proche ou lointaine.

L’élaboration d’un budget ne peut se réduire à un acte routinier et purement technique. On doit le faire à la lumière des critères de pauvreté et de solidarité. Il ne s’agit pas simplement de réajuster le budget précédent aux variations du coût de la vie. Ce serait trop facile et cela permettrait de se tranquilliser la conscience tout en sauvegardant son bien-être.

Ce pourrait également être l’occasion de céder à la tentation d’élever insensiblement le niveau des besoins communautaires. Or, la Règle nous demande clairement d’avoir à nous « garder de la tentation d’accumuler les richesses » et à lutter contre la tendance à la sécurité. Par contre l’élaboration du budget peut et doit être l’occasion d’exprimer dans les faits notre désir de suivre le Christ pauvre.

Quelques critères de la pauvreté communautaire

Il y a là un critère valable tant pour la communauté que pour les personnes. Bien que la pauvreté d’une communauté ne puisse être aussi rigoureuse que celle de chacune des personnes qui la composent, il faut veiller continuellement à ce que le régime soit simple.

Sous prétexte d’esprit de famille et de vie fraternelle on risque de multiplier les célébrations comportant des exigences excessives en nourriture et en boissons. La publicité et le gaspillage de notre société moderne tendent à nous convaincre qu’on ne peut créer une bonne ambiance fraternelle sans ceci ou cela, en particulier des alcools. Ce qu’on arrive alors à créer, c’est une dépendance vis-à-vis de besoins factices. Je n’ai jamais pu comprendre la nécessité d’avoir des réfrigérateurs pleins de boissons variées en vue de satisfaire une soif hypothétique, elle-même créée artificiellement. Aussi, devons-nous affirmer notre liberté et notre indépendance vis-à-vis de cette tendance à la consommation. Il faut savoir dire non.

Le principe suivant doit être observé en toute communauté : « De chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ! » La véritable égalité consiste à traiter différemment ce qui est différent ; cela exige sensibilité et délicatesse. La grande tentation qui nous guette est celle de l’égalitarisme sous prétexte de démocratie. Si l’on a besoin de plus, il faut avoir l’humilité de le demander pour soi sans chercher à imposer à tous l’augmentation du niveau général. Il y a aussi des gens qui se cachent derrière les autres ; par exemple dans ce que j’appelle le chantage au troisième âge : « Comme il y a ici des Frères âgés, nous avons besoin de... » Attention ! Les Frères âgés, peut-être ; tous les autres, non !

Une des tromperies de notre société consiste à faire croire que le nouveau est automatiquement meilleur, parce que c’est nouveau. « Tout nouveau, tout beau ! » On fait résider la bonté et la vérité dans la nouveauté. C’est le message implicite qui passe dans toute la publicité actuelle ; la conséquence, implicite, mais également efficace, sera que, pour être de mon temps, je dois posséder et utiliser telle ou telle chose et même je dois penser selon les idées nouvelles.

Il faut avoir une conscience critique qui ne se laisse pas endormir par la propagande. Que de choses on achète parce qu’elles semblent devoir faire baisser les dépenses et qui, à la longue, les font monter. Que de machines qui semblent faire économiser le temps finissent par le manger. La prolifération de ces nouveautés utiles et irremplaçables finit par faire perdre plus de temps et d’argent [7]. Un des résultats de ce processus est que l’attention qu’on accorde aux moyens finit par obscurcir peu à peu la perception des fins. Cela explique en partie la perte du sens de la vie dans le monde actuel.

Il faut considérer aussi un autre aspect, celui du témoignage de pauvreté. Un groupe de célibataires qui travaillent dur devient toujours mieux doté pour acquérir les dernières nouveautés de la technique, alors qu’une famille ordinaire ne pourrait pas se le permettre.

Le critère de discernement ne se trouve donc ni dans l’utilité immédiate, ni dans nos possibilités financières. Je propose par contre deux critères connexes. Le premier consisterait dans la réponse faite à la question suivante : étant donné nos buts de religieux, ceci est-il utile pour faire grandir la communion fraternelle, pour rendre gloire à Dieu et pour améliorer notre efficacité apostolique ? Puis on passera au second critère seulement dans le cas où la réponse à la question ci-dessus aura été clairement affirmative ; voici alors ce second critère : ne rien acquérir qui ne soit considéré comme ordinaire pour environ les deux tiers des gens. J’admets que c’est là un critère approximatif, mais il est objectif. Précisons, en passant, que ces critères sont applicables à la communauté ; ceux qui s’appliqueraient à l’œuvre ne sont pas nécessairement les mêmes.

Qu’une chose soit reçue gratuitement n’est jamais un critère de la pauvreté religieuse, et qu’une chose coûte peu ou même rien du tout n’est pas une raison pour l’accepter si elle n’est pas conforme à l’esprit de pauvreté.

Une communauté religieuse a toujours une fonction critique vis-à-vis du milieu où elle vit et cela requiert de se priver de certaines choses que les gens possèdent, ou de s’abstenir de certaines choses que les autres font. La bonne volonté, la générosité et l’affection de nos voisins tendent, lorsqu’ils nous font des cadeaux, à tranquilliser leur conscience, puisque ensuite ils peuvent dire : « Les religieux aussi font cela ! »

De plus en plus les religieux ont tendance à faire abstraction de l’aide extérieure pour satisfaire les besoins de la communauté, depuis la construction d’une résidence jusqu’à la préparation des repas. C’est une chose à favoriser, évidemment, mais pourvu que ce soit selon des critères religieux, car nous ne sommes pas dispensés pour autant d’éviter le luxe. Mais n’ayons pas des choses dont la possession exigerait de longues justifications.

