Fécondations « in vitro » et hôpitaux catholiques
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1985-2 • Mars 1985
| P. 97-110 |
Plusieurs hôpitaux catholiques, dirigés par des religieuses ou des religieux, ou dont les conseils d’administration comptent des religieuses ou des religieux, sont confrontés avec la demande d’une pratique de la fécondation in vitro. Le sujet suscite bien des réflexions aujourd’hui. Pour y répondre, l’auteur se met d’abord à l’écoute du magistère de l’Église et esquisse ensuite une réflexion philosophique et théologique. Ses conclusions ne sont-elles pas expressives de la vocation intégrale de l’homme aux prises avec la question radicale du sens de la sexualité et de l’amour ?
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Jacques Testait, un des principaux acteurs de la première FIVETE (Fécondation in vitro et transfert d’embryon) réussie en France, écrivait en avril de l’année dernière : « A la fin de 1984, il existera en France plusieurs dizaines de centres FIVETE, publics ou privés [1] ». Plusieurs hôpitaux catholiques, dirigés par des religieux ou des religieuses, sont confrontés à la demande d’équipes médicales qui désirent commencer la FIVETE. Que répondre ? Une question de fond se pose : la fécondation in vitro est-elle légitime ou non du point de vue moral ? Pour y répondre, nous procéderons en deux étapes : nous nous mettrons d’abord à l’écoute du magistère de l’Église ; ensuite, nous tenterons d’expliciter les déclarations de celui-ci.
Le magistère
Le 29 septembre 1949, dans un discours aux membres du IVe Congrès international des médecins catholiques, Pie XII rencontre le problème de « la fécondation artificielle ». Le Pape montre d’abord le caractère immoral de la fécondation artificielle hors du mariage et dans le mariage quand il y a intervention d’un tiers (d’un « donneur »). Notre article ne traite pas cette question de l’insémination artificielle avec donneur (IAD) autre que le mari. Nous supposons ici acquis ce point de l’enseignement traditionnel de l’Église : moralement, l’enfant doit être conçu dans le mariage et du mariage. La suite du texte pontifical précise notre sujet. Le Pape continue en effet : « Quant à la licéité de la fécondation artificielle dans le mariage, qu’il nous suffise, pour l’instant, de rappeler ces principes de droit naturel : le simple fait que le résultat auquel on vise est atteint par cette voie ne justifie pas l’emploi du moyen lui-même ; ni le désir, en soi très légitime chez les époux, d’avoir un enfant, ne suffit à prouver la légitimité du recours à la fécondation artificielle, qui réaliserait le désir. (...) Bien que l’on ne puisse a priori exclure de nouvelles méthodes pour le seul motif de leur nouveauté, néanmoins, en ce qui touche la fécondation artificielle, non seulement il y a lieu d’être extrêmement réservé, mais il faut absolument l’écarter [2] ». Ce texte vise évidemment l’insémination artificielle, couramment pratiquée déjà en 1949, mais il est remarquable que Pie XII utilise le mot plus large de fécondation artificielle. Le bien-fondé de cette remarque apparaîtra clairement plus loin quand nous verrons que par « fécondation artificielle », le Pape entend aussi bien la fécondation in vitro, c’est-à-dire la fécondation extra-corporelle, hors du sein maternel, que l’insémination artificielle proprement dite. La prise de position de Pie XII a vraiment une portée générale et concerne tout mode de fécondation artificielle [3].
Deux ans plus tard, le 29 octobre 1951, dans un très important discours sur les questions de morale conjugale, le pape présente la même doctrine [4]. Il y revient encore le 19 mai 1956 en recevant les participants au IIe Congrès mondial de la fertilité et de la stérilité. Au début de cette allocution, il loue ceux qui tâchent de « porter remède à la stérilité conjugale ». Il rappelle plus loin que l’Église a rejeté toute conception du mariage qui voudrait écarter la procréation de l’union des époux. Puis il continue – et c’est le passage capital pour l’objet qui nous occupe – : « Mais l’Église a écarté aussi l’attitude opposée qui prétendrait séparer, dans la génération, l’activité biologique de la relation personnelle des conjoints. L’enfant est le fruit de l’union conjugale lorsqu’elle s’exprime en plénitude, par la mise en œuvre des fonctions organiques, des émotions qui y sont liées, de l’amour spirituel et désintéressé qui l’anime ; c’est dans l’unité de cet acte humain que doivent être posées les conditions biologiques de la génération. Jamais il n’est permis de séparer ces divers aspects au point d’exclure positivement soit l’intention procréatrice, soit le rapport conjugal. La relation qui unit le père et la mère à leur enfant prend racine dans le fait organique, et plus encore dans la démarche délibérée des époux qui se livrent l’un à l’autre et dont la volonté de se donner s’épanouit et trouve son aboutissement véritable dans l’être qu’ils mettent au monde [5] ».
