Pauvreté personnelle pour notre temps
José Maria Salaverri, s.m.
N°1986-3 • Mai 1986
| P. 131-145 |
Dans une lettre adressée « à tous ses frères de par le monde », l’auteur, supérieur général de la Société de Marie, donne des suggestions pour vérifier comment nous vivons la pauvreté vingt ans après le Concile. C’est un texte qui essaie d’être pratique : un examen de conscience pour le présent et des propositions concrètes pour l’avenir à la lumière tant de l’Évangile que du Concile et de la règle religieuse. Ces pages nous ont semblé très éclairantes pour beaucoup et nous en publions de larges extraits. Dans cette première partie, J.M. Salaverri traite de la pauvreté personnelle. La suite de son texte abordera les questions de pauvreté communautaire et collective.
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« Le religieux n’oublie jamais que sa condition est celle d’un pauvre [1] ». Il n’est pas nécessaire de rappeler sa condition à quelqu’un de pauvre sociologiquement parlant. Sans qu’il le veuille, tout ce qui l’entoure l’empêche de l’oublier. On ne devrait pas avoir besoin non plus de rappeler à un religieux sa condition de pauvre. Il l’a embrassée volontairement et avec joie : l’esprit de pauvreté devrait lui devenir comme une seconde nature. Oui, bien sûr, mais cela n’est pas si facile quand on est comme immergé dans une société d’abondance et de gaspillage ; ce n’est pas facile, même quand on est en contact avec la pauvreté réelle. Il semble qu’il appartienne à la nature humaine de toujours chercher à avoir davantage et à mieux vivre ; et cela aussi bien chez les riches que chez les pauvres. On trouve encore la pauvreté en esprit à l’état spontané en pas mal de personnes simples de milieux pauvres. Mais normalement cette pauvreté en esprit doit se conquérir, car ce n’est pas une pauvreté subie, c’est une pauvreté qu’on choisit. On ne peut apprendre à vivre habituellement en esprit de pauvreté que par des privations volontaires, de petits sacrifices de chaque jour et l’humble prière demandant à Dieu de nous en faire le don. Autrement il est très facile de se contenter de justifications tranquillisantes ; on peut avoir à la bouche de belles paroles, parfois même prophétiques, tout en menant une vie remplie de son propre moi.
Sans un réel esprit de pauvreté personnelle, il est très difficile d’arriver à vivre la pauvreté sociale et communautaire. On n’arrivera jamais au renouveau de la Société de Marie sans qu’il y ait des Marianistes bien décidés à vivre personnellement la pauvreté, en dépit des circonstances extérieures défavorables. J’invite donc chacun d’entre vous à se poser la question suivante : Ai-je vraiment l’esprit de pauvreté ? Ai-je vraiment choisi d’être pauvre ?
Voici quelques indices, d’importance inégale, qui peuvent aider à répondre à ces questions et surtout à se convertir, ce dont justement nous avons besoin.
Avoir le sentiment que l’on possède toujours trop pour soi-même
Celui qui a l’esprit de pauvreté estime avoir toujours trop ; celui qui ne l’a pas, n’a jamais assez.
Notre Règle nous fournit un critère très clair : « Pour nos besoins matériels, nous nous contentons de ce qu’exigent la santé, l’hygiène et le service de l’apostolat ». Bien que le nécessaire soit forcément quelque chose de relatif, toutes choses égales d’ailleurs, celui qui a l’esprit de pauvreté aura toujours tendance à se restreindre et celui qui ne l’a pas trouvera toujours de bonnes raisons pour étendre le domaine du nécessaire.
« Ne vous préoccupez pas du lendemain » (Mt 6,24) nous dit le Seigneur. Qui a l’esprit de pauvreté vit au jour le jour, sans compter son temps ni ménager ses forces, ni calculer les années : ce qui compte c’est le règne de Dieu. Qui n’a pas l’esprit de pauvreté calcule ses heures, compare les rémunérations et se préoccupe de ce qui lui restera quand il prendra sa retraite.
