Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La dimension sacramentelle de la vie religieuse

Simon Decloux, s.j.

N°1986-4 Juillet 1986

| P. 197-208 |

Dans le prolongement d’un article publié l’an dernier sur la dimension théologale de la vie religieuse (Vie consacrée, 1985, 7-19), S. Decloux analyse ici sa dimension sacramentelle. Il montre comment la vie religieuse rend visible d’une manière qui lui est propre l’œuvre accomplie par les sacrements parce que cette vie renonce à exprimer autre chose que la dimension théologale (filiale et fraternelle) de la vie chrétienne. Il développe cela en se référant au baptême et à l’eucharistie, comme les sacrements exprimant le plus clairement la spécificité propre à l’existence des religieux. Celle-ci manifeste le caractère définitif et absolu de ce que le baptême signifie pour tous les chrétiens. Par ailleurs, elle ne peut s’enraciner visiblement en Dieu que si elle se réfère à l’eucharistie de Jésus, car elle se reçoit constamment du Christ selon la structure filiale et fraternelle de son eucharistie.

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Un précédent article [1] avait pour sujet ce que nous appelions la « dimension théologale » de la vie religieuse. Cette dernière pouvait se définir, pensions-nous, comme une manière spécifique de vivre le rapport immédiat à Dieu qui est le propre de toute vie chrétienne (et de toute vie humaine). Nous avions insisté sur la structure de la vie religieuse qui rend visible ce rapport à Dieu. Étant dans l’ordre de la visibilité, nous étions dans l’ordre des signes. Les signes où Dieu lui-même est impliqué sont nécessairement porteurs d’une grâce, notre réflexion n’était donc pas sans rapport avec la sacramentalité de l’Église [2].

Le but de cet article est de mettre en lumière en quoi consiste la sacramentalité de la vie religieuse et de préciser sa relation avec la réalité plus concrète et plus déterminée des sacrements de l’Église que sont le baptême et l’eucharistie.

Lien entre la « dimension théologale » et la « dimension sacramentelle »

Pour comprendre le sacrement il faut partir de Dieu : telle est l’affirmation fondamentale que nous voulons poser en premier lieu. Mais, à partir du mystère de Dieu et de l’incarnation de son Fils, il est possible de découvrir l’Église comme sacrement de salut et, en elle, les gestes principaux par lesquels est communiqué le salut, les « signes efficaces » de la grâce de Dieu pour l’homme. Essayons de le développer quelque peu.

Le sacrement comme signe visible de l’Alliance

On n’a pas encore perçu ce qu’est le sacrement lorsque – comme c’est fréquent – on insiste avant tout sur la démarche de l’homme. C’est ainsi qu’on parlera de « pratique sacramentelle », comme s’il s’agissait d’un secteur particulier de la « praxis » humaine, des actions que l’homme accomplit et qui expriment le mouvement de sa vie.

Ce que nous mettons en question ici, c’est non seulement le fait de mesurer la vie chrétienne des fidèles de l’Église en prenant comme base l’usage qu’ils font des sacrements ; c’est aussi une compréhension des sacrements qui les perçoit avant tout comme une obligation morale. Il y a certes des « commandements » de l’Église qui prescrivent la « pratique sacramentelle » demandée à tous les fidèles. Mais si, dans l’économie chrétienne, les commandements sont l’expression d’une loi d’alliance dont l’initiative appartient à Dieu et qui met en lumière la force de son amour gratuit, on perçoit immédiatement que la définition des sacrements doit partir non de l’homme mais de Dieu. A l’alliance que Dieu lui offre, l’homme est appelé à répondre : cette logique d’initiative divine et de correspondance humaine a été soulignée dans notre réflexion sur la « dimension théologale » : c’est elle qui doit rester ici au centre de notre considération.

Toutefois, ce que nous voulons souligner davantage ici, c’est la visibilité de l’alliance. Les sacrements ne sont-ils pas les « signes efficaces » de la grâce de Dieu, de l’amour que Dieu nous offre et dans lequel il fait entrer et grandir notre vie ?

