Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Travail et vie religieuse apostolique

Quelques réflexions

Bernadette Delizy

N°1985-6 Novembre 1985

| P. 347-369 |

Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie religieuse apostolique ? Gagner sa vie ? Rendre Jésus présent ? Quel rôle jouent dans cette démarche les besoins du temps et le charisme de l’institut ? Comment vivre la double solidarité qui naît de la sorte avec le monde du travail et avec la communauté religieuse ? Et ceux qui accomplissent des tâches non salariées ? Où se situe encore la gratuité ? Autant de questions que l’auteur examine et sur lesquelles elle nous invite à réfléchir.

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Le travail tient une place importante dans la vie religieuse apostolique. Plus qu’un lieu de mission, il est mission même. Se situer face au travail, vivre les solidarités qu’il implique, nécessite des discernements. Nous essaierons ici de donner quelques repères, puis nous étudierons deux questions particulières : celle des travaux qui ne sont pas considérés comme « travail » et celle de la gratuité.

Travail et mission

Le travail : une obligation ?

Il ne viendrait à personne l’idée de demander, aujourd’hui, à un religieux, quel qu’il soit, s’il est obligé de travailler car cela va de soi... même si certains n’hésitent pas à lui demander s’il est obligé de prier ! Pourtant, il faut croire qu’au temps de saint Thomas cela faisait question puisque, dans la Somme, il n’hésite pas à affirmer ce devoir du travail manuel pour les ordres religieux, puisque celui-ci est « un moyen de gagner sa vie, un remède contre l’oisiveté, source du mal, un frein à la concupiscence de la chair et une source d’aumônes [1] ».

Depuis saint Thomas les temps ont certes changé, mais les perspectives théologiques également. Ainsi, si le Concile Vatican II intervient dans le même sens de l’obligation, il le fait avec des arguments différents, en lien avec le vœu de pauvreté : « Que chacun d’eux (religieux), dans sa tâche, se sente astreint à la loi commune du travail et, tout en se procurant ainsi le nécessaire pour leur entretien et leurs œuvres, qu’ils rejettent tout souci excessif et se confient à la providence du Père des cieux » (PC 13). On remarquera, au passage, qu’il s’agit d’un extrait de Perfectae caritatis, c’est-à-dire un décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse. On peut donc penser que le travail posait alors question face, en particulier, à l’aumône comme source de revenus.

Six ans plus tard, dans son exhortation apostolique Evangelica testificatio, Paul VI écrivait, toujours dans un paragraphe concernant la pauvreté, mais dans un contexte qui ouvrait beaucoup plus largement l’horizon (clameur des pauvres, exigences sociales, écrasement de l’homme par le rendement, le profit) : « Gagner votre vie et celle de vos frères ou de vos sœurs, aider les pauvres par votre labeur, ce sont des devoirs qui vous incombent [2] ».

Gagner sa vie ?

Oui, il y a bien, pour le religieux comme pour tout homme, la nécessité de gagner sa vie par son travail selon l’expression même de saint Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! » (2 Th 3,10). À ce niveau, les religieux vivent d’ailleurs une communion avec l’humanité entière sans toutefois être assimilés à « l’immense majorité des gens (qui) ne travaillent que pour gagner leur vie [3] » car, non seulement, ils donnent sens à leur travail mais, par ailleurs, il faut reconnaître que la plupart d’entre eux ne vivent pas dans des conditions d’écrasement tel que seul demeure l’objectif de survivre et faire survivre les siens.

À propos de vivre et faire vivre les siens, on notera qu’il est faux, d’une certaine façon, d’écrire « le religieux gagne sa vie » car ce serait nier le vœu de pauvreté qui comporte aussi la mise en commun des biens. Il serait plus juste de dire qu’ensemble ils gagnent leur vie commune, le « ensemble » désignant soit la communauté, soit un groupe de communautés, ou une congrégation tout entière, sans exclure, pour autant, des formes d’entraide plus large entre instituts. Il y a, à ce niveau, comme une réalisation à petite échelle de la destination universelle des biens ainsi que le formulait Gaudium et spes : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité » (GS 69).

Rendre Jésus présent

Même si les rappels de l’Église semblent indiquer que cela n’a pas toujours été considéré comme normal au cours de l’histoire, cela va de soi aujourd’hui, pour tous, que les religieux travaillent tout simplement parce qu’ils sont hommes. Cependant, ce n’est pas leur raison première. Les religieux apostoliques travaillent d’abord à cause, pour la cause de l’Évangile et c’est justement pour cela qu’ils portent cette spécificité « apostolique ». C’est cette cause qui oriente leur travail à l’intérieur même d’une situation commune à tous les hommes. Pariant sur le radicalisme de l’Évangile, leur mission est l’annonce du Royaume à la suite de Jésus dont « la vie et la praxis leur montrent la manière de vivre la relation avec l’Absolu, Dieu Père, à qui ils veulent se consacrer totalement et la relation avec les hommes qui sont dans le monde, avec lesquels ils vivent et qu’ils désirent servir comme Jésus [4] ».

Servir comme Jésus, « prolonger, perpétuer, rendre présente hic et nunc la démarche de Jésus [5] ». Voilà ce que cherche la vie religieuse apostolique, voilà sa façon propre d’évangéliser, de suivre le Christ. Cela n’exige pas une parole sur Jésus ; elle est parfois impossible même si elle est toujours désirée ; cela concerne toute la vie et particulièrement la profession, qui n’est pas le moyen de l’annonce mais au cœur même de celle-ci [6].

Si cela n’est pas compris, de faux problèmes sont posés. On affirme alors qu’il est préférable pour un religieux enseignant, comme d’ailleurs pour tout laïc chrétien, d’enseigner le français plutôt que les mathématiques car, là, il peut parler directement de Dieu. Mais être porte-parole est-ce émettre des sons et sans arrêt ? Si oui, que serait la vocation de Marie et celle de l’Église du silence ? On affirme de même qu’il est préférable d’être sœur infirmière exerçant sa profession à domicile pour avoir la chance éventuelle de contacter des milieux éloignés de l’Église, plutôt que d’être dans une clinique tenue par la congrégation.

