La vie religieuse anglicane
Alan Harrison
N°1985-1 • Janvier 1985
| P. 37-44 |
Après la suppression des monastères au XVIe siècle dans l’Église anglicane, il fallut à celle-ci près de trois siècles pour que la vie religieuse renaisse en son sein grâce, notamment, au renouveau spirituel provoqué par le « Mouvement d’Oxford ». L’auteur nous décrit les étapes de cette renaissance, ses difficultés, puis son large épanouissement. Au milieu de notre siècle, la vie religieuse anglicane connut des problèmes et une évolution parallèles à ceux des religieux catholiques. On y porta grande attention au Concile Vatican II et à son appel à l’aggiornamento. L’auteur esquisse enfin la mise en place d’organismes assurant un meilleur contact entre les communautés, auparavant fort isolées, et l’ouverture remarquable de celles-ci sur l’œcuménisme, notamment par des contacts avec les communautés catholiques et orthodoxes du pays.
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Renaissance
Après la suppression des monastères (1536-1540), un désir de vie religieuse continua de se manifester de temps en temps, mais ces tentatives restèrent sporadiques et de peu d’envergure jusqu’au milieu du XIXe siècle. Ce ne fut pas avant que l’intérêt évangélique pour les besoins spirituels et physiques d’une population croissante prise dans les remous de la révolution industrielle se rencontre avec la spiritualité « tractarienne [1] » que furent réalisées dans l’Église d’Angleterre les conditions qui s’avérèrent favorables à la fondation de communautés religieuses stables. Dès avant la première fondation d’une communauté féminine, on doit signaler deux tentatives, modestes mais significatives, auxquelles le Mouvement d’Oxford donna naissance : la première fut le monastère commencé par Newman à Littlemore (il se dispersa après son départ), la seconde, le vœu privé de célibat prononcé par Marian Rebecca Hughes le dimanche de la Trinité 1841.
En 1845, le Dr Pusey contribua à la fondation de la première communauté féminine qui fut une conséquence du Mouvement d’Oxford. Ensuite se succédèrent rapidement plusieurs fondations ; vers 1870, il existait en Grande-Bretagne vingt-cinq communautés de différentes tailles, la plupart d’entre elles étant destinées aux femmes. Nombre de ces communautés, ainsi que d’autres fondées depuis lors, continuent à prendre part au travail éducatif et missionnaire de l’Église et à ses œuvres, après avoir, lors de leurs débuts, joué un rôle de pionniers dans l’attention portée aux malheureux et aux parias de notre société. Plusieurs fondateurs furent des prêtres ; parmi ceux qui se firent remarquer par leurs talents spirituels et pratiques, on trouve des hommes tels que J.M. Neale, WJ. Butler, T.T. Carter et R.M. Benson.
La plupart de ces premières tentatives provenaient d’initiatives privées et n’avaient qu’une faible extension. Sauf l’exception remarquable et courageuse de Samuel Wilberforce, évêque d’Oxford, et, dans une moindre mesure, celle de Henry Phillpotts, évêque d’Exeter, ces tentatives n’avaient pas le soutien formel de l’autorité ecclésiastique. À ce propos, il faut toutefois se rappeler que les Canons et les constitutions de l’Église d’Angleterre promulgués après la Réforme ne comportaient aucune reconnaissance de l’état religieux au sens technique du terme. Souvent, les communautés étaient fortement suspectées et parfois à bon droit, lorsque leur zèle et leur inexpérience les conduisaient à des excès déraisonnables ; mais des difficultés et des entraves souvent injustifiées leur furent aussi suscitées par des efforts déployés pour les décourager ou par des oppositions ouvertes.
Cependant, lorsque les communautés crûrent en nombre et gagnèrent la sympathie par leurs activités, l’autorité ecclésiastique commença à se préoccuper d’étendre son contrôle et ses encouragements. Un plus grand nombre d’évêques manifestèrent personnellement leur sympathie et leur donnèrent le soutien officiel qu’ils pouvaient leur accorder par l’acceptation de la charge de visiteur ou la désignation de chapelains (aumôniers).
