Vie consacrée et handicap mental
Henri Bissonnier
N°1985-5 • Septembre 1985
| P. 296-307 |
On connaît la compétence de l’auteur en ce qui concerne la catéchèse des personnes ayant un handicap mental. Il aborde ici une question délicate, la possibilité pour elles de se donner totalement à Dieu dans une vie consacrée. Lorsque l’on sait à quel point certaines de ces personnes sont susceptibles d’actes de foi, de prière, de contemplation simple et combien elles sont capables d’un très grand amour, de délicatesse et de fidélité dans l’amour, on ne voit pas pourquoi leur refuser à priori ce don d’elles-mêmes à leur Seigneur. Le P. Bissonnier suggère ici quelques orientations possibles et rappelle quelques points auxquels il est bon de rester attentif.
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Pour aborder valablement le délicat problème : « vie consacrée et handicap mental », il faut, bien sûr, savoir ce que l’on place sous le terme de « vie consacrée », mais cela, les lecteurs de la présente revue sont évidemment supposés ne pas l’ignorer. Nous devrons toutefois opérer à ce sujet quelques distinctions indispensables à la clarté de notre réflexion.
Il faut également que l’on ait bien présente à l’esprit la réalité du handicap mental. Or cela est moins répandu que l’on ne serait tenté de l’imaginer. S’il existe beaucoup de stéréotypes et de préjugés concernant cette notion, les idées précises et objectives à ce sujet sont relativement rares dans le grand public et même inégalement partagées dans le monde dit des spécialistes.
Nous nous permettrons donc d’insister, avant toutes choses, sur ce terme et sur les diverses significations qu’il est susceptible de recouvrir.
Le handicap et les personnes handicapées
Étymologiquement, faut-il rappeler que le mot « handicap » vient de l’anglais « hand in cap » et désigne le geste par lequel on retient, sur le champ de course, un cheval particulièrement brillant, surdoué pour ainsi dire, afin de rétablir une certaine égalité entre lui et ses concurrents. On voit donc que le mot, par lui-même, n’implique rien de péjoratif, bien au contraire, pour le sujet concerné. Il a cependant le sens d’une gêne, d’un obstacle, dont il résulte un certain retard pour l’action. Il représente une entrave qui peut n’être que passagère mais qui compromettra éventuellement la réussite finale.
En pathologie on appellera handicap tout ce qui est susceptible de rendre plus difficile à une personne, quel que soit d’ailleurs son âge, l’exercice de ses fonctions. Il y a donc des « handicapés physiques » ou « sensoriels », tels les paralysés, les aveugles, les sourds... On peut parler de « handicapés sociaux », tels les déracinés, les chômeurs, etc. On emploie aussi le terme de « handicapés psychiques » que l’on utilise souvent indifféremment avec celui de « handicapés mentaux ». Or, en fait, ces dernières appellations, dans la pratique du moins, peuvent prêter à équivoque.
En effet, si l’on prend le terme de « handicap psychique » au sens large, il concernera toute entité nosologique d’ordre psychique [1] et qui, d’une manière ou d’une autre, entrave, plus ou moins, l’exercice des fonctions d’un sujet donné. On pourra donc qualifier de handicapée psychique aussi bien une personne névrotique ou psychotique qu’une personne dite déficiente ou retardée mentale. Or, dans les deux cas, le tableau psychopathologique s’avère fort différent, étant entendu cependant que la même personne peut présenter des symptômes multiples et divers.