S’il faut reconnaître la chance que peut être cette première situation pour l’évangélisation, il faut dire en même temps que poser ainsi la question revient à situer la profession comme un moyen pour autre chose et l’on voit ainsi certaines s’interroger sur le lieu de leur mission :

« C’est un sujet d’inquiétude pour beaucoup de religieuses – en profession de santé, aussi bien qu’enseignantes, salariées ou en institution – de savoir si, par l’accomplissement de leur tâche, de leur travail professionnel, elles participent à la mission. Il leur arrive de rencontrer des militants, d’autres religieuses, des membres du clergé, qui leur disent que non. Quelque chose en elles, pourtant, proteste. Mais, faute de savoir s’expliquer, elles subissent en silence ce malaise, ce conflit, voire cette marginalisation. A moins qu’elles ne cèdent aux pressions qui sont faites sur elles et qu’elles n’ajoutent à leurs activités professionnelles déjà lourdes les quelques heures de catéchèse, de réunions diverses, qui leur apporteront la qualification de « missionnaire », non sans dommage quelquefois pour l’équilibre de leur vie de prière, de leur vie communautaire ou tout simplement de leur santé [7] ».

Des questions sont posées, dans le même sens, par des laïcs qui voudraient enfermer certains religieux dans des tâches catéchétiques parce que, disent-ils, « c’est à eux d’annoncer Jésus-Christ. Il manque des animateurs ; c’est leur travail, qu’ils abandonnent leur enseignement ! »

En opposition à ces déviations sur la perspective de la vie religieuse apostolique, écoutons ces deux témoignages. Tout d’abord, une réflexion sur saint Vincent de Paul :

« (Il) ne s’occupe pas des enfants pauvres d’abord dans le but de prêcher ainsi sa foi. Il le fait d’abord pour vivre, dans la situation qui l’assaille, la charité du Christ. Le témoignage qu’il rend est le rayonnement d’une fidélité gratuite à l’Évangile, accomplie devant Dieu. Ce devant Dieu est premier [8] ».

Enfin, un passage de l’intervention d’un frère des écoles chrétiennes à l’assemblée plénière de l’épiscopat français à Lourdes :

« Oui, notre métier d’enseignant, d’éducateur n’est pas seulement un moyen de nous insérer dans la société et de nous « poser » valablement auprès des jeunes : il fait partie intégrante de notre vocation, de notre mission qui est de manifester dans le monde des jeunes que, par notre médiation, un salut s’approche d’eux, salut à la fois temporel et éternel. La relation éducative et la rencontre de Dieu se relancent mutuellement [9] ».

Alors, si l’on se situe dans cette perspective de la profession comme lieu (et non comme moyen) du témoignage de celui qui fait vivre, on comprend, en particulier, les questions posées aux religieux, dans le domaine de l’éducation, à propos de la titularisation. Le statut de fonctionnaire entraîne, en effet, un devoir de réserve dont on voit mal comment il pourrait être vécu s’il fallait faire « comme si » Dieu n’était pas centre de la vie, se réfugier dans une neutralité qui, de toutes façons, n’existe pas, alors que, pour les religieux, « ce témoignage silencieux de pauvreté et de dépouillement, de pureté et de transparence, d’abandon dans l’obéissance, peut devenir, en même temps qu’un appel adressé au monde et à l’Église elle-même, une éloquente prédication capable de toucher même les non-chrétiens de bonne volonté, sensibles à certaines valeurs [10] ».

Pour conclure cette réflexion, le mieux est de s’appuyer, une fois encore, sur une citation : « La vie religieuse apostolique, c’est l’Évangile en gestes avant de devenir parole ; c’est la main qui parle déjà, avant que la bouche ne s’ouvre ; c’est le geste qui dit Jésus-Christ avant que les lèvres n’épellent son nom [11] ».

Selon les besoins du temps et le charisme des fondateurs

Cette façon d’évangéliser en situant le travail, la profession non comme un moyen de l’annonce mais comme au cœur même de l’annonce, les religieux apostoliques la vivent en adaptant aux besoins du temps leurs manières de servir à la suite du Christ. Cela est tellement frappant dans l’histoire qu’en lisant trop vite on réduirait leurs tâches à un rôle de suppléance et leurs fondations à de simples réponses à des besoins. La vie religieuse apostolique n’a jamais été « bouche-trou » s’effaçant quand l’État prenait le relais. Mais face à un besoin, des hommes et des femmes, comme cela a été dit plus haut de saint Vincent de Paul, ont voulu vivre la charité du Christ : parmi eux, des laïcs, des couples, des célibataires, des religieux et pas seulement des religieux. Pour ces derniers, ce n’est pas la façon de rendre le service qui diffère, mais la démarche intérieure : l’éblouissement pour la personne du Christ et la Bonne Nouvelle du salut propulse vers l’autre Christ qu’est le pauvre, le malade, l’affamé, le prisonnier, l’étranger (cf. Mt 25). Alors, on comprend mieux que la tâche du service qui est celle de tout le Peuple de Dieu soit particulièrement celle des religieux apostoliques invités par Paul VI à ouvrir leurs yeux « tout grands sur les besoins des hommes, leurs problèmes, leurs recherches, témoignant parmi eux, dans la prière et dans l’action, de la force de la Bonne Nouvelle d’amour, de justice et de paix [12] ».

Cela, ils le vivent « en actes » à travers le visage de la mission du Christ que reflète le charisme de leur institut, et donc par leur manière particulière d’être à la suite du Christ en servant l’homme. Ils le vivent « en actes » au cœur même de leur travail, que celui-ci soit dans le cadre d’une œuvre spécifique de leur congrégation ou dans des insertions personnelles en plein monde séculier.

Horizon et impasse

« Attester le sens humain du travail [13] », chercher à témoigner « de valeurs évangéliques qui rendent sa dignité au travail et en attestent la véritable finalité [14] » devront alors guider les religieux apostoliques dans leur présence au monde du travail.