La Règle mentionne ce mode de vie avec quelque insistance. Cela découle de ce que nous voulons suivre Jésus Christ, mais c’est également une réponse à un grave scandale actuel : « Dans un monde aux ressources limitées et où tant d’hommes manquent du nécessaire, il (le religieux) doit donner un témoignage manifeste en luttant contre l’insouciance et le gaspillage ».

Que recouvre ce « style de vie simple et responsable » ? Pour répondre à cette question je citerai une partie de l’introduction d’une brochure sur ce sujet, publié par notre Frère Philip Melcher, de la communauté « Emaus » de Callao, Pérou :

Ce style de vie implique que, dans notre vie quotidienne, nous utilisions nos ressources de manière à mettre en relief les valeurs suivantes : le respect des personnes, le respect du milieu ambiant, l’emploi frugal des ressources sans les épuiser, le partage désintéressé, la simplicité, etc. Ce style de vie s’étend à toutes les dimensions personnelles et communautaires de notre existence : repas, transports, mobilier, appareils divers, réserves, vêtements, lectures, repos et loisirs ainsi que l’emploi de l’énergie et des ressources naturelles.

Dans le monde, il y a de plus en plus de gens qui élèvent la voix en faveur d’un mode de vie simple. Ce qui équivaut à dire : l’important n’est pas le niveau de vie, mais la qualité de la vie. Nous devons nous réjouir de cette tendance, mais cela ne peut ni ne doit être la raison dernière de notre pauvreté religieuse.

Une communauté de personnes qui veulent suivre le Christ pauvre doit savoir rencontrer Jésus dans le pauvre. Elle doit rendre au Seigneur, dans la personne des nécessiteux, ce qu’elle en a reçu sans aucun mérite de sa part. Une communauté locale se trouve forcément située en tel endroit ; elle ne peut donc se désintéresser des situations sociales, plus ou moins rapprochées ou même lointaines.

En premier lieu, elle se doit de connaître ces situations sociales et « s’efforcer d’être au fait des réalités et des problèmes de son temps ». Puis elle doit s’en sentir solidaire « utilisant nos talents personnels pour participer avec eux (les pauvres) à la construction d’un monde plus juste et plus fraternel ». Quant au partage effectif, il est dit que tous les religieux « prévoient comment assurer un partage évangélique des ressources avec les pauvres et comment subvenir aux divers besoins de l’Église ».

Tout cela se révèle plus facile et se réalise plus spontanément dans une communauté insérée parmi les pauvres et où l’option préférentielle pour eux est plus naturelle. Cependant même si elle n’a pas la grâce de travailler directement avec les pauvres, toute communauté qui veut œuvrer au nom de Jésus et comme Jésus ne peut que se sentir effectivement solidaire des pauvretés du monde [8].

Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer les mille moyens d’y arriver. Qu’il me suffise de dire qu’une communauté ne peut demeurer en marge des appels de la hiérarchie locale ou des gouvernants, en certaines situations collectives déterminées, telles que celle du chômage, de l’économie de l’énergie, des catastrophes naturelles, etc. Quant à l’aumône – partager nos ressources propres avec les nécessiteux –, elle doit être généreuse et on doit la sentir. Il ne suffit pas de fixer une somme à distribuer, sans que cela affecte en rien notre vie tranquille. Le Père Chaminade écrivait à M. Clouzet pour l’encourager à apporter une aide considérable en raison de la situation précaire de la communauté :

Vous êtes étonné que je vous parle d’une telle générosité dans l’état de détresse où nous sommes ; mais je suis bien persuadé que l’aumône bien entendue n’a jamais appauvri personne ; j’ai connu même quelques personnes qui faisaient l’aumône plus abondamment lorsque elles étaient menacées de ruine et qui se relevaient en effet.

Précisons d’abord qu’il s’agit de communautés et non d’œuvres (collèges, paroisses...). On peut penser que c’est là une affirmation discutable, du moment que rien ne s’y oppose dans la législation canonique. Mais l’esprit de pauvreté est en jeu. Autoriser chaque communauté à posséder ses propres fonds de réserve, c’est ouvrir la porte aux inégalités et c’est institutionnaliser, à la longue, qu’il y ait dans une Province des communautés riches et des communautés pauvres ; des communautés qui peuvent se permettre certaines dépenses (car on arrive toujours à tout justifier) et des communautés arrivées au plus bas et qui n’ont même pas le nécessaire. C’est la Province qui doit posséder et administrer tout.

Chaque communauté, grâce au travail de ses membres, doit subvenir à ses dépenses ordinaires et contribuer aux dépenses communes, en remettant chaque année à la Province tout son excédent. Si la communauté a besoin de faire une dépense extraordinaire, elle devra, en temps voulu, en faire la demande au Conseil Provincial. Celui-ci étudiera la demande et l’approuvera s’il la juge justifiée et la financera sur le fonds commun provincial.

C’était la pratique et l’esprit du Père Chaminade :

Ce serait donner dans un autre excès, de chercher les intérêts d’une communauté avec une sollicitude qui tienne de la cupidité. Il est vrai que le bien commun est le prétexte dont on s’autorise ; mais l’empressement et l’ambitieuse inquiétude qui dirigent dans ces occasions les soins et les activités... tout cela est-il conforme à cet esprit de détachement et de pauvreté qui doit caractériser des âmes religieuses ?

