Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Chemin de prière avec frère Charles de Jésus

Petite Sœur Annie de Jésus

N°1985-5 Septembre 1985

| P. 263-280 |

Au cours d’une session pour les maîtresses des novices au Tubet en 1984, l’auteur, ancienne responsable générale des fraternités, a donné cet enseignement sur la prière. Tout en étant adressé aux Petites Sœurs de Jésus, le chemin de prière proposé ici pourra aider bien des religieuses et des religieux et beaucoup d’autres encore auxquels le Seigneur donne une affinité avec le charisme du Père de Foucauld. A fortiori si leur vocation les appelle à vivre dans la proximité de l’humanité pauvre et souffrante.

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Pour connaître un chemin, il faut y marcher et, si c’est un chemin nouveau, pas très bien tracé, on a besoin d’un guide pour progresser.

J’ai pensé que nous ne pourrions pas trouver de meilleur guide que frère Charles, non tant par ce qu’il a dit ou écrit de la prière, mais surtout parce qu’il a été jusqu’au bout de sa vie un grand priant, quelqu’un dont l’existence a été complètement bouleversée par la rencontre de Dieu sous les traits de Jésus de Nazareth, quelqu’un qui, à force de vivre de l’Eucharistie, est devenu lui-même eucharistie pour ses frères jusqu’à donner sa vie pour eux.

C’est à travers les grandes étapes de son itinéraire spirituel que nous allons chercher les traits caractéristiques de sa prière, de cette intimité avec Dieu rencontré sur le chemin de Nazareth.

Première étape : Un pauvre qui cherche Dieu

Avant même sa conversion, frère Charles a pressenti que Dieu ne se prouve pas mais qu’il se rencontre et que, pour le rencontrer, il faut le chercher, avoir faim de lui, besoin de lui, comme un pauvre. On peut presque dire que frère Charles a prié avant de croire : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître ».

Adolescent, il avait rejeté une certaine image de Dieu et il croyait avoir définitivement perdu la foi. Mais après son passage au Maroc, ébranlé par le témoignage de la prière musulmane, il pressent que Dieu est peut-être au-delà des possibilités de la connaissance humaine, qu’on peut seulement l’appeler pour qu’il vienne à notre rencontre et désirer de tout son cœur cette rencontre.

Au fond, ce qu’il demande ainsi sans bien savoir, c’est le don de Dieu : l’Esprit Saint, celui qui nous apprend à dire à Dieu : Père (Rm 8,15).

Avec les novices ne faudrait-il pas commencer par là ? L’Esprit Saint est souvent le grand oublié dans la prière. Invoquer cet Esprit qui a donné souffle au premier homme (Gn 2,7) et qui a pouvoir de nous « recréer », de nous donner un cœur nouveau, un esprit nouveau (Ez 36,26-27) capable d’accueillir le don de Dieu. Toute la vie de frère Charles a été marquée par une grande docilité à l’Esprit Saint : « Laissons-nous porter par la grâce... laissons-nous diriger par l’Esprit Saint et ne prenons les rênes de notre prière que quand il nous les remet entre nos mains ».

Il était fidèle à redire trois fois par jour et souvent au cœur de la nuit la prière à l’Esprit d’amour qu’il nous a léguée. C’est un moyen très simple qu’il ne faut peut-être pas négliger, à condition que cela ne devienne pas une routine mais reste vraiment un cri d’appel parce que nous sentons notre radicale impuissance.

Il peut être bon de relire l’entretien de Jésus avec Nicodème (Jn 3,1-21). Celui-ci, conscient d’être un maître en religion, s’adresse à Jésus en lui disant : « Nous savons... ». Et tout au long de l’entretien, Jésus va s’attacher à lui prouver que justement il ne sait pas, car « pour voir le Royaume de Dieu, il faut naître de nouveau, il faut naître de l’Esprit ». On peut rapprocher de : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux » (Mt 18,3-4).

Frère Charles, en quête de la lumière, a profondément conscience qu’il ne sait pas. Il cherche comme un pauvre et comme un enfant. Et nous ? Est-ce en pauvre ou en savant que nous cherchons Dieu (Mt 11,25-26) ?

Je crois qu’il y a là un premier point fondamental : on ne peut atteindre Dieu par ses propres forces, on ne peut que l’accueillir en pauvre et en pécheur, dans la conversion du cœur.

L’Évangile est clair à ce sujet :

  • l’enfant prodigue (Lc 15,11-32) ;
  • la prière du publicain (Lc 18,9-14) ;
  • la femme pardonnée aux pieds de Jésus chez Simon le pharisien (Lc 7,36-50) ;
  • et beaucoup d’autres passages.

Ce qui frappe aussi dans l’Évangile c’est que, souvent, Jésus envoie pour annoncer la Bonne Nouvelle ceux qui viennent d’être guéris ou pardonnés : le possédé des Géraséniens (Mc 5,18-20), et surtout Pierre qui a besoin, lui aussi, de rencontrer Dieu comme un pécheur pardonné avant de pouvoir affermir ses frères dans la foi (Lc 22,31-34).