Tous les aspects de cette orientation ne peuvent être abordés ici mais, avant d’étudier deux points particuliers, il convient de noter un écueil, écueil sur lequel les religieux apostoliques sont d’autant plus portés à s’échouer que le travail est au cœur même de la façon qu’ils ont de servir le Christ et leurs frères. Habituellement sérieux dans leur emploi, si minime soit-il, ils sont tentés plus que d’autres par l’idolâtrie du travail :

Quand on nous dit : « Ne travaillez pas tant, vous allez vous tuer », nous sourions modestement, certains que cet acharnement est aux yeux des hommes comme aux yeux de Dieu « un sacrifice saint, vivant et agréable »... Le danger est dans l’usage que nous faisons de nos propres efforts, dans la satisfaction que nous en retirons, dans le témoignage que nous nous rendons à nous-mêmes ; et surtout, dans cette secrète satisfaction de faire quelque chose pour Dieu, au lieu de le faire avec lui.

Alors... leur vocation n’a plus de sens, et leur travail non plus !

Une double solidarité

Au cœur de sa mission, la vie de travail du religieux apostolique exige de lui une double solidarité :

  • solidarité avec le monde du travail ;
  • solidarité avec la communauté religieuse.

Solidarité avec le monde du travail

Solidaire des autres hommes dans sa participation à la domination de l’univers – avec les exigences, les joies, la dureté du labeur que cela occasionne –, le religieux apostolique est solidaire d’eux, au titre spécial de frère ou sœur qui rend présente la Bonne Nouvelle du salut, quand il s’agit de construire un monde où l’homme soit plus homme, où l’homme soit sujet du travail au sens où Jean-Paul II l’entend dans son encyclique Laborem exercens. Faire advenir le Royaume ne va pas sans le combat pour la promotion humaine, sans s’y réduire toutefois [15].

Dans cette dynamique, les religieux apostoliques ont, tout au long de leur histoire, créé des activités, des œuvres sociales qu’ils voulaient être « lieux privilégiés d’évangélisation, de témoignage, de promotion humaine » : « écoles, hôpitaux, centres d’assistance, initiatives orientées vers le service des pauvres, vers le développement culturel et spirituel des peuples [16] ». Là, ils ont vécu et continuent à vivre une disponibilité réelle pour le service de leurs frères, le plus souvent d’ailleurs en lien profond avec une communauté ecclésiale plus large que la seule communauté religieuse.

Certains religieux sont ainsi chefs d’entreprise et la lutte des classes prend alors un visage nouveau face à celui ou pour celui qui se veut frère universel. Là, dans ces institutions d’Église, une chance peut être donnée, non à la construction d’un mini-état catholique prototype de la cité terrestre souhaitée encore par certains, mais au témoignage d’un lieu constitué d’homme pécheurs, où les structures, les conditions de travail, les relations doivent pouvoir dire quelque chose du visage de Dieu et d’une humanité à sa ressemblance. Lourde mission !

« Très sensibles aux besoins et aux souffrances de l’homme qui apparaissent si visiblement et d’une manière si frappante dans le monde d’aujourd’hui [17] », ils se sont également orientés, depuis quelques années, vers des insertions professionnelles « dans les conditions sociales et économiques des autres citoyens [18] ».

Ces nouvelles conditions de leur insertion (tant dans le travail que pour l’habitat, d’ailleurs) les ont menés à toute une interrogation sur les formes nouvelles que devait prendre leur solidarité si, du moins, ils voulaient véritablement travailler à la croissance de l’homme et changer le monde dans la ligne de l’Évangile, en le faisant à leur manière propre à eux, religieux. Cela apparaît nettement dans ce témoignage d’un religieux qui travaille, de nuit, sur le quai d’une entreprise de messagerie comme manutentionnaire spécialisé :

Comme un manutentionnaire de jour partait à la retraite, j’ai pensé un moment que j’allais le remplacer. On ne me l’a pas proposé : « Tant que vous aurez des responsabilités syndicales, on ne vous mettra pas de jour ». J’ai préféré mes activités syndicales à un travail de jour plus « peinard », plus « planqué ». Et j’ai choisi de rester manut’ plutôt que chauffeur parce qu’on travaille avec d’autres. Le chauffeur est seul avec son volant, son « bout de bois » comme disait un copain, voulant sans doute exprimer la solitude du chauffeur. Par les manuts’, le travail du chauffeur est considéré comme moins dur et plus rémunérateur. Ils ne comprennent pas mon choix.
Je pense qu’il est important d’être avec tous ces manuts’ méprisés, avec tous ceux qui doivent subir à longueur de vie le travail de nuit. « Vivre avec, ça change tout » (J. Loew)... Je me sens pleinement solidaire des sans-voix et des sans-pouvoir.

Dans ces lignes, on retrouve quelque chose de la kénôse du Christ exprimée en Ph 2.

Là, il ne s’agit pas pour les religieux apostoliques de jouer aux laïcs et d’envahir leur champ de responsabilité en faisant ce qu’ils font dans le domaine de l’économie comme dans celui de la politique, de la famille, de la culture, etc. Il s’agit d’être la main, le regard et, quand cela est possible, la parole de Jésus-Christ, Jésus-Christ attentif aux pauvres, aux petits, aux méprisés qui, les premiers, accueillent son amour. Et, dans leur choix, c’est, selon le charisme de leur institut et l’intention même de leurs fondateurs, telle ou telle attitude particulière du Christ serviteur, guérissant, apaisant, enseignant, qui sera leur référence, leur critère de discernement.

À ce niveau, la question de l’appartenance ou de la non-appartenance à un syndicat n’est pas d’abord un problème de défense de sa profession ou de ses intérêts personnels, mais la question de savoir si, dans tel ou tel cas précis, la mission confiée ne peut être véritablement accomplie qu’en allant jusqu’à faire corps avec un combat collectif pour rendre le travail, les conditions de travail, les conséquences de celui-ci plus dignes de l’homme, de tout l’homme.

Pour la même raison, tel religieux, syndiqué ou non, est amené à se battre pour son salaire, et telle autre, infirmière, plaide son droit à avoir de temps en temps des vacances en pleine saison alors que, célibataire, elle est toujours placée en dernier dans la liste des priorités. Seuls, ils ne voyaient pas l’urgence d’un combat, mais ils savaient ce qui pouvait écraser des collègues et le font, alors, avec eux, pour eux. Le faire « avec eux » ayant ici, non le goût d’une assistance, mais la saveur d’un « vivre avec » qui devient miséricorde, au sens fort du terme.