Aussi le Fondateur exigeait-il que le surplus de toute maison de la Société soit destiné à faire fonctionner la maison centrale et le noviciat, ainsi que pour venir en aide à d’autres maisons plus pauvres, ou encore pour créer de nouveaux établissements. Il ajoutait : « En sorte que la Société entière puisse poursuivre l’objet de son institution ».

Il faut que chaque communauté puisse jouir des meilleures conditions pour pouvoir être pauvre et se sentir libre pour avancer sur le chemin de la pauvreté, stimulée qu’elle sera par la générosité de ses membres. « Par là-même espérons donner le témoignage de la confiance dans le Seigneur, de la primauté de son Royaume et de la valeur rédemptrice de la pauvreté évangélique ».

La pauvreté collective

Y a-t-il là un point de vue différent ?

On peut se demander si tout ce que nous avons dit à propos de la pauvreté personnelle et de la pauvreté de la communauté locale peut s’appliquer à une collectivité plus grande, c’est-à-dire, concrètement, à la Société entière, soit en son ensemble, soit en chacune de ses Provinces ; ou alors si, au contraire, on devrait tenir compte de critères différents.

Le Père Congar pose fort bien le problème, quoique à un niveau plus élevé :

Un corps social en tant que tel est lié à la nécessité de s’affirmer et de durer. Il lui est extrêmement difficile, peut-être même impossible, de pratiquer les attitudes évangéliques de pauvreté, d’oubli de soi, de non-résistance au persécuteur, d’humilité, de pénitence. Une collectivité en tant que telle, surtout si elle n’est pas restreinte et homogène, peut difficilement pratiquer les vertus personnelles et le Sermon sur la montagne.

La manière de situer la question peut sembler quelque peu pessimiste, ou réaliste, suivant l’angle sous lequel on la regarde. Dans une autre étude, parlant de l’Église – peuple de Dieu et réunion des fidèles – et en se limitant à la pauvreté, le même auteur dit : « L’Église comme telle ne peut rester étrangère aux exigences du comportement évangélique qui s’imposent à tout véritable disciple [9] ».

De nouveau nous voici confrontés à la relativité de cette fameuse pauvreté évangélique.

Il faut dissiper le malaise. Ne soyons pas naïfs : il ne s’agit pas, pour l’Église, de souhaiter le retour aux catacombes, ni de considérer comme idéal l’état de persécution, qui la réduit au silence. Il faut laisser à la providence de Dieu le soin de la conduire, quand il est nécessaire pour sa purification, à cette extrême pauvreté... L’Église a besoin de moyens, y compris de moyens financiers et techniques, pour remplir sa mission et répandre l’Évangile. Gageons que le Saint-Esprit ne la laisse pas habituellement manquer de ces instruments si elle prend lucidement le parti d’une plus grande pauvreté.

Le mot clef ici, est celui de mission. L’Église, et avec elle la Société de Marie, ont une mission à remplir : être sacrement du Christ et prolonger sa présence dans le monde pour lui offrir le salut. C’est donc là que l’on trouvera le critère clef qu’il ne faudra jamais perdre de vue, quand on parlera de pauvreté collective.

N’est-ce pas ce que voulait dire le Père Chaminade quand il affirmait que « la Société entend subir comme corporation toutes les conséquences du vœu de pauvreté qui pèsent sur tous ses membres » ?

Le Concile Vatican II, comme toute la réflexion théologique et pastorale qui l’a suivi, ont insisté beaucoup sur cet aspect collectif et social de la pauvreté religieuse, en soulignant par exemple l’importance du témoignage, du partage, de l’option préférentielle pour les pauvres. Je ne m’arrête pas davantage là-dessus puisque ce n’est pas le but direct de cette Circulaire. Cependant la Règle, après avoir affirmé que la Société comme telle est habilitée à posséder des propriétés (art. 107), ajoute qu’on veille à ce que tout y soit simple et sans prétention ; finalement, « nous nous considérons comme des gérants de ces biens, en vue de servir l’Église et le monde ».

Tout ce discours sur la pauvreté collective est difficile et relativement nouveau, surtout dans notre monde soumis à la technique et à un matérialisme pratique. Malgré cela je me risque à signaler quelques critères, nécessairement incomplets et peut-être relatifs, mais qui peuvent nous aider à nous montrer un peu plus fidèles comme collectivité à la béatitude de la pauvreté en esprit. Pour plus de clarté je divise ces critères en trois groupes : les critères de l’Évangile sur la pauvreté collective en général, avec quelques applications pratiques ; les critères de la pauvreté au niveau provincial ; enfin ceux qui affectent les œuvres apostoliques appartenant à la Province.

Critères évangéliques d’une pauvreté collective

La Règle affirme clairement cette directive ; en cela elle ne fait que suivre la grande tradition patristique voulant que le riche soit le gérant, l’administrateur des pauvres. Toute propriété a une dimension sociale. Les biens ne sont que des moyens en vue d’une fin. En conséquence il faut exercer la vertu de prudence et prendre soin de nos biens pour qu’ils ne se détériorent pas, mais sans angoisse ni avarice.