La conviction que rien ne m’est dû
Rien ne m’est dû : c’est la réaction naturelle de qui a l’esprit de pauvreté ; je n’ai aucun droit en raison des charges remplies, des mérites acquis, ou à cause de tant d’années de fidélité dans l’institut. Qui n’a pas l’esprit de pauvreté se laisse influencer par la mentalité du monde et tend à attribuer du prix à ses mérites et à ses efforts.
L’idée même de récompense est absolument étrangère à l’esprit de pauvreté. Comme tous les instituts, la Société de Marie s’engage à pourvoir à nos besoins. Dans la vie religieuse il est absurde de parler de droits spéciaux ; le faire serait trahir et pervertir l’esprit de pauvreté. Personne n’a droit à un voyage pour le simple fait qu’il a passé cinquante ans dans la vie religieuse, ou à garder tant pour cent de son salaire, ou encore à posséder quelque chose en propre parce qu’il est Directeur [2].
Vouloir établir une échelle des mérites et des récompenses serait s’enfermer dans un cercle dont il serait impossible de sortir ; on serait pris dans une spirale où se développeraient la défiance, les jalousies, l’envie et des manœuvres mesquines. C’est pourquoi la Règle est parfaitement claire : « Tout ce qui peut advenir au religieux... sous forme de rémunérations, de pensions, de cadeaux, appartient à la Société qui pourvoit à nos besoins ». S’il y a, suivant les cas, des choses qui conviennent, il n’y a pourtant jamais de droits et de récompenses automatiques, en dehors du nécessaire.
Cela peut paraître dur, mais c’est l’esprit de l’Évangile et la condition de la liberté et de la joie. « Quand vous aurez fait tout ce qui vous était ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait seulement ce que nous devions faire » (Lc 17,10).
Normalement, choisir pour soi ce qui est commun et ordinaire, et même le moins bon
Quant on a l’esprit de pauvreté, on choisit pour soi, normalement, mais sans fanatisme, ce qui est le plus simple et même, toutes choses égales d’ailleurs, ce qui est le moins bon. Pour la nourriture on ne se montre pas exigeant, on accepte ce qu’il y a et l’on sait même se priver. Pour le vêtement, « la simplicité et la modestie » sont de règle sans préoccupation de mode ou de prestige. Quant aux objets à notre usage, le mieux est qu’ils soient peu nombreux et adaptés aux nécessités de notre travail. Enfin, pour le repos, la formation et l’apostolat, on emploie « un minimum de moyens matériels ».
Ce ne sont là que des conséquences logiques du choix qu’on a fait de suivre un maître qui a dit clairement : « Les renards ont une tanière et les oiseaux un nid, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête » (Mt 8,20). C’est l’aspect ascétique de toute pauvreté chrétienne ou religieuse. C’est la réponse personnelle que j’ai à donner tous les jours au défi que nous lance une société de consommation qui tous les jours cherche à nous séduire. « Dans un monde aux ressources limitées et où tant d’hommes manquent du nécessaire, il doit donner un témoignage manifeste en luttant contre l’insouciance et le gaspillage ».
On a beaucoup parlé de radicalité à propos du témoignage de pauvreté donné par les religieux. Où faut-il chercher cette radicalité ? Nous vivons dans une société où la publicité pervertit l’échelle des valeurs des biens matériels et crée des besoins artificiels. De nos jours, on a tendance à mesurer le bonheur à mille signes extérieurs tels que bijoux, parfums, tabac, nourritures raffinées ; ou encore voyages d’agrément, appareils de tout genre depuis la vidéo jusqu’à l’ordinateur personnel, en passant par des montres ou des caméras sophistiquées. Il y a des gens capables de se priver de nourriture ou de s’endetter pour longtemps afin de pouvoir se procurer les mille objets lancés chaque année sur le marché [3], et cela malgré la crise économique. Notre pauvreté ne serait-elle pas la réponse radicale à cette situation, grâce au renoncement pur et simple à toutes ces choses qui paraissent normales à tant de gens ?
