Frères itinérants
Frère Jean-Claude
N°1985-6 • Novembre 1985
| P. 380-382 |
Dans la foulée de ce qu’on appelle le retour aux origines du mouvement franciscain ou, plus exactement, le regard porté sur elles, trois frères ont demandé d’être envoyés et constitués en fraternité itinérante. Ces lignes situent bien le projet qu’ils nous décrivent en toute simplicité.
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Dans la foulée de ce qu’on appelle le retour aux origines du mouvement franciscain ou, plus exactement, le regard porté sur elles, trois frères, Jean-Claude, Paul et Michel, ont demandé à leurs ministres provinciaux respectifs d’être envoyés et constitués en fraternité itinérante. Cette fraternité a pour mission essentielle de passer dans le monde en priant, en annonçant la paix et la réconciliation à tous et particulièrement aux rejetés et aux méprisés.
La lecture des écrits de François d’Assise, et surtout le texte des deux règles indiquent clairement que les conseils, les avertissements, voire les ordres donnés sont nés d’une situation et d’une vie où les frères étaient, non seulement en esprit, mais en chair et en os, des pèlerins et des étrangers en ce siècle.
Ainsi, François demande à ses frères de
s’appliquer à suivre l’humilité et la pauvreté de notre Seigneur Jésus-Christ. Et qu’ils se rappellent que, du monde entier, nous ne devons rien avoir d’autre que ce que dit l’Apôtre : si nous avons des aliments et de quoi nous couvrir, nous en sommes contents. Et ils doivent se réjouir quand ils vivent parmi des personnes viles et méprisées, parmi des pauvres et des infirmes et des malades et des lépreux et des mendiants le long du chemin. Et, quand ce sera nécessaire, qu’ils aillent à l’aumône. Et qu’ils n’aient point honte et qu’ils se rappellent plutôt que notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu vivant et tout-puissant, rendit sa face comme une pierre très dure et n’en eut pas honte. Et il fut un pauvre et un hôte, et il vécut d’aumônes, lui et la bienheureuse Vierge et ses disciples. Et quand les hommes leur feraient honte et refuseraient de leur donner l’aumône, qu’ils en rendent grâces à Dieu.
Relisant ces textes et d’autres encore, nous laissant impressionner et entraîner par leur vigueur, constatant par ailleurs que nos sociétés riches étaient loin d’avoir éliminé la misère en leur sein, nous nous sommes mis en route en août 1983, sans argent et sans logement, allant de ville en ville en Belgique et en France, cherchant à rejoindre, en nous mêlant autant que possible à eux, tous ceux que la misère et la détresse conduisent jusqu’à ne plus avoir ni toit, ni lit, ni liens affectifs, ni ressources.
La prière, l’aumône, la vie fraternelle et la vie avec les pauvres constituent l’essentiel de notre vie. Vie qui se nourrit dans un long face à face avec le Seigneur afin de nous laisser transfigurer par lui. Face à face personnel et solitaire et prière commune, longuement partagée, où nous apprenons ensemble à devenir disciples.
L’aumône, c’est-à-dire plus précisément la demande de nourriture que nous faisons de porte en porte, nous envoie auprès de tous les mains nues en vue d’offrir la paix et l’amour de Dieu en échange du pain. Nous demandons le pain avec le désir brûlant que, par cette demande, le Père ouvre le cœur de tous ses fils. C’est le Seigneur et Maître de la vie qui frappe lui-même à la porte et mendie l’amour. Cette demande du pain, très concrète et vitale, a également valeur symbolique pour demander à tous, de toutes nos forces, que les hommes deviennent des frères et qu’aucun d’entre eux ne soit laissé dans le besoin.
Nous ne menons pas une existence érémitique. Nous sommes envoyés comme communauté. Nous apprenons à vivre l’Évangile ensemble et à en porter ensemble le témoignage, plus par l’exemple que par la parole, comme le recommandait si fréquemment François à ses frères. Ainsi, la communauté est aussi, sinon d’abord, le lieu de la conversion. Les affrontements y sont fréquents, mais n’entament pas la volonté tenace de marcher ensemble dans la réconciliation et le pardon. Nous bâtissons cette communauté dans la prière, l’écoute de la Parole et des textes franciscains aussi bien que dans notre vie partagée avec les pauvres et tous ceux vers qui nous allons.
La rencontre, le partage de vie avec ceux qui sont dans une grande détresse du corps et de l’esprit sont déterminants dans cette vie pauvre, priante et fraternelle. Nous savons, avec le Christ, que le plus oublié, le plus méprisé et rejeté, le plus défiguré d’entre les hommes, celui qui nous fait honte et que nous refusons de voir est en même temps celui qui ressemble le plus au crucifié, à ce Dieu qui a en commun avec nous la chair et le sang.
Suivre le Christ, c’est donc aussi suivre les pauvres. Et là encore pas seulement de manière spirituelle, mais bel et bien aller vivre là où ils vivent. Demeurer parmi eux non pas d’abord pour changer leurs conditions d’existence – d’autres le font – mais pour attester de toutes nos forces et de tout notre regard – le regard du Christ sur la croix pour le larron – que par-dessus tout il y a l’amour. Nous voulons être là, au plus bas de la misère et de la détresse pour poser un regard amoureux afin de délier, de desceller l’angoisse et la culpabilité et affirmer : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis ». Oui, réduit à une totale impuissance, au moment où il meurt entre deux hommes condamnés à mourir avec lui, le Christ affirme l’éternité de la vie en sa compagnie.
De ville en ville, de gares en centres d’hébergement pour sans-abri, dans les rues et sur les places, les maisons abandonnées et autres refuges d’où l’on est souvent chassé, dans tous les lieux de survie de ceux qui sont démunis de tout, voilà ce que nous avons reçu pour mission d’annoncer et de témoigner de la part de celui qui, pour nous, s’est fait pauvre en ce monde.
Toutefois, nous ne sommes pas envoyés seulement à ceux que la misère accable, mais nous allons vers tout homme afin de les appeler tous à la paix, à la fraternité, à la convivialité. Du fond de l’humanité, nous voulons faire monter la plainte et le cri des pauvres pour attendrir le cœur des hommes, pour rappeler la beauté et le prix de l’homme quelle que soit sa défiguration. Porter en nous-mêmes et au monde l’immense appel des pauvres à être reconnus et estimés comme humains, comme frères.
Ainsi, à écouter et reconnaître la misère de ceux que nous rejetons, nous pourrons entendre la voix de notre propre misère et, sauf endurcissement de notre part, les pauvres pourront devenir une grâce du Père pour nous réconcilier en profondeur avec nous-mêmes, avec les autres, avec la création tout entière.