Comment nous étonner de la visibilité de l’alliance, et donc de la visibilité de notre rapport à Dieu, si nous savons que Dieu nous a envoyé son Fils pour, en lui, nous faire connaître visiblement l’amour paternel qu’il nous porte ? Non seulement Dieu nous offre son amour, mais il a voulu que cet amour soit présent au milieu de nous de manière visible et efficace : telle est la source de toute l’économie sacramentelle en tant qu’elle manifeste la présence visible (sous les signes) de l’amour efficace de Dieu. Car si Jésus lui-même n’est plus immédiatement visible à nos yeux de chair, il continue, dans son Église, à exercer visiblement son action pour nous faire part de sa propre vie. L’Église, comme corps visible du Christ, est dès lors aujourd’hui le sacrement global de sa présence et de son action. Et, dans cette Église, les sacrements particuliers manifestent sous des signes déterminés la vérité et la générosité de l’action du Seigneur ressuscité qui révèle et communique sa présence et son action à tous les siens.

Pour qui observe l’action de Jésus dans l’Évangile et cherche à comprendre comment elle se continue dans l’Église, il percevra tout d’abord la présence d’une révélation, d’une « parole ». Jésus est le Verbe incarné, la Parole de Dieu résonnant en nos langages d’hommes ; il découvrira aussi un aspect de « puissance » de renouvellement et de transformation de l’homme : Jésus est habité par l’Esprit, il dispose de la plénitude de l’Esprit, et celui-ci manifeste, à partir de lui, son pouvoir de faire toutes choses nouvelles. Les sacrements de l’Église incluent ainsi une dimension « pneumatique », ils actualisent pour nous la mission de l’Esprit commencée dans la vie de Jésus. Et en même temps ils ouvrent notre vie à la participation à la vie du Fils de Dieu qui nous a révélé l’image même de notre vocation d’hommes. Cherchons dès lors à spécifier quelque peu le pouvoir pneumatique et la structure filiale (et fraternelle) des sacrements.

Dimension pneumatique (ou spirituelle) des sacrements

La vie sacramentelle de l’Église – tel sera ici l’objet de notre réflexion – déploie l’action même de l’Esprit.

Les sacrements – nous avons commencé à l’évoquer – prolongent en effet les gestes de Jésus : par la force de l’Esprit, il opérait des miracles de guérison, signes de l’œuvre opérée au fond des cœurs et dans la vie des hommes qu’il rendait capables de se transformer et de se renouveler.

L’initiative de Dieu, manifestée en Jésus de Nazareth par ses gestes de puissance, continue à nous rejoindre et nous offre, à nous aussi, l’action vivifiante de l’Esprit. Telle est en tout premier fieu la réalité que les sacrements nous communiquent parce qu’ils en sont les signes visibles.

Et si, dans une perspective d’alliance, nous essayons de développer la réponse suscitée dans le cœur de l’homme par ce don de l’Esprit, encore une fois, nous ne pouvons parler qu’en termes d’accueil. Il revient à l’homme de se laisser visiter par l’Esprit de Dieu qui, en lui, comme dans l’ensemble de la création, veut faire toutes choses nouvelles.

Cet accueil, vécu par l’homme en face du don sacramentel de l’Esprit, exprime en fait la pauvreté de son cœur s’ouvrant au don de Dieu, la confiance qu’il accorde à celui qui peut le sauver, le désir de recevoir avec reconnaissance le don au-delà de tout don.

Telle est bien, en face des sacrements de l’Église, l’attitude du chrétien ; telle est aussi l’attitude du religieux dont la vie se veut, dans toute la mesure du possible, soumise au souffle de l’Esprit et accueillante à son œuvre. C’est du plus profond de sa pauvreté, de cette pauvreté des béatitudes dont il accepte de faire la loi de sa vie, que le religieux laisse surgir son désir et son accueil de l’Esprit, source d’eau jaillissant en vie éternelle.