À travers l’évocation de ces quelques situations, on sent que l’enjeu n’est pas le travail, le syndicat, le salaire ou les vacances mais, à travers eux, quelque chose de l’aujourd’hui de l’incarnation et de la rédemption qui oriente tout le reste.

En plein cœur des combats que la solidarité vécue dans et par le travail exige, les religieux apostoliques sont « appelés à être des « experts de communion » témoins et artisans de ce « projet de communion » qui se trouve au sommet de l’histoire de l’homme selon Dieu [19] ». Parce qu’il vit à la suite du Christ, parce qu’il est appelé à vivre, comme un autre Christ, le mystère de l’incarnation, de l’amour sauveur, le religieux apostolique ne peut que considérer tout homme comme un frère. À un titre spécial, et de par sa vocation même, on peut dire que, s’il est ouvrier, le patron est son frère ; s’il est chômeur, l’immigré qui a un emploi est son frère ; s’il est syndiqué, le profiteur est son frère ; s’il est reconnu pour ses aptitudes exceptionnelles, le handicapé est son frère et tous ceux-là sont ses frères « bien-aimés ». Parole facile ? Réalité dure dans le contexte de la crise économique, de l’injustice sociale flagrante, de l’écrasement de ceux qui n’ont rien, pas même le droit à la parole, par ceux qui possèdent tout. Témoignage crucifiant, mais essentiel à notre temps. Heureusement, le risque des béatitudes est aussi, parfois, joie dès aujourd’hui !

Solidarité avec la communauté religieuse

Homme de communion jusqu’au cœur même des luttes pour un travail digne de l’homme, un monde plus fraternel, le religieux n’est pas un homme seul, un chrétien unique, un frère isolé. Il est, à part entière, membre d’une communauté religieuse locale, membre d’une congrégation et cela concerne, informe, irradie son travail comme d’ailleurs toute sa vie.

Présent dans une activité, si petite soit-elle, le religieux apostolique l’est au titre d’un envoi. Deux cas se présentent habituellement :

  • ou bien son supérieur majeur ou local lui a confié un travail précis qui, compte tenu de ses capacités et des besoins, sera pour lui comme pour le corps apostolique tout entier une façon d’être davantage serviteur de la mission ;
  • ou bien, lui-même, cherchant une insertion, et avant même de pouvoir s’y engager, a fait confirmer celle-ci comme étant bien dans la ligne de son institut, qui non seulement la reconnaît mais l’approuve en la considérant comme nécessaire, essentielle à sa mission aujourd’hui.

En effet, c’est la congrégation, avec son charisme propre, qui a reçu mission de l’Église et le religieux apostolique est tout entier au service de cette mission particulière, qu’il soit en pleine activité, malade ou retraité, immergé en plein monde séculier ou au service du fonctionnement de son institut.

Être envoyé en mission dans un travail, se traduit, en particulier, dans la signature du contrat de travail qui est l’expression de l’engagement. Parce qu’« envoyé », le religieux apostolique ne peut signer ou rompre ce contrat sans l’accord préalable de ceux qui l’envoient, c’est-à-dire ses supérieurs. Ceci, bien sûr, sauf cas de force majeure ! Par ailleurs, on peut noter que, par simple respect du principe de subsidiarité et de la liberté des personnes, un supérieur, majeur ou local, ne peut signer ou faire casser ce même contrat en passant au-dessus du frère ou de la sœur concernés. Mais l’obéissance qui fait place au sérieux du contrat de travail va aussi jusqu’à ne pas en faire un absolu si, par exemple, d’autres urgences de la mission ou tout simplement des motifs de santé exigent une reconsidération de cet engagement.

Inséré dans le monde du travail en tant qu’« envoyé » pour le service de la mission particulière de son institut, le religieux vit aussi les conséquences de cette insertion dans le même esprit apostolique : c’est avec ses supérieurs ou avec ses frères, selon les cas, qu’il doit discerner sa participation ou sa non-participation à un syndicat, une grève, une action de conscientisation, une prise de position politique, une réflexion sur les conditions de son emploi, etc. Il ne s’agit pas que les autres prennent toutes les décisions à sa place ou contrôlent ses activités dans le moindre détail, étouffant ainsi et la liberté et la personne, mais il s’agit de vivre le « jusqu’au bout » de l’envoi et donc, également, du rendre compte.

On sent alors combien la communauté dans laquelle vit le religieux apostolique doit se situer comme partie prenante de la mission confiée à tel ou tel d’entre eux ; chacun contribue à faire réussir la mission de l’autre, de tous les autres. Tous s’y efforcent ensemble. Ce n’est plus seulement lors d’un choix précis mais pour l’ensemble de la vie de travail de chacun que la communauté doit être le lieu du soutien, de la vérification et du discernement apostolique. Comme cela vient d’être dit, il ne s’agit pas pour le groupe de se substituer aux supérieurs ou de vouloir tout savoir du travail et des actions de chacun, mais, dans un regard de foi, d’être le lieu ou au moins le moyen qui aidera à une relecture de la mission concrètement vécue, que cette relecture soit, selon les cas, individuelle ou communautaire. La communauté est donc située au centre de la mission de chacun comme aiguillon et soutien de la fidélité. Ceci n’exclut pas que d’autres lieux de réflexion soient possibles ou même nécessaires, par exemple dans le cadre des mouvements ou dans celui des unions spécialisées de religieuses ou des groupes de religieux.

Ici encore, on touche, à propos des engagements sociaux liés à la profession, la question de la communion à l’intérieur même de la communauté. Ainsi, en pleine crise, dans une même entreprise, un religieux « piquet de grève » et un autre opposé à la cessation du travail ont vécu la confrontation quotidienne de l’appartenance à une même communauté de vie. Le cas est limite mais réel, leur exigence mutuelle de respect et de soutien de l’autre accepté, reconnu et voulu dans sa différence a conduit le non-gréviste à prendre l’initiative d’un travail matériel plus important dans la maison (vaisselle, ménage, etc.) pour que l’autre puisse avoir le temps de tirer des tracts, coller des affiches, etc. Une telle attitude dit, plus que les paroles, la qualité de la prise en charge réciproque de la mission de l’autre et la certitude partagée qu’il s’agit effectivement d’un appel commun au service du même Seigneur. Cela ne va pas sans tensions. Toutefois, à condition d’être vécus avec, en toile de fond, la certitude que l’Esprit travaille le cœur de chacun pour le faire davantage serviteur de la mission commune et serviteur à sa manière personnelle, ces affrontements permettent une avancée réelle du Royaume. Cela n’a rien à voir avec des rêveries sentimentalo-douillettes sur des communautés fraternelles réduites à n’être que des nids affectueusement chauds et clos ! Le même réalisme oblige à reconnaître qu’il est parfois nécessaire de ré-envisager une situation dans le travail ou dans une communauté quand les conditions de la vie, l’ampleur des tensions ou la condition humaine rendent impossible, pour un temps, une telle communion sur des voies par trop opposées. En effet, il ne s’agit pas de faire l’ange ni de confondre perfection et sainteté.

