Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La dimension théologale de la vie religieuse

Simon Decloux, s.j.

N°1985-1 Janvier 1985

| P. 7-19 |

Donner visibilité à la dimension théologale de toute vie chrétienne, tel est l’aspect sous lequel l’auteur tente ici une approche de la vie religieuse. La structure visible de l’existence du religieux donne corps à sa relation à Dieu. Cela se manifeste dans la manière dont il vit la communauté, le travail, l’engagement dans la société. Des temps et des lieux marqueront cette référence théologale, sous peine de dissolution lente. Et c’est à partir de la priorité du théologal dans sa vie que le religieux sera présent à ses frères : sa manière de vivre leur dira qui il est et révélera ainsi à chacun cette part cachée de lui-même où il est, lui aussi, invité au dialogue avec Dieu.

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Il y a dix ou quinze ans, beaucoup d’idées nouvelles étaient exprimées sur la vie religieuse, y compris parfois les plus bizarres : ne s’interrogeait-on pas sur la possibilité d’y accueillir des gens mariés ? On était dans la mouvance de l’Esprit : un vent nouveau soufflait sur l’Église ; et dans le réveil qu’il suscitait des perceptions fondamentales concernant la vie religieuse, il était normal que se glissent aussi certains questionnements ou des affirmations moins sûres.

Maintenant, les Congrégations religieuses ont rédigé leurs nouvelles Constitutions. Dans l’obéissance à la décision du Pape Paul VI prise tout de suite après le Concile, elles ont cherché à repenser pour aujourd’hui les lignes essentielles de leur vie et de leur engagement. Leur charisme a été mis à jour. Et sans doute ressortent aussi avec plus d’évidence les dimensions les plus fondamentales de la consécration religieuse.

En parlant ici de la dimension théologale de la consécration religieuse, je ne prétends pas expliciter tous les aspects de cette consécration, mais sans doute mettre en lumière l’aspect premier et en quelque sorte radical, celui sans lequel il ne peut y avoir au sens propre de vie religieuse. Les réflexions qui seront ici proposées sont donc volontairement partielles ; on ne leur demandera pas de rendre compte de tant d’autres aspects, pourtant essentiels, de la vie religieuse dans son ensemble ou de différentes formes déterminées de vie religieuse.

En disant que la vie religieuse se fonde théologalement, nous ne prétendons pas non plus que c’est là une de ses caractéristiques exclusives, comme si toute vie chrétienne n’avait pas déjà son fondement en Dieu. C’est d’ailleurs par là que nous commencerons : par réaffirmer le caractère théologal de toute vie chrétienne, afin d’en faire en quelque sorte l’application à la vie religieuse. Dans un second moment, cherchant à préciser la spécificité propre à la vie religieuse dans sa théologalité même, nous nous efforcerons de montrer comment elle donne visibilité à la dimension théologale de toute vie chrétienne ; dans le prolongement des questions évoquées, nous nous attacherons à souligner un certain nombre d’exigences qui se posent clairement à la vie religieuse dans le monde d’aujourd’hui.

Le caractère théologal de la vie religieuse

Le terme théologal évoque par lui-même une relation directe immédiate à Dieu. Mais une telle relation n’est-elle pas le propre de toute vocation humaine, ne correspond-elle pas au plan même de Dieu lorsqu’il crée l’univers des hommes pour associer tous et chacun à sa propre vie ? Et n’est-ce pas cette relation que, dans la lumière de la révélation de Jésus, tout chrétien déjà reconnaît et dont il accepte visiblement et efficacement le sceau par le baptême ? Ainsi, lorsque nous évoquons le caractère théologal de la vie, est-ce de toute vie chrétienne, et non pas seulement de la vie religieuse que nous entendons parler.

Toute vie chrétienne est par essence théologale

Certes, si nous voulons ne pas en rester ici au simple niveau des affirmations dogmatiques, aussi vraies qu’elles soient, et aussi nécessaires qu’elles restent pour nous ouvrir à notre propre vérité, c’est en quelque sorte à l’expérience même qu’il nous faut renvoyer. L’expérience, dans laquelle cette relation immédiate à Dieu que dit le terme théologal est vécue effectivement et est offerte à la conscience de celui qui s’efforce de suivre authentiquement sa vocation chrétienne.