Dès le début, cette croissance fut celle d’une vie religieuse authentique, avec son principe fondamental de la consécration personnelle, volontaire et totale de la personne à Dieu. Que la communauté mène, suivant les cas, une vie active, contemplative ou mixte, elle envisageait toujours la sanctification personnelle de ses membres par le moyen de l’une ou de l’autre forme de séparation perpétuelle du monde (que la chose ait été ou non explicitement formulée dans les statuts primitifs). Mais on doit relever un fait significatif ; pour la plupart des communautés anglicanes de cette première époque, la sanctification des membres devait être poursuivie par le moyen des diverses formes de service actif rendu à la collectivité dans son ensemble. Leur vie de prière, indissolublement liée aux temps d’activité pratique, assurait la qualité de ceux-ci. Dès le début, le désir des vœux de religion était manifeste, mais il fut d’abord vigoureusement combattu par des membres influents de l’Église d’Angleterre et par certains des évêques et des prêtres qui s’étaient initialement montrés favorables au mouvement. On tenait que de tels vœux étaient étrangers à l’esprit libéral de l’Église d’Angleterre et susceptibles d’entraîner des conséquences dommageables. Il fallut un certain temps pour que la liberté de choix reconnue par l’anglicanisme soit officiellement étendue à ce domaine. Néanmoins, beaucoup de communautés avaient cependant autorisé les vœux longtemps avant que la reconnaissance officielle leur soit accordée.
Quand il s’agit de donner forme aux communautés et de leur fixer des règles, les fondateurs et les premiers membres eurent à faire face à leur manque personnel d’expérience et à l’absence de directives appropriées dans le patrimoine de l’Église d’Angleterre ; aussi se tournèrent-ils souvent vers les traditions des ordres religieux de l’Église catholique romaine. Ils ne le firent cependant pas dans un esprit d’imitation méticuleuse, mais avec le souci de l’adaptation à leur situation particulière.
Développement
La mentalité catholique ravivée par le Mouvement d’Oxford se répandant largement dans l’Église, la suspicion avec laquelle on avait considéré la vie religieuse s’en trouva considérablement diminuée. La valeur spirituelle des diverses activités auxquelles les communautés se consacraient servait de plus en plus de recommandation au genre de vie dont ces activités étaient l’expression. La peur qu’avait engendrée l’ignorance de leurs motivations spirituelles s’était largement atténuée. Les cinquante premières années de la restauration de la vie religieuse peuvent être regardées comme une période de tentatives, d’expérimentation, de développement et de réflexion. Quelques communautés ne s’épanouirent pas, certaines passèrent à Rome, mais la majorité d’entre elles survécurent. Certaines parmi les communautés les plus importantes établirent des maisons en Inde et en Afrique, et aussi en Amérique, où de fait la vie religieuse avait spontanément réapparu à l’époque de sa renaissance en Angleterre. On doit toutefois observer un trait commun : à l’exception d’une seule maison bénédictine, fondée en 1868 et qui, en tout cas, passa plus tard à Rome, toutes les communautés de cette époque se consacrèrent, dans une plus ou moins grande mesure, à diverses formes de ministère actif ; toutes aussi tiraient cependant leur inspiration et leur force de leur consécration totale à Dieu. Vers la fin du XIXe siècle, l’expérience, confirmée par l’épreuve du temps, de ces congrégations solidement établies ouvrit la voie à de nouveaux développements, afin de satisfaire des aspirations spirituelles d’apparition récente et d’essayer de faire face aux besoins sans cesse croissants de l’Église dans ses efforts pour répondre aux conditions économiques et sociales en pleine mutation. Ces développement prirent différentes formes. Dans une direction, il y eut une renaissance de la vie monastique et claustrale vouée à la contemplation, au culte liturgique et à la pénitence. Dans une autre, furent fondées des communautés dont le but était de maintenir la vie commune par une stricte adhésion à la discipline et la fidélité à la règle et au gouvernement prévu par les constitutions, avec l’intention de s’engager pour la vie, mais sans vœux. Ce dernier groupe forme un pendant intéressant à l’apparition de fondations analogues, à partir de la Contre-Réforme, dans l’Église catholique romaine.
La reconnaissance des types de vie religieuse que nous venons de signaler montre que la redécouverte de la vie religieuse dans l’Église d’Angleterre était la reprise de l’authentique état religieux. Chaque communauté représente une famille à l’intérieur de l’ensemble ecclésial. Chaque famille constitue une unité achevée, avec une règle de vie conçue de telle sorte qu’elle conduise tous les membres à la réalisation de l’idéal commun et à la perfection chrétienne de la vie requise par la consécration totale à Dieu.