Ce principe étant posé en toute clarté, le Pape n’a plus qu’à en tirer la conséquence : le rejet de toute « fécondation artificielle », fécondation in vitro ou insémination artificielle : « Au sujet des tentatives de fécondation artificielle in vitro, qu’il nous suffise d’observer qu’il faut les rejeter comme immorales et absolument illicites. Sur les diverses questions de morale qui se posent à propos de la fécondation artificielle, au sens ordinaire du mot, ou « insémination artificielle », nous avons déjà exprimé notre pensée [6] », et le Pape renvoie au discours de 1949 que nous avons cité plus haut.
C’est ainsi, en vertu d’un même principe : l’unité de l’acte conjugal, que sont écartées les deux erreurs inverses mais semblables, la contraception et les fécondations artificielles. Toutes deux séparent ce qui doit rester uni. En finale de son discours, Pie XII parle de « la fécondité supérieure des vies entièrement consacrées à Dieu et au prochain [7] ». Manière profonde de relativiser le désir de fécondité charnelle et le mal de la stérilité physique.
Dans une allocution du 12 septembre 1958, Pie XII revient expressément, une quatrième fois, sur le sujet. Il y « réprouve à nouveau toute espèce d’insémination artificielle (...) entre personnes non mariées et même entre époux ». A nouveau, Pie XII condamne à plus forte raison « l’insémination artificielle entre célibataires » et l’insémination qui « suppose un donneur étranger au couple [8] ».
Cette position, on ne peut plus claire, de Pie XII, au sujet des fécondations artificielles, a été rappelée, trois ans plus tard, par Jean XXIII, dans le contexte plus large des principes sur la transmission de la vie, à l’occasion de l’encyclique Mater et Magistra. Le Pape y « proclame solennellement » que la transmission de la vie humaine, s’accomplissant de manière délibérée et consciente, est « comme telle soumise aux lois très sages de Dieu, lois inviolables et immuables, que tous doivent reconnaître et observer. On ne peut donc pas employer des moyens, suivre des méthodes qui seraient licites dans la transmission de la vie des plantes et des animaux. La vie humaine est sacrée, dès son origine, elle requiert l’action créatrice de Dieu. Celui qui viole ses lois offense la divine Majesté, se dégrade et avec soi l’humanité, affaiblit en outre la communauté dont il est membre [9] ». Depuis lors, cette position n’a jamais été remise en question par les Papes suivants. Elle n’a pas fait l’objet, de leur part, de commentaire visant à l’atténuer [10].
A notre connaissance, Jean-Paul II n’a nulle part explicitement parlé de la « fécondation in vitro », mais il l’a fait de manière indirecte, et pour l’exclure, dans son allocution à l’Association médicale mondiale, le 29 octobre 1983. Une partie importante de cette Allocution concerne les « manipulations génétiques ». « Une intervention strictement thérapeutique qui se fixe comme objectif la guérison de diverses maladies, comme celles qui tiennent à des déficiences chromosomiques », sera « en principe considérée comme souhaitable ». Mais qu’en est-il d’« une intervention sur le patrimoine génétique outrepassant les limites de la thérapeutique au sens strict » – par exemple d’une intervention « visant à l’amélioration de la condition biologique humaine » ? « Ce genre d’intervention », répond Jean-Paul II, « doit respecter la dignité fondamentale des hommes et la nature biologique commune qui est à la base de la liberté, en évitant des manipulations tendant à modifier le patrimoine génétique et à créer des groupes d’hommes différents, au risque de provoquer dans la société de nouvelles marginalisations [11] ». Cependant avant de donner ce critère moral, le Pape en avait donné un qui concerne davantage le mode d’intervention : « Ce genre d’intervention ne doit pas porter atteinte à l’origine de la vie humaine, à savoir la procréation liée à l’union non seulement biologique mais aussi spirituelle des parents, unis par le lien du mariage [12] ». Dans le domaine des manipulations génétiques non strictement thérapeutiques, sont donc moralement exclues les interventions qui porteraient « atteinte à l’origine de la vie humaine, c’est-à-dire à la procréation liée à l’union non seulement biologique mais aussi spirituelle des parents ».