Que me dit en fait mon expérience chrétienne sinon que, de tant de manières, m’est offert un rapport immédiat à Dieu, rapport qui pourra se dire en termes de rencontre ; et l’existence vraiment théologale se traduit alors dans la fidélité personnelle au Dieu ainsi rencontré. La prière n’est-elle pas le lieu privilégié d’une telle rencontre, et dès lors aussi d’une recherche constante de plus grande fidélité ? Et ce n’est pas seulement la prière, mais le tout de la vie (et en ce sens, on peut dire aussi que la vie tout entière se fait prière) qui explicite ce dialogue fait de rencontre et de fidélité.

Ce qui est en tout cas décisif dans cette expérience théologale, c’est que ce n’est pas l’homme mais Dieu qui prend l’initiative. Car c’est lui qui peut marquer de son emprise celui qu’il aime et qu’il choisit ; son amour est toujours premier, et le nôtre ne peut être offert qu’en réponse. L’activité du chrétien se trouve dès lors toujours précédée par une autre activité, de celui qui l’a devancé et à l’égard duquel il lui faut se montrer d’abord « passif » et accueillant.

La vie religieuse comme vie théologale

Ce qui vient d’être dit de la vie chrétienne s’applique aussi, bien sûr, aux religieux. En vivant sa vocation propre, le religieux, lui aussi, répond à une initiative de Dieu, dont il accepte la conduite sur sa vie. En tant que théologale, la vie religieuse se caractérise dès lors comme réponse à un appel, comme disponibilité à une grâce reçue, comme le oui de chaque jour répété et traduit de tant de manières à une invitation personnelle dont le religieux se découvre l’objet.

Pour le religieux, comme pour le chrétien, concevoir ainsi sa vie suppose un changement radical, un vrai renversement par rapport à l’attitude spontanée de l’homme. C’est qu’il ne s’agit pas ici de la vie conçue d’abord comme projet humain ; et, y compris dans son désir de rencontrer Dieu, l’homme conçoit aisément sa vie comme surgissant d’abord de son propre projet et de sa propre activité. Ne puis-je me proposer ainsi de « me sanctifier » ? Et l’entrée dans la vie religieuse ne serait-elle pas alors un bon moyen pour atteindre ce but ?

Mais, dans la relation immédiate à Dieu, la vie s’éprouve d’abord comme un don ; et la vie religieuse n’est rien d’autre qu’une forme d’appel du Dieu à qui il appartient seul, en définitive, de me sanctifier. Perdre la première place dans le déroulement de sa propre vie, c’est là le fruit d’un long apprentissage, d’une bien profonde conversion. Les autres peuvent nous y aider, instruments en quelque sorte de Dieu qui veut prendre lui-même le gouvernail. Mais si c’est à partir de Dieu, parce que théologale, que se déroule et s’ordonne la vie du religieux, il lui faut de toute nécessité se déprendre de ses propres projets, apprendre à se recevoir de Dieu, y compris à travers les médiations humaines.

Il n’est pas aisé de nous laisser déloger du centre de notre propre vie, de ce centre à partir duquel nous régnons sur notre propre univers, quitte à y réserver à Dieu une place de choix. Mais précisément ce n’est pas cette place qui lui revient ; c’est lui qui est le centre, et c’est à partir de ce centre qu’il occupe en nous que doivent se tracer nos propres chemins et s’ordonner tout notre univers.

Pour opérer cette transformation radicale de son existence, le religieux (pas plus que le chrétien d’ailleurs) ne peut se contenter d’idées bien faites, ni de convictions théoriques. C’est le cœur qui doit être changé, lui qui occupe l’intime de la personne ; et rien ne peut le changer qui ne soit de l’ordre de l’amour. Mais précisément Dieu est amour, et toute rencontre avec Dieu est rencontre avec l’amour. Elle est rencontre entre personnes et implique dès lors émotion, ébranlement de l’être, mouvement affectif. La rencontre avec Dieu, plus que toute autre, transforme l’existence en acte d’aimer. Non certes, à nouveau, comme s’il s’agissait d’une action dont l’homme lui-même serait l’auteur ; mais bien plutôt comme l’accueil d’un don où Dieu lui-même, en s’offrant, nous fait le don de l’amour.