L’une des conséquences pratiques de ce principe est la suivante : ceux qui sont plus immédiatement chargés de cette gestion sont les représentants du Christ et non les fondés de pouvoirs d’une entreprise. Ils auront donc à prendre les attitudes du Christ : la simplicité, la sincérité, la cordialité, l’honnêteté et la sensibilité à l’autre. Nous sommes loin de l’image d’un administrateur de société, avec ses relations publiques, son élégance, sa voiture de fonction, les restaurants de luxe, des relations sociales « selects ». Grâce à Dieu, notre tradition marianiste de simplicité nous garde de tomber dans ces travers.

Cette affirmation se comprendra plus clairement grâce à quelques exemples. Ainsi, pour susciter la confiance, une banque cherche à montrer sa richesse dans ses bâtiments, ses publications... Les bâtiments des pouvoirs publics cherchent à exprimer la puissance, pour inspirer la confiance (à ceux du même parti) ou la crainte (aux opposants). Eh bien ! les possessions de la Société de Marie doivent exprimer le service, l’accueil, la simplicité... et cela à tous les niveaux, mais jamais la richesse ou la puissance. Un collège doit être fonctionnel et accueillant ; une administration provinciale, qui est comme le cœur de la Province, ne doit pas ressembler à une suite de bureaux administratifs ; une maison religieuse est une demeure pour des pauvres volontaires et non un hôtel, etc.

Le Père Chaminade était très strict à cet égard. À Monsieur David qui, dès son arrivée à Saint-Remy, demandait de l’argent, il répondait :

Je comprends bien qu’avec dix mille francs vous mettriez bien mieux les choses en train : mais ce que je ne comprends pas bien, c’est que des religieux, voués à la pauvreté évangélique, voués par conséquent à la divine Providence, soit pour leurs personnes, soit pour les œuvres dont Dieu peut les charger, aient besoin de paraître aisés. Je comprends bien que ces religieux pourraient ne pas s’en attribuer la gloire, mais la rapporter à Dieu ; mais je ne comprends pas comment Dieu se contenterait de semblables dispositions de notre part.

Ce même principe est exprimé dans la Règle : « Il doit apparaître aussi clairement que possible que les œuvres qui appartiennent à la Société sont orientées vers le service des autres et non vers le profit » ; « Lorsqu’on entreprend de nouvelles constructions, soit pour l’œuvre, soit pour la communauté, on cherche le maximum de simplicité compatible avec la finalité du bâtiment ». Ce principe s’étend à tout et non seulement aux constructions. Il faut veiller à cet égard, car quand on fait une erreur dans ce domaine, il est difficile d’y remédier et on peut alors laisser à nos successeurs un lourd héritage.

Par deux fois notre Règle rappelle ce principe : « Pour atteindre nos objectifs apostoliques, nous donnons la préférence aux moyens simples » ; « Quand ils envisagent une fondation nouvelle ou l’expansion d’une œuvre existante, les responsables examinent soigneusement si le coût du projet est proportionné aux objectifs apostoliques ».

Il me semble qu’on a mis ici le doigt sur la plaie d’un des plus grands maux de la société actuelle. Un mal qui ronge comme un cancer deux composantes fondamentales de la personne humaine : le sens de la vie et la solidarité avec le prochain. Le sens de la vie, car l’obsession faisant désirer des moyens toujours plus sophistiqués éblouit le regard, qui alors ne peut plus porter son attention sur les fins. La solidarité avec le prochain, parce que la multiplication des intermédiaires inutiles et compliqués réduit les personnes à n’être que des numéros et engourdit le soutien et l’appui mutuels. Ainsi, quand les pays riches accordent une aide financière aux pays en voie de développement, on peut se demander combien d’argent arrive réellement aux pauvres et combien reste coincé dans les engrenages intermédiaires. A cet égard, à cause de tant de personnes désintéressées qu’elle emploie, l’Église présente un énorme avantage comparée aux organisations civiles.

Quelques exemples : Pour qu’une organisation soit plus efficace on emploie davantage de personnel à temps plein, on subdivise le travail ; en conséquence il faut justifier les salaires et le temps employés en multipliant les comptes rendus, les rapports, les bulletins, les réunions et les comités... et donc des secrétariats pour tout cela. Si l’on engage du personnel il faut lui donner du travail, puisqu’on le paie pour cela... et s’il n’y a pas de travail, on en invente, etc.

Et que dire des réunions ? D’après les experts en la matière, seulement 10 % d’entre elles sont vraiment nécessaires [10]. La plus grande préoccupation des organisateurs semble être de satisfaire les personnes qui se réunissent [11]. D’autre part, la multiplication des commissions fait indirectement disparaître la subsidiarité ; car ce qu’on a délégué à un niveau est récupéré par les commissions « ad hoc » : commissions de contrôle, de soutien, d’évaluation...

Il faut être attentif pour ne pas entrer dans cette spirale sans fin. Est-ce vraiment un danger chez nous ? Je crois que oui. Nous sommes de moins en moins nombreux et pourtant il y a de plus en plus de monde dans nos chapitres, de personnes libérées pour être au service des Provinces, davantage de réunions en tout genre. Bien que ces moyens soient plus nécessaires aujourd’hui, il faut rester vigilant et savoir discerner. Nos ressources et notre temps doivent être mis intelligemment au service de notre but, le règne de Dieu. Ne nous diluons pas dans des moyens inutiles, pour voyants qu’ils soient.

