Jeunes d’aujourd’hui : un pressant appel à l’Église
Jean Vanier
N°1985-5 • Septembre 1985
| P. 281-295 |
Au moment où l’Église fait le point vingt ans après le Concile et prépare le Synode extraordinaire, Jean Vanier dit ce qu’il a vu et entendu dans ses contacts avec les jeunes. Il en a de multiples échos, grâce à la vie quotidienne dans les communautés de l’Arche, qu’il a fondées, qui se multiplient et où personnes handicapées et jeunes vivent et travaillent ensemble ; grâce aussi aux nombreuses retraites et rencontres qu’il anime à travers le monde. Sans oublier son souci de vigilance doctrinale, l’Église saura-t-elle ouvrir des chemins d’espérance pour les générations qui montent, souvent blessées et déstructurées ? Au-delà des Pères du Synode, c’est une question pressante posée aussi à celles et ceux qui vivent une vie consacrée au cœur de l’Église.
Note de la rédaction (mai 2021) : la publication de cet article est évidemment antérieure aux révélations concernant la personne de Jean Vanier communiquées par l’Arche en février 2020. La rédaction renvoie le lecteur au communiqué officiel publié sur le site de l’Arche.
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Au mois de novembre de cette année, les évêques de l’Église catholique se réuniront pour réfléchir ensemble sur la situation de l’Église vingt ans après le Concile Vatican II et pour faire le point sur les résultats de ce concile. Ce sera un moment important, peut-être le début de nouvelles orientations et, si Dieu le veut, d’un souffle nouveau. Je me demande s’il n’est pas utile dans ces perspectives de réfléchir sur la situation des jeunes dans les années 80 en la comparant avec celle des années 60. Je parle surtout des jeunes des pays développés, des pays riches d’Occident, sachant que ces pays influencent énormément les jeunes de tous les autres pays, qui voient souvent dans les pays riches un modèle à imiter à tout prix.
Les jeunes des années 60
Beaucoup d’enseignants que j’ai eu l’occasion de rencontrer m’ont parlé de la différence entre les jeunes des années 60 et ceux du même âge qui vivent vingt ans après. Les jeunes des années 60 étaient pleins d’espoir : ils croyaient possible de changer quelque chose autour d’eux et dans le monde. Ils pensaient que, par une action collective, ils seraient capables d’infléchir le cours de l’histoire et de lui donner une orientation nouvelle. Mai 68 en France, le « Québec Libre », les mouvements pacifistes qui s’opposaient à la guerre du Vietnam, le Peace Corps aux États-Unis, avaient tous une conviction commune : « Il est possible de changer la société et l’état actuel des choses ! »
Depuis la fin de la guerre 39-45, les jeunes sont conscients de l’état général du monde et des risques énormes que fait courir à l’humanité le danger d’une guerre nucléaire. Aujourd’hui les médias nous mettent en contact avec toutes les situations douloureuses, explosives, catastrophiques qui se produisent à travers le monde. Nous pouvons voir en direct sur l’écran les visages des affamés, les désastres causés par un tremblement de terre, les terroristes en action, ou même l’incroyable violence déclenchée par un match de foot. Ces réalités affreuses et bien d’autres nous deviennent horriblement familières, visibles qu’elles sont chaque jour dans chacune de nos maisons. Les médias nous mettent également en contact direct avec tous les conflits sociaux et politiques ; ils nous montrent, face à ces conflits, la médiocrité de nos hommes politiques. Tous, et tous les partis, promettent la même chose : ils vont augmenter les salaires, éliminer le chômage, apporter de l’aide aux vieillards, aider les pays pauvres, donner la paix au monde ! Mais en attendant la situation ne cesse de se dégrader.
Durant les années 60, la vision de la souffrance humaine et des conflits sociaux et politiques ne poussait pas les jeunes au désespoir, car ils étaient portés dans beaucoup de pays du monde par un optimisme latent, venant du fait de l’expansion économique. Ils pouvaient toujours se dire : « Quand nous aurons plus d’argent, quand nous aurons davantage de monde avec nous, nous pourrons réaliser quelque chose ».