Le chemin de la vie religieuse, la fidélité à la vocation reçue, dépendent, plus encore que de tous les efforts d’ascèse, de prudence et d’engagement, de ce que je ne puis me donner à moi-même, de la foi en celui qui m’appelle et à qui j’accepte de m’en remettre coûte que coûte, au-delà de mes sentiments et de mon bon vouloir, dans la lumière même de ce qu’il est pour moi : Dieu qui m’offre à jamais son amour.

Il en résulte aussi très simplement que la vérité de la vie religieuse ne se mesure pas à ses fruits visibles, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre du faire ou de l’efficience. De ce point de vue, son profit est proprement incalculable, et rien n’empêche de la considérer comme totalement inutile. Quelle utilité en effet lui reconnaître, y compris pour la sanctification de l’homme et pour les œuvres d’apostolat ? Sa seule justification est dans le mystère de Dieu qui est amour : dans l’appel de Jésus qui propose à des hommes et à des femmes de modeler leur vie sur la sienne, de vivre totalement avec lui et pour lui.

Quelques distinctions éclairantes

Pour faire saisir plus clairement à quel niveau se situe l’engagement réciproque des personnes qui, nous l’avons vu, définit le monde théologal, il sera bon, sans doute, d’emprunter à quelques auteurs une piste qui nous aide à en cerner davantage la nature.

Avec Kierkegaard, par exemple, on pourra mettre en relief la différence entre l’éthique et le religieux, entre le plan moral et le plan théologal. La vie morale se définit par sa référence au devoir et à la loi ; elle propose à l’homme de rejoindre ainsi sa perfection. La vie théologale au contraire décentre l’homme de lui-même pour le rapporter à Dieu comme à celui qui le fonde et fait de sa vie une réponse d’amour à l’offre première de son amour.

Avec Bergson, acceptons les deux références du héros et du saint. Le héros est un homme reconnu pour sa grandeur ; sa bravoure et son courage lui font réaliser les actions les plus audacieuses ou les plus périlleuses qu’il ait pu se proposer. La « grandeur » du saint est d’un tout autre ordre. Elle est définie par l’esprit des béatitudes où le plus grand est avant tout celui qui, dans sa petitesse, s’ouvre au don tout gratuit de Dieu. Il ne poursuit pas l’absolu dans la réalisation de lui-même mais sait que Dieu, seul et unique absolu, s’est penché sur lui avec tendresse pour transformer sa vie en en prenant, lui d’abord, la direction.

Quant au passage de la magnanimité à l’humilité, qui caractériserait le passage de la sagesse antique à la sagesse chrétienne, nous le retrouvons également ici. La magnanimité est la vertu de celui qui ose s’ouvrir à de grands et nobles projets, sans se laisser ébranler par les tentations du cœur pusillanime. L’humilité, au contraire, désigne une réelle désappropriation de nous-mêmes pour que Dieu se substitue à notre initiative et à notre propre vouloir ; ainsi se réalise, pour le chrétien et pour le religieux, la réelle simplification et unification de sa vie. Et cette indication rapide suffit sans doute à expliquer pourquoi la générosité, par elle seule, ne peut justifier le choix de la vie religieuse. Il y faut avant tout la rencontre de celui dont on accepte de dépendre et à l’appel duquel on est heureux, immensément heureux, de répondre.

La vie religieuse rend plus visible la dimension théologale de toute vie chrétienne

C’est la dimension théologale qui donne à la vie religieuse sa propre structure

Parler de la dimension théologale, c’est parler en quelque sorte de ce qui, comme tel, reste invisible. Nous avons dit que le chrétien, comme le religieux, porte au fond de lui-même une relation immédiate à Dieu ; il peut, selon elle, et en fonction des invitations de Dieu qu’il perçoit, guider et rythmer sa propre existence.