On ne peut servir Dieu et l’argent », dit le Christ (Lc 16,13). Cela est vrai dans tous les cas, même dans la gestion des biens de la Société de Marie, qui n’existent qu’en vue de la mission universelle de l’Église. Il faut que, sans équivoque, le patrimoine de la Société soit un simple instrument, un moyen pour servir Dieu, à travers le service de la personne humaine. Le Christ a demandé à tout chrétien et à plus forte raison à tout religieux d’être « dans le monde – y compris celui de l’administration des biens, – sans être du monde » et sans en accepter les principes et les lois injustes.

Il me semble qu’en pas mal de cas nous ne devrions pas avoir peur d’aller à contre-courant [12]. Les manuels d’économie ne sont pas des dogmes de foi, et de toute manière, nous ne pouvons pas accepter n’importe quoi sans discernement. Nous devrions même faire connaître à nos conseillers et autres administrateurs laïques les enseignements de l’Évangile, l’esprit du voeu de pauvreté et ses conséquences pour les religieux, les communautés et toute la Province, ainsi, évidemment que la doctrine sociale de l’Église. Nous devons veiller – comme on le fait déjà en certains endroits [13] – à ne pas participer, même inconsciemment, à tout ce qui est le fruit de l’injustice. Nous devons appliquer une politique économique en vue de venir en aide aux secteurs du monde les moins favorisés.

Écoutons le Fondateur :

Faut-il faire de ce domaine (Saint-Remy) un objet de spéculation ? Grande question ! Pourquoi ne pas la résoudre avant d’aller plus loin ? D’une part, d’après ce que vous m’en dites, ce domaine pourrait facilement devenir la mère nourrice de tout l’Institut, soit par ses revenus territoriaux, soit par le produit des ateliers. D’autre part, le Saint-Esprit et l’Église, son organe, nous disent : « Aucune personne entrée au service de Dieu ne s’embarrasse d’affaires séculières ». Quel genre de religieux, dira-t-on bientôt, – si on ne l’a déjà dit, – que celui-ci, qui n’est occupé que d’accroître sa fortune, qui porte tous ses soins aux affaires temporelles, etc. Je suis d’ailleurs loin de blâmer, par cette dernière réflexion, le soin modéré des biens que la Providence enverrait, et dont évidemment elle voudrait se servir pour soutenir les ministres de ses œuvres.

C’était un problème difficile au temps du Père Chaminade, c’est un problème difficile actuellement et nous ne le résoudrons jamais complètement ; mais il mérite toute notre attention.

On doit vivre de confiance en la Providence également au niveau collectif. Au cours de l’histoire de l’Église, les saints ont appliqué à leurs entreprises le commandement du Seigneur : « Cherchez avant tout le Règne de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît ». Dans quel but avons-nous des œuvres et des organisations sinon pour porter la Bonne Nouvelle jusqu’aux extrémités de la terre, en annonçant à tous les hommes que le Christ est Sauveur et que le monde est appelé à devenir son royaume ? Si nous croyons cela et cherchons à l’accomplir vraiment, nous pourrons espérer le miracle permanent du surcroît promis.

Il ne s’agit évidemment pas de ne pas travailler ni de ne pas se donner de peine pour prendre les moyens nécessaires. Nous devons travailler, nous devons demander, mais nous devons aussi aller de l’avant avec confiance. Et cette confiance sera d’autant plus grande que l’œuvre est plus apostolique, que ceux pour qui elle est faite sont plus pauvres et notre détachement personnel plus grand. C’est pourquoi je pense que nous ne devrions jamais demander pour nous-mêmes ou pour nos besoins, personnels ou communautaires ; c’est notre travail qui y pourvoit normalement et, s’il arrive qu’il n’y suffise pas, nous renoncerons alors à ce qui est moins nécessaire ou moins urgent, comme feraient des pauvres. Demander pour les œuvres, oui, pour nous, non !

Il y a quelque temps, j’ai visité le Cottolengo de Turin : c’est un miracle permanent de la Providence. Cette immense cité de la misère humaine et de la charité chrétienne, comprenant sept mille cinq cents personnes, vit uniquement de la Providence, car cette énorme organisation n’a pas de revenus fixes. Depuis 1828, la « Petite Maison de la Divine Providence » n’a cessé de grandir, d’accueillir tous les marginaux, en vivant au jour le jour. Devant la tombe de saint Joseph Cottolengo, j’ai demandé au Seigneur un plus grand esprit de pauvreté pour tous les Marianistes et j’ai prié pour que la Société de Marie perde tout l’argent qui se révélerait être un obstacle à sa mission. En cela je pense avoir été fidèle à l’esprit du Père Chaminade qui disait : « Nous ne demanderons jamais l’abondance ni les richesses ; que Dieu nous en préserve ! Nous demanderons le pain de chaque jour ».

Critères de jugement au plan provincial

La Société de Marie est actuellement implantée dans bien des pays ; de ce fait, elle se trouve dans des situations variées ; aussi chaque Province jouit-elle de l’indépendance économique.

Nous rendons-nous compte de la grave responsabilité qui repose sur chaque Province ? En fait il s’agit d’une double responsabilité : l’une vis-à-vis de l’ensemble de la Société et des autres Provinces ; l’autre vis-à-vis d’elle-même. Pour ce qui est de la première responsabilité, la Règle insiste sur la solidarité interprovinciale : les plus fortunées doivent venir en aide à celles qui sont dans le besoin. Grâce à Dieu c’est ainsi que les choses se passent dans la Société de Marie actuelle.