Autrement dit, sont moralement illicites les techniques d’intervention qui ne respectent pas le lien entre « la procréation » et « l’union congugale », à la fois biologique et spirituelle. C’est au nom de ce critère que Pie XII condamnait l’insémination artificielle comme la fécondation in vitro. On le voit, Jean-Paul II est restée strictement fidèle au principe qui amenait Pie XII à rejeter toute fécondation artificielle qui se ferait hors de l’acte conjugal ; le même principe l’amène ici au même rejet.
Pourrait-on dire que Jean-Paul II ne condamne la fécondation in vitro que dans le cas des manipulations génétiques non strictement thérapeutiques [13] ? Il ne paraît pas, car le principe moral invoqué par le Pape implique logiquement le rejet de toute fécondation artificielle. C’est en ce sens précis que nous avons dit plus haut que Jean-Paul II excluait de manière indirecte la licéité de la fécondation in vitro.
De Pie XII à Jean-Paul II, il y a la continuité d’une même argumentation. On ne peut par conséquent arguer d’une absence de déclaration directe et explicite de Jean-Paul II au sujet de la fécondation in vitro pour « aller de l’avant sans problème ». Il ne nous paraît pas fondé de parler d’un « vide » du Magistère à ce propos. Les prises de position claires et répétées de Pie XII demeurent. Les progrès techniques apportés depuis vingt-cinq ans offrent des possibilités nouvelles d’action ; ils ne modifient pas les termes moraux et anthropologiques de la question et de l’argumentation du Pape. C’est pourquoi la réponse de Pie XII a été ratifiée indirectement, nous venons de le voir, par Jean-Paul II.
D’autant que celui-ci, comme Léon XIII, Pie XI, Pie XII et Paul VI, enseigne, on le sait, le lien étroit, personnel et corporel entre les deux significations (valeurs ou fins) du mariage : l’acte conjugal et l’intention procréatrice.
D’autres enseignements de Jean-Paul II, sans traiter expressément de la fécondation artificielle, rappellent le respect dû à l’embryon : ils concernent aussi la pratique de la FIVETE. Ainsi, en octobre 1982, Jean-Paul II a condamné les « manipulations expérimentales sur l’embryon » : « Je condamne de la manière la plus explicite et la plus formelle les manipulations expérimentales faites sur l’embryon humain, car l’être humain, depuis sa conception jusqu’à sa mort, ne peut être exploité pour quelques fins que ce soit [14] ».
Dans d’innombrables déclarations, le Pape actuel a répété que la vie humaine doit être respectée dès le moment de la conception. Par exemple, dans le discours que nous avons déjà cité : « Le droit de l’homme à la vie – depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort – est le droit premier et fondamental, comme la racine et la source de tous les autres droits ». Et plus loin, dans ce même discours : « La manipulation génétique devient arbitraire et injuste quand elle réduit la vie à un objet, quand elle oublie qu’elle a affaire à un sujet humain, capable d’intelligence et de liberté, respectable, quelles que soient ses limites [15] ».
Dans la Charte des droits de la famille, publiée par le Saint-Siège le 24 novembre 1983, nous lisons : « Article 4 : La vie humaine doit être absolument respectée et protégée dès le moment de sa conception, a) L’avortement est une violation directe du droit fondamental à la vie de tout être humain. b) Le respect de la dignité de l’être humain exclut toute manipulation expérimentale ou exploitation de l’embryon humain [16] ».
Les évêques australiens ont pris position, dès le mois d’août 1982, contre la fécondation in vitro [17]. Leur attitude est d’autant plus significative que l’Australie est un des pays où la fécondation in vitro est le plus pratiquée. Ils parlent d’expérience. Récemment encore, l’archevêque de Melbourne a envoyé une lettre importante au Ministère australien de la Justice au sujet des fécondations in vitro ; il y déclare, entre autres choses : « 1) L’embryon est un être humain. Une fois que s’est produite la merveille, l’irréversible merveille de la conception humaine, la nouvelle vie conçue est un individu humain séparé : un organisme d’origine humaine possédant en lui-même tout ce qui est nécessaire pour organiser son propre développement ; 2) geler un embryon humain, utiliser un embryon humain uniquement comme objet d’expérimentation scientifique ou comme source de matériel thérapeutique, sont de grossières violations de la dignité humaine [18] ».