Mais la structure visible que prend son existence se définit en fonction d’autres relations : il s’agit de la réalité familiale, du travail et de la profession, des responsabilités éventuellement exercées dans l’organisation de la société. L’homme a pu écouter Dieu, surtout au moment décisif de ses choix et de ses engagements ; cette dimension théologale de sa vie n’apparaît pas, ne se manifeste pas dans le contenu même de son existence. Je voudrais ici montrer que, pour le religieux, il n’en est pas exactement de même ; en d’autres termes, que l’organisation même, la structure de sa vie obéit, et jusqu’à un certain point visiblement, à un autre principe, et que ce principe n’est autre que sa relation première à Dieu.

Ce qui vient en premier lieu à l’esprit lorsqu’on veut situer un religieux, c’est de le référer à sa communauté. Or, notons-le bien, il y a là tout autre chose que le substitut de la réalité familiale. Non seulement les relations y sont vécues tout autrement qu’en fonction de la complémentarité des sexes et de la transmission de la vie, mais encore l’habitat commun ne repose pas sur le choix mutuel des membres de la communauté. Le choix fait par chacun est en effet le choix premier de Dieu comme partenaire de vie, selon une voie déterminée reconnue par l’Église ; et la communauté résulte de ces choix personnels faits par tous les membres qui la composent. Cela s’inscrit en quelque sorte visiblement dans sa constitution même : par la solitude commune de la virginité et par la fraternité qui en découle.

Certes le religieux, lui aussi, pourra être engagé dans un travail professionnel. Mais, si on observe de plus près ce que ce travail représente pour lui, là aussi la différence apparaît. Le choix du travail en effet n’est pas fait directement par le religieux et son insertion dans une profession n’a pas pour lui un caractère de nécessité. C’est plutôt comme une médiation toute gratuite, et aisément provisoire, de ce qui représente son insertion dans l’univers des hommes. Là où il se trouve, quelle que soit son occupation, il lui revient de témoigner gratuitement de la dimension filiale et fraternelle que prend, à partir de Dieu, l’existence humaine. Tel est l’objet de son choix ; et il s’exprime dans les médiations les plus variées, y compris celle du travail. On parlera moins facilement ici de visibilité. Mais le religieux tout au moins percevra clairement la place qu’occupe dans sa vie le travail qu’il exerce. Cherchant à situer la vie religieuse dans sa totalité, je laisse ici entre parenthèses la question des choix plus spécifiques d’engagements qui appartiennent, par exemple, à la vie religieuse apostolique.

Enfin, pour ce qui est des responsabilités propres à la société civile, il s’agit plutôt à leur égard, pour le religieux, d’une attitude fondamentale d’effacement. Car sa vocation l’insère avant tout, de manière spécifique, au cœur de la communauté ecclésiale, en lui confiant du même coup une partie de sa mission.

Qu’ajouter encore à ces réflexions, qui cherchent à saisir, de manière en quelque sorte phénoménologique, la spécificité de l’existence religieuse, sinon la manifestation de quelques exigences qui semblent en résulter de manière directe ?

Une communauté religieuse, par exemple, qui ne s’organiserait qu’en fonction du travail à faire en arriverait à se détruire de l’intérieur. Si la commune référence théologale précède tout autre choix, elle exige aussi de s’affirmer en des temps et des lieux indispensables à la vie d’une communauté religieuse. Des temps : ceux de la prière, ou du silence, ou encore des rencontres fraternelles. Des lieux : avant tout une chapelle ou un oratoire, puis tout ce qui est nécessaire à la vie commune des frères que l’appel de Dieu a rassemblés. L’effacement de toute visibilité propre, de tout ce qui renvoie à la dimension théologale, dont la vie religieuse reçoit sa structure spécifique, risque de mettre en cause, à la longue, le sens et la vraie compréhension de la vocation religieuse elle-même.

Difficultés particulières dans le monde d’aujourd’hui

Chaque époque de l’histoire présente certains aspects positifs et d’autres plus négatifs. Il se pourrait que la crise réelle des vocations religieuses, tout au moins dans les pays de ce que l’on appelle le « premier monde », pays de grande industrialisation et de technique avancée, de développement économique marqué et en même temps de sécularisation, ait quelque chose à nous dire sur les tentations propres à notre civilisation.