Les jeunes des années 60 voyaient avec évidence les failles de la politique de leurs pays et celles des hommes politiques. Ils voyaient l’hypocrisie de beaucoup de dirigeants préoccupés davantage de leurs intérêts personnels ou du bien de leur parti que du bien de l’ensemble. Mais les jeunes se disaient : « Si on peut renverser le pouvoir et en mettre un nouveau à la place, tout ira mieux ; ce sera le commencement d’un monde nouveau qui échappera à la haine, à l’oppression, à la guerre, aux puissances du mal ». Sous-jacent à ce courant optimiste et très idéaliste, il y avait une aspiration profonde vers la paix universelle, un désir d’œuvrer pour la paix et la justice.
Les jeunes d’aujourd’hui
Vingt ans plus tard, nous sommes devant une situation nouvelle. Les promesses des années 60 n’ont pas été tenues ; les jeunes sont convaincus maintenant que le monde est mauvais, que la guerre est inévitable, que l’oppression continuera sous toutes ses formes. Les grands moments d’espérance suscités en Pologne par « Solidarité », ce petit David affrontant Goliath, ont fait place à un constat d’échec devant la puissance militaire russe. Des situations catastrophiques comme celle de l’Afrique du Sud continuent d’être plus ou moins acceptées par les États-Unis. On n’arrive pas à prévoir ni surtout à éliminer les situations de famine comme celle qui sévit en Éthiopie. On est fatigué de voir et d’entendre dénoncer la violence, la torture, la détresse des réfugiés au Liban. Au Cambodge, la vie inhumaine des camps de réfugiés se poursuit inchangée d’année en année. L’U.R.S.S. continue de peupler ses camps de concentration et de menacer des peuples d’écrasement par sa puissance militaire. Les États-Unis s’enlisent dans des situations extrêmement équivoques en Amérique Centrale. Et l’ensemble de l’Europe connaît une régression économique qui fait croître le nombre des chômeurs, parmi lesquels un grand nombre de jeunes. Des situations de violence se créent un peu partout dans le monde, et souvent la violence éclate.
Par la télévision, les jeunes reçoivent toutes les nouvelles du monde et, la plupart du temps, ce sont de mauvaises nouvelles, car ce sont les catastrophes qui intéressent d’abord les médias. Ainsi les jeunes sont constamment en présence de ce qui est détruit, cassé, négatif. Il y a peu de lueurs d’espérance. Certes, de temps en temps ils voient le visage d’une Mère Teresa. Cela les touche, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan. La plupart du temps ils sont devant l’impossible ; ils se sentent impuissants devant les puissances énormes qui mènent le monde. Vingt ans plus tôt, les jeunes croyaient possible de faire quelque chose ; ils sont maintenant convaincus qu’il est impossible de faire quoi que ce soit. En même temps, ils pressentent l’hypocrisie des puissances économiques, politiques et militaires qui mènent le monde dans le désir de maintenir leur pouvoir.
Les jeunes sont déstructurés
Beaucoup de jeunes aujourd’hui vivent dans leur famille l’expérience d’un milieu divisé et souvent même brisé. Il est difficile d’imaginer ce qui se passe dans le cœur d’un petit enfant qui sent que ses parents ne s’entendent pas et crient l’un contre l’autre ; ou qui ne sont plus heureux d’être ensemble et ne savent pas dialoguer. Souvent l’homme et la femme travaillent tous les deux. Ils rentrent à la maison après une journée harassante où ils ont subi beaucoup d’agressivité. Ils ne sont plus capables d’être source de vie l’un pour l’autre ni pour leurs enfants. Épuisés par la tension de la journée, ils sont obligés de se réfugier dans les distractions de la télévision, cette télévision qui reste allumée pendant les repas et durant de longues heures de la journée. Chacun est collé contre l’écran, passif, se laissant absorber par les images. Et pourtant l’enfant a un tel besoin de l’écoute et de la vitalité des parents ! Il a besoin de sentir qu’ils sont là avec lui, pour jouer, pour célébrer, pour partager ; il a besoin de se sentir important à leurs yeux. L’enfant manque toujours de confiance en lui-même. Il sait qu’il y a beaucoup de choses qu’il ignore ou qu’il ne peut pas faire. Il se sent fragile devant les forces du monde. La présence et l’amour des parents le soutiennent, l’encouragent et lui donnent force et paix. Quand un enfant se sent important aux yeux de ses parents, apprécié par eux, il trouve confiance en lui-même et en sa capacité de faire quelque chose de beau. Mais, quand manque la présence affective et effective des parents, l’enfant perd confiance dans sa propre valeur, dans sa beauté intérieure et dans sa capacité de faire quelque chose de beau.