L’épiscopat anglais s’est également exprimé [19]. En décembre 1984, le secrétaire général de la Conférence épiscopale d’Angleterre et du Pays de Galles a publié le communiqué suivant, destiné à clarifier une déclaration antérieure : « Les évêques n’ont pas donné d’approbation à la pratique actuelle de la fécondation in vitro à l’intérieur du mariage. Ils considèrent celle-ci comme inacceptable parce que le procédé implique la destruction intentionnelle d’embryons humains. Les évêques ont reconnu qu’il y a aussi de sérieuses questions quant à la compatibilité de ces pratiques avec l’enseignement de l’Église qui voit dans l’acte conjugal le contexte propre pour la transmission de la vie humaine. Leur intention n’était pas à ce stade-ci de s’engager dans un traitement complet de ces questions, mais d’exercer un discernement prudent dans un domaine plein de possibilités complexes et d’implications pastorales qui vont loin. Les évêques n’ont pas voulu exclure la possibilité de développements futurs de la fécondation in vitro qui élimineraient ces facteurs qui en rendent la pratique actuelle immorale [20] ».
Telle est donc la position actuelle des évêques anglais. Mais le Cardinal Hume, archevêque de Westminster, a aussi réagi vigoureusement aux conclusions de la Commission Warnock (juillet 1984) : « La doctrine morale de notre Église ne permettra pas aux catholiques d’accepter la proposition d’autoriser l’expérimentation sur les embryons pendant les quatorze premiers jours (telle est la proposition de la Commission) ; (...) La doctrine catholique, corroborée par le savoir scientifique moderne, considère que, dès le moment de la conception, une nouvelle vie commence et un processus évolutif s’amorce. Nous acceptons comme une responsabilité sacrée venant de Dieu la nécessité de respecter et de protéger – dès le moment de la conception – cette vie humaine qui se forme. Comme l’ont dit les évêques anglais le 24 janvier 1980, chaque nouvelle vie qui se forme ainsi est la vie non plus d’un être humain potentiel, mais celle d’un être humain avec un potentiel [21] ; (...) Les catholiques reconnaissent l’importance de la recherche sur les facteurs qui contribuent à la stérilité et aux troubles héréditaires mais la liberté d’expérimenter sur les embryons humains, puis de les détruire, ne peut en aucun cas se justifier moralement [22] ».
Les évêques portugais, dans leur Note Pastorale très développée de mars 1983, ont repris strictement la doctrine de Pie XII en ce qui concerne « la question de l’insémination artificielle ou de la fécondation artificielle [23] ».
Signalons enfin le beau document de la Commission familiale de l’épiscopat français, « Vie et mort sur commande [24] » : beaucoup de réflexions y éclairent le problème de la fécondation in vitro.
Retour à la question
Revenons à notre question de départ. A la lumière de ce que nous a dit le Magistère de l’Église, nous pensons que la fécondation in vitro n’est pas moralement acceptable. Pour les raisons suivantes :
1. En fait, la technique de la fécondation in vitro implique le sacrifice de deux ou trois (parfois plus) embryons « surnuméraires ». Pour avoir plus de chances de succès, trois embryons sont habituellement implantés dans l’utérus, dont on suppose que deux seront éliminés par l’organisme, et un quatrième (ou un cinquième) est congelé, pour être implanté en cas d’échec de la première tentative ou pour servir de « matériel thérapeutique » au profit de celui qui a été implanté [25].
Or, cette position est insoutenable. Dès qu’il y a fécondation, il y a être humain. On oublie l’évidence : un enfant naît de l’union d’un homme et d’une femme. Quand donc y a-t-il enfant, être nouveau ? Il y a un être nouveau, un individu biologique et humain nouveau, dès que les gamètes masculin et féminin se sont unis pour former une unité nouvelle, originale. Dès ce moment, cet être nouveau possède son génotype, c’est-à-dire l’ensemble des chromosomes et des gènes qui déterminent la totalité de sa constitution moléculaire. La biologie et l’embryologie viennent ainsi confirmer l’intuition spontanée [26].