La solidarité évoquée ici n’est pas à sens unique. Si la communauté doit manifester son soutien pour chacun, l’inverse est également vrai !

Dans son emploi comme dans les prises de position, les responsabilités, les actions qui découlent de la solidarité avec le monde du travail, le religieux engage plus que lui-même. Il doit s’interroger sur la capacité de sa communauté à vivre son engagement personnel, non pour y renoncer obligatoirement mais parce que c’est un élément de sa vie et de la réalité communautaire. C’est ainsi qu’une congrégation écrit dans ses constitutions, à propos de la rémunération du travail : « Acceptons avec liberté intérieure le travail bénévole ou rémunéré normalement. Osons réclamer s’il le faut, servir gratuitement si c’est préférable. Soyons conscientes que de tels choix nous engagent par rapport à la communauté, à la congrégation, à notre milieu de travail, etc. [20] ».

On peut aussi, sans s’y attarder, noter d’autres questions qui se posent :

  • l’horaire du travail de chacun rend-il possible les rencontres communautaires ?
  • le choix d’une mutuelle est-il à faire en fonction du milieu de travail ou en solidarité avec les religieux contemplatifs ?
  • dans telle région, tel village, comment constituer des communautés dynamisantes pour la mission de chacun lorsque les emplois sont au compte-gouttes, voire inexistants ?

Parmi bien d’autres problèmes posés par ce travail qui fait corps avec la mission du religieux apostolique, nous en examinerons maintenant deux : celui des travaux qui ne sont pas habituellement considérés comme un travail et celui de la gratuité.

Vivre la mission dans ces travaux que l’on ne considère pas comme travail

Frère, travailles-tu ?

Dans tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant, le plus souvent le mot travail laissait découvrir le visage qu’il prend à l’intérieur d’un métier. Pourtant, de temps en temps, ont été volontairement employées des expressions comme « l’insertion si minime soit-elle » ou « dans son activité » pour élargir le cadre de la réflexion et laisser déjà ouvert le champ apostolique des religieux qui ont peu ou pas d’activités considérées, dans le langage habituel, comme professionnelles.

Fermer cet horizon aurait abouti à se poser des questions curieuses qui sonnent faux :

  • un religieux apostolique en retraite, chômeur ou malade, devient-il contemplatif ou, pourquoi pas, laïc ?
  • l’âge de 65 ans constitue-t-il, en France, une impossibilité radicale pour entrer dans un noviciat de congrégation apostolique ?
  • un religieux apostolique qui travaille à mi-temps est-il un religieux apostolique à mi-temps ?

Fermer cet horizon aurait abouti, également, à éluder cette double interrogation :

  • eux-mêmes, religieux, qui considèrent-ils comme « au travail » parmi leurs propres frères ?
  • eux-mêmes, religieux, qui considèrent-ils comme « au rabais » parmi leurs propres frères ?

Le maître des novices ? La religieuse permanente en pastorale ? L’économe général ? Quant aux religieux travaillant en institution aux tâches matérielles, par exemple, et rémunérés sous forme d’indemnités versées à la communauté, va-t-on leur dire, vont-ils se dire qu’ils ne savent pas ce qu’est le monde du travail parce qu’ils ne sont pas salariés et qu’ils sont dans l’institution, alors que, comme tant de gens, ils peinent de façon monotone, discrète, rude parfois, vivant là, sans fard, sans lumière braquée sur eux, la mission de Jésus à Nazareth ?

Dans un tel débat faut-il même entrouvrir la porte à certains qui, parfois, sentent se coller sur eux l’étiquette de « bricoleurs » : frère vivant dans une cité Quart Monde, partageant la condition des plus pauvres, sans travail, chômeur lui-même ? Sœur bousculée tout au long de la semaine entre la visite aux vieillards, l’écoute des familles de prisonniers, le catéchisme aux handicapés, mais qui n’apporte rien à la caisse commune ? Parmi eux, en serait-il comme dans le monde où, habituellement, n’est homme que celui qui travaille, c’est-à-dire qui produit, qui gagne ? (La mère au foyer est « sans travail », n’est-ce pas ?)

Entrer dans ces questions telles qu’elles sont ici posées, qu’elles viennent des religieux apostoliques eux-mêmes ou d’autres personnes, c’est, d’emblée, limiter la mission aux dimensions spatiales et temporelles de la profession, c’est réduire l’homme à sa force de production, c’est tronquer la personne qui, tout entière, est à la suite du Christ. On comprend alors que, sur ce terrain précis, une sorte de défi soit lancé aux religieux apostoliques. D’une façon urgente et sans faux-semblants, ils ont à dire, en actes, que l’homme n’est pas une profession, que l’activité humaine courte ou longue, rémunérée ou non, ne peut se concevoir qu’au service de l’homme, de tout l’homme, de tous les hommes. C’est pourquoi, dans cette recherche sur le travail et la vie religieuse apostolique, faute de pouvoir étudier davantage tout ce qui est en jeu à travers ces interrogations, une place est laissée, en particulier, à la question de la retraite.

La retraite

Il n’est pas besoin de faire une grande enquête pour constater que les religieux apostoliques vivent, de la même manière que leurs contemporains, le passage à « l’après » du travail professionnel. Comme les autres, certains religieux appréhendent cette autre façon de vivre (ou passer ?) le temps.

