Les psaumes, antiquités ou sources vives ? (II)
Claire-Agnès Zirnheld, o.c.s.o.
N°1986-4 • Juillet 1986
| P. 233-242 |
« Qu’avons-nous à voir avec les psaumes, ces poèmes bien typiques d’un moment d’histoire à jamais révolu ? » L’auteur tente de donner une réponse à cette question, après avoir dans une première partie (Vie consacrée, 1986, 146-161) analysé la manière dont les psaumes ont été lus et priés à travers l’histoire. Elle nous aide à comprendre pourquoi ces textes d’une autre culture nous demeurent proches. Prière d’homme, rude et directe, la prière des psaumes nous rappelle que notre cœur porte en lui la condition tragique où se débat l’humanité, et a besoin d’être transformé pour devenir conforme au cœur et à la prière du Fils.
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La rudesse des Psaumes
Les Psaumes sont difficiles, provocants. On a voulu leur enlever leur caractère farouche, se les rendre contemporains. Pourtant, le torrent ne se laisse pas facilement endiguer et le vieux sens primitif et âpre resurgit, indompté. Mais pourquoi vouloir faire de l’onagre du désert une bête domestique, apathique et somnolente ? N’est-ce pas, au contraire, ce débordement de vie, de vie vraie qui leur confère cet indéfinissable pouvoir de séduction ? Prier avec les Psaumes est difficile... Prier avec les Psaumes ou prier tout court ? Prier est une rude entreprise. L’âpreté des Psaumes nous empêche de l’oublier et de verser avec complaisance dans la facilité. Les Psaumes nous renvoient notre image sans la flatter et la familiarité avec Dieu n’a rien de commun avec les politesses de salon. Les Psaumes sont pleins de cris :
Éloigne de moi tes coups,
je succombe sous la main qui me frappe... (Ps 38/39,11).
Détourne de moi tes yeux, que je respire
avant que je m’en aille et ne sois plus... (ibid., 14).
Sur moi ta main s’est abattue
rien n’est sain dans ma chair sous ta fureur... (Ps 37/38,3).
Comme animaux de boucherie tu nous livres !... (Ps 43/44,12).
échos de la lutte avec l’Ange (Gn 32,23-33), comme Jacob qui bagarre avec Dieu : « Je ne te lâcherai pas !... », avant d’être envoyé au tapis, bien rossé, mais béni, comme Job ou comme Jérémie chez qui la révolte gronde : « Seigneur, tu m’as séduit et je me suis laissé séduire ! » (Jr 20,7). Les Psaumes ne minaudent pas.
Mais avons-nous raison de nous scandaliser de leur violence ? Cette violence, cette rancœur contre Dieu qui n’agence pas le monde à notre gré ou contre les hommes qui nous font souffrir, ne nous habitent-elles pas ? Les Psalmistes, comme David, comme le lépreux de l’Évangile, ne composent pas de prière édifiante, ne dissimulent pas leurs plaies à celui qui peut les guérir ; ils montrent sans fausse honte ni comédie les fruits amers de l’arbre du péché : « Aie pitié !... purifie-moi !... aie pitié de cette prière mauvaise où passe plus de fiel que de dévotion... Seigneur, crée en moi un cœur pur, une prière de fils ! ».
Leur prière, c’est moins les mots qu’ils disent que cet irrépressible mouvement vers Dieu, même si c’est pour le prendre à parti.
Une prière directe
Pour eux, Dieu n’est pas un personnage lointain qu’on aborde avec toute une étiquette ; il est le tout proche, l’interlocuteur intime, l’ami auquel on peut tout dire parce qu’il comprend tout. Aussi n’y a-t-il rien d’apprêté dans leurs propos, qui viennent droit du cœur, qu’ils aiment ou qu’ils haïssent. Ils savent d’instinct, avec Job ou Jonas, que Dieu ne déteste pas qu’on lui fasse des reproches et qu’on le somme d’y répondre. Dire à Dieu ce qu’ils ont sur le cœur, ce qu’ils ne peuvent plus porter leur est tout naturel. Qu’importe alors si l’excès de la douleur fait dépasser les bornes que nos prières trop sages, trop timorées, trop froides ou hypocrites (?) n’osent pas bousculer. Quand il a mal, le Psalmiste crie sa souffrance sans détour, sans manière ; il présente à Dieu son cœur à nu, avec ses désirs de revanche et de vengeance. Qui peut reprocher ses écarts de langage à un homme broyé ? Au fond, cette parfaite liberté d’accès à Dieu ne constitue-t-elle pas tout le charme des Psaumes ? N’est-elle pas celle d’un fils à l’égard de son père ?