Dimension filiale et fraternelle des sacrements

Le don de l’Esprit, qui nous vient de Jésus et de ses gestes répétés dans son Église, a pour but dernier de nous conformer au Christ lui-même. L’Esprit que nous offrent les sacrements est l’Esprit de Jésus, non seulement parce que c’est Jésus qui nous l’envoie, mais aussi parce que sa présence en nous nous rend semblables à lui et nous fait accueillir en lui la grâce de filiation. Recevoir l’Esprit, c’est pour les hommes, par grâce d’adoption, devenir fils avec le Fils, et frères en lui de tous les hommes.

Voilà pourquoi les sacrements opèrent dans l’existence humaine une action qui l’ouvre à la fois à la génération divine et à la fraternité universelle. En ce sens précis, les sacrements font l’Église comme corps du Christ, puisque la grâce qu’ils communiquent, en la signifiant, est la grâce de confrontation à celui qui est le Fils unique et le frère universel. Les sacrements sont ainsi, dans la lumière du Verbe de Dieu incarné, « associé à notre humanité pour nous associer à sa divinité », la source et l’expression d’une vie qui est appelée à devenir tout entière communion filiale avec Dieu et communion universelle avec l’ensemble de l’humanité.

C’est dans cette perspective que nous voudrions développer maintenant la spécificité de la vie religieuse. Parce qu’elle renonce à exprimer autre chose que la réalité même de la filiation et de la fraternité, n’exprime-t-elle pas et ne rend-elle pas visible d’une manière qui lui est propre, l’œuvre accomplie par les sacrements ? Nous le développerons quelque peu en nous référant au baptême et à l’eucharistie comme aux sacrements dans lesquels s’expriment le plus clairement non seulement la nature même de l’Église mais aussi la spécificité propre à l’existence du religieux (ce qui n’exclut en rien la référence, aussi bien de la vie chrétienne que de la vie religieuse, à toute l’économie sacramentelle).

Baptême et vie religieuse

Le don de la grâce baptismale

Le baptême « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit » fait entrer le chrétien dans la communion d’amour qui est Dieu même. La vie que reçoit l’enfant à sa naissance le rend solidaire et participant de la famille humaine. Mais le baptême ouvre cette existence humaine à sa destinée éternelle en la faisant pénétrer dans la famille des enfants de Dieu.

Cela même s’explicite dans le symbolisme de l’eau. Au commencement, nous dit le récit de la Genèse, « l’Esprit du Seigneur planait sur les eaux » ; mais cet Esprit, accompagné par la parole créatrice, fit surgir du chaos toute la réalité du monde créé. Ainsi la vie surgissait-elle comme un don inexprimable de la richesse infinie du Créateur. Un passage de l’Exode permet d’ajouter au don de la vie celui de la liberté. Lorsque le peuple élu, fuyant l’Égypte, traverse la mer Rouge à pied sec, c’est comme une garantie qui lui est donnée de la route de liberté sur laquelle Dieu lui-même commence à le conduire : route semée d’embûches et d’aventures variées, où se manifeste de façon évidente combien il est difficile à l’homme de s’ouvrir au don de la liberté, parce qu’il lui faut pour cela se libérer de tant d’idoles et de tant d’aspirations peu purifiées de son propre cœur.

Mais si le symbolisme de l’eau offre déjà dans l’Ancien Testament des pierres d’attente pour la compréhension du baptême, la portée définitive de celui-ci ne se révélera pleinement que dans le mystère même de Jésus.

Au moment où Jésus se prépare à pénétrer publiquement sur la scène de l’histoire pour nous faire entendre la parole qui déploie pour nous la manifestation définitive de Dieu, voici que se présente, prédicateur d’un baptême de purification, la personne impressionnante de Jean le Baptiste. Pour être accordé au mystère de Dieu, pour pouvoir entendre en vérité sa parole et l’accueillir, il faut d’abord que l’homme opère une démarche de conversion ; il lui faut se laisser purifier par Dieu même, sous peine de ne pouvoir jamais être accordé à sa parole et à son don.

Cet aspect de purification a souvent été mis en lumière de manière privilégiée dans la réflexion sur le baptême chrétien. Le baptême, souligne-t-on dans ce contexte, efface en nous la faute originelle, sans quoi nous ne pourrions entrer dans l’amitié de Dieu.