Comme les autres, certains se crispent parce que « l’emploi confère identité sociale et status plus ou moins prestigieux dans une société polarisée par les réalités économiques et la valeur travail [21] ». Comme les autres, ils sont tentés par la perspective de vacances prolongées où l’on pourra non pas seulement aller davantage à la pêche ou lire à satiété, mais aussi prier tout son saoul parce que le temps de la prière ne sera plus coincé entre deux activités prenantes. Comme les autres, ils appréhendent, parfois, le vieillissement. Plus que d’autres, à la mesure de leurs forces physiques, ils sont tentés par la possibilité que laisse la loi française (et non la plupart des conventions collectives) de poursuivre au-delà de 65 ans l’exercice d’une profession, même en temps limité, parce que, disent-ils, ils travaillent pour Dieu et pour le service de leurs frères et que cela les fait vivre eux-mêmes. Comme d’autres, enfin, certains abordent ce cap dans une étonnante sérénité.

Mais il ne s’agit pas seulement de passer le temps, d’être occupé, ni d’être reconnu comme valable par un travail ou un aspect physique. Il ne s’agit pas non plus de confondre le temps plus long de la prière avec la vocation contemplative, ni de camoufler à tout prix derrière un authentique zèle apostolique des récupérations psychologiques ou même une véritable intoxication causée par un travail devenu drogue. Au-delà des questions d’occupation du temps, d’augmentation de la durée de la prière, de réduction totale ou progressive du travail, c’est d’abord la question du sens qu’il faut poser.

« Le vrai repos n’est pas cessation, mais accomplissement de l’activité [22] » à la manière dont Yahvé « chôma après tout l’ouvrage qu’il avait fait, bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait chômé après tout son ouvrage de création » (Gn 2,2-3). C’est une autre façon de participer à la création, non plus en donnant la priorité à la domination de l’univers, mais à sa contemplation. Ces deux aspects doivent être complémentaires en tout temps de la vie, comme le sont travail et repos, activités et loisirs, même si la période du travail (ou de l’activité) proprement dit met plus en valeur l’œuvre de domination de l’univers et de libération de l’homme tandis que la période de la retraite (comme celle de tout repos) porte l’accent sur la glorification du Créateur, l’un n’allant pas sans l’autre ; les deux s’éclairant mutuellement comme cela vient d’être dit.

Le temps du travail réduit ou impossible (chômage, maladie, infirmité, vieillesse) n’est plus alors celui de l’inaction mais le lieu de la « passion ». Là, les religieux apostoliques ont à rappeler « combien la passivité doit être présente au cœur de toute action, la purifiant constamment car il ne s’agit pas de faire leur action, mais celle de Dieu [23] ».

Faire l’action de Dieu, dans la passion, ce peut être mettre en évidence, dans une béatitude qui sait le poids de la peine du travail et celui des limites humaines, le travail de Dieu dans notre monde selon l’invitation de saint Ignace dans sa « contemplation pour obtenir l’amour » :

Regarder comment Dieu habite dans les créatures, dans les éléments par le don de l’être, dans les plantes par la croissance, dans les animaux par la sensation, dans les hommes par le don de l’intelligence, et donc en moi, par le don de l’être, par la vie, par la sensation et par l’intelligence. Comment aussi il fait de moi son temple, m’ayant créé à la ressemblance et à l’image de sa divine Majesté...

Considérer comment Dieu peine et travaille pour moi, en toutes les choses créées sur la face de la terre, c’est-à-dire comment il se comporte à la façon de quelqu’un qui travaille, par exemple dans les cieux, les éléments, les plantes, les fruits, les troupeaux, etc. leur donnant l’être, la conservation, la croissance et la sensation (Ex Sp 235-236).

C’est, d’une certaine façon, se reposer en Dieu qui travaille !

Faire l’action de Dieu, dans la passion, ce peut être également vivre comme le Christ le temps de l’effacement, du passage pour que les autres vivent. Passer le relais de la mission n’est pas « faire comme si l’on n’existait plus » mais, dans une relation autre qui ne s’impose jamais, être soutien par l’amitié fraternelle, la prière, la bienveillance étonnée devant les chemins nouveaux de la mission. Cela est une Pâque, une façon crucifiante d’engendrer la vie.

Ces deux attitudes ne sont pas l’exclusivité des religieux ; mais, profondément frères des autres hommes avec qui, dans la joie comme dans la peine, ils ont cherché à bâtir un monde plus à l’image de Dieu, ils ont, là encore, à être pour eux, avec eux, à la mesure de leurs forces, la main, le geste, le regard de Jésus, selon les orientations particulières de leur institut. Alors, ils inventent mille et une manières d’être frère de celui qui n’intéresse plus personne (visite à des personnes plus âgées ou moins valides), frère de celui qui avec eux cherche à vieillir à la manière d’un fils de Dieu (participation à un groupe de « Vie Montante », insertion dans des groupes qui luttent pour faire reconnaître l’identité des retraités comme corps social), frère de celui qui est écrasé par un travail ou un fardeau trop lourd (aide bénévole), frère des autres hommes de tout âge (vie associative), frère de l’isolé qui est dans sa prison, prison de la justice, des racismes, de la langue, des handicaps (visite amicale, alphabétisation...). Communier à la vie de leurs frères humains, c’est cela leur travail.

Entrer plus avant dans la béatitude du travail de Dieu en notre monde,
entrer plus avant dans la Pâque où la mort par amour est germe de vie,
entrer plus avant dans la communion fraternelle, c’est le labeur quotidien des religieux apostoliques qui, dit-on, n’ont plus de travail !

Ce labeur quotidien, ils ont toujours à le vivre dans la double solidarité avec le monde et avec leur communauté, cela va de soi. C’est pourquoi, ici, il ne sera pas question d’entrer à nouveau dans cette réflexion en l’appliquant au monde de la retraite, mais seulement de souligner l’un ou l’autre aspect.

Quand tout au long des années leur vie relationnelle a été comme le tissu conjonctif du travail et de la mission, les religieux apostoliques qui vivent « l’après » du travail ne peuvent s’enfermer sur eux-mêmes, sur leur communauté, leur congrégation, sinon ils dévient dans la compréhension même de leur vocation.