Dans le cas du névrotique ou du psychotique en effet, l’on se trouve avoir affaire avec des troubles plus ou moins accentués de la personnalité qui, pouvant évoluer pour le meilleur ou pour le pire, se présentent donc comme une maladie mentale avec ses éventualités de guérison ou d’aggravation. En outre le contact avec ces personnes donne l’impression qu’elles vivent dans un certain irréalisme ou décalage d’avec la réalité, surtout dans le cas de la psychose, où l’autocritique disparaîtra parfois totalement. Cela peut cependant aller de pair avec une intelligence normalement développée, voire supérieure, mais dont l’exercice souffrira de ce déréalisme plus ou moins accentué. L’interlocuteur aura l’impression pénible de bizarrerie, d’impossibilité de communication ou d’une empathie [2] difficile. L’autre ne semble pas parvenir à se raisonner, quelque baroques que nous semblent ses obsessions, ses idées noires, son thème délirant. Souvent enfin des troubles du caractère – tels que colères soudaines et incoercibles – rendront la vie commune difficile, sinon « intenable ». Il en ira de même avec le comportement de personnes dites cyclothymiques, passant par des phases d’abattement et d’excitation, lesquelles demanderaient de leur entourage un silence total aux heures noires et une participation à leur exubérance lorsque celle-ci succède à leur dépression.
Le tableau pathologique offert par les sujets dits déficients ou retardés mentaux est bien différent. Il faut toutefois noter que la conception très rigide d’Esquirol au milieu du siècle dernier et qui opposait radicalement ce qu’il appelait a-mence (absence de développement mental) et dé-mence (dérèglement mental) a bien évolué et qu’actuellement on admet de plus en plus qu’un retard mental peut ou s’atténuer ou s’aggraver, en particulier lorsque l’on a affaire à ces cas complexes (dits psychoses déficitaires) auxquels nous faisions allusion plus haut.
Mais l’image « classique » de la personne retardée mentale est celle de quelqu’un dont les facultés intellectuelles se sont peu développées, notamment au stade de la réversibilité [3] du raisonnement. Certaines ne disposent que d’un langage très réduit, surtout en matière de termes abstraits. La lecture et l’écriture sont difficiles, parfois impraticables. La communication verbale est donc limitée. Cela ne signifie pourtant pas que le sujet ne puisse manifester une étonnante « intelligence » au sens étymologique de ce mot, qu’il ne montre, en particulier, de surprenantes qualités d’intuition.
Simultanément cette personne peut s’avérer fort équilibrée, harmonieuse même dans son « sous-développement mental ». Elle montre souvent une remarquable stabilité d’humeur, sera « facile à vivre », disponible à tout moment, courageuse au travail, tenace même et minutieuse dans ses réalisations. Fréquemment aussi on la ressentira comme un être aimant et aimable, généreux et fidèle dans ses relations. Capable de silence, elle nous apparaîtra comme susceptible même d’une véritable contemplation. Ces qualités, bien entendu, seront inégalement réparties. Il serait sans doute inexact d’en faire le lot, voire la compensation immanquable du retard mental. La vertu surtout n’est pas d’emblée plus facile à une personne handicapée mentale qu’à une autre. Elle est, elle-même, capable de progrès mais également de dégradation spirituelle et morale. S’il n’est pas prouvé qu’elle soit nécessairement plus suggestible qu’une autre – et l’on a même des exemples contraires – elle peut, par bonté d’âme, céder aux sollicitations de l’entourage. Enfin, cette forme de handicap mental s’accompagne, en plus d’un cas, d’une certaine passivité, d’une sorte de renonciation ou de dépassement, dans tous les domaines. La blessure que constitue le décalage par rapport à autrui, la souffrance qui en résulte peuvent amener au repliement sur soi, voire à l’hostilité envers le milieu, surtout si celui-ci accentue, par son attitude, l’infériorité vécue du sujet. Le problème de l’intégration d’une telle personne dans une communauté religieuse n’est donc, en aucun cas, à considérer comme résolu d’emblée. Mais on voit qu’il se présente différemment du cas d’une personne offrant les symptômes d’une caractéropathie, d’une névrose ou d’une psychose [4].
En fait, le terme de « handicap mental » désigne le plus souvent, dans la pratique du moins, la personne dite déficiente mentale ou, mieux [5], retardée mentale. C’est donc à la symptomatologie [6] correspondante, telle que décrite sommairement plus haut, que nous nous référerons essentiellement pour aborder maintenant le problème d’une entrée éventuelle dans la vie consacrée.