Vers le milieu du XXe siècle, l’aspect de la vie communautaire commença à évoluer. Lorsque les professions s’ouvrirent plus largement aux femmes et qu’elles offrirent, spécialement à celles-ci, le moyen de répondre à leur vocation, par exemple dans les services sociaux et les services médicaux auxiliaires, les entrées diminuèrent dans plusieurs des communautés de fondation plus ancienne. En conséquence, le personnel de celles-ci devint moins nombreux. Mais on a pu faire quatre constatations :
- les candidats à l’entrée dans ces communautés ont eu tendance à présenter une motivation spirituelle plus ferme ;
- les aspirants à une vie contemplative se firent plus nombreux ;
- les communautés commencèrent à chercher de nouvelles manières de servir Dieu en réponse aux besoins changeants de l’époque ; elles ont entrepris d’abandonner des institutions et des œuvres actuellement dépassées ou convenablement assurées par l’État ;
- à cette même époque, on enregistre la création d’un plus petit nombre de communautés ayant pour vocation un service activement et étroitement lié à la société.
Le milieu du XXe siècle a également vu une nouvelle insistance sur le concept de « communauté », par exemple, dans la reconnaissance de l’interdépendance des individus à l’intérieur d’un corps constitué et dans la coopération de communautés déterminées pour leur bénéfice mutuel. Pour les religieux anglicans, ceci a été mis en œuvre et a pris corps de diverses façons, notamment grâce à une série de Conférences. Les deux premières eurent lieu à Oxford en 1965 et 1967 ; elles avaient été précédées par une journée de réunion en 1964. Les conférences de 1965 et 1967 durèrent trois jours et prirent pour thème : « La vie religieuse dans le monde de demain ». Elles marquèrent leur intérêt pour la réforme et le renouveau. Sur ces points, la réflexion de l’Église anglicane prit naissance indépendamment de Vatican II. En effet, lorsque débuta la mise en route de la première session, Vatican II en était encore à ses débuts et ses décrets sur la vie religieuse n’étaient pas promulgués. Mais, lorsque le Concile progressa, son influence se fit largement sentir et ses directives concernant les religieux reçurent une considération attentive. Par exemple, les religieux anglicans perçurent l’intérêt pour eux de la suggestion faite aux religieux de s’adapter aux conditions actuelles à la lumière d’un réexamen et d’une nouvelle prise en considération de l’esprit de leurs fondateurs.
Après la Conférence de Lambeth de 1968, et comme conséquence directe de Vatican II, l’Advisory Council for Religious Communities (Conseil consultatif pour les communautés religieuses) publia un important opuscule du Rev. A.M. Allchin sous le titre Religious Communities in the World of Today (Communautés religieuses dans le monde d’aujourd’hui). C’est un commentaire qui s’appuie sur un document rédigé par un groupe de travail du congrès et dans lequel A.M. Allchin recueille l’essentiel des principes du renouveau au bénéfice de la communion anglicane.
En 1974, la troisième Conférence des religieux anglicans se tint à York sur le thème : « Le Christ et l’Esprit ». Cette conférence fut la plus longue et la plus nombreuse jamais tenue. Elle fit beaucoup pour promouvoir un plus grand esprit d’unité entre les communautés.
Un des résultats de la Conférence d’York fut d’éveiller chez de nombreux religieux le besoin de liens plus permanents entre leurs communautés ; le désir se manifesta aussi d’une « tribune ouverte » consacrée à la discussion de sujets d’intérêt commun. Ceci apparaissait particulièrement important pour les communautés moins nombreuses ou plus isolées. En 1975, par conséquent, un nouvel organisme fut mis sur pied, le Communities Consultative Council (Comité consultatif des communautés) : il est formé de représentants de toutes les communautés et sa fonction principale est de promouvoir la coopération et l’échange des idées et des expériences entre les communautés religieuses et d’encourager les rencontres informelles entre communautés vivant dans le même secteur. Ce comité se chargea aussi de certaines fonctions qui avaient auparavant été exercées par des comités de l’Advisory Council, comme, par exemple, la publication du bulletin des communautés Encounter and Exchange (Rencontre et Échange). Ce dernier s’est développé jusqu’à devenir une publication trimestrielle régulière expédiée dans le monde entier et comptant de nombreux groupes catholiques romains parmi ses abonnés.