La prière du Fils
Mais lui, le Bien-Aimé, que n’ose-t-il pas dire ?
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Sans doute, le reste du Psaume, à ne pas séparer de ce cri, n’est plus qu’un immense élan de confiance ; n’empêche qu’il a dit cela, lui ! Ces mots durs, ces mots inouïs, le Fils incarné n’a pas reculé devant eux.
En reprenant ces mots du Psaume – même ceux-là –, il a assumé toute la longue prière d’Israël, cet immense cri de la terre vers Dieu, cri des hommes, de tous les hommes aux prises avec l’incompréhensible souffrance, il l’a saisi, porté et transfiguré dans l’acceptation, qui nous sauve, de la volonté du Père et dans son élan d’amour vers lui.
N’ayons pas peur de parler à Dieu selon les mouvements de notre cœur en les coulant dans la prière du Christ.
Et davantage encore, il a assumé les injures, les cris de haine, les atroces cris de haine qu’une trop grande douleur arrache à l’opprimé, au torturé, à l’assassiné : dans le Psaume qui monte à ses lèvres sur la croix, se précipitent des mots cruels jetés aux adversaires : lions, buffles, vauriens, chiens !... Mais tout est englobé, enveloppé dans la prière nouvelle, inouïe : « Père, pardonne-leur ! » Il ne fallait pas moins que le grand acte d’amour posé sur le Calvaire pour faire basculer la malédiction vers la bénédiction ; il ne fallait pas moins qu’un acte de Dieu pour rompre le cercle maudit de la violence et de la haine, pour retourner le cours de l’humanité qui se précipitait vers sa perte, enfermée sous le signe de Caïn, de Lamek et de la vengeance septénaire :
Femmes de Lamek, écoutez ma parole : j’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek septante fois sept fois... (Gn 4,23-24).
Jésus inverse le signe et crée l’universalité du pardon. Il ne fallait pas moins que son pardon à lui pour changer mes cris de haine en paroles de compassion : « ils ne savent pas... » et reforger un cercle d’amour. Refusant de tomber dans le piège de la haine, perversion et caricature de notre puissance d’aimer dévoyée par le péché, dans son cœur d’homme aux prises avec les conditions tragiques où se débat l’humanité, il maintient et exerce jusqu’au bout le commandement de l’amour.
La contagion de l’amour
Du coup, le Christ a déverrouillé en lui les portes de la mort cadenassées par la rupture avec Dieu, la division des frères ennemis ; il a rétabli la communion et, par ce canal, s’engouffre la puissance de la bienveillance divine promise à Noël à tous les hommes avec sa contagion galopante.
Étienne est entraîné le premier. En couronnement à sa longue méditation sur l’Écriture et à la condamnation de ceux qui viennent de trahir et de faire périr le juste, qui en découle logiquement (Ac 7), dans la fulgurance de la vision de Jésus en gloire à la droite de Dieu, Étienne reconnaît le triomphe du serviteur humilié (Is 52, 13-53, 12) justifiant les multitudes par ses souffrances et siégeant maintenant près de Dieu selon le Psaume 109/110 [1]. A la lumière de la royauté universelle du Christ, il discerne le rétablissement et le renouvellement de l’alliance dans la nouveauté du pardon. Et il y entre le premier : « Seigneur, ne leur impute pas ce péché. » Saul est témoin. Le témoignage d’Étienne ouvre en lui un chemin à la grâce. Sur le chemin de Damas, ébloui par la même vision, la similitude des deux pardons lui fait découvrir cette nouvelle alliance dans la communion et l’incorporation au Christ Jésus.
Nous avons nous aussi à faire ce cheminement. Ne nous croyons pas trop vite établis dans l’ordre de la charité. Les Psaumes de malédiction nous rappellent que notre cœur doit être transformé, que l’alliance doit aboutir en nous aussi au renversement de la haine en pardon. En notre nom, au nom de tous les hommes. À l’exemple du Christ, en union avec lui, l’Écriture s’accomplit en nous. La prière des Psaumes est une prière vicaire, car elle est celle du Christ total, tête et membres.
La clé de la chambre haute
Cri de souffrance, le Psaume est aussi cri de joie, de désir, d’amour... pas plus facile à assumer :
Dieu, toi mon Dieu, je te cherche dès l’aurore, mon âme a soif de toi (Ps 62/63, 2).