Lorsque l’enfant se trouve devant de véritables blocages et brisures entre les parents, il est encore rendu plus fragile. La nervosité ou la dépression de la mère, l’agressivité du père, rejaillissent sur l’enfant qui est de plus en plus insécurisé. Nous sommes loin du temps de ces grandes familles où les parents trouvaient facilement du temps pour leurs enfants et où les enfants s’entraidaient pour grandir dans la sécurité (sans vouloir idéaliser ces grandes familles). Aujourd’hui si les jeunes sont si profondément déstructurés intérieurement, c’est souvent à cause des tensions et de la fragilité de leur premier milieu de vie, le milieu familial.
Cette déstructuration intérieure est aggravée par la confusion ambiante des idées. Les jeunes ne savent pas que penser. Les différentes émissions de télévision leur présentent des valeurs contradictoires. Les lycées et les écoles transmettent peu de certitudes. Nos sociétés sont composées de personnes tellement diverses... Il y a peu d’unité sur le plan moral, religieux, intellectuel. Les médias – consciemment ou inconsciemment – tendent à détruire les valeurs. Les chrétiens insérés dans la société sont vus par certains comme des « oppresseurs » des pauvres. Les pauvres sont considérés par d’autres comme des révolutionnaires. La charité est dénigrée au profit de la justice. Nous sommes mis en face d’une pratique effective de l’avortement, c’est-à-dire du meurtre d’un enfant dans le sein de sa mère. Et il y a désormais toutes les manipulations génétiques dans lesquelles on ne sait plus qui est la mère ou qui est le père. Les jeunes sont dans un monde confusionnel.
Une étude faite récemment aux États-Unis constate que les jeunes ont perdu confiance dans la pensée théorique et même dans l’utilisation de la parole. Tout leur paraît également faux, puisque toute théorie peut être contredite par une autre. Il n’est donc pas étonnant que les jeunes soient dans un état de confusion profonde qui ne fait qu’accroître leur déstructuration.
Cette déstructuration est augmentée encore par la peur sous-jacente de la guerre nucléaire. Un sondage auprès des jeunes de l’Europe montre que les deux tiers d’entre eux se demandent s’ils arriveront à l’âge adulte, tant ils sont certains de voir se déclencher une guerre nucléaire. J’en parlais avec la mère d’une fille de seize ans ; elle m’a raconté que sa fille avait répondu, comme on lui demandait ce qu’elle ferait plus tard : « si je suis encore vivante ! »
Les jeunes sont très conscients de la dépression économique ; ils connaissent la difficulté de trouver un travail. Et comme ils n’ont pas de projet qui canalise, dynamise et unifie leurs énergies, très vite ils sombrent dans la peur de l’avenir, et ils se laissent accabler par le danger d’une guerre nucléaire. Il est difficile de mesurer à quel point cette peur influence aujourd’hui des jeunes et les empêche de s’orienter vers des activités constructives : « À quoi bon ? Ce n’est pas la peine ! »
Cette déstructuration est augmentée également par l’expérience précoce de relations sexuelles. De plus en plus de jeunes, me dit-on, ont de telles expériences autour de treize ans ou même plus tôt. Or, en écoutant les jeunes, j’ai acquis le sentiment qu’il existe un lien intime entre la naissance de l’espérance et le fait de savoir attendre une expérience sexuelle. Le cœur humain peut pressentir l’importance de l’union de l’homme et de la femme ; il peut même avoir soif de cette union, parce qu’il pressent les liens entre la sexualité et le besoin d’être aimé totalement. Quand le jeune n’accepte pas d’attendre, quand il refuse de voir dans les relations sexuelles une activité sacrée, un don de Dieu, il peut faire l’expérience superficielle d’un certain plaisir, et même d’une joie, mais il éprouve presque aussitôt une certaine tristesse intérieure. Il s’aperçoit que la relation en elle-même ne le comble pas ; il découvre les difficultés de la vie relationnelle. Et quelle que soit la joie qu’il a pu trouver dans la beauté de l’autre au début de leur relation, très vite il découvre les défaillances et je dirais même les laideurs de l’autre. L’amour dans sa totalité, incluant l’exercice proprement dit de la sexualité, au lieu d’être vécu comme un sommet de la relation, comme l’expression et la célébration d’une alliance à laquelle il faut se préparer et vers laquelle on chemine, devient une relation quelconque ; il est comme banalisé. On ne voit plus que c’est une réalité noble et belle par laquelle nous sommes établis réellement à l’image de la Sainte Trinité, une réalité profonde, sacrée, qui ne peut être bien vécue que sous l’impulsion de la grâce de Dieu. Quelque chose est détruit, tout un processus d’initiation, d’approfondissement et d’affermissement de l’expérience est compromis chez un jeune qui a vécu une expérience sexuelle à un âge précoce.
