« La souffrance qui sauve »
Guy Martinot, s.j.
N°1985-2 • Mars 1985
| P. 88-96 |
L’an dernier, à pareille époque, Jean-Paul II publiait sa lettre Salvifici doloris, sur la souffrance qui sauve. L’auteur nous introduit ici à la lecture de ce texte, écrit par un homme atteint lui-même par la souffrance et qui est pasteur de son peuple et théologien. Devant les menaces qui s’aggravent et les structures de péché qui s’alourdissent, le Pape révèle dans le mystère de la souffrance un chemin privilégié qui libère l’espérance. Et il nous manifeste comment, pour l’Église, les frères et sœurs souffrants du Christ donnent à celle-ci de communier à l’énergie divine qui sauve.
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« La souffrance qui sauve », ces mots peuvent être scandaleux pour nous lorsque nous souffrons ou que nous voyons souffrir autour de nous. Ils expriment pourtant bien le sens de la longue lettre de Jean-Paul II sur la souffrance [1].
Pour comprendre la valeur de ce texte, il faut bien saisir la démarche du Pape par rapport à notre monde actuel. À la différence de beaucoup de diagnostics pessimistes, il n’insiste pas d’une manière angoissante sur les maux qu’il veut combattre mais simplement il éclaire leur cause profonde en indiquant une voie de délivrance. Ainsi, lorsqu’il parle de la drogue, il insiste sur le renforcement de la famille [2]. Dans Redemptor hominis, il redit à l’homme écrasé par son destin qu’il veut assumer seul que c’est Dieu qui prend sur lui de le sauver gratuitement. Dans Laborem exercens, il affirme, face au chômage, que la propriété privée ne peut intervenir que pour ce qui reste lorsque chacun jouit du bien commun par le droit au travail. Dans l’encyclique Dives in misericordia, il annonce à un monde rongé par la lèpre du soupçon que la vérité de l’homme peut être découverte dans la confiance mutuelle et la tendresse de Dieu. En éclairant, dans cette lettre apostolique Salvifici doloris, la force de salut de toute souffrance, il éclaire ce fondement de toute vie humaine dont la méconnaissance fait germer toutes les questions sans réponse sur l’avortement et l’euthanasie. En évoquant le bouleversement radical de la souffrance, il répond aussi en profondeur à toutes ces interrogations sur la réincarnation qui se multiplient actuellement à partir de l’insignifiance répétitive où l’on prétend enfermer notre vie.
Cette lettre du Pape est prophétique parce qu’elle met en lumière l’enjeu du monde actuel. Comme il l’avait fait aussi en choisissant comme thème du Synode la réconciliation, le Pape, dans cette lettre, révèle « des choses cachées », dont nous verrons progressivement qu’elles sont vitales pour l’avenir de l’humanité. Tout autour de nous, la souffrance se multiplie mais c’est justement elle qui peut le mieux faire passer l’énergie divine qui sauve.
Cette lettre a été écrite par un homme qui a connu la souffrance, par un théologien et par un pasteur. Comme on pouvait retrouver, dans l’encyclique Laborem exercens sur le travail, l’expérience vécue par Jean-Paul II en usine, on peut reconnaître, dans cette lettre Salvifici doloris, une méditation qu’il a poursuivie à l’Hôpital Gemelli après l’attentat [3]. Cette méditation, la réflexion du théologien l’a transformée en un texte dense, parfois même touffu, où toute confidence est voilée. Mais cette lettre apostolique est avant tout l’œuvre d’un pasteur. Il voit les menaces s’aggraver, les structures de péché s’alourdir et il indique dans la souffrance le meilleur moyen de libérer l’espérance (S.D. 27 et 23). Avec insistance, le Pape demande à ceux qui souffrent de l’aider dans sa mission parce que pour l’Église « tous les frères et sœurs souffrants du Christ sont comme un sujet multiple de sa force surnaturelle » (S.D. 27).
Cette lettre est aussi pastorale parce que le Pape l’a reçue dans la rencontre avec toutes ces foules auxquelles il s’adresse dans ses voyages et à Rome. C’est l’expérience courante de tout prêtre qui prêche ; ce qu’il peut dire ne vient pas principalement de sa réflexion ou de son travail, mais de ceux qu’il met en présence, Jésus et son Peuple. Ce mystère, Jean-Paul II le vit d’une manière privilégiée comme Pasteur universel. Notre lettre est sûrement née de toutes les souffrances qu’il a rencontrées à travers le monde. Elle exprime tout ce que les circonstances politiques particulières ne lui ont pas permis de dire.