Retard mental et consécration
Dès l’abord, une distinction nous paraît s’imposer, qui devrait clarifier singulièrement une telle question.
Si nous considérons l’essence de la vie « consacrée », laquelle ne saurait être autre que la « consécration » elle-même, on ne voit guère pourquoi une personne humaine, quel que soit son état physique, fût-elle clouée pour toujours sur un lit de malade ou dans un fauteuil d’infirme, ne pourrait pas, dans un engagement total de soi, se donner définitivement au Seigneur, et ce alors même que l’état de ladite personne rendrait difficile une vie communautaire.
La question se complique immédiatement dès que l’on aborde le domaine du handicap psychique. On sera, en effet, porté légitimement à se demander si telle personne, gravement retardée mentale par exemple, peut avoir conscience du sens et de la portée d’un engagement comme celui-là.
Or la réponse à une interrogation de ce genre n’est pas aussi aisée à fournir qu’il le semblerait. Bien des sujets handicapés mentaux saisissent des réalités pour lesquelles leur manquent des moyens d’expression, la parole notamment, et sont susceptibles de les vivre profondément. Dans de nombreux cas, ils en pourront dire plus par le truchement du geste ou d’un graphisme, d’une réalisation picturale ou plastique. Dans des cas plus sévères encore, il faudra beaucoup de finesse d’observation, de perspicacité à l’observateur en même temps qu’un long partage de vie concrète et affective pour saisir, avec tant soit peu de certitude, le vécu réel de la personne concernée.
Il s’agit là de cas particulièrement graves. Plus souvent, le sujet sera capable d’une certaine expression verbale. La question sera de savoir ce qu’il met en réalité sous les mots. C’est pourquoi, même dans ces cas, le partage antérieur d’une période suffisante de vie quotidienne ou, à son défaut, le témoignage d’un entourage ayant eu ce bénéfice, pourra grandement aider à saisir ce que le sujet comprend vraiment et aussi ce qu’il veut.
Cela sera, bien sûr, particulièrement désirable si la personne handicapée mentale s’engage par des vœux émis selon telle ou telle formule traditionnelle et proposée sinon imposée d’avance. Il faudra alors veiller à retraduire en termes accessibles à la personne mentalement retardée le sens profond de cette formulation pour que son adhésion soit aussi authentique que possible. Nous pensons que, dans plus d’un cas, le fait de prononcer, au moment des vœux, cette traduction et reformulation offrirait, à cet égard, de meilleures garanties [7].
Handicap mental, perfection et vœux
L’important, bien sûr, est aussi de savoir dans quelle mesure la personne handicapée mentale est susceptible de « réaliser » (au sens anglais du terme) ce que représente un engagement à long terme en matière notamment de pauvreté, chasteté ou obéissance.
Ici encore la question est à multiples facettes.
La personne peut-elle percevoir ce que signifie s’engager pour un an, pour trois ans, pour toujours ? Sera-t-elle ensuite capable de tenir des promesses, d’être fidèle à ses vœux ? Enfin peut-elle saisir les modalités de la pratique de conseils évangéliques tels que pauvreté, obéissance ou chasteté parfaite ?
À la première question, nous hésiterions à répondre par l’affirmative. La perception de l’avenir, du temps qui est en avant, peut être considérée comme limitée chez de nombreux handicapés mentaux. Mais, en revanche, on trouvera souvent, chez les mêmes, une remarquable fidélité au jour le jour, laquelle s’exprime aussi par une extraordinaire mémoire du cœur et cette stabilité affective à laquelle nous faisions allusion plus haut. Il nous semble donc que, dans une certaine mesure au moins, ceci pourrait compenser cela, quitte à ce que, par prudence, une profession perpétuelle ne vienne qu’après une assez longue période de vœux temporaires renouvelés.
Quant au contenu de ces vœux, c’est plus par la pratique que par la théorie qu’une personne handicapée mentale en sentira et en mesurera la portée. De longues conférences lui en apprendront moins qu’une formation dans le concret de la vie quotidienne et à propos des événements, grands ou menus, qui la tissent.