Les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus en contact qu’autrefois avec leurs propres déficiences affectives et leurs souffrances intérieures. Beaucoup ont vécu des angoisses très profondes, cette agitation interne liée à la confusion et qui jaillit d’un sentiment d’abandon et d’une image blessée de soi-même. Beaucoup de jeunes ont le sentiment de n’être bons à rien, d’être incapables. Leurs parents et les adultes autour d’eux paraissent si forts, si sûrs d’eux-mêmes ; eux se sentent, au contraire, si fragiles et si peu assurés...
Le spectacle des brisures de notre monde est donc plus ou moins intolérable pour ces jeunes, qui ne savent pas que faire devant tant de mal. Ils n’ont pas d’autre issue que d’essayer de fuir, dans un monde irréel, les réalités de ce monde. C’est pourquoi ils attachent tant d’importance aux spectacles, au cinéma, à la musique rock, aux expériences de la drogue, du sexe et de la violence. A tout prix ils doivent combler ce vide intérieur qui se fait sentir chaque fois qu’ils se trouvent seuls, en face d’eux-mêmes.
Il y a vingt ans, et peut-être surtout il y a quarante ans au moment de la guerre, les jeunes avaient encore des structures internes, des certitudes, qui leur permettaient de défendre leur pays, de porter leurs cultures dans les pays lointains, plus pauvres. Ils avaient un esprit conquérant. Leurs familles étaient plus ou moins unies et leur inculquaient des valeurs morales qui leur donnaient des certitudes pour agir. Ces certitudes sont passées ; les campagnes militaires, loin d’être quelque chose de noble, sont vues par beaucoup de jeunes comme immorales ; le désir de porter sa culture dans d’autres pays leur semble une attitude d’oppression.
Les méfaits de cette déstructuration sont évidents. Je le disais plus haut : une très grande fragilité affective et une grande confusion au niveau des valeurs ; des jeunes se sentent perdus dans un monde trop organisé, trop efficace, qui leur paraît absurde.
En revanche, il y a des éléments bénéfiques dans cet état de déstructuration. Dépouillé de toute attitude conquérante, dépourvu de certitudes morales, le jeune est mis dans un état d’insécurité et de pauvreté. De cette insécurité peuvent jaillir des aspirations très profondes, le rêve d’un amour et d’une paix sans frontières, une soif de la fraternité universelle, le refus de toute forme de racisme. On ne doit pas minimiser la beauté de ces aspirations qui sont dans le cœur de beaucoup de jeunes aujourd’hui. Ces aspirations rendent les jeunes très perspicaces, capables de discerner l’hypocrisie des adultes qui tiennent parfois un double langage, refusant au nom des valeurs religieuses et morales d’écouter ou d’apprécier ceux qui sont différents. Dernièrement un jeune me parlait d’un homme « très bon catholique », engagé dans un mouvement catholique, qui lui a demandé pourquoi il « perdait son temps avec des personnes handicapées qui sont incapables de rien faire ». Les jeunes se rendent compte que très vite ceux qui sont très sûrs d’eux-mêmes en viennent à mépriser les petits et les faibles.
Ces aspirations très profondes qui jaillissent du cœur de l’être humain, particulièrement quand il se sent fragile et déstructuré, apportent une souffrance nouvelle pour le jeune : il souhaite la paix universelle, mais il sent qu’à cause de sa fragilité et de toute sa déstructuration, il est incapable d’œuvrer réellement et efficacement pour un monde de paix et d’amour. Le désespoir de beaucoup de jeunes vient précisément de ce décalage entre l’aspiration profonde, cachée dans leur cœur, et leur incapacité d’agir réellement. Ils découvrent, au contraire, à l’intérieur d’eux-mêmes tout un monde de peur, de haine, de révolte envers leurs parents et la société qu’ils estiment hypocrites et ce monde de révolte les inquiète.