C’est pendant l’Année Sainte, anniversaire de notre Rédemption, que le Pape a donné ce document. C’est par la souffrance de Jésus que nous sommes sauvés, aujourd’hui encore, c’est en croyant à l’amour que celui qui souffre devient par Jésus « la route de l’Église » [4].
Ce texte s’adresse d’abord à tous ceux qui souffrent moralement ou physiquement. Dans les quelques pages qui suivent, nous voulons simplement nous mettre à leur service. Parfois, le texte du Pape est tellement dense qu’il faut le délayer un peu pour l’assimiler... Nous voulons donner une introduction dans le sens étymologique du terme : une aide pour entrer dans ce message et pouvoir l’admirer de l’intérieur.
En présentant maintenant un schéma et en déployant quelques thèmes, nous espérons les rendre plus familiers et encourager à lire l’ensemble.
Comment résumer l’argument ? La souffrance forme dans notre vie et notre monde comme une terre cachée, « un archipel » de douleur. L’homme qui s’y trouve enfermé cherche vainement le pourquoi de ce mal, de cette souffrance. Dans la Bible, Job lui répond déjà que ce n’est pas une punition, que ce n’est pas « juste ». La souffrance que l’homme ressent est liée à toutes les compromissions du monde avec le péché, mais ce ne sont pas ses fautes personnelles qu’il paie ainsi. Pour rejoindre celui qui souffre dans ce pays où il semble avoir perdu le droit d’aimer, où plus personne ne peut se rejoindre, Dieu donne son Fils ; en y entrant, Jésus fait l’expérience de la souffrance radicale ; lui, Dieu né de Dieu, vit la souffrance du rejet de Dieu. Parce qu’il vit cette douleur en restant ouvert, en aimant, la souffrance change de sens. Elle n’est plus vécue en se heurtant au pourquoi, à la logique du passé et de la justice, mais, dans l’abandon, elle dépasse la mort. En Jésus, l’homme se reçoit à nouveau de Dieu. Parce que Jésus ne s’est pas refermé sur lui-même dans sa souffrance mais qu’il y a accueilli Marie et, à sa suite, tous les hommes, chacun achève en sa souffrance « ce qui manque à la passion du Christ pour son corps qui l’Église ». Dès lors, tout homme continue à écrire dans sa vie l’Évangile de la souffrance soit par ce qu’il éprouve, soit en soulageant la souffrance des autres dans le cadre de ses activités professionnelles ou de contacts bénévoles.
Justice et amour
Assez rapidement, lorsque je souffre, se pose à moi la question : pourquoi ? Si les animaux souffrent, eux aussi, ils ne se posent pas cette question. Il s’agit donc d’une question propre à l’homme ; il ne l’adresse pas au monde mais à Dieu. Une manière d’entendre sa réponse consiste à dire : il faut bien expier pour ce que nous avons fait de mal. Autrement dit, Dieu est juste et la douleur est une punition. Mais que dire alors de la souffrance des innocents ? La Bible, par le livre de Job, nous dit très clairement que la souffrance n’est pas une punition, « un mal justifié ». Il existe bien un ordre moral, un lien entre la souffrance et le péché des hommes, mais la souffrance de telle personne n’est pas l’expiation de telle de ses fautes. Nous ne pouvons jamais appliquer cet ordre moral fondé sur la justice d’une manière exclusive et superficielle (S.D. 10).
C’est peut-être un petit garçon d’une dizaine d’années qui m’a le plus aidé à répondre à cette question du pourquoi de la souffrance. À un certain moment de sa croissance, il remarque la main atrophiée d’une de ses tantes. Sa maman vit que cela le troublait, presque jusqu’à le rendre sournois. Elle hésitait à demander à sa sœur de s’absenter pour quelque temps afin que l’enfant puisse retrouver son équilibre, lorsqu’un matin, le petit Philippe descendit rayonnant ; il courut embrasser sa tante en lui disant : « Tu sais, c’est toi que j’aime le plus parce que tu as mal à ta main ! » Ce n’est pas par des justifications que Jésus répond à notre pourquoi sur la souffrance mais en nous aimant. Et, comme le disait Mother Teresa, « aimer, c’est toujours aimer jusqu’à avoir mal ». Lorsque le Christ nous fait entrer dans la confiance, le pourquoi se tourne vers l’avenir : pour quoi ? Comme le disait une personne malade : « Je ne connais pas la cause, mais je sais qu’en Dieu il existe une réponse et cela me suffit, je suis apaisée ».