Vraiment ? Hélas ! Je suis englué en moi-même, dans mes problèmes, ma petite foi, mes petits désirs, mon pauvre amour... Comment puis-je oser dire cela ? Il faudrait auparavant m’arracher à ce qui n’est pas le tout-autre, me déprendre suffisamment de moi pour voir en Dieu celui qui parlait à Moïse « bouche à bouche, comme un ami parle à son ami » (Nb 12,6-8). Si j’ai quelque excuse d’être heurté par le cri brutal qu’arrache la souffrance, j’en ai moins de ne pas être brûlé par la véhémence de ce désir. Impossible de tricher. Le Psaume nous scrute, nous met à nu : nous sommes trop petits pour cette prière. Les Psaumes, nous ne devons pas les adapter à notre taille ; c’est nous qui devons grandir et nous adapter à eux. Nous avons tout un chemin à parcourir avant d’avoir accès à la chambre haute où le Père attend dans le secret.
Le Christ encore ouvre la route. L’office choral, l’office des Psaumes et des lectures, sacrifice des lèvres, sacrifice de louange, vient dans le prolongement du sacrifice d’action de grâces, du sacrifice de communion pour le perpétuer. Notre prière, encore une fois, est entraînée dans celle du seul véritable adorateur du Père, notre chant dans l’écho de son chant. La psalmodie est la prière du Christ total, tête et membres. Seul le Christ peut dire en nous, véritablement, qu’il aime le Père, qu’il désire être avec le Père, aller au Père ; en nous tous, réunis, dans la communion à son corps et à son sang. Notre prière n’est plus une prière d’isolés, verrouillés plus que par les portes de l’enfer sur notre moi avare ; car l’enfer, ce ne sont pas les autres, nous nous chargeons bien de l’être pour nous-mêmes. Mais le Christ a brisé toutes ces barrières. Tous ensemble, nous pouvons dire avec lui en vérité : « Mon âme a soif de Dieu », avec le Verbe incarné, totalement tourné vers le Père. Dès lors, l’assemblée est authentiquement l’Église, l’Épouse : « l’aimée en son aimé transformée [2] ». Prière nôtre et plus que nôtre : elle est, en nous, à travers nous, accomplissement de la prière de tout le Peuple de Dieu depuis les origines. La plénitude de la prière du corps de Christ déferle et reflue jusqu’au haut des âges, amène l’Écriture à la perfection du sens, prend le relais de l’humble foi de l’Ancien Testament et dilate ses pauvres mots à la dimension d’une réalité qu’il portait dans l’espérance sans pouvoir exprimer jusqu’où atteignait son désir profond. Ce don de grâce qui nous est fait aujourd’hui, nous le partageons avec tous les cœurs croyants, ceux de notre temps, ceux d’avant.
Unis et unifiés, habités par la présence promise à ceux qui s’assemblent en son nom, les orants des Psaumes consacrent avec le Christ le sacrifice spirituel.
Prière au-delà des mots
Les mots étrangers du Psaume, les mots qui ne sont pas nôtres deviennent une nécessité à cette étape de la prière pure, dans le silence du cœur et des pensées, pour le priant comme dépossédé de lui-même et dépourvu de formules : prière de pauvre qui mendie jusqu’aux mots de sa prière. Les mots reçus, ruminés longtemps comme une manne insipide et désolante (Nb 21,5), prennent soudainement le goût de Dieu (Sg 16,20-21 ; 25). Ils créent la distance, l’espace, la tranquillité intérieure qui permettent à l’esprit, déchargé du soin de s’exprimer, le repos dans le cœur, la coïncidence avec lui-même, la simplification, l’unification.
Si tu ne sais comment rendre grâces à Dieu dignement, jubile tout de même, de la voix toujours entendue d’un cœur qui chante, qui dépasse les signes de la lettre et leurs équivoques, qui sait exprimer, dans son désarroi devant les mots, ses sentiments intimes et ineffables. Si tu dépasses le son des paroles, si tu t’élèves au-dessus du message que profèrent les lèvres, si tu peux chanter la louange de Dieu en ton esprit seulement, ton esprit qui ne sait comment traduire en mots les mouvements qui l’agitent, car les mots ne peuvent traduire les réalités ineffables et divines de l’esprit, - alors ta jubilation est de Dieu.
Un chant plénier
Un autre facteur non négligeable concourt à faire de la psalmodie une prière contemplative : la mise en forme musicale, qui doit épouser étroitement le sens plénier du Psaume. Celui-ci n’est ni un récit historique, ni une reconstitution archéologique, ni un chant folklorique ou une représentation théâtrale. Le Psaume s’est enrichi de tout un éventail de sens depuis le premier ou le second Temple ; il n’exprime pas la prière du Peuple d’Israël à un moment seulement. Le Psaume est vivant, prière mise par Dieu sur les lèvres de celui qui chante au moment où il le chante. Le rôle de la musique est de soutenir la méditation qui actualise le Psaume ; elle se déploie dans un registre intérieur non descriptif, parce que ce Psaume est assumé, dans la célébration actuelle, comme récapitulation de toute la vie de prière du Peuple de Dieu.