Il n’appartient ni au savant, ni au philosophe de métier, ni au théologien, de constater, de déterminer ou de reconnaître quand commence l’humanité. Cette reconnaissance appartient à l’homme moral tout court. Celui-ci, qui ne se pose pas en premier lieu un problème spéculatif, mais un problème pratique, et qui cherche à orienter son action concrète, sait qu’il doit respecter dans l’embryon un être humain, dès que cet embryon est accessible à sa connaissance et à son action. Il arrive que, pour ce faire, il soit mieux armé que les spécialistes, souvent déformés par des habitudes épistémologiques ou techniques.
En regard de ce fait original, la conception, c’est-à-dire l’irruption d’un être nouveau dans le champ du réel par l’union des gamètes masculin et féminin, tous les autres faits subséquents (nidation, premiers mouvements du fœtus dans le sein maternel, etc.) avec lesquels on voudrait faire commencer l’humanité, pâlissent. Aucun n’est vraiment comparable à la conception, qui signifie bien qu’un nouvel individu est là, un être humain – n’hésitons pas à le dire –, une personne humaine en acte, créée par Dieu [27].
Si les embryons fécondés in vitro sont des êtres humains, aucun ne peut être sacrifié, utilisé à des fins extérieures à lui, détruit [28] au profit d’un autre, congelé, etc. C’est une personne qui doit être respectée comme telle. Il est tout à fait illogique, à notre sens, de s’opposer à l’expérimentation sur les embryons et de fermer les yeux sur le fait que la FIVETE implique objectivement l’expérimentation sur des êtres humains soumis délibérément à l’arbitraire et aux aléas de la « science ». L’expérimentation porte en effet sur quatre ou cinq êtres humains conçus dans le seul dessein de pouvoir donner naissance à un vivant. Plusieurs embryons sont ainsi réduits à de purs moyens, à de purs objets. Du point de vue moral, aucun être humain ne peut jamais être réduit à un pur moyen.
Étant donné qu’en fait, la technique de la fécondation in vitro implique le sacrifice des « embryons surnuméraires », la fécondation in vitro tombe de manière indirecte sous la condamnation de ceux qui se sont prononcés contre l’utilisation, la réduction au statut de pur moyen et la congélation des embryons, ou encore contre toute expérimentation sur eux [29]. Impossible au concret de séparer le problème de la fécondation in vitro de celui de l’utilisation des embryons surnuméraires.
2. La raison que nous venons de développer se base sur la technique actuelle de la fécondation in vitro. Mais si la pratique se modifiait ? Et si l’on voulait ne féconder que le seul ovule qui serait implanté dans l’utérus de la mère ? Dans cette hypothèse, sans doute n’y aurait-il plus ni embryons surnuméraires, ni congélation d’embryons ; sans doute aussi la FIVETE ne pourrait-elle plus être moralement accusée d’impliquer systématiquement la mort d’embryons humains et de coopérer ainsi à des avortements directs. Cependant, nous pensons que même dans ces conditions, la fécondation in vitro ne serait pas légitime.
Nous rappelons la cohérence profonde de la doctrine catholique au sujet de la contraception, de l’insémination artificielle et de la fécondation in vitro. Dans Humanae vitae, Paul VI a dû rejeter la contraception à cause du « lien indissoluble que Dieu a voulu entre union et procréation » (cf. le numéro 12 de l’encyclique). La contraception, en effet (nous ne parlons pas de la régulation des naissances par les moyens naturels), sépare par un artifice union et procréation : l’ouverture à la procréation est exclue de l’union des époux. La fécondation in vitro, par un autre biais, opère la même séparation : la procréation est voulue en dehors de l’accomplissement de l’acte conjugal. Il en va de même dans l’insémination artificielle. Même si elles font jouer de manière inverse l’exclusion d’une des significations du mariage, contraception et insémination artificielle ou fécondation in vitro sont des erreurs symétriques et similaires [30]. La fécondation in vitro ne peut, pour les mêmes raisons que la contraception, être admise [31].