Depuis la fondation du Communities Consultative Council, en plus de la discussion de ces points qui constituent la trame journalière de la vie de communauté, avec ses joies et ses peines, celui-ci s’est donné chaque année un thème particulier. Durant les neuf années de son existence, les religieux anglicans ont réfléchi au rôle prophétique des religieux par rapport à l’Église dans son ensemble et à la société séculière d’aujourd’hui ; à l’unité dans l’œcuménisme, sans tomber dans l’uniformité ; au développement de la personnalité humaine dans la vie religieuse et à ses conséquences pour la mission ; à la contribution typique de l’anglicanisme à la vie religieuse par rapport aux Ordres catholiques romains et aux communautés non traditionnelles d’origine plus récente ; à la théologie de la vie religieuse ; au racisme, etc. La Conférence de 1984 a pris pour thème : « Vivre pour la paix ».
Le premier but du Communities Consultative Council (fournir une tribune) fut rapidement atteint. L’étape suivante fut le développement de rencontres régionales de moindre envergure, dans lesquelles une communauté en accueillait d’autres, situées à une distance permettant facilement le déplacement. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils pénétraient dans une autre maison religieuse et ceci se révéla un moyen très efficace de briser l’isolement et de se révéler mutuellement les problèmes et les difficultés que l’on pouvait partager sans manquer à la loyauté envers sa propre communauté.
Plus récemment, un développement ultérieur consista dans l’ouverture œcuménique de ces rencontres régionales. Des liens ont été noués avec des communautés catholiques romaines voisines. Ceci eut comme résultat que les Frères et les Sœurs qui exercent le même ministère pastoral, par exemple des religieux enseignants ou des sœurs hospitalières, se rencontrent pour des conférences, quelle que soit leur appartenance ecclésiastique. Ce qui se passe au « ras du sol » est aussi en train de se produire au niveau de la direction. Depuis cinq ans, six supérieurs anglicans et six provinciaux catholiques romains du Royaume-Uni se sont rencontrés chaque année durant trois jours pour des échanges très profonds sur les événements et leurs réactions à ceux-ci. Non seulement ceci a créé de profondes amitiés entre les personnes, mais cela a aussi fait s’écrouler pour une bonne part les idées erronées, les malentendus, les opinions toutes faites des uns sur les autres. Fait peut-être plus important encore, la réunion « au sommet » d’un groupe similaire ayant une représentativité internationale aboutit à un accord sur une déclaration publiée à l’époque de la visite du Pape à Cantorbéry en 1982. Cette déclaration disait que, quelles que soient les différences ecclésiales (et personne ne souhaitait les minimiser), il n’y a qu’une vie religieuse ; quelle que soit l’Église à laquelle ils appartiennent, les religieux ont en commun les vœux traditionnels de pauvreté, de chasteté et d’obéissance et ils sont un « signe » pour l’Église dans leur engagement radical envers l’Évangile.
Cette Conférence œcuménique permanente s’est réunie à Rome en 1984 et elle a commencé à examiner ce que signifie la « présence » des religieux, quel est son sens par rapport à l’Église et par rapport au monde dans lequel les religieux portent témoignage. Tous les chrétiens sont « présents » dans l’Église et dans le monde ; quel type de « présence » est alors celle des religieux ? La Conférence se réunira à Londres en 1985 et l’on espère qu’elle pourra répondre jusqu’à un certain point à cette question. La Conférence rassemble aussi des religieux de l’Église luthérienne et des autres Églises du continent, bien que la grande majorité de ses membres soient des catholiques romains et des anglicans ; elle compte aussi un représentant du monachisme orthodoxe.
Il semble donc que les religieux soient nécessairement à la pointe de ce mouvement vers l’unité pour lequel le Christ a prié. Ils ont déjà énormément de choses en commun et, comme le disait un membre de la Conférence : « On ne peut pas être religieux et non œcuménique ».
St. Anselm’s House
43 Ham Common
RICHMOND, Surrey TW10 7JG, Grande-Bretagne
[1] Par « Tractarianisme », on désigne généralement le mouvement ecclésial et théologique qui prit naissance à Oxford en 1833. Il doit son nom à la publication par le « Groupe d’Oxford » d’une série de « Tracts » qui connurent une large diffusion et exercèrent une profonde influence sur le renouveau de l’Église d’Angleterre, alors menacée par le libéralisme.