Vivre dans la continence, ne quasiment rien posséder en propre et obéir à des supérieurs sont choses que, dans de nombreux cas, la personne handicapée mentale a, pour ainsi dire, expérimentées toute sa vie bon gré mal gré. Il s’agit maintenant de lui faire découvrir que cela peut être non plus subi mais choisi et offert, que cela revêt donc un sens et peut acquérir plus de valeur encore dans la mesure où cela sera voué par elle à son Dieu. Il faut donc lui montrer en quoi tout cela peut être « informé » par la charité, devenir acte d’amour en même temps que de la vertu de religion, entrer, pour ainsi dire, dans une eucharistie permanente en union avec le Christ, parfait religieux de ce Dieu. Car c’est bien autour de l’amour de Jésus-Christ qu’il s’agira de centrer la vie religieuse de la personne en question. Elle est capable d’amour, souvent d’un très grand amour. Sa consécration, ses engagements et son vécu quotidien de religieux ou religieuse devront être vécus sans cesse avec et pour cette personne vivante du Seigneur, sinon la routine et le formalisme la guetteraient probablement plus vite que d’autres. Mais, à cette condition, l’engagement fondamental de tendre à la perfection pourra devenir une réalité vécue. Pour celui qu’ils aiment, nous avons vu des êtres handicapés mentaux capables de don total et de dépassements inespérés. C’est ce qui nous a fait rappeler souvent la parole de saint Jean de la Croix qui nous dit « qu’au soir de la vie, nous serons jugés sur l’amour ». À cet examen bien des handicapés mentaux nous étonneront par leur performance...
L’essentiel de la vie religieuse étant précisément l’amour, la charité, centre et couronnement de la perfection chrétienne à laquelle il s’agit de tendre, non d’être déjà arrivé, et le don plénier de soi se résumant dans un tel acte d’amour stabilisé dans le désir de permanence que signifient et concrétisent les vœux, nous voyons donc que la personne handicapée mentale ne saurait absolument pas en être d’emblée exclue. Elle nous paraît pouvoir être « capable », au sens juridique du mot, d’un accès à une telle vie. À sa manière, elle nous semble susceptible d’actes authentiques de foi, de prière, de contemplation. Pourquoi donc ne pourrait-elle envisager de se donner totalement à Dieu dans cet acte de la vertu de religion qu’est la consécration de soi-même ?
Reste que cette consécration et cette vie religieuse s’expriment et se vivent généralement selon une règle et des cadres institutionnels précis, notamment dans le contexte d’une vie communautaire.
Vivre et prier ensemble
Voyons donc maintenant dans quelle mesure de telles conjonctures peuvent constituer une aide ou une difficulté pour la personne mentalement handicapée. Faute de pouvoir ici traiter de cette question sous tous ses angles, nous devrons nous borner à quelques remarques.
Positivement d’abord, le contexte d’une vie communautaire semble bien devoir répondre au besoin qu’éprouvent habituellement ces personnes de « vivre avec », de se sentir aimées et d’aimer, de pouvoir s’appuyer sur d’autres et de se rendre utiles. Quant à leur communauté elle-même, elles seront susceptibles de lui apporter un trésor de gentillesse, de joies simples, de spontanéité, de limpidité et d’humilité.
Tout ne sera cependant pas toujours aussi idyllique. La personne handicapée mentale pourra se fermer, se buter. Sa franchise sera parfois mal ressentie. Surtout le risque existe de la sous-estimer, de s’en moquer, de l’exploiter. Nous ne sommes pas exempts, même dans nos communautés les plus évangéliques, devant telle incompréhension, telle erreur, telle lenteur, de ces impatiences qui se manifesteront par une parole blessante et que la personne handicapée recevra, gardera longtemps au fond du cœur.
De son côté, le danger n’est pas chimérique qu’elle ait tendance à se laisser porter un peu passivement et paresseusement par les autres, la surprotection étant presque aussi redoutable que le rejet. Elle se résignera alors à suivre le mouvement, à se laisser vivre et se laisser faire, au risque de perdre de vue ce qui l’a, au départ, motivée dans un don total au Seigneur.