Je crois que c’est le moment de parler des cadeaux. La société de consommation pervertit même l’amitié, car elle fait croire qu’on peut créer l’amitié et même l’amour à coup de cadeaux, et que ces sentiments seront d’autant plus grands que les cadeaux auront plus de valeur. Le cadeau tend également à remplacer le temps qu’on pourrait passer avec ceux qu’on aime... Cherchons à convaincre nos vrais amis que nous n’avons pas besoin de leurs cadeaux pour croire à leur amitié ; et s’ils tiennent à nous donner quelque chose, qu’ils sachent qu’un religieux a besoin de bien peu de choses et qu’il préfère voir la générosité de ses amis s’adresser aux pauvres plutôt qu’à lui-même. Je pourrais dire la même chose touchant les cadeaux que nous nous croyons obligés de faire : qu’on voie qu’ils viennent d’un religieux et portent en soi quelque chose de Dieu. Quant aux cadeaux inutiles qu’il nous arrive souvent de recevoir, faisons-les rapidement sortir du circuit de la vie religieuse pour retourner à leur milieu normal, celui du « monde » !
Savoir se plier aux petites exigences de la pauvreté religieuse
L’esprit de pauvreté se prouve par le soin qu’on met à observer les mille petites exigences de la pauvreté religieuse. Et quelles sont ces petites exigences ? En voici quelques-unes : demander les permissions nécessaires ; mettre en commun tout ce que nous recevons ; ne pas avoir à son usage personnel des objets inutiles ; prendre soin des biens communautaires ; se montrer disponible à rendre les services matériels exigés par la vie commune ; bien tenir ses comptes ; avoir le sens de l’économie et de l’épargne ; faire durer les choses ; écrire au lieu de téléphoner ; ne pas perdre de temps... Petites choses, direz-vous ! mais n’est-ce pas ainsi que se comportent les pauvres ?
Il est curieux de voir comment les esprits les plus lucides de notre temps redécouvrent la valeur des choses petites et simples comme étant le meilleur remède au gaspillage absurde d’une société devenue inhumaine :
L’enthousiasme que produit la découverte des pouvoirs scientifiques et technologiques a conduit l’homme moderne à construire un système de production qui viole la nature et un type de société qui mutile l’homme. On pense que si l’on était plus riche, tout le reste serait automatiquement résolu.
Aujourd’hui, il faut absolument faire la vérification des fins auxquelles sont censés servir les moyens choisis. Cela suppose avant tout le développement d’un mode de vie où l’on attribue aux choses matérielles leur place légitime, place qui est relative et secondaire, jamais première.
De partout les gens demandent : qu’est-ce qu’on peut faire ? La réponse est alors aussi simple que déconcertante : que chacun d’entre nous travaille à mettre de l’ordre dans sa propre maison !
Saint Benoît a écrit, dans sa Règle, des paroles tranchantes : « On doit amputer tout le superflu [4] ». Cette recommandation de notre Patriarche vaut pour les religieux de tous les temps ; ce que sans doute il n’imaginait pas, c’est qu’elle serait une bonne consigne pour notre société de gaspillage.
Il n’y a rien de petit dans l’amour. Nous montrerons notre amour pour le Seigneur et pour les hommes d’aujourd’hui par ces petits détails qui nous transforment peu à peu en hommes pauvres et détachés. Jésus apprécia énormément les deux piécettes de la veuve : « Elle a donné plus que tous les autres », affirme-t-il (Mc 12, 44). Les piécettes de notre fidélité aux détails de la pauvreté et du détachement font de nous des hommes libres et rendent joyeuses nos communautés. N’apportent-elles pas aussi à la société moderne le témoignage paradoxal dont elle a besoin ?