Il est important que, pendant le noviciat, les novices puissent relire l’histoire de leur vie, leur histoire humaine et peut-être est-il bon de le faire à la lumière d’un Dieu qui pardonne et qui nous ouvre les bras, d’un Dieu qui accueille toujours celui qui se reconnaît pauvre et pécheur pour lui donner un cœur nouveau.

C’est si important de découvrir que Dieu vient le plus souvent à notre rencontre par la brèche de nos faiblesses et de nos misères. Ce qui peut empêcher Dieu de venir à nous, ce n’est jamais notre misère mais bien notre suffisance. Il ne vient pas à nous à cause de ce dont nous sommes fiers mais à cause de ce qui nous manque car « Il est venu non pour les bien portants mais pour les malades, non pour appeler les justes mais les pécheurs » (Mt 9,12-13).

Il est bon de relire l’Évangile en se demandant : où nous plaçons nous pour être rencontrés par Jésus ? Il n’est pas si sûr que nous soyons du bon côté pour être rencontrés et guéris par lui. Sommes-nous du côté des malades ou du côté du bien portant ? Sur le chemin des gens bien installés dans leur maison ou avec cette pauvre femme qui a dû se glisser jusqu’à la salle du festin sous le mépris des invités ? Sommes-nous du côté du fils prodigue ou du côté du fils aîné ?

Deuxième étape : La rencontre, quel visage de Dieu ?

Ce qui a été très beau dans cette rencontre de frère Charles avec son Dieu, c’est d’abord l’accueil de l’abbé Huvelin. H est assez exceptionnel qu’à une époque où la piété était marquée par une certaine distance de Dieu on vous jette tout de suite dans les bras de la miséricorde ; cette bonté, cette intuition de l’abbé Huvelin ont été vraiment providentielles comme aussi la bonté de sa cousine, Marie de Bondy, qui a été tout au long de sa vie une sorte de présence maternelle. Il est important de souligner combien cette bonté de ceux qui l’entouraient ont ouvert frère Charles à la rencontre du Dieu amour.

Lorsque nous sommes amenés à aider quelqu’un sur ce chemin, nous pouvons si facilement défigurer le visage de Dieu si nos paroles et nos actes ne témoignent pas de cet amour dont Dieu nous aime.

L’abbé Huvelin a donc compris que frère Charles est un pauvre qui a soif de Dieu, il ne lui fait pas de grands discours, il refuse de « discuter religion » avec lui, mais il l’envoie boire à la source : se réconcilier avec Dieu et communier.

C’est véritablement une rencontre avec le Dieu vivant qui marque frère Charles pour toute sa vie. Des années après, il parlera de « la paix infinie, de la lumière radieuse » qu’il a goûtées à ce moment-là. Il a fait à la fois l’expérience de l’enfant prodigue (Lc 15,11-32) qui rencontre le Père dans le pardon et celle du pèlerin d’Emmaüs (Lc 24,13-33) qui, au bout d’un long chemin, reconnaît le Fils à la fraction du pain.

Frère Charles est un orphelin. L’auteur d’un livre récemment paru insiste sur le fait qu’il a été profondément blessé par la mort de ses parents et surtout par celle de son père. Celui-ci, en effet, est mort des suites d’une douloureuse maladie qu’on a plus ou moins cachée à l’enfant parce qu’elle atteignait les cellules du cerveau et que son père était de moins en moins lui-même, aussi s’est-il effacé de la vie familiale dans un certain mystère.

Sur ce fond d’absence, sa rencontre avec Dieu expérimenté comme « le Père » a dû être quelque chose d’extraordinaire.

Rencontrer le Père a donc été pour lui faire l’expérience de la tendresse de Dieu, de ce pardon qui ne nous appelle pas à la pénitence mais à la fête. La parabole de l’enfant prodigue est importante pour comprendre ce qu’est cette réconciliation avec Dieu en un temps marqué par une certaine désaffection du sacrement du pardon.

Il est si difficile de savoir de quel amour nous sommes aimés avant d’avoir fait cette expérience du pardon de Dieu, avant d’avoir été accueilli comme celui qui était perdu (Lc 7,47). Cette expérience de la miséricorde de Dieu est indispensable aussi pour créer en nous un cœur miséricordieux qui sache à son tour pardonner (Mt 18,33).

Rencontrer le Fils, c’était le rencontrer à la fraction du pain, c’est-à-dire comme celui qui vient pour nous sauver en se faisant serviteur de la volonté du Père, en livrant sa vie pour nous.

Pour le frère Charles l’Eucharistie a été dès ce jour le trésor de la présence et le coeur de toute sa vie, une vie qui sera elle aussi mangée, donnée à ses frères au jour le jour.

Frère Charles a donc rencontré Dieu amour qui pardonne inlassablement, qui recherche la brebis perdue et il pressent déjà en Jésus celui qui est venu en pauvre à la rencontre de l’homme et qui ne cesse pas de cheminer ainsi au milieu de nous. Celui qui est toujours présent sous le visage du pauvre.

Une phrase de l’abbé Huvelin va encore accentuer cette image : « Jésus a tellement pris la dernière place que jamais personne n’a pu la lui ravir ». C’est tout le mystère de Jésus serviteur accomplissant en lui le destin du Serviteur souffrant d’Isaïe, celui « qui a été compté parmi les criminels alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les pécheurs » (Is 53,11 et Lc 23,34).