Il ne faut d’ailleurs pas se dissimuler qu’un certain nombre d’expressions, d’alimentations spirituelles, d’activités propres à la vie religieuse, pourront lui être peu adaptées et difficilement adaptables. C’est ainsi qu’elle risque de peu bénéficier de réalités telles que la récitation de l’office divin, la lecture spirituelle, le chapitre, etc. où son déficit dans l’accès à la conceptualisation, à l’abstraction et au raisonnement fera que tels ou tels éléments importants et enrichissants pour les autres lui passeront, à elle, « par-dessus la tête ». D’où décalage par rapport à ses frères ou sœurs en religion et danger d’irritation, voire d’exaspération d’une part, d’humiliation, voire de découragement d’autre part.
Paradoxalement une autre source de difficulté peut résider dans l’observation du silence, lequel est plus ou moins de règle en toute vie religieuse communautaire. Non pas que la personne handicapée mentale soit particulièrement bavarde, bien au contraire. Cela peut évidemment se produire mais, plus généralement, c’est plutôt à obtenir qu’elle s’exprime – et ce particulièrement par la parole – que s’acharnent les éducateurs spécialisés. Lui demander le silence va donc à l’encontre de cet effort et risque non seulement de ne pas lui permettre d’accroître le stock de mots qui sont indispensables à l’affinement de sa pensée mais même de lui faire perdre les acquisitions antérieures. Le silence demandé à certaines heures devrait donc pour le moins être contrebalancé dans ses effets négatifs par d’autres moments non seulement d’autorisation de parler mais de stimulation et d’enrichissement de la parole.
Il en va de même de l’exercice de l’obéissance. Tout l’effort orthopédagogique à l’endroit des jeunes handicapés mentaux se doit d’aller dans le sens d’un encouragement et d’une stimulation à l’initiative. Or s’il est vrai que la véritable obéissance religieuse, loin de nuire à l’esprit d’initiative, ne peut qu’en favoriser l’heureux développement, il n’est pas moins vérifiable, hélas, qu’un certain exercice de l’autorité conduit plutôt à la passivité dans l’exécution des ordres reçus. Pour la personne handicapée mentale plus encore que pour celle qui peut intérieurement garder un certain espace de raisonnement sinon de réaction, ce qui devrait être consécration de la volonté libre risque de devenir alors simple capitulation et aboulie. Cela dit, nous restons persuadé qu’un sain exercice de l’obéissance, en réponse au sain exercice de l’autorité, ne peut qu’être favorable à l’épanouissement de la personne handicapée mentale comme de tout être humain dit normal.
Bien des aspects du problème resteraient – nous le répétons – à examiner. Il faudrait parler notamment de la notion de responsabilité morale et du sentiment de culpabilité chez la personne handicapée mentale, de son sens des valeurs, de son aptitude à la vie spirituelle. Mais cela dépasse le cadre d’un tel article [8].
Devrait aussi faire l’objet d’une autre étude le cas des personnes non plus mentalement retardées (ou déficientes) mais malades mentales, de celles dont nous avons brièvement esquissé le profil psychopathologique au début du présent texte. Leur pathologie, en effet, dans une hypothèse de vie religieuse, pose des problèmes notablement différents, nous l’avons dit, et qui sont, en un sens, plus délicats encore à résoudre, alors même que leur intelligence serait normale, voire surdéveloppée. A fortiori en va-t-il ainsi quand quelqu’un s’avère à la fois retardé et malade mental, cas plus fréquent qu’on ne l’imagine.
Même là, il nous semble que la consécration religieuse dans ce qu’elle a de fondamental ne saurait être exclue a priori. Mais le mode de réalisation d’une telle vocation demande plus de circonspection encore.
Quelle consécration envisager ?
Précisément, il nous faut maintenant évoquer les divers modes de consécration accessibles à la personne handicapée mentale [9].