3. Dans la fécondation in vitro, le technicien se substitue au père et à la mère pour effectuer l’acte de la conception. Une telle substitution est-elle moralement possible ? « Il y a des expériences humaines qui, étant donné leur profondeur et l’intensité avec laquelle elles mettent en cause la personne humaine, ne sont pas délégables. La paternité et la maternité ne sont-elles pas de celles-là ? S’il faut répondre affirmativement, on devra conclure que l’événement de Londres (la première conception en laboratoire) est un des signes les plus clairs d’une des plus graves maladies de l’homme contemporain : la perte du sens de la singularité de l’homme [32] ».
4. Très heureusement, on commence à parler non seulement des droits que possède l’enfant à naître, mais aussi du respect de l’enfant à concevoir. Celui-ci doit pouvoir jouir d’une claire identité psychique.
Or que voyons-nous ? Paris-Match titre, le 22 octobre 1982 : « Les bébés fabriqués en usine ». Le docteur Escoffier-Lambiotte intitule ses articles du Monde d’avril 1983, sur les problèmes de bioéthique : « Les faiseurs d’hommes ». Robert Clarke, qui raconte avec précision toute l’aventure de la fécondation in vitro, est amené à en rendre compte en intitulant son livre : « Les enfants de la science » (Stock 1984). D’innombrables journaux, magazines, livres, émissions de radio et de télévision, ont parlé du docteur Edwards comme du « père » de la petite Louise Brown. J. Testart parle sans trop de retenue, quitte à les taxer de « puérilités », de ses fantasmes de paternité par rapport aux enfants conçus dans son laboratoire (o.c. 25-27). Il invente les expressions « fabriquer l’enfant à trois » (38) et « faire un enfant à un couple » (23). Les patients eux-mêmes entrent dans ce fantasme collectif : après la « cérémonie » (40-41) de l’implantation, une patiente « dit seulement » à son mari : « J’ai fait l’amour avec les trois » (les deux biologistes et le médecin, 41). Testart parle de « ces enfants dont on nous dit les pères » (60). Tel est l’espace social dans lequel les enfants conçus en laboratoire vont devoir prendre conscience d’eux-mêmes, espace constitué par un regard objectivant au possible, où ils ont été pensés en termes de « fabrication » et de génération plurielle.
Que nous mettions un peu plus de discrétion en parlant d’eux n’arrangera d’ailleurs pas tout, car toutes les expressions que nous avons stigmatisées disent quand même quelque chose de réel : quand ces enfants prendront conscience d’eux-mêmes et remonteront pour cela jusqu’à leur plus lointain passé, c’est-à-dire leur conception (la psychanalyse nous a appris que, conscient ou inconscient, ce chemin est inéluctable), ils se découvriront non seulement les enfants de leurs parents biologiques (heureux seront-ils si ceux-ci sont aussi les parents qui les ont éduqués), mais aussi enfants d’autres parents, adoptifs ou non, enfants des techniciens de la science, enfants des représentants de la société, sinon de l’État. Ils auront à se débattre avec une image, un sentiment et un concept éclatés de paternité et de maternité [33]. Le droit n’est pas donné à l’homme d’imposer à quiconque une pareille épreuve. Le droit n’est pas donné à l’homme de détruire les symboles de la paternité ou de la maternité, symboles régulateurs des sociétés humaines et éducatifs de la bonté créatrice de Dieu.
Cet argument, inspiré partiellement de la psychanalyse, nous paraît de très haute importance. Car tout ce que nous séparons et dissocions (union et procréation, parents biologiques et parents socio-éducatifs, etc.), un être humain, un jour, devra le rassembler sous peine d’absence de référence originelle. On sait les désordres psychiques résultant de cette privation.
5. L’argument que nous venons de présenter du point de vue de l’enfant conçu peut être développé aussi du point de vue de la société. Celle-ci cherchera à agir toujours plus sur les psychismes. On voit pointer le danger – la tentation – du totalitarisme (la société assurant elle-même sa reproduction, évinçant de plus en plus la famille et assumant elle-même les fonctions de paternité et de maternité). La technologie tend actuellement à désintégrer la cellule et la symbolique familiales. Vu les contraintes de la violence et de la démesure, elle renforcera les pouvoirs de l’État sur la reproduction et la constitution des sociétés civiles [34].
Pour toutes ces raisons (il y en a encore d’autres), nous croyons que la fécondation in vitro n’est pas acceptable du point de vue moral.