Avant de réfléchir sur la prière elle-même, ne faudrait-il pas se demander avec les novices si c’est bien ce Dieu que nous avons rencontré et que nous prions ? Car notre prière est conditionnée par l’image que nous avons de Dieu. Frère Charles peut nous aider à découvrir ce visage de Dieu qui lui a parlé au cœur.

Lorsque, sept ans après sa conversion, il quitte la Trappe pour aller enfin rejoindre Jésus sur le chemin de Nazareth, il écrit : « Ma vocation, c’est de descendre ». Et à la fin de sa vie, à Tamanrasset, commentant la phrase de l’Évangile : « Il descendit avec eux à Nazareth », il écrit :

Toute sa vie, il n’a fait que descendre, descendre en s’incarnant, descendre en se faisant petit enfant, descendre en obéissant, descendre en se faisant pauvre, délaissé, persécuté, supplicié, en se mettant toujours à la dernière place.

Pendant le noviciat, il me semble très important de découvrir à travers l’Évangile l’humilité de Dieu : celui qui vient à nous sous les traits de Jésus de Nazareth, celui qui descend :

  • à Bethléem comme un tout petit sans défense et comme un pauvre sans abri (Lc 2,6-7) ;
  • à Nazareth pendant trente ans, le temps nécessaire pour façonner dans toutes ses réactions un homme simple et pauvre, un homme vraiment de ce village d’où rien de bon ne pouvait sortir (Mt 2,23 ; 13,54-58 ; Jn 1,46) ;
  • au Jourdain pour être baptisé en se mettant au milieu des pécheurs malgré les protestations de Jean-Baptiste (Mt 3,13-16) ;
  • au désert pour être tenté de prendre un autre chemin que celui du serviteur (Mt 4,1-11) ;
  • à la table de Zachée et à celle de Lévi, encore avec les publicains et les pécheurs (Mt 9,9-13 ; Lc 19,1-10) ;
  • aux pieds de ses disciples, dans le geste de l’esclave, quand vient son heure (Jn 13,1-20) ;
  • au milieu des condamnés et des exclus dans les ténèbres de Gethsémani et du Golgotha (Mt 26,36-46 ; 27,32-50, etc.).

Ces textes, il faudrait que chacun arrive à les faire siens. Il ne faut pas seulement les avoir lus, il faut les avoir ressentis au fond du cœur. Il faut arriver à cette conviction que l’amour se fait tout petit devant ceux qu’il aime. Lorsqu’on cherche les fondements de la prière, on est finalement toujours ramené à l’esprit d’enfance.

Pour rencontrer Dieu, l’homme doit devenir petit et pauvre ; il n’y a pas d’autre chemin puisque Dieu lui-même est venu en pauvre à sa rencontre.

Troisième étape : Ne vivre que pour Dieu sur les pas de Jésus de Nazareth

On ignore si l’abbé Huvelin a conseillé à frère Charles de lire beaucoup de livres, mais on sait qu’il lui a demandé d’aller passer un temps en Terre Sainte. Ce pèlerinage a beaucoup marqué frère Charles, il a été pour lui le choc du réalisme de l’Incarnation. Il savait que Jésus avait pris la dernière place mais, dans les lieux mêmes de l’Incarnation, c’était comme s’il le voyait de ses yeux, comme s’il le touchait de ses mains.

Il arrive en Terre Sainte à une époque où le pays, les chrétiens sont marqués par une grande pauvreté sur tous les plans. Nazareth était vraiment un petit village perdu, abandonné à tous points de vue. C’est là qu’il découvre alors à quel point Dieu nous a aimés.

Frère Charles est un homme qui a toujours besoin d’exprimer dans sa vie ce qu’il découvre et ce qu’il sent. Alors, dès ce moment-là, suivre Jésus, ne vivre que pour lui, cela va être pour lui quelque chose d’extrêmement concret : Jésus a vécu là pendant trente ans, le suivre c’est donc partager concrètement la même vie, ne vivre que pour Dieu, ce sera choisir cet enfouissement de Nazareth dans une condition de pauvre.

Il y aura des étapes, des tâtonnements mais l’essentiel est déjà là en germe : c’est vraiment Jésus rencontré sous les traits du pauvre, dans la banalité de Nazareth, qu’il veut rejoindre dans la condition sociale qu’il a choisie.

Le choc date bien de ce moment-là car sept ans plus tard il écrira :

J’ai très soif de mener enfin la vie que je cherche depuis sept ans, que j’ai entrevue, devinée, en marchant dans les rues de Nazareth que foulèrent les pieds de Notre Seigneur, pauvre artisan perdu dans l’abjection et l’obscurité.

Avec les novices, il est important de bien situer cette intuition fondamentale de frère Charles car, si nous sommes à la Fraternité, c’est parce que d’une manière ou d’une autre nous avons été séduites par Dieu, sous les traits de Jésus de Nazareth.

C’est Nazareth qui est le lieu de notre contemplation et c’est dans ce partage concret d’une vie de pauvre que nous pouvons être configurées à Jésus pauvre et serviteur.

Être configuré, c’est prendre en quelque sorte le même visage, c’est ressembler très profondément. Cette configuration est comme la lumière de l’insertion. S’il n’y avait plus ce désir, nous ne serions qu’une lampe où la lumière se serait éteinte.