Mais encore s’agit-il de mettre en lumière à partir de quelle action positive Dieu opère en nous cette indispensable réconciliation. C’est ce que nous a préparés à reconnaître le symbolisme créateur et libérateur de l’eau.

Dieu est celui qui nous réconcilie avec lui parce qu’il est d’abord celui qui nous donne sa propre vie et notre liberté de fils. Telle est en effet la révélation de la destinée qui nous est offerte par le Fils de Dieu incarné.

Il suffit pour le comprendre de porter notre regard sur le récit évangélique du baptême du Seigneur. Au milieu de l’humanité dont il est solidaire, Jésus se présente au baptême de Jean. Mais voici qu’entré dans ce mouvement de purification où il nous accompagne et en quelque sorte nous précède, il reçoit – et nous recevons avec lui – l’affirmation de l’action même de Dieu dont désormais le baptême dans le Christ portera le symbole : « Tu es mon Fils bien-aimé ». Par la puissance de l’Esprit qui l’unit à son Père dans une réciprocité d’amour, Jésus est pour nous, et nous devenons en lui, fils bien-aimé(s) du Père.

Telle est désormais pour le chrétien la grâce signifiée par le sacrement de baptême : il y est engendré à la vie de Dieu et à la liberté filiale, à l’image du Christ et par la force de son Esprit. Ainsi se trouve-t-il réconcilié avec Dieu et purifié du péché qui, en vertu de sa solidarité avec l’histoire des hommes enfermée dans la désobéissance, le coupait de sa véritable relation à Dieu.

La réponse du chrétien à la grâce baptismale

Le don signifié par le baptême introduit l’homme dans la relation avec Dieu, il l’introduit aussi dans une histoire : histoire de la vie et histoire de la liberté.

Pour entrer dans la structure de réciprocité de l’alliance – explicitée plus haut dans la réflexion sur l’économie sacramentelle – au don de Dieu doit correspondre une réponse de l’homme. Et n’est-ce pas dans la fidélité de l’histoire et à l’histoire que peut s’exprimer le mieux cette réponse ? Répondre au don de la vie, c’est en fait vivre, et vivre toujours plus pleinement. Répondre au don de la liberté, c’est se libérer toujours davantage des esclavages qui font obstacle à la liberté filiale.

Le chrétien est donc quelqu’un qui n’a jamais fini de recevoir le don qui lui fut signifié et offert par Dieu au point de départ de sa vie chrétienne. Il n’a jamais fini de laisser la vie se développer en lui, de la laisser s’affirmer et triompher de toutes les forces de mort. Et, comme cette vie est essentiellement communion dans l’amour, il n’a jamais fini de se laisser engendrer dans l’amour pour devenir à son tour toujours plus capable d’aimer. De même le chrétien n’a jamais fini de sortir de toutes les formes de servitude qui l’empêchent d’exprimer dans la relation à Dieu et à tous ses frères la liberté de son amour filial et fraternel.

On le voit : rien de moins statique que la grâce sacramentelle, si on la comprend dans la relation d’alliance où Dieu nous engendre et nous attire à lui en nous rassemblant tous dans son amour. Dans l’existence chrétienne, dont le baptême marque visiblement le commencement, il y a une exigence continuelle à recevoir : celle d’une croissance dans la grâce de filiation et dans la grâce de fraternité, en répudiant constamment les idoles qui peuvent empêcher l’homme de vivre librement dans la lumière de l’amour.

La réponse du religieux à la grâce baptismale

Ce qui est vrai de chaque chrétien l’est évidemment aussi du religieux. Laïcs et religieux reçoivent tous le même baptême ; c’est la même grâce que Dieu fait à chacun de ses enfants. Comme c’est aussi la même réponse qu’il attend de tous à l’amour qu’il leur offre en Jésus et, visiblement, en l’Église.

La même réponse ; et cependant aussi une réponse qui soit la réponse propre à chacun et, en ce sens, toujours unique. Une réponse aussi qui puisse se modeler selon la structure spécifique qui correspond dans l’Église aux diverses vocations.