Le Christ, en se faisant proche de moi qui souffre, prend volontairement sur lui une souffrance qui ne le concernait pas : cela non plus ce n’est pas juste ! Alors j’abandonne ma prétention à la justice et j’ose aimer. A une question posée en termes de justice, celui qui souffre ne peut pas dire oui parce que la souffrance n’est pas « juste », mais à Jésus qui l’aime et qui souffre lui-même, il peut dire oui. C’est le témoignage que donnent tant de malades.
Voici comment l’exprime un prêtre mourant du cancer : « Au début je me suis révolté. Pourquoi moi plutôt qu’un autre ? » Quelques mois plus tard : « Ainsi donc, Jésus, toutes mes aspirations, tous mes désirs, toutes mes pensées, toute ma pauvre vie, tu les assumes et tu les transfigures pour les consacrer. Toutes mes peines et mes joies sont devenues aussi tes peines et tes joies. Toute ma vie s’est fondue dans la tienne... Comme je suis content, comme je suis heureux ! Dans l’épreuve que je traverse, je te trouve, Jésus, après t’avoir cherché [5] ».
Angoisse et présence
Dans une conférence à Bruxelles, la doctoresse Thérèse Vanier, du St Christopher Hospital à Londres, distinguait nettement, pour les malades qu’elle avait accompagnés jusqu’à la mort, la souffrance physique et l’angoisse. La superposition des deux est inhumaine mais, dans l’expérience de cet hôpital privilégié, l’équipe médicale parvenait à contrôler la souffrance physique tandis que la fidélité dans la présence permettait au malade d’affronter son angoisse.
Le Pape introduit la même distinction : « L’homme souffre de diverses manières qui ne sont pas toujours observées par la médecine, même dans ses branches les plus avancées... L’ampleur de la souffrance morale et la multiplicité de ses formes ne sont pas moindres que celles de la souffrance physique » (S.D. 5). L’angoisse est probablement la plus aiguë des souffrances. Elle ne porte sur aucun objet précis, c’est un abandon, un délaissement qui supprime la paix intérieure en touchant cette affection initiale qui est comme la vie de l’âme. Alors le mouvement foncier de l’âme est comme en suspens, l’équilibre de la conscience est rompu. Même si l’angoisse est occasionnée par des agents extérieurs, la cause propre en est toujours en nous ; elle vient de l’atteinte même portée à l’amour, à la communion, à la confiance impliquée par toute affection [6].
Jésus-Christ va connaître cette forme de souffrance dans toute sa vie. Au cours de sa vie publique, il ressentira « l’incompréhension des plus proches mais, par-dessus tout, il est de plus en plus hermétiquement enfermé dans un cercle d’hostilité et les préparatifs pour le faire disparaître du monde des vivants sont devenus de plus en plus manifestes » (S.D. 16. Notons que, dans la vérité de cette évocation, il est possible de déceler un signe de l’expérience vécue du Saint-Père). Rejeté par les hommes, Jésus reste uni à son Père dans l’amour même dont le Père aime le monde (S.D. 16). Il ira donc jusqu’au bout : il vit à une profondeur unique dans l’histoire du monde le mal que représente la souffrance : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : ces paroles d’abandon naissent au plan de l’union indissoluble du Fils à son Père (S.D. 18). Jésus perçoit d’une façon humainement inexprimable la souffrance qu’est la séparation, le rejet du Père, la rupture avec Dieu (ibid.). Lui, Dieu né de Dieu, va éprouver en lui la souffrance définitive, la contradiction même de son être, la rupture et l’absence de Dieu, voulues par l’homme dans son péché.
Ce que l’homme vit à sa mesure dans l’angoisse, l’absence de l’amour qui le fait vivre, Jésus le vit d’une manière radicale. Comme l’écrit Jean-Paul II, c’est dans l’amour du Père pour les hommes qu’il lui reste uni. Alors la souffrance poussée à l’extrême change de polarité : « Par cette souffrance il opère la Rédemption et peut dire en expirant : ‘Tout est accompli’ » (S.D. 18).