Et ce « lieu » où nous trouvons Jésus, ce n’est pas seulement la chapelle de la fraternité, mais c’est tout ce qui fait le partage de la condition des pauvres : le travail quotidien enduré avec tous ceux qui en supportent l’exigence, les joies et les peines. C’est de cette communauté de destin que doit jaillir notre prière car c’est dans ce quotidien que Dieu se cache et nous attend. Ce n’est pas ailleurs qu’il faut le chercher.

Pour bien comprendre, on peut revenir à la vie de frère Charles. C’est à Nazareth, dans l’ermitage des Clarisses, qu’il a eu probablement le plus de temps pour prier et des conditions extérieures favorisant le recueillement, le silence. C’est d’ailleurs de cette période que datent presque tous ses écrits sur la prière.

Comme lui, nous avons besoin d’un enracinement très fort dans la prière. Dans un noviciat, il faut donner la priorité au temps pour la prière. Et tout au long de la vie il faudra savoir de temps en temps se retirer pour Dieu, aller avec lui au désert.

Mais pourquoi cet ermitage des Clarisses à Nazareth n’a-t-il pas été pour frère Charles l’aboutissement de sa vocation contemplative ?

« C’est l’amour qui doit te recueillir en moi et non l’éloignement de mes enfants. Vois-moi en eux et, comme moi à Nazareth, vis près d’eux, perdu en Dieu », écrit-il lorsqu’il cherche où s’installer au Hoggar.

C’est l’amour qui est au cœur de tout appel contemplatif et c’est cet amour qui va pousser frère Charles à quitter le silence de son ermitage pour un Nazareth plus mêlé à tous, plus perdu au milieu des hommes : Béni Abbès et finalement Tamanrasset où il vit seul, sans la moindre clôture, Touareg au milieu des Touaregs.

C’est la dernière étape et une grande pauvreté marque toute sa vie : physiquement il se sent usé, moralement, il a l’impression d’un échec, il va mourir sans compagnons. Non seulement il n’écrit plus beaucoup sur la prière, mais il semble ne plus avoir beaucoup de mots ni de sentiments pour prier et pourtant les témoignages de ceux qui l’approchent à ce moment-là sont unanimes, c’est alors qu’il rayonne une présence et que toute sa vie exprime une tendresse. Il est constamment mangé par les gens mais son cœur reste attentif à Jésus. Il a sans doute moins de temps pour prier qu’à Nazareth mais il révèle, comme en transparence, Jésus de Nazareth, le pauvre, le serviteur, accueillant à toute détresse, attentif à chaque personne. C’est cet amour passionné de Jésus qui unifie toute sa vie.

L’Évangile a toujours été pour lui un des lieux privilégiés de sa rencontre avec Jésus, l’Évangile accueilli dans la simplicité du cœur. Même si aujourd’hui, grâce au renouveau biblique, nous disposons de meilleurs instruments de travail que le frère Charles, il serait dommage de ne pas se mettre à son école pour accueillir la Parole dans la simplicité du cœur.

Frère Charles, en effet, reçoit l’Évangile comme un enfant. Dès qu’il entend la Parole, il la préfère à tout et essaie de la mettre en pratique, de la faire passer dans sa vie :

Il faut tenter de nous imprégner de l’Esprit de Jésus (imprégner cela fait penser à une éponge qui se remplit d’eau) en lisant, en relisant, en méditant, en reméditant sans cesse ses paroles et ses exemples. Qu’ils fassent dans nos âmes comme la goutte d’eau qui tombe et retombe sur une pierre toujours à la même place.

Il ne s’agit pas d’une méditation abstraite, mais d’un regard plein d’amour qui a besoin de se traduire en actes, de s’exprimer dans la vie quotidienne.

Ainsi, dans la vie de chaque jour, l’Évangile est pour frère Charles cette lumière qui garde sa lampe allumée, qui lui donne d’aimer non en paroles mais en actes, et il rejoint bien ce que saint Jean nous dit avec tant de force de ce lien indispensable entre connaissance de Dieu et amour vécu.

Il est important d’aider les jeunes à découvrir que le fruit d’une prière authentique, d’une véritable communion avec Dieu, c’est l’amour fraternel, une certaine qualité d’amour qui nous donne d’accueillir tout être humain avec respect, douceur et humilité comme Jésus accueille. On peut relire en saint Matthieu le portrait de Jésus doux et humble (11,28-30) et celui du serviteur qui « n’éteint pas la mèche qui fume encore » (12,18-21).

Dans cette perspective, contemplation et engagement se rejoignent. S’il n’y a pas de vraie prière sans conversion du cœur, sur le chemin de Nazareth cette conversion du cœur comporte toujours une dimension sociale. En effet, ne vivre que pour Dieu sur les pas de Jésus de Nazareth, c’est avoir à l’égard de chaque personne un regard nouveau, c’est l’aimer comme il l’aime et c’est, du même coup, contester comme Jésus par notre manière d’être et de réagir certains comportements imposés par la société, certains systèmes politiques qui ne respectent pas les droits de la personne et surtout ceux des plus pauvres.