Le Concile Vatican II l’a rappelé : c’est dans la lumière de la grâce baptismale et de la réponse qu’elle suscite au cœur du chrétien que doit se comprendre la nature de la consécration du religieux. C’est donc aussi dans la ligne de la réponse de tous les baptisés à l’appel à la sainteté que Dieu leur adresse que se situe la réponse propre du religieux. Voilà pourquoi, dans l’organisation de Lumen gentium où se déploie la réflexion sur le mystère de l’Église, le chapitre consacré à la vie religieuse fait immédiatement suite au chapitre qui traite de la sainteté chrétienne.

Si l’on veut maintenant prêter une attention plus directe à la voie propre qu’emprunte le religieux, on remarquera que sa vie se définit visiblement par une sorte d’exclusivisme, et par un exclusivisme qui détermine les modes de sa relation aux autres et de sa relation à l’univers en fonction de sa relation première à Dieu.

Indiquons-le simplement en partant de la non-reconnaissance comme sacrement de la consécration religieuse. Le fait n’est pas toujours immédiatement compris. Comment, pourrait-on dire, celui qui s’engage dans le mariage reçoit de l’Église un nouveau sacrement, pourquoi n’en va-t-il pas de même pour celui qui s’engage dans la vie religieuse ?

C’est que le mariage introduit dans l’existence chrétienne un nouveau type de relations sociales : celui et celle qui jusqu’alors vivaient leur vie d’homme et de femme comme fils et comme frères vont désormais contracter aussi des liens d’époux à épouse ainsi que des relations de paternité et de maternité. Si, dans le Christ, notre vie reçoit le sceau de la présence et de la grâce de Dieu qui accompagne chacune de ses étapes, il est normal qu’un sacrement consacre ces relations nouvelles dans lesquelles vont désormais s’exprimer la vie et l’amour des personnes mariées.

Rien de tel cependant pour celui et pour celle qui répondent à une vocation religieuse. C’est toute leur vie désormais qui va s’exprimer exclusivement dans la relation filiale et dans la relation fraternelle que, dès le baptême, Dieu a imprimées dans leur cœur. Et c’est dans le renoncement même à nouer d’autres relations que s’affirme visiblement dans l’existence du religieux le caractère définitif de la grâce baptismale : ce qui nous est offert en elle est valable pour toujours et nous situe définitivement en Dieu, en nous permettant aussi de nous situer, à partir de lui, dans notre relation à tous les hommes.

« Au ciel », dit Jésus, « on ne prend ni femme ni mari », marquant par là le caractère proprement historique du mariage. Ce qui, par contre, est inscrit comme la réalité définitive de ce que nous sommes et de ce que nous serons pour toujours en Dieu, c’est ce qu’exprime le baptême comme sacrement de la filiation divine et de la fraternité universelle en Jésus.

Telle est donc la portée sacramentelle de la vie religieuse dans sa relation au baptême : manifester le caractère définitif et absolu de ce que le baptême signifie pour tous les chrétiens. Tous, en Jésus, ont été engendrés à la vie divine. En acceptant d’être uniquement témoin de cette filiation et de la fraternité universelle à laquelle elle nous ouvre, le religieux inscrit, de manière spécifique, dans la visibilité de la société et de l’histoire humaine, la réalité dont le baptême est le signe.

Encore faut-il qu’il accepte cette grâce comme une exigence dont le dynamisme, pour lui non plus, n’a jamais fini de produire tous ses effets. L’esprit des béatitudes auquel il se réfère doit traduire dans le concret de sa vie cette référence exclusive à la grâce filiale et fraternelle dont nous avons voulu indiquer la place centrale dans son chemin de fidélité à Dieu.

Eucharistie et vie religieuse

Le don de l’Eucharistie

Dans l’économie sacramentelle de l’Église, l’Eucharistie occupe la place centrale. Elle est donc le sacrement par excellence dans lequel l’Église se reconnaît donnée à elle-même par la présence en elle du Fils de Dieu et par le don de l’Esprit.