Le poète Rainer Maria Rilke écrivait : « Car le beau n’est que ce degré de terrible qu’encore nous supportons » ; peut-être la souffrance devient-elle, par Jésus, cette présence de Dieu qu’encore nous supportons. Par l’obéissance, elle devient expérience d’amour.
C’est ici qu’il faut situer la réponse implicite que le Pape donne à cette question qui hante les hommes d’aujourd’hui : « Si Dieu peut supprimer la souffrance puisqu’il est tout-puissant, comment n’intervient-il pas pour soulager cet enfant ou cet homme qui souffrent de manière intolérable ? » Oui, Dieu peut soulager la souffrance mais il nous révèle qu’il y a un mal, une souffrance définitive devant laquelle il est impuissant : la rupture, la séparation avec son amour. Avec nous, il vient porter la souffrance temporelle pour nous sauver de cette souffrance définitive.
En Marie, Jésus a ouvert sa souffrance à tous les hommes
Quand l’homme souffre, il a naturellement tendance à se refermer sur lui-même. Celui qui se croit diminué ne veut plus voir personne : « J’étais pris dans l’étau de la souffrance et, plus il se refermait sur moi-même, plus mon cœur se réduisait à la mesure étroite de moi-même. Devant la douleur, je m’étais rétracté, comme les assiégés qui s’entassent en la forteresse. À cela, je ne pouvais rien, moi tout seul. J’étais prisonnier de mon mal, ayant assez à faire que de le supporter [7] ».
Lorsqu’il souffre trop, resurgit dans l’homme une forme d’égoïsme fondamental, un reflux de tout sentiment, un « ressentiment », une profonde tentation de tristesse qu’on pourrait expliciter : « Puisque ce n’est pas juste et que vous ne vous révoltez pas pour moi, je veux vivre seul dans ma tristesse. Ma souffrance et mon désespoir sont les seules richesses qui me restent, je ne trouve pas que vous valiez la peine de les partager. J’en connais seul le prix infini ».
Dans sa souffrance, le Christ, lui, est resté ouvert aux hommes (S.D. 20). Il a accepté l’aide de Simon de Cyrène et la consolation de Véronique, il a partagé sa souffrance avec ce malfaiteur exécuté en même temps que lui. Mais surtout il a accepté que Marie souffre avec lui. Il aurait pu la maintenir à l’écart de tout cela, mais il accepte qu’elle souffre elle aussi de sa souffrance, de la méchanceté et de la lâcheté des hommes. La souffrance vécue par amour reste ouverte. Et voilà pourquoi depuis lors « cela semble faire partie de l’essence même de la souffrance rédemptrice du Christ que de tendre à être sans cesse complétée » (S.D. 24). On peut même dire que chaque homme qui souffre reconnaît dans sa souffrance celle du Christ.
Il est frappant de remarquer que le Pape insiste à plusieurs reprises sur le fait que toute souffrance est unie à celle du Christ. Il reconnaît le mérite d’élever l’humanité aussi bien à la souffrance des martyrs qu’à celle de tout homme de bonne volonté : « Il faut rendre témoignage de cette gloire non seulement aux martyrs de la foi mais aussi aux nombreux autres hommes qui, parfois sans avoir la foi au Christ, souffrent et donnent leur vie pour une juste cause. Dans leurs souffrances à tous est confirmée, d’une manière particulière, la haute dignité de l’homme » (S.D. 22). Toute souffrance libère l’espérance et elle ouvre d’une manière particulière à la force de salut du Christ : « On peut dire qu’avec la passion du Christ toute souffrance humaine s’est trouvée dans une situation nouvelle » (S.D. 19).
Par la souffrance tout spécialement, tout homme devient « route de l’Église », il faut que l’Église se mette à sa recherche (S.D. 3) pour lui révéler la fécondité de sa souffrance.
Cette universalité de l’alliance de Dieu avec l’homme souffrant, nous pouvons la comprendre, car la place de Marie n’est pas d’exercer une mission sacerdotale mais d’annoncer prophétiquement l’universalité de l’Église. La maternité de Marie pour ceux qui souffrent, reçue au pied de la croix, ne requiert pas, comme les sacrements, un ministère et une Église institués, elle ne connaît donc pas les mêmes limites. Lorsqu’il reconnaît que toute souffrance humaine est unie directement à la souffrance rédemptrice de Jésus, le Pape met le fondement de cette unité dans la maternité universelle de Marie. Sa miséricorde ouvre la souffrance du Christ à tout homme qui souffre, même s’il n’appartient pas à l’Église.