Comme l’a écrit le frère Paul Marnay : « C’est le réalisme de l’amour au contact des réalités humaines, individuelles et collectives, qui nous invite à un regard critique et constructif sur la société et nous pousse à en vivre les conséquences ».

On peut dire pour résumer :

La contemplation de Dieu incarné nous amène à découvrir en tout homme le visage d’un frère et ce visage du frère, surtout si la souffrance et la pauvreté créent en lui une mystérieuse transparence, nous révèle le visage de Dieu : Jésus de Nazareth. Cette conviction est indispensable pour vivre sans tension l’écartèlement de Nazareth car c’est là que se fonde l’unité de notre vie.

Quatrième étape : La prière de Jésus, comment Jésus nous enseigne à prier

Quand on lit les écrits du frère Charles, on sent qu’il a passionnément cherché comment Jésus priait. On pourrait, je crois, trouver dans ses écrits un commentaire de chaque verset d’Évangile qui fait mention de cette prière. Dans le Modèle Unique, il en a soigneusement établi la liste.

Il peut être bon de suggérer aux novices de rechercher à travers l’Évangile, surtout en saint Luc, les textes qui nous parlent de la prière de Jésus. On peut rechercher aussi ce que Jésus a dit de la prière.

Dans ce désir d’apprendre de Jésus comment prier, frère Charles a longuement médité le Pater. Il y a en particulier une méditation qu’il a rédigée à une date importante de sa vie, le 23 janvier 1897. C’est le jour où, ayant obtenu la permission de quitter la Trappe, il part pour Nazareth. Ce jour-là, il médite le Notre Père d’un trait. Il me semble qu’on peut trouver dans ce commentaire, sous une forme très simple, ce qu’était pour frère Charles la prière de Jésus et comment il est entré dans cette prière.

Il s’arrête d’abord au mot Père qui lui révèle la bonté de Dieu, l’amour dont il est aimé, et il en tire tout de suite les conséquences pratiques pour son comportement. Pour lui une découverte doit toujours s’exprimer dans la vie. « Puisque vous êtes si bon pour moi, combien je dois être bon pour les autres ». Et « puisque vous voulez être mon Père et celui de tous les hommes, combien je dois avoir pour tout homme, quelque mauvais qu’il soit, les sentiments d’un tendre frère ».

Le mot « Père » évoque immédiatement pour lui la relation fraternelle avec tous les hommes. Nous défigurons si souvent le visage de Dieu en l’appelant Père si nous ne nous comportons pas en frères.

Il s’arrête à chacune des trois premières demandes du Pater et remarque qu’elles expriment au fond une même chose : « Que la gloire de Dieu soit manifestée et que tous les hommes soient sauvés ».

Il découvre ainsi que la prière qui jaillit spontanément du plus profond du cœur du Christ, c’est ce désir que s’accomplisse en lui le dessein d’amour de Dieu : « Le mystère de sa volonté, de ce qu’il prévoyait dans le Christ pour le moment où les temps seraient accomplis. Dans sa bienveillance, il projetait de saisir l’univers entier, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre, en réunissant tout sous un seul chef, le Christ » (cf. Ép 1,9-10).

Et il ajoute : « c’est ce qui devrait être le but unique de toutes nos prières, de toutes nos actions ».

En ces quelques mots frère Charles exprime toute la dimension christocentrique de sa prière : accueillir au fond de son cœur le grand dessein d’amour du Père et entrer de toute sa prière et par toute sa vie dans la réponse du Fils : « Que ta volonté se fasse en moi ». C’est le cœur de la prière d’abandon, c’est entrer dans le travail de Jésus Sauveur.

Un autre point qu’il souligne c’est que, dans toutes les demandes du Pater, on emploie le pluriel : « Je ne fais aucune demande pour moi seul, je ne dis pas « mon Père », mais « Notre Père ». Je ne dis pas « mon pain », mais « notre pain ». Je ne fais aucune demande pour moi seul, tout ce que je demande dans le Pater, je le demande ou pour Dieu ou pour tous les hommes ». Il précise : « Ne pas prier pour soi seul, mais avoir bien soin de demander pour tous les hommes, pour nous tous, enfants de Notre Seigneur, aimés de lui, pour nous tous qu’il a rachetés de son sang ».

À chaque demande, toujours fidèle à son souci de cohérence, frère Charles tire les conséquences pour sa vie quotidienne : « Pardonnez-nous nos offenses. On ne peut pas demander pardon si soi-même on ne pardonne pas... le pardon comme la grâce, on ne le demande pas pour soi seul, mais pour tous les hommes ».

Frère Charles entre donc dans la grande intercession de Jésus pour le salut de la multitude. Aucune trace d’individualisme dans sa prière. Il se sent solidaire de tous les hommes et c’est la logique même de l’intercession qui le pousse à un partage de plus en plus concret de la condition des pauvres. Aussi ira-t-il toujours plus loin, jusqu’au Hoggar où il mourra pour avoir voulu rester solidaire jusqu’au bout du destin de cette poignée d’hommes perdus au fond du désert.

C’est sa prière qui le conduit à s’enraciner et à être solidaire. Beaucoup d’hommes sont allés au désert pour être ermites, frère Charles, lui, n’est pas allé au désert pour être ermite mais pour devenir de plus en plus le frère de tous. Il n’est pas allé au désert pour fuir le monde mais pour mieux crier par toute sa vie l’amour dont il se sentait aimé, l’amour dont Dieu aime tous les hommes.