S’il existe bien des maisons de retraite de congrégation ou inter-congrégations, force est de constater combien, partout, elles sont une véritable ruche d’où, jusqu’à la limite de leurs forces physiques ou de leurs facultés intellectuelles, les abeilles ne cessent d’aller et venir, vivant en lien profond avec le village ou la paroisse, le quartier ou les associations. D’autres initiatives sont apparues en réponse à d’autres appels : communautés plus petites vivant davantage l’enfouissement de l’incarnation en petites maisons ou appartements. C’est d’ailleurs la même démarche qu’ont vécue d’autres sœurs, ou les mêmes, en passant d’un travail en institution de congrégation à un emploi en pleine cité séculière, ou encore par souci d’une plus grande proximité et communauté de vie avec ceux dont elles partageaient le travail. Ailleurs, des sœurs qui ont vieilli comme les autres personnes du village sont allées, comme elles, vivre à l’hospice : une communauté présente avec et au milieu des autres vieillards. Dans un autre endroit, encore, c’est la maison de retraite de la congrégation qui est devenue une maison de repos ouverte à tous, y compris, bien sûr, aux frères de cet institut.

Toutes ces réalisations disent des solidarités réelles, mais il faudrait sans doute ouvrir encore d’autres horizons. La cassure entre le monde des travailleurs et « les autres (!) » (retraités, sans-emploi, malades, etc.) invite aussi à témoigner, à l’intérieur même des communautés, de la non-sectorisation des âges et des fonctions. Retrouvera-t-on, pour cela, davantage de communautés d’âges mêlés où soucis du travail comme du vieillissement pourront être portés ensemble dans une même reconnaissance de la dignité humaine, dans un même désir, en actes, du « faire réussir la mission de l’autre » ? Par ailleurs, ira-t-on, dans les institutions de congrégation, jusqu’à imaginer d’autres formes de partage du travail ? Cela s’est toujours fait quand les emplois étaient abondants et les finances en difficulté : chaque frère ou chaque sœur collaborait, selon ses capacités et ses forces, à l’œuvre commune. Aujourd’hui, où les chômeurs sont foule, peut-on, non pas exiger des sœurs plus âgées qu’elles s’en aillent parce qu’elles occupent le poste de quelqu’un de plus jeune qui a droit au travail (conception basée sur un bon sens social, mais qui a tendance à réduire l’homme à sa force de travail), mais envisager d’autres répartitions du travail en partageant, par exemple, un même poste entre deux ou trois sœurs (plus ou moins 65 ans) travaillant donc toutes à temps partiel, quitte à ce qu’une ou plusieurs investissent bénévolement dans d’autres domaines. Il s’agit là de faire en sorte que chacun puisse continuer à servir selon ses forces sans favoriser pour autant une quelconque crispation sur un travail qu’on ne veut quitter à aucun prix. Ce peut être également une manière de ne pas réserver le bénévolat aux personnes âgées. Mais cette question pourrait être élargie à un partage entre religieux et laïcs. Utopie ou réhabilitation, à un petit niveau, du partage universel des biens ? Partage qui, alors, devrait concerner bien d’autres secteurs de cette même institution.

Le rejet des malades, handicapés, chômeurs ou retraités est trop fort dans notre monde occidental pour que les religieux apostoliques n’inventent pas, là, des façons nouvelles d’être à la suite du Christ.

Travail et gratuité

Partage du travail

Parmi ces façons nouvelles, il y a sans doute des chemins à ouvrir en ce qui concerne l’emploi lui-même. Autant il a été dit précédemment qu’il importait que chacun puisse participer selon ses forces et selon les besoins au service commun des hommes, y compris, dans certains cas, en ayant l’âge de la retraite et en étant rémunéré dans une profession, autant il faut dire, en même temps et avec la même conviction, que « le partage de l’emploi rejoint, dans le vif de l’actualité la plus urgente, la tradition chrétienne la plus authentique [24] ». Dans le contexte actuel de crise, les religieux apostoliques ont à entendre cet appel des évêques français : « Nous sommes appelés à nous montrer solidaires sans plus tarder. Personne ne peut se dérober. La confrontation avec l’Évangile appelle à de nouveaux comportements [25] ». En les adaptant à leur propre vocation et mission, ils doivent donc accueillir pour eux-mêmes ces propositions qui concernent l’emploi (sans pour autant exclure les autres perspectives) :

  • Alors que certains ménages bénéficient du cumul de salaires plus que suffisants, le renoncement total ou partiel à l’un d’entre eux, celui de l’homme ou celui de la femme, faciliterait le partage du travail.
  • Le cumul d’un emploi et d’une retraite suffisante peut poser question. Dans certains cas, renoncer au premier développerait la possibilité d’exercer une autre activité, par exemple dans la vie associative.
  • Il semble que l’on n’ait pas encore suffisamment exploré la possibilité d’emplois à temps partiel, au moins à certaines époques de la vie d’une famille.
  • Une société dans laquelle le travail « au noir » est aussi répandu dans la plupart des catégories sociales ne peut être une société de justice...
  • Dans la mesure où la sécurité des uns a pour contrepartie l’insécurité des autres, il serait anormal de lutter sans discernement pour le maintien des avantages acquis et des dispositions qui les consacrent.

Mais, s’ils ont à s’interroger, ils ne peuvent envisager de réponses que dans la mesure où celles-ci seront discernées à la lumière de leur vocation religieuse apostolique et du charisme spécifique de leur institut. On retrouve, une fois de plus, la double solidarité avec le monde du travail et avec la communauté religieuse.

Partage des fruits du travail

Parler travail dans une société « où l’on se groupe par bulletins de paie [26] », c’est reconnaître également qu’à l’intérieur même des congrégations apostoliques le danger existe de faire voler en éclats la dignité de l’homme en réduisant celle-ci aux quelques chiffres qui figurent ou non sur un tel papier. Danger de se faire valoir parce qu’avec son salaire on fait vivre la communauté. Danger de se sentir en état d’infériorité devant celui qui « rapporte » (sic) quand soi-même on gagne moins ou rien. Il faut réentendre le cri de Paul VI : « Veillez donc à l’esprit qui vous anime : quel échec ce serait si vous ne vous sentiez « valorisés » que par la rétribution de travaux profanes [27] ».