Nous souvenir des nécessiteux, quand nous faisons usage des biens de ce monde
Une inquiétude saine et spontanée au moment de faire une dépense est l’indice de l’esprit de pauvreté. Me comparer alors à ceux qui sont dans le besoin (les pauvres, les affamés, les sans-toit, les malades ou les marginaux) peut servir de correctif à mes tendances égoïstes. Me dire alors : « Eux, ils n’ont pas cela ! » ou : « Cela serait un luxe à tel endroit ! » ou encore : « Au fond, cela n’est pas nécessaire ! » Toutes ces réflexions me remettent sur la bonne voie. Il ne s’agit pas de se culpabiliser ni d’omettre ce qu’on a à faire ; il s’agit de la solidarité fraternelle avec les pauvres, et cela m’aide à ne jamais agir en propriétaire ; cette solidarité me permet d’avoir un style de vie simple, « voire austère » ; je puis ainsi vivre dans l’action de grâce envers le Père qui prend soin de moi (Mt 10, 31), et me sentir moi-même, quoique indigne, comme un petit pauvre de Jésus-Christ.
Je comprends bien qu’il n’est pas facile d’avoir cette réaction spontanée ; c’est pourquoi la Règle dit que le Marianiste « met à profit les occasions de contact direct avec ceux qui sont dans le besoin ». Permettez-moi un souvenir personnel : quand je suis revenu de Colombie après six ans, je souffrais beaucoup de voir des personnes capricieuses qui se montraient difficiles pour la nourriture et de voir jeter des aliments ; je ne pouvais m’ôter de la tête l’image de los gamines (les enfants des rue) de Bogota qui venaient quémander « un petit peu à manger » ; j’espère ne jamais oublier cette vision, grâce à Dieu.
Il serait fort triste qu’il y ait des pauvres volontaires qui ressembleraient à l’homme de la parabole qui banquetait sans même voir le « pauvre nommé Lazare, couvert d’ulcères, gisant par terre à sa porte » (Lc 16,20). Chaque jour confirme cette triste vérité que l’abondance rend peu à peu aveugle à la misère d’autrui et durcit le cœur. « L’homme comblé qui n’est pas clairvoyant ressemble au bétail qu’on abat » (Ps 48,21).
Parfois même des personnes très engagées dans le combat pour la justice sociale se lancent cependant dans des dépenses provoquées par la société de consommation. Il y a des gens qui sont à la recherche du pauvre que j’appellerais théorique, mais qui oublient le pauvre qui se trouve juste à côté d’eux. Avoir présents à l’esprit ces pauvres bien concrets est un rappel fraternel et efficace, quand nous cherchons à satisfaire nos désirs ou nos besoins personnels.
Être disponible pour pouvoir se mettre au service des autres de façon désintéressée
« Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10,11) ; « je suis parmi vous comme celui qui sert » (Lc 22,27) : cette attitude de Jésus caractérise celui qui a l’esprit de pauvreté ; mais celui qui n’a pas cet esprit prend facilement une mentalité de salarié consistant à faire le strict nécessaire et à se désintéresser d’autrui dans les moments difficiles (Jn 10,13).
C’est par le travail que nous manifestons le plus clairement cette disponibilité : « Nous nous adonnons de tout cœur au travail, qui est le lot de tous les humains ». Le travail est aussi une des exigences de la vie commune, étant donné que chacun doit gagner sa vie et celle des siens. C’est également une exigence de la vie apostolique, pour laquelle nous ne mesurons ni notre temps ni nos forces. Le véritable apôtre profite de tous les instants, sachant dépenser son temps pour les autres de tout son cœur et avec générosité. De tous les biens que nous a donnés le Seigneur, le temps est sans doute le plus personnel ; c’est en le donnant qu’on peut le mieux manifester sa générosité, en pauvre de Jésus-Christ.