On a besoin de temps pour prier, pour approfondir sa connaissance de Dieu et de la Parole, mais on ne soulignera jamais assez que dans la vie de Nazareth la prière jaillit et se nourrit de la solidarité vécue et que l’intercession suppose, implique un lien d’appartenance, de partage de vie, le fait de souffrir-avec. La prière doit devenir en quelque sorte le cri, l’appel de tous ceux dont on partage la condition.

L’intercession plonge donc ses racines dans le partage de vie, le « pâtir avec », mais la source et le dynamisme de nos solidarités humaines, c’est la prière. Il faut toujours tenir les deux.

On peut se référer à la prière d’intercession de Moïse totalement solidaire lui aussi du peuple pour lequel il intercède devant Dieu (cf. Ex 32,7-14.30-35 ; 33,12-17). Il y a également les textes d’Ézéchiel où Dieu cherche un veilleur qui se tiendra face à lui sur la brèche du rempart de la ville assiégée pour l’empêcher de la détruire (cf. Éz 13,5 ; 22,30).

Cinquième étape : Une prière centrée sur l’Eucharistie et une vie sous le signe de ce mystère

L’Eucharistie a, dès le jour de sa conversion, concrétisé pour frère Charles sa rencontre avec Jésus. Il a trouvé là celui que son cœur cherchait. Celui qui avait livré son corps et versé son sang pour lui. Toute la fidélité de l’amour de frère Charles pour son bien-aimé frère et Seigneur Jésus s’exprime dans ces longues heures passées aux pieds de Jésus, de jour et de nuit, le plus souvent, au prix de nombreuses veilles.

Chez frère Charles cet amour n’a jamais faibli. Aussi est-il capital que, pendant le noviciat, les Petites Sœurs enracinent toute leur vie dans cet amour. Je crois qu’il n’est pas possible de tenir tout au long d’une vie sur le chemin de Nazareth sans cette fidélité à l’Eucharistie qui doit nous devenir aussi nécessaire que la nourriture quotidienne. Aussi est-il indispensable d’en donner le goût aux jeunes.

Mais pour cela il faut bien comprendre ce qu’était l’Eucharistie pour frère Charles. Ce n’était pas une « dévotion » plus ou moins facultative mais véritablement le lieu où il puisait la force de configurer sa vie à celle du Fils de l’homme qui a donné sa vie en rançon pour la multitude, le lieu où sa prière ne faisait qu’un avec celle de Jésus.

Dans notre vie adoration et célébration sont étroitement liées et il est important d’insister sur ce point et sur le lien très profond qu’il doit y avoir entre ce sacrifice et notre vie de chaque jour. Il y a un petit livre simple et profond du Père Vanhoye : Messe, vie offerte [1] qui pourrait, je crois, aider beaucoup.

On vous donnera des pistes pour amorcer une formation solide et profonde sur l’Eucharistie car beaucoup de jeunes risquent d’arriver avec des idées vagues ou superficielles. Il faut creuser à partir de l’Écriture, à partir du mystère de Jésus.

L’Eucharistie, pour frère Charles, c’est donc essentiellement Jésus qui livre sa vie pour la multitude et c’est un appel à entrer dans ce sacrifice. Aussi passe-t-il facilement du « sacrement de l’autel » au « sacrement du pauvre ». Vers la fin de sa vie, quelques mois avant sa mort, il écrira comme une sorte de testament :

La phrase de l’Évangile qui a le plus bouleversé ma vie, c’est celle-ci : « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à Moi que vous le faites. » Et quand on pense que c’est la même bouche qui a dit : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », combien on est porté à chercher et à aimer Jésus dans ces petits.

Frère Charles trouve donc celui que son cœur aime sous le signe du pauvre comme sous le signe du pain. Il est important de bien saisir cela pour que notre regard soit vraiment contemplatif sur ce chemin de Nazareth. Lorsque nous quittons la chapelle pour être disponibles à celui qui vient, nous ne quittons pas Jésus, il vient à nous sous une autre présence et il importe de le reconnaître.

Frère Charles a longtemps hésité avant d’accepter de devenir prêtre et lorsqu’il accepte, c’est « pour porter le festin aux pauvres ». Il pense à une présence de Jésus qui rayonnera à travers ceux qui le prient dans la mesure où ils se feront « abordables et tout petits », dans la mesure où ils accepteront de se laisser manger. C’est bien ainsi qu’il a vécu à Béni Abbès, à Tamanrasset, donné à tous, ne faisant jamais attendre ceux qui venaient à lui. Et sa mort, au soir du 1er décembre, aura quelque chose d’eucharistique : sang versé en union au sacrifice de Jésus.

Le Père Voillaume écrivait : « Vivre de l’Eucharistie, c’est être livré aux hommes, en devenant pour eux, par la charité et la contemplation eucharistique, quelque chose d’utilement dévorable ».