Aujourd’hui beaucoup de jeunes ont le cœur très blessé. Ils sont extrêmement vulnérables. Et pourtant, ils ont un grand désir d’avancer ; ils ne veulent pas s’enfermer dans le désespoir. Mais ils ne savent quelle route prendre. De fait, les jeunes des années 80 ne sont plus devant des options positives, devant différentes choses à faire qui pourraient changer le cours de l’histoire. Ils sont devant l’alternative de se laisser glisser dans un monde chaotique de musique, de violence et de drogue, ou bien de s’insérer purement et simplement dans les structures actuelles, s’efforçant de lutter par tous les moyens pour avoir un travail, pour gagner de l’argent et pour oublier les souffrances du monde. Ils n’ont de choix, semble-t-il, qu’entre le chaos et l’apathie.
Un défi pour l’Église
Je crois que nous ne sommes plus dans un monde où il faudrait insister en premier lieu sur les valeurs morales. Les jeunes sont atteints à un niveau plus profond. Il y a un désespoir qui est caché dans les substructures de l’être. Généralement les valeurs morales sont formées dans le milieu familial, avec le père et la mère comme modèles. Mais, je l’ai dit, beaucoup de jeunes sont privés de ces modèles. Ils sont trop fragiles. Ils ont été trop influencés par une civilisation de plaisir immédiat, de permissivité morale. Ils ont vécu des expériences de drogue et de sexe à un âge trop jeune. Ils sont plutôt préparés à une forme de vie chaotique.
Pour retrouver le sens des valeurs morales non comme tabous, mais comme espérance de l’homme, les jeunes ont besoin d’expériences et surtout d’ une expérience spirituelle. Plus ils touchent les profondeurs de leurs souffrances intérieures, plus ils se sentent déstructurés, plus ils ont conscience de leur confusion sur le plan des idées et des valeurs et plus ils ont besoin de rencontrer Dieu, d’avoir une expérience de l’amour miséricordieux du Père. Notre société prépare davantage de fils prodigues que de fils aînés ! Mais l’Église est-elle prête à montrer le visage de ce Père plein de tendresse et de miséricorde, qui va vers le fils quand il est encore sur la route, qui le prend dans ses bras et le serre contre son cœur, qui lui révèle de quel amour inconditionnel il est aimé ?
Cette expérience de l’amour du Père touche le jeune à un niveau bien plus profond que toutes les expériences de la drogue ou du sexe, qui l’ont attiré pour un moment mais qui l’ont laissé déçu par la suite. C’est une expérience bien plus profonde que l’intelligence rationnelle. C’est une expérience de paix et de lumière, une expérience qui l’aide à découvrir qu’il a une valeur et qu’à l’intérieur de lui est cachée une source de vie qui peut jaillir pour donner la vie aux autres. Cette expérience spirituelle de rencontre avec la personne de Jésus ou la personne du Père est en réalité une expérience mystique donnée par l’Esprit Saint.
Mais pour que cette expérience puisse s’approfondir et porter tous ses fruits, il me semble qu’il faut plusieurs éléments.
D’abord le jeune doit trouver une communauté. L’expérience mystique se réalise la plupart du temps dans une communauté ou en lien avec une communauté. La communauté est un corps où chacun des membres a sa place et perçoit qu’il appartient au corps. Le jeune a besoin de ce corps ; il a besoin de sentir des liens d’appartenance pour que son expérience spirituelle avec Jésus puisse s’enraciner dans son être. Laissé seul, il est trop faible ; il a besoin de frères et de sœurs. Il a besoin de se sentir porté dans et par ce corps. Sa fragilité affective fait qu’il a absolument besoin de ce milieu porteur, qui doit être un milieu de joie, de célébration et de contact personnel, mais qui l’amène aussi à la prière silencieuse.