Nous sommes surtout sensibles aujourd’hui à une solidarité horizontale, à la communion avec tous les hommes de notre temps ; nous ne devons pas pour autant oublier ceux qui nous ont engendrés ; on ne peut vivre les racines en l’air, mais cet élargissement des perspectives n’implique aucun désengagement. Ainsi seulement peut se constituer la prière du Christ total : Dieu tout en tous.
Si l’exégèse est irremplaçable pour inventorier toujours plus finement les sens du Psaume, elle doit rester au seuil du sanctuaire où se réalise la rencontre d’aujourd’hui avec Dieu. Les genres littéraires, qui ont si bien permis de replacer le Psaume dans son milieu d’origine, n’exigent pas qu’au niveau de la prière, aujourd’hui, on donne à ce Psaume un accompagnement musical spécifique.
La tradition grégorienne nous avait légué un style incantatoire parfaitement adapté. Il n’est pas sûr qu’après Vatican II et le passage au français nous n’ayons rien perdu d’irremplaçable en transformant ce style.
L’interprétation des Psaumes a été très diverse depuis les origines [3] ; la formule d’une psalmodie à deux chœurs alternés qui avait fini par prévaloir demanderait à être interrogée pour savoir si elle ne recelait pas un secret. Ce double balancement perpendiculaire, droite-gauche, avant-arrière, transcription corporelle du parallélisme de l’expression [4], ne reposerait-il pas sur une donnée anthropologique ? N’est-il pas le fondement de notre saisie de l’espace : les point cardinaux ? de l’équilibre dans la marche ou la danse ? d’une expression de la totalité ? Ce mouvement d’élan et de repos, n’est-ce pas le rythme du cœur, du souffle ? À une époque où le psychosomatique retient si spécialement l’attention, devons-nous faire fi de ces considérations ? N’allons-nous pas chercher bien loin, jusqu’en Extrême-Orient, des techniques de concentration étrangères à la culture et à la sensibilité léguées par nos pères, que nous le voulions ou non, alors que nous avons dans notre propre héritage une tradition aussi valable, mieux adaptée et, ce qui est sans prix, élaborée dans une perspective de prière chrétienne ? Tout comme l’architecture cistercienne, en quête d’un style dépouillé, a créé des lignes pures qui ne sont que beauté, la psalmodie réduite à ses éléments les plus fondamentaux n’est-elle pas mieux conçue que des mélodies trop riches, trop lourdes à force de se vouloir expressives, trop embarrassantes et même déplacées, qui pèsent sur la prière au lieu d’être seulement au service du chant intérieur ? Les anciens ascètes n’étaient pas tendre pour le lyrisme intempérant, moins par rusticité, réelle ou feinte, que par souci aigu de préserver l’essentiel : la paix du cœur et le silence des pensées si chèrement acquis :
Le vieillard (Pambo) lui dit : Malheur à nous, mon enfant, les temps sont proches où les moines abandonneront la nourriture solide, parole du Saint-Esprit, pour s’adonner à des hymnes et à des tons. Quelle componction, quelles larmes peuvent naître de ces tropaires, lorsqu’on se tient dans l’église ou dans sa cellule et qu’on élève la voix comme un bœuf ?... Les moines ne sont pas venus dans cette solitude pour se tenir devant Dieu en se rengorgeant, pour chanter des cantiques, rythmer des mélodies, agiter les mains et sauter d’un pied sur l’autre ; mais nous devons, dans la crainte de Dieu et dans le tremblement, dans les larmes et les gémissements, avec une voix pleine de révérence et prompte à la componction, contenue et humble, offrir nos prières à Dieu.
Le passage du latin au français était déjà, on s’en est aperçu ensuite, une entreprise périlleuse et lourde de conséquences. Non que le français soit moins apte que le latin à exprimer la prière ou qu’une traduction soit impropre à la célébration ; dans ce cas, il faudrait chanter les Psaumes en hébreu, comme le faisaient à Bethléem les moniales de Jérôme [5] ; mais, dans le même temps, Augustin utilisait, sans purisme et sans complexe, la traduction liturgique familière à tous. Latin, français, là n’est pas la question, la preuve en est qu’en psalmodiant dans une langue étrangère on retrouve le même type de prière qu’en latin. Le problème réside dans l’emploi de la langue maternelle. Le latin, même pour qui le connaissait, filtrait le sens ; la langue maternelle en laisse passer une surabondance qui surcharge la prière encline par sa logique même à se simplifier et à s’unifier toujours davantage. Si la mélodie vient y ajouter ses propres complications, l’embouteillage mental porté à son comble entrave et paralyse le mouvement du cœur qui ne peut plus prier qu’en un deuxième temps.