Il faut donner et se donner de manière désintéressée, sans chercher de compensations matérielles ou affectives. Il y a des gens très désintéressés au point de vue matériel, mais terriblement attachés aux compensations affectives. Savoir ne pas compter sur la gratitude de ceux pour qui on a tant fait et continuer à travailler en acceptant avec simplicité les limites du prochain, c’est là une grande manifestation de la pauvreté en esprit.
L’éducation à laquelle se dévouent tant de Marianistes est un immense terrain d’application de ce travail vécu comme un service désintéressé et qui comporte des heures de classes acceptées avec générosité, des tâches extrascolaires, la catéchèse, les sports, les groupes apostoliques, les fins de semaines passées avec les jeunes... sans oublier les heures passées à les écouter et à les aider dans leurs difficultés, scolaires ou autres.
Quand il arrive à l’âge de la retraite, le Marianiste sait que son activité apostolique ne prend pas fin. Dans notre tradition, un religieux sans occupation est inconcevable. Aussi la Règle dit-elle qu’ils « continuent de servir dans la mesure de leurs forces ». Aujourd’hui, ces religieux voient s’ouvrir devant eux un immense champ d’activités apostoliques, grâce aux nombreuses organisations adaptées à cet âge et auxquelles un religieux peut apporter beaucoup.
Une sensibilité qui permette de saisir les besoins du prochain
Il semble normal que celui qui a l’esprit de pauvreté possède une sensibilité et comme une sorte de connaturalité qui lui permette de détecter instinctivement les besoins de ceux qui l’entourent. L’oubli de soi qu’entraîne la vraie pauvreté en esprit rend spontanément attentif aux signes presque imperceptibles qui dénotent chez autrui une angoisse, une solitude, une inquiétude, un besoin, en un mot, une pauvreté quelconque.
C’est bien ce que veut dire la Règle quand elle affirme qu’il nous faut être « sensibles à la souffrance et à la misère de nos semblables ». C’est ainsi que l’Évangile nous présente le Seigneur : « Jésus, voyant la foule, ressentit une grande pitié » (Mt 9,35-36). La sensibilité de Jésus à la misère est totale, mais adaptée aux circonstances : il est touché par la faim criante, aussi bien que par la misère la plus secrète comme le péché ; tout trouve un écho dans son cœur.
En parlant de cette sensibilité, je ne me réfère pas à cette sorte de compassion, fille d’une mauvaise conscience et accompagnée d’un désir de fuite, que suscite en nous le spectacle de la misère voyante. Ce sentiment-là est fait de bien des composantes dont certaines ne sont pas toujours saines et qu’il faut donc purifier. Le véritable esprit de pauvreté va plus profond ; il est oubli de soi. Rester au niveau de la compassion épidermique peut amener à se tranquilliser la conscience grâce à un don, peut-être généreux, après quoi tout tombe dans l’oubli. Tandis que la sensibilité spirituelle naît de la foi, de la « contemplation du Seigneur et de son plan d’amour sur le monde... L’oraison nous apprend à voir que Dieu est présent... avant tout dans la personne du prochain ». Et cela nous amène à nous donner nous-mêmes.
En descendant sur un plan plus concret, on pourrait exprimer autrement ce signe de l’esprit de pauvreté, comme une aptitude à établir des relations personnelles avec les gens humbles et simples. Non seulement aimer leur rendre service, mais surtout les amener à se sentir à l’aise avec nous. La première attitude – aimer leur rendre service – peut comporter le danger du paternalisme et d’un désir inconscient de domination. Par contre, le véritable esprit de pauvreté provoque spontanément la bonté et la compréhension.
Je pourrais en profiter pour passer en revue mes amitiés : y a-t-il des pauvres parmi mes amis ? Malheureusement, il peut être plus facile pour un religieux d’être l’ami d’un banquier que d’un balayeur ; non qu’il y ait rien de répréhensible en soi d’être l’ami de personnes riches ; Jésus lui-même avait des riches parmi ses amis. Aussi, pour apporter une nuance à ma question, j’ajouterais une sous-question : suis-je fier d’avoir des gens importants pour amis ?