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[1] J. Testart, De l’éprouvette au bébé spectacle, édit. Complexe 1984, 123. Ce livre, précieux pour la documentation qu’il donne, laisse tout à fait à désirer du point de vue éthique.
[2] La Documentation catholique (DC) 1949, 1349. Le pape ajoute cette précision : « En parlant ainsi, on ne proscrit pas nécessairement l’emploi de certains moyens artificiels destinés uniquement soit à faciliter l’acte naturel, soit à faire atteindre sa fin à l’acte naturel normalement accompli ».
[3] Compte tenu évidemment de la restriction dont nous parlons à la note précédente.
[4] DC, 1951, 1489.
[5] DC, 1956, 745. Pour une mise en lumière de la doctrine de Pie XII sur l’insémination artificielle, voir A. Chapelle, Sexualité et sainteté, Bruxelles, édit. I.E.T., 1977, 235-238. On lira aussi les pages très éclairantes du même auteur sur la stérilité (ibid., 231-235).
[6] DC, 1956, 746. On ne s’étonnera pas que dès 1956, Pie XII ait parlé de « fécondation in vitro ». Le premier bébé conçu en laboratoire est né en Angleterre en 1978, mais depuis longtemps déjà, les savants envisageaient un tel procédé de fécondation externe. On réussit la première fécondation in vitro sur des souris en 1953 ; certains envisageaient dès lors d’appliquer la même technique aux êtres humains.
[7] DC, 1956, 749.
[8] DC, 1958, 1242. Jean-Paul II cite un autre passage de ce même discours dans une allocution du 4 décembre 1982 ; cf. DC, 1983, 190.
[9] DC, 1961, 978.
[10] Il arrive que l’on veuille tirer argument en faveur de la fivete des paroles prononcées par le Cardinal Luciani, en juillet 1978, quelques mois après la naissance de Louise Brown, le premier bébé conçu en laboratoire. La forme même de cette déclaration montre bien que le Cardinal était conscient qu’un problème éthique se posait et qu’il se souvenait de la position de Pie XII. Aurait-il sans cela parlé de « condamnation », de « bonne foi » et d’« intentions pures » ? Il est évident que non. Il aurait simplement félicité les parents, sans plus. Voici ses paroles : « Je n’ai aucun droit de condamner les parents. Je leur présente tous mes vœux. S’ils ont agi de bonne foi et avec des intentions pures, ils peuvent même avoir un grand mérite devant Dieu pour avoir demandé aux médecins d’intervenir ». Par ses paroles, le futur Jean-Paul Ier a bien montré qu’autre chose est, un enfant étant né, de bénir Dieu pour son existence et de féliciter les parents, autre chose d’approuver le mode de conception de cet enfant (cf. infra note 32).
[11] DC, 1983, 1068.
[12] DC, 1983, 1068.
[13] Il nous paraît impossible de soutenir que Jean-Paul II admettrait implicitement dans ce discours la fécondation in vitro pour les interventions strictement thérapeutiques. Ce serait raisonner hors du contexte. En effet : 1° la fivete n’est pas une manipulation génétique (on n’y travaille pas sur les gènes). Or, c’est bien de celles-ci que Jean-Paul II parle tout au long de ce passage. Son but n’est pas de traiter des manipulations en général, mais des manipulations génétiques au sens strict, c’est-à-dire des techniques de modification du code génétique, ainsi que du transfert et de la modification des gènes ; 2° les « anomalies » dont il est question dans ce discours sont les maladies génétiques héréditaires ou les déficiences chromosomiques. Ce serait faire violence au texte que de ranger parmi elles la stérilité ; 3° parlant plus haut dans le même discours, du « handicap de la stérilité physique définitive », c’est l’« adoption » et « le dévouement aux enfants des autres » que Jean-Paul II envisage pour trouver une certaine solution à des problèmes « sans issue au plan individuel ».
[14] DC, 1982, 1028. Même doctrine dans une allocution au Congrès médical international du « Mouvement pour la vie » (4 décembre 1982) : « Toute forme d’expérimentation sur le fœtus susceptible de porter atteinte à son intégrité ou d’aggraver ses conditions est également inacceptable, à moins qu’il ne s’agisse d’une tentative extrême de le sauver d’une mort certaine, étant donné que vaut pour lui le principe général qui interdit de se servir d’un être humain au bénéfice de la science ou du bien-être d’un autre » (DC, 1893, 190).