Plus encore, le jeune a besoin de découvrir un adulte qui l’aime, l’apprécie, voie en lui la beauté de ses aspirations et croie à son expérience spirituelle ; un adulte qui voie aussi sa capacité de faire quelque chose et de croître vers un amour plus grand, plus réel. Il a besoin d’un « père » ou d’une « mère » qui ait confiance en lui et l’aide à trouver confiance en lui-même et en Jésus qui habite en lui. Alors, non seulement il éprouve qu’il est fils ou fille de Dieu mais encore il découvre une filiation spirituelle par rapport à son « berger ». Celui-ci, homme ou femme, n’est pas quelqu’un qui juge et encore moins qui condamne, mais quelqu’un qui comprend, apprécie, aime et qui peut aider à découvrir le sens de la vie et les exigences de l’amour.
Un troisième élément dont le jeune a besoin pour approfondir son expérience mystique, c’est l’expérience de sa capacité de donner la vie à d’autres, et surtout à d’autres plus faibles, plus petits que lui. Beaucoup de jeunes ont déjà une expérience intellectuelle, cérébrale ; ils ont senti leur capacité de connaître les choses. Ils ont fait aussi l’expérience de leurs capacités pratiques : ils ont déjà réalisé des choses avec leurs mains. Peu ont une expérience de leur cœur profond, capable, par la relation, de donner la vie à d’autres plus démunis. Dans nos communautés de l’Arche, combien de jeunes sont bouleversés par la découverte de leur capacité d’aider des personnes ayant un handicap mental ! Combien ont été touchés par la découverte de cette confiance que les personnes handicapées mettent en eux.
Là nous ne sommes plus du tout dans le registre de la sexualité mais dans un domaine bien plus profond, celui de la vie relationnelle authentique. Ces jeunes se rendent compte qu’à travers une relation vraie, ils peuvent transmettre une espérance, ils peuvent aider d’autres à trouver la vie et une liberté intérieure. Cette expérience de donner la vie à d’autres n’est pas au niveau des rêves. C’est une réalité concrète et parfois difficile qui se réalise à travers des activités quotidiennes avec des personnes pauvres et faibles.
La vie en commun avec des personnes ayant un handicap peut avoir des aspects exaltants et sympathiques, mais elle a également des aspects difficiles. La relation avec des personnes ayant un handicap, qui ont souvent leurs difficultés et leurs angoisses, réveille les angoisses du jeune. Il sent alors le besoin qu’il a de Jésus pour guérir son propre cœur et transformer ce qui reste en lui de dureté en tendresse et amour authentiques. En découvrant cette vie communautaire avec le pauvre, le jeune découvre la réalité de la croissance spirituelle. Il découvre combien il a besoin de nourriture et en particulier de cette nourriture qu’est le Corps du Christ, pour pouvoir continuer à croître et à accueillir les autres. Je suis personnellement émerveillé par tant de jeunes qui sont venus vivre à l’Arche et qui m’ont dit : « J’ai vraiment besoin de manger le Corps du Christ pour pouvoir continuer ».
Cette expérience du besoin et de la faim de Jésus se prolonge souvent par un besoin de prière. Beaucoup sentent le besoin de se recueillir et de se retrouver dans une petite chapelle, simple et silencieuse, de demeurer seuls dans le silence devant le tabernacle et là de retrouver en Jésus leur propre centre, de placer leur centre en Jésus.
Dès qu’ils commencent à découvrir leur faim du corps de Jésus, de l’Eucharistie, ils sont aussi sur la voie de la découverte du mystère du sacerdoce. Ce n’est que le prêtre qui peut transformer ce petit bout de pain en le Corps du Christ ; ce n’est que le prêtre qui peut rendre Jésus réellement présent dans l’Eucharistie et qui peut offrir Jésus dans l’Eucharistie. Et ce prêtre peut aussi les aider à découvrir l’amour de Jésus à travers la réconciliation. Le jeune a l’expérience de sa pauvreté ; il sait profondément qu’il est cassé à l’intérieur de lui-même. Il sait sa capacité de haïr, son infidélité à Jésus et ses péchés. Il sait aussi combien il importe de verbaliser ses cassures intérieures devant celui qui rend présent Jésus afin d’en être libéré par le pardon de Dieu.