Le vœu de pauvreté est une chance de libération. Il invite à ne plus regarder chacun pour soi mais à considérer qu’ensemble, et non individuellement, les religieux gagnent leur vie commune et qu’ensemble, et non individuellement, ils en ont le devoir. Dans la pratique quotidienne, la manière de vivre la mise en commun des salaires, indemnités, retraites, honoraires, dons ou cadeaux, la façon dont est utilisé le chéquier communautaire et approvisionné plus ou moins largement le compte personnel, disent quelque chose du sens de l’appartenance à un corps collectif. De même, le regard porté sur les activités gratuites (y compris à plein temps), la peur ou l’acceptation d’être une communauté ou une personne qui doive compter sur les autres pour vivre ou donner à d’autres, traduisent, plus que les discours, la façon dont le travail est avant tout considéré comme une mission et un service de libération collective ou bien comme une source d’avoir, de pouvoir et de sécurité personnelle.

Les religieux apostoliques jouent là le témoignage de leur conviction dans la destinée universelle des biens et le témoignage de leur conviction dans la dignité de l’homme.

Gratuité

Commentant pour les religieux l’évangile de l’homme riche, Jean-Paul II disait : « Le Maître de Nazareth invite son interlocuteur à renoncer à un programme de vie dans lequel ressort au premier plan la catégorie de la possession, de « l’avoir » et à accepter, au contraire, à sa place, un programme centré sur la valeur de la personne humaine, sur « l’être » personnel avec toute la transcendance qui lui est propre [28] ». Suivre le Christ dans la vie religieuse apostolique, c’est, au cœur même de la réalité du travail (au sens large du terme), s’engager sur la voie de la gratuité :

  • gratuité de certaines tâches qui font éclater les dimensions restreintes de l’homme enfermé dans le réseau économique et rendent solidaires des marginaux de la productivité (malades, handicapés, chômeurs, vieillards,...) ;
  • gratuité de la relation et de l’amour qui sont accueil et don ;
  • gratuité de la prière et du partage de l’infinie richesse de Dieu. Et ce chemin de gratuité est soif de notre temps.

Conclusion

La vie religieuse apostolique invite peu à peu celui qui en prend le chemin à un étonnant parcours qui traverse, certes, ses activités (professionnelles ou autres) mais plus encore le cœur même de sa vie :

celui qui voulait travailler pour ses frères
apprend à travailler avec eux,
puis à les laisser travailler pour lui, et même sans lui... ;
celui qui voulait travailler pour Dieu
apprend à travailler avec lui,
puis à le laisser travailler à travers lui,
avant de se laisser enfin totalement travailler par lui
... et ce sera son repos éternel.

7, rue Saint-Hilaire
F-86000 POITIERS, France

[1Francis Schüsslek Fiorenza, « Croyances religieuses et praxis. Réflexions sur les conceptions du travail en théologie catholique », Concilium, 1980, n° 151, 108.

[2Paul VI, Exhortation apostolique Evangelica testificatio (20 juin 1971), n° 20 ; La Documentation catholique (= DC), 68 (1971), 656.

[3Pierre Ronsanvallon, « Du travail-punition au travail-libération », La Vie spirituelle, 127 (1973), 639.

[4Silvia Vallejo V., o.d.n., « Relation avec le monde et dimension prophétique de la vie religieuse apostolique », U.I.S.G. (Bulletin de l’Union internationale des Supérieures générales), 1983, n° 62, 85.

[5J. M. R. Tillard, o.p., Dans le monde, pas du monde. La « vie religieuse apostolique », Coll. Tradition et Renouveau, Bruxelles, Lumen Vitae, 1981, 166.

[6Cf. ibid., 149 : « Et c’est l’annoncer (le royaume) non à l’occasion de la profession mais du cœur même de celle-ci ».

[7Marie-Françoise Lamau, « Redécouverte de l’évangélisation », Religieuses dans les professions de santé, 1977, 9.

[8J. M. R. Tillard, o.p., Appel du Christ... appels du monde. Les religieux relisent leur appel, Coll. Problèmes de vie religieuse, 39, Paris, Cerf, 1978, 20.

[9Alain Houry, « Témoignage », Avancer sur la route de la mission en France, Assemblée plénière de l’épiscopat français, Lourdes 1983, Paris, Centurion, 1983, 79.

[10Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975), n° 69 ; DC 73 (1976), 16.

[11Michel Dortel-Claudot, s.j., La vie religieuse apostolique, Paris, Centre Sèvres, 1979, 85.

[12Paul VI, Evangelica testificatio, n° 52 ; DC 68 (1971), 661.

[13Ibid., n° 20 ; DC ibid., 655.

[14« Religieux et promotion humaine » (Instruction de la S.C.R.I.S., 12 août 1980), n° 8 ; DC 78 (1981), 168.

[15Cf. Paul VI, Evangelii nuntiandi, 31-32 ; DC 73 (1976), 6-7.

[16« Religieux et promotion humaine », n° 6 ; DC 78 (1981), 167.

[17Jean-Paul II, Exhortation apostolique Redemptionis donum (25 mars 1984), n° 15 ; DC 81 (1984), 411.

[18« Religieux et promotion humaine », n° 9 ; DC 78 (1981), 168.

[19« Religieux et promotion humaine », n° 24 ; DC 78 (1981), 172.

[20Constitutions des sœurs de Sainte-Clotilde, Livre II, chapitre « La pauvreté ».

[21Bernard Delplanque, « Le partage de l’emploi, stratégie anti-chômage ? », Le Supplément, 1981, 105.

[22Xavier Léon-Dufour, s.j., « Repos », Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 1972, 1090-1091.

[23France Delcourt, Auxiliatrice, « Témoignage », Avancer sur la route de la mission en France, Assemblée plénière de l’épiscopat français, Lourdes 1983, 73.

[24Bernard Delplanque, loc. cit., 111.

[25« Pour de nouveaux modes de vie », Déclaration du Conseil permanent de l’épiscopat (français) sur la conjoncture économique et sociale, n° 8, Cahiers de l’actualité religieuse et sociale, 1982, 516.

[26Nadia Gicquel, « Le travail dans la vie d’une femme », Le Supplément, 1981, 28.

[27Paul VI, Evangelica testificatio, n° 20 ; DC 68 (1971), 656.

[28Jean-Paul II, Redemptionis donum, n° 4 ; DC 81 (1984), 402.

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