Pour être « utilement » mangés, il faut que notre prière reste vivante, il faut cette fidélité par amour à ces heures d’intimité avec Jésus présent sous le signe du pain rompu. Certaines jeunes entreront spontanément dans cette prière, pour d’autres il faudra respecter certaines étapes, tenir compte de certaines habitudes de prière. On peut être dérouté au début et il ne faut pas se laisser sombrer dans le vide ou l’ennui. Au commencement il faut peut-être que chacune s’exprime à sa manière. Cependant, peu à peu il serait bon d’aider à comprendre que la rencontre avec Dieu se situe comme au terme d’une traversée du désert. Il faut faire silence au fond de son cœur pour écouter Dieu. La prière du frère Charles a toujours porté cette marque d’une attente silencieuse, d’une écoute qui laisse à Dieu le temps de parler.

Là encore l’Écriture peut nous aider, par exemple au premier livre des Rois, au chapitre 19, le prophète Élie en route vers la montagne de Dieu doit marcher quarante jours dans le désert et la rencontre de Dieu, c’est « le bruit d’une brise légère », le « bruit d’un silence » dit une traduction.

Sixième étape : Une vie qui devient prière, la prière d’un pauvre

Dans les Constitutions il est dit à propos de la contemplation au milieu du monde : « Les Petites Sœurs s’efforceront de vivre le regard et le cœur fixés sur Jésus » (chap. I, art. 2). C’est bien une définition de la prière continuelle et nous sentons au fond de notre cœur que notre vie ne pourra s’unifier que si nous arrivons ainsi à vivre simplement sous le regard de Dieu, quoi que nous fassions. Comment faire ?

Frère Charles parle souvent dans ses écrits de l’attention au moment présent parce que, pour lui, prier c’est fondamentalement accueillir la volonté de Dieu, faire cette volonté. Or, le seul lieu où notre volonté peut rejoindre la volonté de Dieu, c’est le moment présent. C’est là que nous avons la possibilité de dire oui ou non à cette volonté.

Prier sans cesse, ce n’est sûrement pas se tendre pour arriver à penser à Dieu tout le temps, mais c’est être habité par sa Parole, être attentif au fond du cœur à ce qu’elle nous dit. Le Père Voillaume disait : « Le signe que la Parole de Dieu est vivante en vous, c’est qu’elle vous gêne ». Une parole morte ne gêne pas mais une parole vivante cela réveille, cela brûle au bon moment. Il est très important d’aider les novices à comprendre que vivre sous le regard de Dieu, c’est essayer d’accueillir la volonté de Dieu dans le moment présent, c’est avoir profondément conscience de cette possibilité très simple de la rejoindre à chaque instant dans l’événement.

Quand Jésus dit : « Celui qui m’a envoyé est avec moi, il ne m’a pas laissé seul parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8,29), on sent bien que c’est parce que sa nourriture, c’est cette volonté du Père (cf. Jn 4,34).

Très souvent dans l’Évangile Jésus dit aussi « Il faut », mais il est clair qu’il ne s’agit pas d’une contrainte imposée de l’extérieur, c’est un besoin de l’amour comme lorsqu’il dit à Zachée : « Descends vite, car aujourd’hui « il faut » que j’aille demeurer chez toi ». Cela veut dire que l’amour qui brûle en son cœur et qui est son être même, – Dieu est amour –, le pousse irrésistiblement à chercher et à sauver Zachée (Lc 19,1-10).

Dans les dernières années de sa vie à Tamanrasset, frère Charles écrit : « Il faut prier nos faiblesses et notre pauvreté car elles sont l’occasion de dire et de prouver à Dieu notre amour ». Il vit une étape très rude sur tous les plans, il a souvent le sentiment d’un échec, sa prière est aride, alors c’est toute sa vie qu’il offre à Dieu, une vie de pauvre. Son ami Moussa dira après sa mort : « H était là au milieu de nous comme le pauvre ».

Et dans cette situation d’extrême pauvreté et impuissance, tout ce qui apparemment semblerait faire obstacle à une vie contemplative devient prière : le manque de temps, de place, la disponibilité constante et la dispersion que cela entraîne, la fatigue, la maladie, le découragement. Il offre tout d’un cœur très humble.

Il y a là, dans cette extrême simplicité, une orientation fondamentale pour notre prière, car n’est-ce pas ainsi que prient spontanément les pauvres ?

Il suffit de penser au sanctuaire de la Vierge de Guadalupe, au Mexique, où tant de pauvres viennent prier avec leur vie entre leurs mains : c’est le bébé qui vient d’échapper à une grave maladie, c’est telle infirmité qu’on met sous le regard de la Vierge ou telle souffrance morale qu’on lui confie, et c’est aussi la joie de vivre qu’on vient danser devant elle.

Ceux dont Dieu est le seul recours dans la peine et la détresse, ce sont eux qui peuvent nous apprendre à prier car Dieu ne se détourne jamais de leur appel : « Un pauvre a crié, Dieu l’écoute et l’entend ».

Une tradition hébraïque dit que lorsque toutes les portes de la prière semblent fermées, il y en a une qui donne toujours accès auprès de Dieu, celle du sang et des larmes.

C’est important de familiariser petit à petit les novices avec la prière des pauvres dans la Bible. Il y a la belle prière d’Anne au début du livre de Samuel, modèle de la confiance de celle qui a connu l’humiliation et que Dieu ne peut décevoir. Il y a les psaumes qui répercutent les cris de détresse et d’espérance de l’humanité, il y a la plainte de Job et il y a enfin la Vierge Marie en qui Dieu comble l’attente et l’espérance de tous les pauvres, le Magnificat annonce les Béatitudes.