C’est ainsi que le jeune découvre le visage plus visible de l’Église comme institution fondée par Jésus pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres et pour les nourrir : les évêques qui, au nom de Jésus, consacrent des prêtres, les évêques, unis au Pape, Berger suprême mais serviteur des serviteurs. Tout le peuple de Dieu, avec tous les pauvres, les prêtres, leurs évêques, le Pape, tout cela forme un corps ; il n’y a pas de « dirigeants » mais des serviteurs, au service de l’Eucharistie, de la Parole, de la Réconciliation, pour que le peuple chrétien puisse grandir. Le rôle propre des prêtres est de paître le troupeau par l’Eucharistie, par la Parole, par le don de leur personne. Ils n’ont pas besoin de s’occuper des activités temporelles ni de dominer les gens, ils sont là comme des serviteurs, sachant laver les pieds des autres comme Jésus. Les jeunes découvrent l’Église comme Corps du Christ où chacun a sa place, où le plus petit est important, où l’accueil de chaque membre est important. Dans l’Église chacun a son don à exercer. L’Église n’est pas un lieu de rivalité ni de pouvoir mais un lieu où on met en commun ses dons pour mieux servir Jésus, pour mieux servir les plus pauvres. Quand les jeunes découvrent ce visage de la famille universelle de l’Église et la communion que cela implique entre tous les peuples, ils reconnaissent la réponse à leur aspiration profonde à la paix et la fraternité universelles.
C’est seulement après toutes ces expériences que le jeune va découvrir le besoin d’être formé intellectuellement. Il a déjà été nourri, certes, par la Parole de Dieu, qui vient comme une lumière dans son cœur et son intelligence. Mais le désir d’une formation plus intellectuelle ne vient que plus tard. Actuellement les blocages des jeunes, leur peur des idéologies, leur peur des soi-disant certitudes, font qu’ils ont besoin d’abord d’une expérience profonde continuellement nourrie dans les profondeurs de leur être. Tout le reste découle de cette expérience de foi, de confiance et d’amour.
Durant tout ce temps de sa croissance, le jeune a besoin d’être accompagné si possible par un prêtre, qui sache écouter, ou par un aîné, témoin de la foi. Ce témoin doit être un homme ou une femme de foi en qui le jeune voit un bon berger, connaissant chacun par son nom, c’est-à-dire dans les profondeurs, et quelqu’un qui est prêt à sacrifier ses besoins personnels pour les brebis.
Une Église de témoins
Pendant de longues années, pendant des siècles, les jeunes ont été formés par la doctrine et la théologie. Cette théologie donnait une cohérence à leur foi. Aujourd’hui plus que jamais, les jeunes ont besoin surtout de témoins de la foi ; ils ont besoin de découvrir qu’il y a des adultes qui sont cohérents dans leur foi. Le grand drame pour beaucoup de jeunes, c’est qu’ils ont reçu des enseignements sur la foi mais qu’ils n’ont pas vu de témoins de la foi ; en grec, le mot « témoin » c’est le même mot que « martyr » : des gens prêts à donner leur vie à cause de Jésus. Ce qui fait perdre la foi à un jeune c’est de rencontrer des gens qui veulent lui donner une doctrine, mais qui ne vivent pas eux-mêmes les exigences de l’Évangile et des béatitudes ; des gens qui disent une chose mais qui en font une autre. Ce qui détruit la confiance (et donc la foi), c’est ce qu’on appelle le double message. Ce qui détruit la foi du jeune, c’est d’entendre ses parents ne parler que d’argent ou contre les immigrés, tandis que ces mêmes parents insistent pour qu’il aille prier à l’église avec eux. Les jeunes aujourd’hui ne peuvent supporter les doubles messages. Ils ne peuvent pas les intégrer. Ils ont besoin de témoins de la foi qui intègrent parole et action, expérience de vie et annonce de la Parole. Cela ne veut pas dire que les témoins doivent être parfaits, qu’il ne doive jamais y avoir chez eux de dissonance entre parole et vie. Les jeunes savent que cela est impossible. Mais ils attendent des adultes qu’ils admettent leurs erreurs et demandent pardon pour leurs faiblesses. Les jeunes ne cherchent pas des gens parfaits mais des gens qui soient vrais, qui admettent leurs difficultés tout en demeurant dans la confiance ; ils veulent des témoins de Jésus et des béatitudes qui vivent pauvrement, proches des pauvres.