Préférer partager la vie des humbles et des pauvres
Il ne suffit pas d’être sensible à la pauvreté ; il ne suffit pas de « cultiver un amour spécial pour les pauvres » ; il faut être prêt à vivre au milieu d’eux, à partager nos ressources et à utiliser nos talents pour travailler avec eux. C’est ce que fit le Christ qui a partagé notre condition, lui qui, « de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous » (2 Co 8, 9), sans pour autant déprécier ou abandonner les autres ; il s’agit d’un amour « préférentiel » pour les pauvres.
Je pense que tout Marianiste devrait se sentir heureux de pouvoir participer effectivement à une vie de pauvreté et pas seulement d’une manière temporaire. Celui qui a un véritable esprit de pauvreté ressent cet appel à travailler parmi les pauvres comme un privilège qu’il n’a pas mérité, privilège auquel il est d’ailleurs capable de renoncer si l’obéissance l’envoie travailler dans d’autres milieux.
Celui qui n’a pas le véritable esprit de pauvreté peut même arriver à se faire de la pauvreté une richesse, en en pervertissant le sens. Je m’explique : il y a plusieurs manières de transformer la pauvreté en richesse pour soi-même. Voici trois exemples concrets :
- Il y a des religieux qui sont allés travailler avec les pauvres pour se laver du « péché originel » d’être riches et éviter ainsi la honte d’être de ceux qu’on appelle « les riches ». Ils ne sont pas allés aux pauvres d’abord pour Dieu, mais pour eux-mêmes.
- D’autres, fiers de leur pauvreté volontaire, méprisent ceux qui ne font pas comme eux. Saint François d’Assise a dû attirer fortement l’attention de certains frères sur cette tentation, inimaginable pour lui-même.
- Une troisième façon de transformer la pauvreté en richesse consiste à se croire irremplaçable. En effet, grâce à Dieu, le travail parmi les pauvres donne plus de consolation que le travail en d’autres milieux. D’où le grand danger de se créer un petit nid que l’on défend pour de bonnes raisons apparemment ; et l’on perd ainsi la disponibilité, même pour aller travailler en d’autres milieux, également pauvres.
Dans les trois cas, le moi s’est subtilement saisi de la pauvreté pour s’en faire une richesse [5].
De toute façon, je pense que, dans la Société de Marie, nous avons besoin d’une plus grande disponibilité personnelle et collective pour travailler avec les pauvres ; disponibilité permanente et pas seulement momentanée ou conditionnelle. Si les Provinces n’ont pas suffisamment de personnes humblement disponibles, comment pourraient-elles réaliser ce que dit l’article 2.17 : « Dans l’étude des projets d’activités apostoliques nouvelles, on accorde une certaine priorité à celles qui s’adressent plus directement aux pauvres et impliquent un partage plus concret de leur vie » ?
En passant, je me permets de signaler la gêne que me produit l’adjectif « certaine » placé avant « priorité » et qui est le témoin de la crainte du dernier Chapitre Général de se montrer trop radical.
Compter spontanément sur l’aide de Dieu, quand il s’agit de le servir
Ce signe de l’esprit de pauvreté, comme les deux suivants, nous fait passer à un stade très profond de la manière spirituelle de vivre la pauvreté. Ce serait quelque chose comme la « consommation » de cette vertu, pour employer le vocabulaire du Père Chaminade.
De quoi s’agit-il ? Il ne s’agit pas seulement de ne pas mettre notre confiance en nos forces et en nos efforts ; il y a plus : il s’agit d’une sainte audace quand le règne de Dieu est en jeu ; c’est aller de l’avant, même si les moyens font défaut, qu’il s’agisse d’argent pour une œuvre, de forces physiques ou psychologiques pour une mission qui nous a été confiée, ou d’éléments d’appréciation pour une décision que je dois prendre. Au fond, c’est l’application à la lettre de l’Évangile : « Chercher d’abord le Règne de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît ». Il y a là une promesse formelle de Jésus ; et si, pour la tenir, il faut un miracle, nous devons croire qu’il le fera [6].