Le chapelet fait partie de la prière des pauvres et ce serait dommage de ne pas prendre l’habitude de regarder les mystères de la vie de Jésus avec le regard de la Vierge, elle qui a si profondément vécu le mystère de Nazareth et qui a été associée de si près au destin du serviteur souffrant.

Il faut se garder aussi de mépriser ou de rejeter trop vite certaines dévotions populaires qui ont souvent jailli de la vie et du cœur des pauvres et qui rejoignent à cause de cela le cœur même de Dieu.

Septième étape : la prière de compassion sur les traces du serviteur souffrant

La plupart des fraternités sont plongées dans des situations de violence et d’oppression et nous sommes très souvent affrontées à ce terrible problème de la souffrance et du mal, en ayant l’impression que, comme dans le livre de Job, c’est le mal qui triomphe.

Prier dans ces situations n’est-ce pas être simplement le cri de ceux qui souffrent, la question angoissée de ceux qui sont écrasés par le mal et qui ne comprennent pas ou se révoltent ?

En face de la souffrance, il n’y a pas de mots, peut-être d’ailleurs est-ce pour cela que Dieu semble laisser sans réponse la plainte angoissée de Job, sa soif de justice ? En effet, Dieu se réserve de répondre non par des paroles mais par son Fils, celui qui accomplit le destin du serviteur souffrant d’Isaïe.

Je n’ai pas trouvé chez frère Charles de méditation proprement dite des chants du serviteur mais on sent bien que chaque fois qu’il médite sur la vie et la passion de Jésus, il s’y réfère implicitement, car la figure de Jésus de Nazareth est inséparable de celle du serviteur souffrant, ce mystérieux serviteur dont le visage semble ne faire qu’un avec le peuple accablé de souffrances au plus profond de son exil.

Vous connaissez ces chants du serviteur dans le second livre d’Isaïe : le peuple élu a tout perdu, sa terre, la ville et le temple, demeure de son Dieu. Il a été déporté et vit en esclavage. Et voici que soudain se lève un prophète dont on ne sait même pas le nom, qui pressent que cette souffrance n’est pas vaine ; peu à peu, du sein même de cette situation désespérée, il révèle l’image d’un mystérieux serviteur : le juste, l’innocent qui, prenant sur lui le châtiment, assumera toute cette souffrance jusqu’à en mourir et offrira sa vie en intercession pour les pécheurs. Dieu alors l’exaltera, faisant de lui la « lumière des nations » (Is 42,6).

Jésus de Nazareth a eu pleine conscience d’avoir été envoyé dans le monde pour accomplir en sa vie le destin du serviteur d’Isaïe : « Le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10,45).

Aujourd’hui tant de pays et tant de peuples semblent mystérieusement associés en leur chair à cette passion du serviteur qui demeure tragiquement actuelle et nous sentons bien que la logique de Nazareth nous entraîne à partager avec Jésus les souffrances, l’angoisse et le mépris qui marquent la vie des pauvres dans ces situations de violence et d’oppression.

Toute la vie de frère Charles a été dominée par le désir passionné d’imiter Jésus de Nazareth et de le suivre jusqu’au bout de son chemin de serviteur. « Pense que tu dois mourir martyr, violemment, douloureusement tué... et désire que ce soit aujourd’hui ».

Sur la croix, la prière de Jésus c’est sa vie offerte en rançon pour la multitude et en intercession pour les pécheurs. Nous touchons là le cœur de la prière parce que, à ce moment-là, prière et offrande de toute la vie ne font plus qu’un.

Frère Charles nous a légué une prière qui n’est pas autre chose que l’expression de son désir d’unir toute sa vie à cette offrande de Jésus : c’est la prière d’abandon.

En effet, cette prière est simplement l’écho de la prière de Jésus, la prière du Fils acceptant des mains du Père son destin de serviteur.

Elle évoque tout d’abord le psaume 40 dont parle l’épître aux Hébreux : « Tu n’as pas voulu de sacrifice ni d’offrande, mais tu m’as fait un corps, tu n’as pas accepté les holocaustes ni les expiations pour le péché, alors je t’ai dit : « Me voici, mon Dieu, je suis venu pour faire ta volonté, car c’est bien de moi que parle l’Écriture » (He 10,5-7) ;

  • puis la prière de Gethsémani au cœur de l’angoisse : « Père, que ta volonté soit faite » (Mt 26,42) ;
  • et enfin la dernière parole de Jésus en croix : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23,46).

Dans l’Église d’Orient, on insiste beaucoup sur la prière du cœur, la répétition inlassable qui devient l’expression d’un unique désir. Cette prière d’abandon devait être pour frère Charles comme une sorte de respiration. Si petit à petit elle devenait aussi cela pour nous, peut-être alors toute notre vie deviendrait-elle prière ?

Via Laurentina 473
I-00142 ROMA, Italie

[1Albert Vanhoye, S.J., Messe, vie offerte, Supplément à Vie Chrétienne, n° 263, Paris, Vie chrétienne, 1983.

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