Pas d’autre chant que la parole
Il reste donc aux musiciens à retrouver pour notre langue le secret du grégorien, à créer ces mélodies simples, sobres, discrètes et même effacées, appliquées seulement à accompagner l’évocation du mystère de Dieu qui se rend présent dans la célébration, enchâssant la parole sans l’occulter, lui permettant de briller seule. Plus cantillations que mélodies, palettes de timbres qui s’identifient aux mots, aux groupes de mots, aux propositions, aux phrases, viennent s’associer en assemblages multiples, selon le discours ; qu’il n’y ait plus les mots et le chant, mais que la parole se fasse chant. Moins de notes, moins d’effets, moins de rythmes heurtés, mais la note, le mouvement assorti, source d’unification, d’équilibre et de paix, flot régulier et ininterrompu des distiques où l’on n’éprouve ni lassitude ni dégoût, mais sentiment d’immensité et de plénitude comme aux multiples vagues où le vieil Eschyle voyait se dessiner « le sourire innombrable de la mer », dans le balancement autour de la médiante où le silence est musique, l’élan repos, où l’instant d’adoration troue le temps pour déboucher sur l’infini.
De semblables formules musicales demanderaient le retour à une présentation des Psaumes par distique, plus apte au développement du chant en rythme binaire. Trois monastères bénédictins, Ligugé, Maumont et Saint-Lambert-des-Bois ont déjà fait cette option. Ne serait-ce pas un signe ?
Le chant du monde
Vivante est la Parole de Dieu ! (L’Écriture n’est pas un musée !) Elle est toujours aujourd’hui celle qui tira le monde du néant, redonna vie aux ossements desséchés, celle qui instaure en moi le dialogue avec Dieu, suscite en moi une prière de fils. Mais faire de la psalmodie seulement ma prière à moi aujourd’hui serait lui enlever son caractère de prière ecclésiale, de prière totale à travers l’espace et le temps du Christ total, tête et membres. Cependant, la prière qu’éveillent en moi la Parole et l’Esprit est aussi ma prière à moi aujourd’hui, elle doit l’être pour que je sois, aujourd’hui, le maillon irremplaçable de l’immense chaîne, cette cellule unique du corps destinée à accomplir en elle la Parole, à la faire croître, selon Grégoire le Grand : divina eloquia cum legente crescunt [6], à la renvoyer à Dieu en plénitude de louange et d’adoration.
Prier les Psaumes contribue aujourd’hui à l’immense mouvement de tout le créé, partant de Dieu et refluant vers Dieu, entraîné dans l’élan du Fils par nature qui dit éternellement : « Toi, Père ! »
Monastère Notre-Dame des Gardes
Saint-Georges des Gardes
F-49120 CHEMILLÉ, France
[1] J. Daniélou, s.j., Études d’exégèse judéo-chrétienne (Les Testimonia), Coll. Théologie historique, 5, Paris, Beauchesne, 1966, 47.
[2] Saint Jean de la Croix, « La nuit obscure », strophe 5, Œuvres spirituelles, Paris, Desclée, 1949, 50.
[3] P. Saumon, o.s.b., « De l’interprétation des Psaumes dans la liturgie aux origines de l’Office divin », La Maison-Dieu, 1953, n° 33, 21-55 ; J. Gelineau, s.j., « Les formes de la psalmodie chrétienne », ibid., 134-172 ; Id., « Les Psaumes à l’époque patristique », La Maison-Dieu, 1978, n° 135, 99-116.
[4] Alonso-Schokel, s.j., « Poésie hébraïque », Supplément au Dictionnaire de la Bible, VIII, Paris, Letouzey, 1972, col. 42-90 (69).
[5] Saint Jérome, Lettres, t. V, Lettre 108, 26, Collection des Universités de France (= G. Budé), Paris, Les Belles Lettres, 1955, 195.
[6] « La parole divine croît avec celui qui la lit, car il la comprend d’autant plus profondément qu’il s’y applique plus intensément ». Saint Grégoire le Grand, Homiliae in Hiezechihelem Prophetam, L. I, Homélie VII, 8, Coll. Corpus Christianorum, Series latina, 142, Turnhout, Brepols, 1971, 87.