Par contre, il se peut que nous n’ayons pas apporté assez d’attention à la seconde responsabilité ; je la traduirai par l’expression de notre Fondateur déjà mentionnée : « Éviter le malheur de la richesse ! » Du fait de la décentralisation économique, on doit comprendre comme s’appliquant à chaque Province bien des affirmations du Fondateur sur la pauvreté de la Société. Ainsi : « Si nous sommes de vrais pauvres, l’Institut prospérera et s’étendra ». Tout le monde (Religieux, Chapitre et Conseil provinciaux) doit lire : « Si dans la Province, nous sommes vraiment pauvres, notre Province prospérera et s’étendra. »... ou alors « disparaîtra si nous ne sommes pas fidèles ! » Y avons-nous pensé ? La Règle, elle, y a pensé. Le Chapitre doit déterminer « les principes et les lignes directrices de la politique financière. Cette politique tient spécialement compte des besoins des secteurs du monde les plus défavorisés et de ceux des communautés, œuvres ou Provinces les plus démunies. Elle prévoit comment venir en aide à ceux qui sont de fait exclus de notre société moderne. Le Chapitre examine chaque année la situation financière de la Province à la lumière des orientations prévues dans l’article précédent ».

C’est pourquoi la Règle oblige chaque Province à « passer en revue l’état de ses biens, prête à s’en défaire s’ils sont un obstacle à la liberté apostolique. » C’est pourquoi aussi on doit se garder d’accumuler des biens. Et même davantage, « si des provisions sont nécessaires, elles se limitent à ce qui est clairement indispensable pour couvrir les besoins. » J’ai souligné deux mots qui sont significatifs. Chaque Province doit limiter strictement ses réserves et en fixer un plafond adapté aux besoins réels, à la lumière de l’esprit de pauvreté.

Savoir partager est un des critères évidents de la politique financière des Provinces. La Règle y revient plusieurs fois. J’ai l’impression qu’on prend de plus en plus conscience de cette obligation du partage.

De nos jours, beaucoup de Provinces ont des fondations, des Fonds de solidarité, c’est-à-dire des instruments permettant de canaliser vers des œuvres ou des personnes plus nécessiteuses les dons reçus et les fruits du dépouillement. Que ce soit grâce à ces organismes ou par d’autres moyens, ne craignons pas d’être généreux. En réalité il n’y a pas pour nous de générosité à donner notre surplus ; ce serait même le contraire, car nous savons qu’enrichir la Société de Marie serait la meilleure manière de concourir à sa ruine ; nous la sauvons donc en donnant notre excédent. On ne se pose pas de problème pour jeter ou neutraliser une bombe à retardement qu’on aurait découverte chez soi. Or les richesses accumulées sont une bombe à retardement. Elles ont l’air innocentes, alors qu’elles possèdent un grand pouvoir de destruction. Saint François d’Assise disait aux siens : « Ne gardez rien pour vous si vous voulez être accueillis par celui qui vous a tout donné ! »

Orientations pour ce qui a trait aux œuvres apostoliques

On peut appliquer aux œuvres apostoliques appartenant à la Province tout ce qui a été dit jusqu’ici, en y apportant les nuances nécessaires. La Règle indique quelques critères, inspirés d’une certaine manière par la pauvreté et dont on doit tenir compte quand on a la responsabilité de l’œuvre. Je les rappelle brièvement : donner la préférence aux moyens simples ; coût proportionné aux objectifs apostoliques visés ; simplicité des constructions ; se considérer comme n’étant que les gérants de ces biens au nom de l’Église ; œuvres orientées vers le service d’autrui et non vers le profit ; se défaire de ce qui est obstacle à la liberté apostolique ; respecter la justice à tous égards.

Le programme de nos œuvres doit comprendre la formation à la doctrine sociale de l’Église. Ce n’est pas toujours facile et Jean XXIII le faisait déjà remarquer :

S’il est toujours difficile de passer de la théorie à la pratique, il l’est plus encore dans le cas de la doctrine sociale de l’Église. A cela plusieurs raisons : l’égoïsme profondément enraciné au coeur de l’homme, le matérialisme généralisé de la société moderne, parfois aussi la difficulté à discerner dans les cas concrets les exigences de la justice.

Malgré tout on doit déployer tous les efforts possibles pour donner cette éducation.

Pour être complète, l’éducation chrétienne doit s’étendre aux devoirs de tout ordre ; elle doit donc former les fidèles à agir conformément aux enseignements de l’Église dans le domaine économique et social.

J’ai gardé pour la fin un point qui me semble revêtir une importance capitale. Chaque Chapitre Provincial doit soigneusement passer en revue les œuvres apostoliques. Avons-nous une politique provinciale au sujet des œuvres en faveur des pauvres ? Il est certain qu’au cours des dernières années toutes les Provinces ont fait un effort notable pour implanter la Société de Marie dans les pays défavorisés ; mais ici, je me réfère plutôt aux œuvres qui se trouvent sur le territoire principal de la Province. Certaines Provinces ont cherché peu à peu à équilibrer leur présence apostolique en créant des œuvres dans des secteurs moins favorisés. Je sais également que la diminution des vocations ne facilite guère ces créations. Cependant, c’est le moment ou jamais de mettre en pratique l’article où il est dit qu’il faut accorder la priorité aux œuvres qui s’adressent plus directement aux pauvres et impliquent un partage plus concret de leur vie. C’est bien le cas de vivre alors la confiance en la Providence !