[15] DC, 1983, 1067 et 1068.
[16] DC, 1983, 1155.
[17] Cf. La Croix, 27 août 1982, 15.
[18] DC, 1984, 1021-1023.
[19] Cf. « In vitro Fertilization : Morality and Public Policy », déclaration du Comité mixte des évêques catholiques sur les questions bioéthiques, au nom des évêques catholiques de Grande-Bretagne, 1983 (cf. DC, 1984, 1027).
[20] Dans Briefing, 14 décembre 1984, vol. 14, n° 30, 3.
[21] De ce point de vue, quand, dans son avis sur l’utilisation des fœtus humains, le Comité national d’éthique, en France, parle de « la qualité de personne humaine potentielle de l’embryon dès sa conception » (cf. DC, 1984, 805), on ne peut que se réjouir si l’on songe aux discours de naguère à propos de l’avortement. Mais l’expression demeure pourtant insuffisante du point de vue philosophique et théologique. Elle fait référence implicite à la distinction aristotélicienne de l’acte et de la puissance. Mais si l’on utilise ce couple aristotélicien, on ne peut dire que l’embryon est une personne en puissance, il l’est en acte, ontologiquement, dès la conception, et de par sa création par Dieu. C’est l’exercice, conscient et libre, de sa personnalité qui demeure en puissance.
[22] DC, 1984, 1020-1021.
[23] DC, 1984, 276.
[24] DC, 1984, 1126-1130.
[25] Cf. J. Testart, op. cit., 74-75, 83-84, 112.
[26] Cf. Ph. Caspar, « Les fondements de l’individualité biologique », dans Communio, Biologie et Morale, novembre-décembre 1984, 84 et 89.
[27] Pour une justification plus élaborée, on pourra se reporter à A. Chapelle, op. cit., 254-264. Cf. aussi M. Schooyans, Éthique et biopolitique, Communication au 2e Congrès mondial de la « World Federation of Doctors who defend human life », Ostende, octobre 1984 (à paraître) et M.-H. Congourdeau, « L’embryon est-il une personne ? », Communio, novembre-décembre 1984, 103-116. Qu’on nous permette de citer A. Chapelle : « L’embryon est onéreux par sa fragilité. Sa simple présence charnelle, fragile et sans défense, indique la réceptivité pure et absolue de chaque liberté humaine en référence à Dieu, en deçà des contradictions des libertés et de leurs oppositions meurtrières. Cette totale dépendance de l’enfant à l’égard de ses parents et surtout de sa mère en fait le poids (l’auteur écrit d’abord dans la perspective de l’avortement) ; sa pure dépendance manifeste dans la chair la dépendance intégrale de tout homme et de tout l’homme vis-à-vis de Dieu. Plus profondément que toute destinée temporelle, la dépendance onéreuse de l’enfant conçu atteste physiquement la vocation divine de l’homme comme libre référence et pure dépendance de Dieu » (op. cit., 263).
[28] L’enseignement du magistère extraordinaire est formel : « La vie doit être sauvegardée avec un soin extrême dès la conception : l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables » (Gaudium et spes, 51, 3 ; cf. 27,3).
[29] Cf. plus haut les textes de Jean-Paul II, des évêques australiens, des évêques anglais, du cardinal Hume.
[30] C’est la doctrine de Pie XII dans son discours de 1956 aux participants du IIe Congrès mondial de la fertilité et de la stérilité (cf. plus haut).
[31] Il y a cependant une différence essentielle : dans la fivete intervient toujours un tiers, l’enfant, auquel on fait courir des risques disproportionnés.
[32] C. Caffarra, « Il rischio della manipolazione », L’Osservatore romano, édit. italienne, du 27 septembre 1978. On notera que cet article fut accepté par l’Osservatore sous le pontificat de Jean-Paul Ier.
[33] « Un enfant peut naître de cinq parents : la femme qui a donné l’ovule, l’homme qui a donné le sperme, la femme qui a reçu l’embryon dans son utérus et le couple infertile qui est à l’origine de la demande et s’apprête à élever l’enfant » (Oliver Postel-Vinay, « Les enfants du froid », Science et Vie, octobre 1984, 28).
[34] « Je constate malheureusement qu’on s’achemine vers un eugénisme social grandissant » (X. Thévenot, dans Panorama aujourd’hui, décembre 1984, 52).