Le baptême lui-même, s’il est le point de départ de la vie sacramentelle, consacre l’entrée du chrétien dans la communauté ecclésiale, dont l’eucharistie assure la réalité vivante et la communion.

Si nous nous référons brièvement, comme nous l’avons fait pour le baptême, au symbolisme qui s’exprime dans l’eucharistie, nous y découvrons avant tout le signe efficace d’un repas. Encore s’agit-il de percevoir toutes les dimensions essentielles du repas eucharistique pour découvrir le don que Dieu nous y fait.

Comme dans tout repas, la communauté rassemblée pour célébrer l’eucharistie s’ouvre d’un même mouvement au don de la vie. Tout repas est accueil commun de la vie ; s’il est vécu humainement et socialement, il fait naître une communion de vie. Mais le repas eucharistique inclut en plus une référence précise à l’histoire de Jésus et au geste par lequel il institua ce sacrement. Or cette référence historique relie la célébration eucharistique à la Pâque de Jésus, c’est-à-dire à sa mort-résurrection à travers laquelle il rejoint la communion totale avec le Père.

Si nous déployons, selon les différentes dimensions du temps, cette référence à la Pâque de Jésus, nous reconnaissons dans l’eucharistie, en même temps qu’un mémorial, une actualisation et l’annonce d’une promesse définitive. Mémorial, parce qu’il s’agit de nous remettre toujours en mémoire l’acte par lequel Jésus offrit sa vie pour nous ; c’est en vertu de cet acte, de ce sacrifice, que le repas eucharistique est pour nous don de la vie, réconciliation avec Dieu et entre nous. Mais ce souvenir de Jésus est un souvenir vivant, qui prend forme dans la communauté des croyants lorsqu’ils reconnaissent et accueillent actuellement la présence et l’action du ressuscité en faveur de tous les siens. En se rendant présent au milieu d’eux, en se communiquant à eux, le Seigneur de l’histoire les entraîne déjà dans sa Pâque, qui est abandon confiant à la venue définitive de Dieu et entrée ensemble dans la vie éternelle à travers les étapes d’une vie pleinement liée à l’amour.

Tant d’autres choses encore devraient être dites de l’eucharistie. Qu’il soit clair au moins qu’elle symbolise dans toute sa gratuité le don par lequel Dieu, Père, Fils et Esprit, nous associe à sa vie et nous fait grandir en elle en nous donnant aussi, en même temps que la grâce filiale, le don de la communion fraternelle avec tous ceux qui lui appartiennent.

La réponse du chrétien au don de l’eucharistie

C’est habituellement par la « pratique eucharistique » que l’on essaye de mesurer la qualité d’une communauté chrétienne ; nous en parlions plus haut en évoquant l’effort de quantification auquel est fréquemment soumise la vie sacramentelle. Mais on resterait à la surface des choses en comprenant l’eucharistie à la manière d’une démarche humaine, fût-elle régulière, dans laquelle l’homme exprimerait ce qu’il porte en soi. Une fidélité plus profonde doit s’y exprimer pour que l’eucharistie puisse développer tous ses fruits.

Il s’agit, en effet, ici encore, de se laisser éblouir tout d’abord par la grandeur du don de Dieu, dont l’eucharistie est le signe efficace. Il s’agit d’y reconnaître la gratuité d’un amour duquel nous tenons tout et qui n’a de cesse qu’il ne nous fasse participer à la richesse insondable de la vie même de Dieu. L’eucharistie est à accueillir et à célébrer comme la manifestation toujours aussi étonnante d’un Dieu qui veut être pleinement notre Dieu en partageant tout avec nous.

La réciprocité de l’alliance s’exprimera ici à nouveau en termes d’amour et de communion, en y ajoutant la mission, dont le don reçu suscite en nous l’exigence. Toute vraie communauté eucharistique sera enracinée dans l’amour et désireuse de s’exprimer dans l’amour, c’est-à-dire dans le don mutuel et sans réserve qu’il suscite : amour de Dieu reconnu comme Dieu et amour de tous les hommes reconnus comme frères. Ainsi s’efforcera-t-elle de dépasser toujours, avec patience et miséricorde, tout ce qui en elle blesse la communion, s’ouvrant par là au Dieu de patience et de miséricorde. Et, puisque c’est à tous les hommes que Dieu veut offrir son amour, naîtra aussi, du don reçu, le désir d’un partage et d’une communication à ceux « du dehors », le mouvement de la mission qui est constitutif de l’Église depuis l’origine.