Nous avons surtout fait allusion, dans cet article, à la vie religieuse communautaire. L’un des problèmes fondamentaux qui se posent à ce sujet nous semble celui de savoir s’il est meilleur, pour une personne mentalement handicapée, d’entrer dans une communauté religieuse « normale » ou s’il vaut mieux concevoir pour elle une communauté religieuse en quelque sorte « spéciale » et destinée à des sujets présentant les mêmes difficultés.
On pourrait, selon le sens du mouvement actuel qui tend à favoriser l’intégration des personnes handicapées dans la société et ses diverses communautés (famille, école, métier, loisirs, etc.), donner également sa préférence à l’entrée desdites personnes dans le cadre de structures religieuses normales, y compris celles des congrégations existantes. Cela, indiscutablement, présentera des avantages non seulement pour la femme ou pour l’homme en question mais aussi pour la famille religieuse qui saura l’accueillir en opérant les adaptations indispensables.
Mais, en revanche, une forme de vie consacrée pensée spécialement pour des personnes handicapées mentales offrira à ces dernières des conditions dans lesquelles certaines au moins se sentiront mieux comprises et auront le sentiment de trouver des moyens de sanctification plus à leur portée, d’où la possibilité d’une vie relationnelle dans laquelle les échanges seront plus multilatéraux, d’activités plus susceptibles d’être partagées par tous et d’une louange de Dieu formulée en termes que tous comprennent plus aisément quand ils l’expriment.
Que choisir ? Nous serions tenté de dire que la réponse doit être donnée en fonction de la personne et notamment – mais pas uniquement – en fonction du degré de son handicap. Certaines personnes handicapées mentales seront, sans trop de problèmes, assimilables dans une communauté religieuse ordinaire et y seront appréciées. D’autres sembleront plus susceptibles de bénéficier d’une vie religieuse aménagée en fonction de leurs capacités et de leurs difficultés spécifiques. Dans ce dernier cas, le problème se pose des personnes en responsabilité qui ne pourraient être elles-mêmes affligées d’un trop grave handicap mais devront veiller, dans l’exercice de leurs fonctions, à garder un mode de relation aussi horizontal que possible et qui mette en valeur les plus humbles autant que les mieux doués parmi les membres.
Une solution « mixte », pour ainsi dire, a été recherchée dans laquelle des personnes dites normales entrant en religion choisissaient de partager la vie communautaire de personnes mentalement handicapées qui s’engageraient avec elles et selon les mêmes constitutions. Sans qu’une telle formule puisse résoudre tous les problèmes [10], il y a certainement là un très bel acte de foi en la valeur de toute personne humaine, plus particulièrement de la personne dite déficiente ou « retardée ». On peut y voir aussi le témoignage d’un profond esprit de pauvreté évangélique et l’écho de la parole de Jésus remerciant le Père « d’avoir caché ces choses aux sages et aux prudents et de les avoir révélées aux petits » qui en sont, pour nous tous, les dépositaires.
Quant au mode de vie préférentiel, celui dit « contemplatif » ou celui dit « actif » ou « apostolique », on serait évidemment tenté de penser que la vie contemplative serait plus adaptée à des personnes handicapées mentales que la vie religieuse dite active ou apostolique. Cela nous paraît, en fait, fort discutable et nous pensons que, parmi lesdites personnes comme parmi les autres, il y a place pour des modes très divers de consécration au Seigneur. Certaines personnes handicapées seront plus à l’aise dans une existence qui les mette, à certaines heures, au service des pauvres ou des malades par exemple. D’autres seront mieux à leur place dans le cadre d’un monastère. Il faut veiller toutefois à ce que cette claustration ne soit pas seulement une mise à l’abri du monde et de ses dangers, mais qu’elle réponde vraiment à la vocation correspondante [11].