Les jeunes ont besoin de témoins comme Jean-Paul II et Mère Teresa. Ils reconnaissent leur authenticité. Ils savent qu’on a cherché à assassiner Jean-Paul II. Ils savent qu’il parcourt le monde pour annoncer la Bonne Nouvelle. Ils savent que le Pape compte sur eux et les appelle à la fidélité [1]. Parfois les médias présentent Jean-Paul II comme s’il annonçait uniquement une loi morale. Il est évident que cette loi doit être annoncée. Mais beaucoup de jeunes découvrent quelque chose de beaucoup plus profond dans le message du Pape. Jean-Paul II est un témoin de l’amour qui annonce une bonne nouvelle. Les jeunes ont vu aussi le visage de Mère Teresa et l’œuvre de ses sœurs. Mère Teresa annonce qu’il est possible de faire quelque chose, et c’est important.
Mais les jeunes ont besoin aussi de témoins plus proches d’eux, à commencer par leurs parents, à la maison, à l’école, partout. Il leur faut des témoins à tous les niveaux de leur vie et à tous les niveaux de l’Église. Ils ont besoin de savoir que, dans ce monde brisé, qui s’en va peut-être vers la catastrophe, il y a des hommes et des femmes qui gardent confiance, car eux aussi ont eu une expérience mystique de Jésus, eux aussi l’ont rencontré.
Vingt ans après le Concile Vatican II, je suis de plus en plus convaincu que maintes portes ont été ouvertes et que des témoins sont en train de se lever. Ce sont eux qui vont aider les jeunes de demain à découvrir qu’ils ne sont pas impuissants devant le mal ; que par l’amour de Jésus et la grâce de l’Esprit Saint vécus dans la communauté, eux aussi sont capables de prendre leur place dans l’Église et dans le monde.
Mais cela demande que tous les membres de l’Église retrouvent espérance dans l’Évangile. Certes, il faut être lucide au niveau de la foi ; il faut dépister les erreurs et les exagérations. Mais ce qu’il faut avant tout c’est que tous, nous montrions une foi engagée dans la vie, une foi pleine d’espérance. Car Jésus est vraiment vivant. C’est lui le Maître et le Seigneur ! Il est vivant dans son Église, dans son Corps mystique. Il est vivant dans les plus petits et les plus pauvres.
Le message de Jésus est clair : « Mets-toi du côté des pauvres, entre en communion avec eux. Ces pauvres t’apprendront à devenir pauvre, à accueillir ta propre pauvreté ; ils te feront entrer au cœur des béatitudes. Ne crains pas, je suis avec toi ».
En accueillant notre propre pauvreté, nous sommes amenés à découvrir notre besoin de Jésus et de son Esprit Saint : lui seul peut nous donner une force nouvelle jaillissant de notre pauvreté. Alors il nous donnera aussi faim et soif de son corps et de son sang. Il nous fera découvrir son Église.
Notre monde est brisé et souffrant. Jésus continue d’être crucifié dans les petits. Mais Marie est au pied de la croix. Elle nous apprend à compatir, à nous tenir debout comme elle, sereins et confiants. Elle nous fait découvrir le sens profond de cette prophétie d’Isaïe (ch. 58) :
Rompre les chaînes injustes,
délier les liens du joug,
renvoyer libres les opprimés...,
partager ton pain avec l’affamé,
héberger chez toi les pauvres sans abri...
Alors ta lumière éclatera comme l’aurore
ta blessure se guérira rapidement.
Alors tu crieras et Yahwé répondra,
tu appelleras, il dira « me voici ».
Si tu te prives pour l’affamé,
Yahwé sans cesse te conduira
et te rassurera dans les heures arides ;
il te rendra vigueur
et tu seras comme un jardin arrosé,
comme une source jaillissante
dont les eaux ne tarissent pas.
On reconstruira chez toi les ruines antiques ;
tu relèveras les fondations des générations passées.
Vatican II a été une lumière dans notre monde. Il nous rappelle la mission essentielle de Jésus et de son Église à la suite de Jésus : aimer, aimer le Père et aimer tous les hommes et spécialement les plus pauvres. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés... et voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme moi je vous ai aimés » (Jn 15). Chacun de nous et l’Église entière, nous sommes appelés à crier ce message d’espérance. Les jeunes en ont un urgent besoin.
La Ferme. B.P. 35
F-60350 TROSLY-BREUIL, France
[1] Cf. Lettre de Jean-Paul II à tous les jeunes du monde, le 31 mars 1985.