La réponse du religieux à l’eucharistie

Tout ce que nous venons de dire de la communauté chrétienne vaut bien sûr de la communauté religieuse. A elle aussi il appartient de témoigner de l’amour et de la communion ; à elle aussi est confiée la responsabilité missionnaire. Et les dons de l’Esprit, joie, paix, sérénité, confiance... traduiront dans la vie quotidienne la profondeur à laquelle les religieux se laissent ensemble conformer au Seigneur dans la communion à son eucharistie.

Reste à exposer, à propos de l’eucharistie, ce que nous évoquions à propos du baptême. Si le religieux, par sa consécration, décide de laisser se développer jusqu’au bout la grâce même de son baptême, il me semble qu’on peut dire avec la même vérité que la spécificité de la vie religieuse trouve dans la référence à l’eucharistie une clef qui aide à la mieux comprendre.

À nouveau la comparaison avec le mariage et la vie de foyer pourra être ici éclairante. Qui dit foyer, en effet, dit avant tout un centre d’irradiation, un feu qui n’est autre que le feu de l’amour rassemblant dans l’unité les époux et ceux à qui ils ont communiqué et continuent à communiquer le don de la vie et de l’amour. Au foyer se rattache l’unité vivante de ceux qui sont rassemblés sous un même toit parce qu’ils communient à la même vie et au même amour. Et cette unité s’inscrit en quelque sorte jusque dans l’ordonnance même de la maison : si elle abrite l’ensemble de la vie familiale, elle ne manquera pas de lui offrir un centre déterminé, un lieu, un endroit où tous se rassemblent plus volontiers pour se ressourcer dans leur amour mutuel.

S’il y a aussi, pour la communauté religieuse, des lieux où elle se rassemble plus volontiers et se retrouve comme communauté, il est clair cependant que ces lieux de rassemblement (réfectoire ou salle de récréation, par exemple) n’explicitent pas au même titre que le foyer familial le mystère de la vie commune et de l’amour mutuel partagés par les membres de la communauté. Les époux, en effet, portent dans le lieu où se ressource constamment leur vie familiale la grâce même du sacrement qui les unit. Pour les religieux, le sacrement où s’exprime leur communion la plus totale et la plus quotidienne sera celui de l’eucharistie. D’où la place centrale réservée à la chapelle dans chaque maison religieuse. C’est là que visiblement, dans la relation de chacun et de tous ensemble au Christ Seigneur qui les a appelés, les membres de la communauté religieuse reçoivent le signe efficace de ce qu’ils ont à vivre. S’ils sont en effet rassemblés, ce n’est pas parce qu’ils se sont choisis l’un l’autre, mais parce que chacun a accepté d’être choisi par le Seigneur et de recevoir de lui les frères qu’il lui donne. L’alliance fraternelle qui fonde la communauté religieuse est l’acte même du Christ rassemblant les siens dans la relation mutuelle qu’il ouvre à chacun et à tous en les tournant ensemble vers le Père. La communauté religieuse ne peut dès lors s’enraciner visiblement en Dieu que si elle se réfère à l’eucharistie de Jésus. L’eucharistie est le sacrement, le signe efficace de la communauté religieuse ; et elle l’est de manière spécifique dans la mesure où la communauté religieuse ne se structure pas selon la loi des rapports mutuels tels qu’ils peuvent être engendrés par le mariage, mais se reçoit constamment du Christ selon la structure filiale et fraternelle de son eucharistie.

Borgo S. Spirito 5
I-00193 ROMA, Italie

[1Vie consacrée, 1985, 7-19.

[2Le sacrement est en effet « signe efficace de la grâce ».

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