Cette audace-là n’est pas facile, mais elle n’est pas non plus téméraire, du fait qu’elle n’exclut pas la prudence. Elle n’est pas facile, car elle exige une pureté d’intention très délicate, une purification de toute motivation plus ou moins tortueuse (prestige personnel ou collectif, vanité, calculs humains...). Il y a une « loi » qui règle cette audace ; le Père Chevrier, fondateur des Prêtres de la Providence, du Prado, l’a formulée ainsi :
Il faut compter sur Dieu et sur Dieu seul. Pourvu que nous fassions véritablement l’œuvre de Dieu, que nous ayons réellement la vocation de Dieu pour faire son œuvre, Dieu sera pour nous ; c’est sa promesse.
Notre Règle nous invite clairement à suivre ce chemin, en mettant « notre confiance en Dieu qui nous appelle à travailler pour son Royaume, car nous savons qu’il veut être notre richesse [7] ».
La joie profonde de n’avoir besoin de rien
Il est humainement dur de supporter des privations, de perdre quelque chose, d’être privé d’un bien, de se sentir en situation humiliante. Et pourtant, le jeune homme riche « s’en alla tout triste parce qu’il possédait de grands biens » (Mc 10,22). Pareil sentiment est parfaitement exprimé par Rabindranath Tagore : « Il y a dans mon cœur une angoisse, car il est accablé du poids des richesses que je n’ai pas données ».
Le Père Chaminade indique la joie comme étant le signe évident du progrès dans l’esprit de pauvreté : « À proportion que le détachement croîtra, la joie croîtra aussi [8] ». La Règle nous dit que Marie « a exulté de joie parce que le Puissant choisit les pauvres pour accomplir des merveilles ». Et saint François d’Assise parlait de joie parfaite [9].
Plus d’une fois j’ai recommandé aux religieux de faire le test que l’on pourrait appeler le test des grands magasins. Entrer dans un de ces sanctuaires de la société de consommation où l’on trouve de tout ; s’y promener lentement en passant dans les diverses sections si bien mises en valeur pour susciter le désir. Noter alors mentalement les choses que spontanément je désire. A la sortie, faire un bilan : combien de choses reste-t-il dans les filets de mes désirs ? Beaucoup... peu ? Puis en tirer les conséquences. S’il y en a peu ou même aucune, nous devrions entonner un chant d’action de grâce à Dieu pour l’immense joie de n’avoir pas besoin de tant de choses inutiles.
Cependant reste un étonnant paradoxe. Dans le cœur de celui qui cherche à toujours mieux vivre la pauvreté, coexistent la joie et une certaine nostalgie spontanée : il y a une certaine tristesse due au fait que l’on n’est pas entièrement fidèle à toutes les exigences du Christ. Jamais je ne pourrai être détaché autant que je voudrais ; jamais je ne serai aussi pauvre que les pauvres ; je ne ferai jamais assez pour eux. Peut-être ne m’a-t-on pas appelé à travailler directement pour eux, et c’est là quelque chose que je dois accepter, comme une des conséquences de la « relativité ». C’est la pauvreté de la pauvreté !
De toutes manières, quand on aime Dieu, on peut toujours davantage ; ainsi saint Jean Chrysostome se demandait-il : « Est-ce la charité qui suscite la pauvreté, ou la pauvreté qui engendre la charité ? Je crois que c’est la charité qui suscite la pauvreté et la rend plus stricte [10] ».
Se sentir totalement libéré
La liberté est plus que le signe de l’esprit de pauvreté, elle en est la conséquence et le fruit ; c’est l’objectif dernier de toute pauvreté évangélique : être libre vis-à-vis des biens matériels pour pouvoir être totalement à Dieu. C’est bien ce que décrit la Règle : « En libérant nos vies par la pauvreté, nous permettons au Christ d’en prendre pleinement possession, et ainsi d’atteindre les autres hommes ».