Quand, au début de sa lettre, le Pape parle de la « solidarité » propre au monde de la souffrance (S.D. 8), il emploie un mot qui résonne d’une manière toute particulière aujourd’hui et, à la lumière de ce qui est vécu en Pologne par les militants de la liberté, il donne à ce mot une signification et une extension plus grandes. En montrant que toute souffrance est unie à celle du Christ, il fait ressortir l’universalité et la fécondité de sacrifices qui pourraient paraître limités au plan social.
La joie dans la souffrance
C’est le plus souvent au terme d’un long cheminement que la paix peut naître de la souffrance. Pour chaque personne, la voie est différente ; les uns connaîtront plus longtemps la tentation de la révolte, d’autres souffriront d’être à charge à leurs proches sans utilité apparente. Par l’épreuve, leur espérance sera purifiée (S.D. 26).
Lorsqu’on retrouve le témoignage de ceux qui sont passés par le feu de la souffrance, presque toujours on y découvre un moment où la lutte cesse, où celui qui souffre s’abandonne à Dieu ; il connaît alors la joie de celui qui a abandonné tous ses biens pour suivre Jésus. Nous nous souvenons du récit de cette jeune femme médecin qui fut torturée pendant de longues semaines dans une prison du Chili : « Au début, je demandais anxieusement ma libération. Mais alors me vint cette pensée que, dans ma condition d’extrême pauvreté, il me restait une liberté : je pouvais prier pour obtenir ma grâce ou bien je pouvais tenter de dire oui à quoi que ce soit que Dieu puisse m’envoyer... Ce combat se prolongea... Plusieurs fois par jour, je me trouvais faible et je demandais que me soient épargnées de nouvelles souffrances ; mais alors avec la conscience claire que j’avais retiré ma donation, je demandais pardon et me forçais à prononcer : « Non pas ma volonté mais que la tienne se fasse ! » Cette lutte qui se déroulait sur un plan purement spirituel peut paraître artificielle et en même temps dépourvue de sens ; toutefois elle me conduisit au oui inconditionnel à l’égard de tout ce que, selon son bon plaisir, Dieu voudrait me réserver – une expérience de paix et de joie dépassant de loin tout ce que j’avais éprouvé [8] ».
C’est alors qu’au delà de toute efficacité mesurable et prévisible, renaît la fécondité de celui qui vit dans l’adoration. Il partage avec Jésus cette joie dont parlent les mystiques au moment de la croix, celle de pouvoir enfin aimer jusqu’au bout.
Dans notre vie, où l’homme doute de toute vérité, spécialement de celle de l’amour, il recherche en vain une certitude dans toute forme d’analyse ou d’investigation psychologique. C’est finalement par la vérité de la souffrance que la vérité de l’amour est prouvée (S.D. 18). Alors l’homme ose vivre avec son cœur, son cœur blessé.
Il y a dans cette lettre beaucoup d’autres richesses que nous n’évoquons pas ici. Que ce long message nous donne l’audace de témoigner et d’annoncer « que la souffrance est présente dans le monde pour libérer l’amour... pour transformer toute la civilisation humaine en civilisation de l’amour » (S.D. 30).
Rue de la Houe, 1
B-1348 LOUVAIN-LA-NEUVE, Belgique
[1] Lettre Salvifici doloris ; cf. La Documentation Catholique, 81, 1984, 233-250. Nous renverrons à ce texte par le sigle S.D. suivi du numéro du paragraphe.
[2] Ibid., 255-257.
[3] Cf. André Frossard, « N’ayez pas peur ! », Dialogue avec Jean-Paul II, Paris, Laffont, 1982, 325 sv.
[4] Encyclique Redemptor hominis, 14, 18, 21, 22.
[5] Émile Damiens, Face au cancer, présenté par Émile Cicéron et Floride Gérard, Paris, Éd. Ouvrières, 1977.
[6] Cf. Thomas Philippe, o.p., Le mystère de l’agonie et de la passion de Jésus, Trosly-Breuil, 1975.
[7] Suzanne Fouché, Dialogues avec la souffrance, Paris, Spes, 1968, 110.
[8] Sheila Cassidy, « Prier dans la détresse », Vie consacrée, 1980, 341.