Conclusion

Aimer et faire aimer la pauvreté

À la fin de cette circulaire, je voudrais partager avec vous tous la conviction qui m’habite depuis longtemps : nous devons aimer et faire aimer la pauvreté et la simplicité. Mieux encore, nous devons prêcher la pauvreté. On peut dire que, dans cette circulaire, j’ai parlé davantage de la pauvreté que des pauvres et c’est exact ; mais je suis convaincu que ceux qui sont amoureux de Dame Pauvreté, comme saint François d’Assise, aiment forcément les pauvres ; alors qu’on peut craindre que le contraire ne soit pas toujours vrai.

Nous courons le risque de ne pas bien voir ce qu’il faut faire si nous n’envisageons pas les choses dans leur totalité. En effet la pauvreté est un mal et il faut l’extirper ; on doit donc aider les pauvres à sortir de leur misère. Par ailleurs la pauvreté est une béatitude ; il faut donc l’aimer et la prêcher.

Il y a quelques années, le Père Constantino Koser, alors Supérieur Général des Franciscains, écrivait ceci à ses Frères :

En considérant ce que nous sommes en train de faire, on peut dire qu’il s’agit de passer de l’idéal de « être pauvre » à l’idéal de « s’engager dans la lutte contre la pauvreté, pour collaborer à la libération de l’homme ». - Il n’y a rien à objecter à cet engagement en vue de combattre la pauvreté ; il est vraiment évangélique. Mais il est arrivé alors que l’amour pour la pauvreté ait été absorbé par l’amour pour les pauvres, amour qui entraîne le désir de les libérer de leur pauvreté, considérée précisément comme leur plus grand mal. Dame Pauvreté, au lieu d’être la maîtresse de notre âme devient un être malfaisant qu’il faut combattre avec la plus grande énergie et la plus grande efficacité possible, afin de l’extirper de la vie des autres, pense-t-on. Mais il arrive alors qu’on aboutisse à une sorte de schizophrénie spirituelle, car on considère la pauvreté comme un mal dans le même temps qu’on y voit un idéal de vie.

Il semble impossible d’harmoniser ces deux pauvretés. Ce serait un idéal merveilleux de pouvoir conserver ce qu’il y a de positif dans la pauvreté matérielle (simplicité de vie, besoins peu nombreux, solidarité, oubli de soi), de telle manière que, libéré de la misère, on puisse vivre en son cœur la béatitude de la pauvreté ! Idéal qu’on n’atteindra jamais complètement, mais qu’on ne doit pas se lasser de poursuivre.

Pour cela, il est indispensable qu’en même temps qu’on travaille en faveur des pauvres en luttant contre la misère, on se consacre à annoncer l’Évangile de manière claire et explicite. Il faut prêcher la béatitude de la pauvreté, celle des pauvres en esprit ; il faut semer la béatitude dans les cœurs en même temps qu’on lutte pour la justice et la paix autant que contre la misère. C’est là l’unique formule chrétienne valable.

Aussi serait-ce une sottise d’affirmer, comme on le fait parfois, qu’on devrait n’évangéliser les peuples qu’après avoir déraciné la misère. C’est une sottise, car alors ce serait trop tard. Dans le cœur de l’homme germent des sentiments d’égoïsme, d’avarice, d’envie, de haine et de colère. Malheureusement, certains pensent que ces sentiments sont plus efficaces que l’amour et la fraternité pour réaliser le changement social. On ne se rend pas compte que, quand on aura supprimé la misère, si les cœurs ne sont pas pauvres, c’en sera fini de la solidarité. Ce ne sont pas des structures, pour excellentes qu’elles soient, qui la maintiendront. Au contraire, les structures se pervertissent quand les cœurs ne sont pas convertis. Les solidarités qui ne sont pas fondées sur la fraternité des hommes en Jésus Christ résistent difficilement à l’érosion du temps avec les changements de circonstances. Il n’y a que si l’on croit que Dieu est le Père de tous et qu’on devra lui rendre compte de tout ce qu’on aura fait envers les autres (Mt 25,31-46) qu’on pourra vaincre la tentation de l’égoïsme qui revient toujours et qu’on n’arrive jamais à déraciner complètement.

Aussi le devoir du religieux est-il de prêcher un salut dont l’option pour la pauvreté est partie intégrante. La prêcher en parole, explicitement ; la prêcher dans la vie de tous les jours ; rendre le goût pour un travail bien fait et accompli en vue du service du prochain ; montrer qu’une vie simple, sans besoins artificiels, conduit au bonheur ; faire la preuve que propreté et beauté sont compatibles avec la pauvreté, tout en la rendant moins voyante ; faire saisir qu’il y a toujours quelqu’un de plus pauvre que nous et à qui on peut offrir son aide... Évidemment cette méthode est lente :

Le grand problème c’est de croire à l’efficacité de l’amour, à la lente efficacité de l’amour ; efficacité qui a fort peu à voir avec les méthodes qu’emploie le monde pour être efficace ; efficacité qui est même souvent complètement invisible. Le Christ n’a-t-il pas connu la tristesse de l’apparente inutilité de l’amour ?

Via Latina 22
I-00179 ROMA, Italie

[1Cf. Perfectae caritatis, 13.

[2L’esprit de notre Fondation, II, n° 509.

[3Ibid.

[4Chaminade, Instruction pratique sur la pauvreté, n° 6.