On pourrait croire aussi que la formule d’un Institut séculier résoudrait plus aisément les problèmes. Là encore en faire « la solution » nous paraîtrait illusoire. Pour être vécue en vérité, la participation à la vie d’un Institut séculier pose de sérieuses exigences. Par ailleurs les relations sont, en plus d’un cas, maintenues, partiellement du moins, par correspondance. La concrétisation, enfin, de la réalité communautaire est évidemment moins tangible et visible que dans la vie religieuse quotidiennement partagée. Cela dit, telle ou telle formule d’institut séculier pourra, de fait, répondre aux capacités et aux désirs de telle personne handicapée mentale. Elle y trouvera le moyen de vivre et d’approfondir une consécration plénière au Seigneur en même temps qu’un soutien et des échanges fraternels.
Finalement restera la consécration privée à ce même Seigneur et ce dans le secret de la relation à un prêtre. Vie consacrée sans être « religieuse » au sens plénier du terme (sans lien spécifique avec des frères ou sœurs « en religion »), elle a cependant tout son sens et sa valeur aux yeux de Dieu et au bénéfice de l’Église.
Peut-on conclure ?
Conscient de n’avoir fait qu’effleurer un sujet complexe et délicat, je voudrais seulement redire en terminant combien personnellement je crois à l’authenticité de vocations de personnes handicapées mentales à une vie consacrée, combien je suis convaincu de leur droit fondamental à réaliser une telle consécration en ce qu’elle a d’essentiel, enfin combien je suis persuadé de l’enrichissement que peut représenter la présence de telles personnes au sein de communautés religieuses préparées à les accueillir ou qui seraient constituées par elles-mêmes.
On envisage actuellement et l’on commence à réaliser ce que l’on nomme « l’accompagnement » de personnes handicapées mentales pour ce qui est de leur vie matrimoniale. Pourquoi ne pas susciter des « accompagnateurs » pour celles de ces personnes qui croient entendre l’appel de Dieu et souhaitent y répondre ?
Cela aussi pourrait bien être un chemin nouveau par lequel il faut que le règne de Dieu arrive.
17 rue Alphand
F-05100 BRIANÇON, France
[1] Maladie mentale ou infirmité mentale, l’une et l’autre pouvant coexister chez le même sujet.
[2] Faculté de ressentir ce qu’éprouve l’autre.
[3] Selon la définition de Jean Piaget : « capacité d’inverser une opération de l’esprit ou d’étudier un problème de deux points de vue opposés ».
[4] Trois formes et, en quelque sorte, trois niveaux de troubles de la personnalité psychique.
[5] ... mieux, parce que l’appellation « retardé mental » se borne à constater un fait mais n’engage pas d’hypothèse d’ordre étiologique (qui concerne les causes) ; « déficient mental », au contraire, a d’emblée une résonance plus organiciste (qui s’attache au caractère organique, donc physique, plutôt qu’au caractère psychique ou social des dites causes).
[6] Science des symptômes.
[7] Mais il peut être louable également de ne pas singulariser ladite personne si elle s’engage au milieu de plusieurs autres.
[8] Nous nous permettons de renvoyer, en particulier, à nos trois ouvrages : Psychopédagogie de la conscience morale, L’adulte handicapé mental et Valeurs en éducation, Paris, Fleurus, 1973, 1977.
[9] Nous n’ignorons pas que diverses réponses ont été tentées et que certaines réalisations sont en cours dans ce domaine mais, par discrétion, nous avons préféré ne donner aucune référence. Voir, entre autres, ce qui est dit dans les numéros 62-63 de la revue Ombres et Lumière (Paris, 170 avenue de Suffren).
[10] Notamment celui de l’exercice des responsabilités et de l’autorité qui, pour être, lui aussi, un service, n’en établit pas moins une certaine hiérarchie dans laquelle la personne valide se trouvera quasi nécessairement préférée et préférable aux personnes mentalement handicapées, mais pourrait partager ledit « service » avec une de ces dernières.
[11] Il nous est arrivé plus d’une fois d’entendre, de la part des parents d’un enfant handicapé : « Il ferait un si bon petit moine... elle serait une si gentille religieuse au fond d’un couvent... ». Inutile de dire combien cette vision des choses risque de conduire à des équivoques dommageables pour tous.