C’est la liberté à laquelle saint Paul était arrivé ; il en fait une admirable description dans sa lettre aux Philippiens : « Je sais vivre dans la gêne, je puis aussi vivre dans l’abondance. J’ai appris, en toute circonstance et de toute manière, à être rassasié comme à avoir faim, à vivre dans l’abondance comme dans le besoin. Je peux tout en celui qui me rend fort » (Ph 4,12-13).
Cette liberté se manifeste en divers domaines :
- liberté vis-à-vis de l’argent et des biens matériels ; ce ne sont que des moyens que j’utilise. Je ne me laisse ni fasciner ni attirer par eux, mais je sais les rechercher et les donner avec libéralité quand il s’agit du Règne de Dieu, des pauvres et du prochain en général. Combien d’argent est ainsi passé par les mains d’un Jean Bosco ou d’un Père Damien !
- liberté à l’égard de la société qui nous entoure pour ne nous identifier avec aucune classe ni aucun milieu social et pour exercer vis-à-vis de chacun d’eux une fonction critique quant à leurs comportements et aux critères qui les guident.
C’est la liberté de qui se sent tellement riche dans le Seigneur que tout le reste n’a que peu d’importance.
Via Latina, 22
I-00179 ROMA, Italie
[1] Les citations sans autre référence sont tirées de la Règle de la Société de Marie.
[2] Du Père Chaminade à M. Chevaux : « Vous êtes bien libre pour le choix de la chambre que vous avez à habiter : la plus simple, la moins ornée et la plus incommode est ordinairement la meilleure pour un supérieur. Il faut seulement qu’on y puisse faire tout ce qu’on a à faire, et que la direction ne soit pas trop gênée » (lettre du 8 août 1833).
[3] « Nous vivons au sein d’une profusion d’appareils destinés à nous épargner du travail, et pourtant nous jouissons peu de vrais loisirs. Les objets offerts à notre convoitise sont surabondants, même au super-marché, où 53.000 nouvelles marques, nouveaux formats, nouvelles saveurs et nouvelles variétés de produits ont fait leur apparition depuis 1971 » (Bonnie Kreps, « Pour vivre heureux, vivons simplement », En route, avril 1982, 41).
[4] Saint Benoît, Règle, ch. 55.
[5] Au fond, il faudrait toujours tenir compte de cette remarque de saint Augustin : « Dieu cherche la richesse ou la pauvreté dans le cœur de l’homme, non dans sa bourse ni dans sa maison » (Commentaire sur le Psaume 48, S).
[6] Nous avons des exemples dans la Société de Marie : L’esprit de notre Fondation nous parle de M. Laugeay, à Agen, en 1823, et de l’abbé Léon Meyer, fondateur de la Société de Marie en Amérique (II, n° 500).
[7] C’est dans cet esprit de foi, de confiance en la Providence et de pureté d’intention qu’il faut comprendre le beau texte du P. Domingo Làzaro, S.M. (1877-1935) lorsque, Provincial d’Espagne, il dut décider l’acquisition des bâtiments de l’actuel Collège N.D. del Pilar, à Madrid. Voici ce qu’il écrivait alors : « Nous avons mis la première et la dernière pierre du Collège. La Très Sainte Vierge a eu l’une de ces idées à laquelle nous n’aurions jamais pu rêver. Avant d’apposer ma signature, je suis allé à la chapelle et j’ai demandé à Dieu de prendre ma vie en holocauste avant de signer, si ce n’est pas sa volonté que la Société acquière ce bâtiment » (27 janvier 1921).
[8] Retraite de 1822, deuxième méditation (E.F., II, n° 500).
[9] Lire l’impressionnant chapitre 8 des Fioretti, où saint François explique à Frère Léon en quoi consiste la joie parfaite.
[10] Saint Jean Chrysostome, In Acta, XI, 1 (PG 60, 90-92).