[5Don Pedro Gonzalez Blasco, Assistant de Travail de la Province de Madrid, décrit fort bien cette « adaptation » dans une circulaire très intéressante à sa Province : « Un sociologue américain décrit ainsi l’imperceptible détérioration des institutions. On demandait une fois à un professeur comment on devait faire cuire une grenouille dans une marmite d’eau, sans qu’elle saute en sentant l’eau bouillante. La méthode à suivre est très simple, répondit-il : il suffit d’élever la température de l’eau d’un degré à la fois, en laissant chaque fois à la grenouille le temps de s’acclimater à cette température... Au bout d’un certain temps, la grenouille sera cuite sans s’en apercevoir » (Circulaire de janvier 1985, p. 5 : « Réflexions sur la pauvreté »).

[6Permettez-moi un souvenir personnel. En 1966, je fus envoyé en Colombie, à Bogotà, pour travailler au Colegio interparroquial del Sur. La communauté habitait, à proximité du collège, une maison en tout semblable aux autres maisons du quartier. A cette époque, il nous manquait beaucoup de choses élémentaires ; cependant nous vivions dans la joie et l’enthousiasme d’avoir à travailler avec les pauvres. Un jour, pendant une récréation, je m’approchai d’un petit groupe d’élèves de douze à treize ans qui discutaient avec chaleur. « De quoi parlez-vous ? » leur demandai-je. « Nous discutons pour savoir qui est riche et qui est pauvre », me répondirent-ils. Alors l’un d’eux s’écria spontanément : « Oh ! le Père, lui, il est riche ! Quelle belle maison vous avez ! » Je souris et me tus. Que pouvais-je lui dire ? Il avait raison. Ces enfants vivaient dans des conditions pires que les nôtres. Mais je porte encore cette réponse dans le cœur ; je pris alors une humble résolution, celle de compenser par le dévouement et le service désintéressé ce qui manquait à la pauvreté.

[7Ivan Illich, Énergie et équité, Paris, Seuil, 1973, 20 : « L’Américain moyen consacre plus de 1.500 heures par an à son automobile : il s’y installe, qu’elle roule ou qu’elle soit arrêtée ; il travaille pour avoir de quoi la payer, puis payer l’essence, les pneus, les péages, les assurances, les amendes et autres impôts. Cela équivaut à quatre heures par jour. Ces 1.500 heures servent à parcourir quelque 10.000 km, ce qui fait... 6 km à l’heure ».

[8« Il y a en Amérique latine beaucoup de religieux qui, sans vivre dans des milieux populaires, ont leur ‘lieu social’ parmi les pauvres. Ils ont fait leur la cause des pauvres. Ils travaillent peut-être dans un collège ou dans une paroisse urbaine, mais ils sont à tout moment la voix de ceux qui n’ont pas de voix ; ils essayent de faire de leurs élèves des chrétiens engagés pour la justice » (CLAR : Comunicado a los religiosos de America Latina. XX Junta Directiva CLAR, Boletin de la CLAR, Abril-Mayo 1984, 23).

[9Id., « L’application à l’Église comme telle des enseignements évangéliques concernant la pauvreté. Les conditions et les motifs », Église et pauvreté, Coll. Unam Sanctam, 57, Paris, Cerf, 1965, 155.

[10Vittorio Messori, Scommessa sulla morte, Torino, SEI, 1982, 305 : « Je me limite à remarquer que, dans les milieux scientifiques – c’est-à-dire ceux qui sont le plus intéressés aux congrès comme instruments de travail – on juge qu’à peine 10 % des rencontres de tout genre organisées aujourd’hui dans le monde sont vraiment justifiées ».

[11Mel Hosansky, « The meetings », 1983, affirme, dans cet article, que les compagnies américaines dépensent chaque année trente milliards de dollars en congrès et « conventions » diverses. Les conseils que ce spécialiste en « meetings » donne en vue d’assurer le succès d’une réunion consistent surtout à indiquer tout ce qui peut charmer les participants et très peu à traiter du contenu de la rencontre.

[12Je me permets de citer un paragraphe du discours que j’ai fait le jour de la bénédiction des locaux de la Fundación Santa Maria, commune aux deux Provinces marianistes d’Espagne, qui permet de distribuer chaque année tous les revenus de l’Éditorial s.m. : « Nous tous qui formons la Fondation Santa Maria, la maison d’édition S.M. et le CESMA, sachons travailler à maintenir notre idéal. Voilà pourquoi j’ose vous demander à tous de ne pas tomber dans le piège qui consisterait à devenir des bureaucrates, des technocrates, des PDG. On a toujours la tentation d’employer toute la panoplie du prestige qui est devenue comme une espèce de rituel dans les entreprises : assemblées somptueuses, dîners d’affaires conçus pour séduire et capter la bienveillance, voyages d’affaires dans les hôtels de luxe, présentation sur une grande échelle de certains produits, baratins d’information... tout ce tralala de prestige qui coûte très cher et rapporte beaucoup moins qu’on voudrait nous le faire croire. Et si certains manuels de marketing disent autre chose, flanquez-les à la poubelle » (Le texte complet a paru dans Comunicaciones Zaragoza, janvier 1982).

[13« Nous nous interdisons d’investir – par actions, obligations ou autres formes de participation – dans des sociétés ayant les caractéristiques suivantes : 1) absence du respect mutuel des droits dans les relations employeurs-employés ; 2) discrimination raciale ou autre dans l’embauche ; 3) participation importante à la production d’armements ; 4) exploitation de fait, directe ou indirecte, des pays sous-développés » (Province de Saint-Louis, « Investment philosophy, social responsability statement », février 1985).

Mots-clés

Dans le même numéro