Ce n’est pas en effet à un manque de générosité de la jeunesse qu’il faut sans doute attribuer la crise des vocations. Les exemples ne manquent pas pour témoigner au contraire d’une générosité souvent impressionnante chez les jeunes d’aujourd’hui. Sans vouloir réduire à un seul facteur un phénomène par lui-même complexe, qui mérite d’être étudié plus soigneusement et qui l’a déjà été dans une certaine mesure, serait-ce se tromper toutefois que de voir dans une perception diminuée de la dimension théologale une des origines de la diminution des vocations religieuses ? Et, puisque ce phénomène se manifeste surtout dans les pays du « premier monde », ne pourrait-on rapprocher cette perception diminuée de la dimension théologale et les impératifs apparemment primordiaux d’une civilisation centrée sur le développement technique ?

Car il pourrait y avoir des pièges et des menaces décisives pour la vie de foi (comme d’ailleurs pour la vie de l’homme lui-même) dans la civilisation technicienne. En permettant à l’homme de développer toujours davantage sa maîtrise sur l’univers, ainsi que sur cette part de lui-même qui appartient à la nature, la technique fait miroiter aux yeux de l’homme l’ampleur de ses pouvoirs. Il y a de quoi s’enivrer devant toutes les nouveautés de la science et de la technique. Et, dans une telle expérience, voici que le critère d’efficacité exerce toujours plus son emprise à l’intérieur même de l’univers des valeurs. Est bon, est reconnu comme valable, tout travail et tout engagement de l’homme dont on perçoit le résultat grâce à une certaine transformation de l’univers et à l’utilité des fruits que produit ce travail ou cet engagement.

Que dire, dans ce contexte, de la valeur propre à la vie religieuse ; comment pourrait-on en mesurer l’efficacité, ou en évaluer les fruits ? Mais que dire d’abord de cette dimension théologale que chaque chrétien pourtant reconnaît en soi ; comment pourrait-elle entrer en concurrence avec d’autres dimensions de l’homme, bien plus attrayantes, apparemment bien plus utiles et plus capables, dès lors, de s’imposer ? La crise des vocations religieuses va de pair avec une crise plus généralisée, parmi les chrétiens, du culte qui est dû à Dieu : ce qui s’exprime de la manière la plus voyante et la plus facilement vérifiable dans les indices de la « pratique religieuse ».

Ce n’est pas que l’homme ait nécessairement opté aujourd’hui pour une vie plus égoïste ou plus refermée sur soi. Mais, sensible au devenir de l’univers, que le Créateur lui-même a remis entre ses mains, son élan le porte plus directement vers le faire que vers l’être-avec de la relation entre les personnes, et vers cet être-avec au niveau purement humain plus que vers la communion avec Dieu : précisément la dimension théologale de sa vie. Or le Créateur, qui a remis l’univers entre les mains de l’homme, est aussi le Dieu tout aimant qui s’offre d’abord lui-même à notre reconnaissance et à notre adoration, qui nous fait le don de sa présence, pour qu’à sa lumière nous puissions aussi discerner les voies authentiques de notre propre devenir.

S’il y a un signe à fournir aux hommes d’aujourd’hui, à partir précisément de la vie religieuse et de l’option qui lui est propre, c’est celui d’un Dieu qui se trouve à l’origine de notre histoire, et sans l’accueil duquel cette dernière se vide finalement de sa propre substance et risque à chaque instant de perdre, avec sa référence fondamentale, les repères décisifs dont elle a besoin pour rester fidèle à la vérité de l’homme. Car ce n’est pas l’action technicienne qui révèle à l’homme ses vraies valeurs ; et le critère d’efficacité auquel elle se soumet ne représente qu’une des valeurs, et sans doute parmi les moins décisives, pour juger d’une civilisation ou d’un engagement humain.

Vie religieuse et présence au monde d’aujourd’hui

Mais comment offrir ce signe, comment la vie religieuse offrira-t-elle à notre monde ce dont précisément il manque et ce dont le manque peut causer sa perte ? C’est ici que, sans me référer, à proprement parler, à des formes d’apostolat ni même à ce qui est le propre de la vie religieuse apostolique comme telle, j’aimerais poursuivre la réflexion sur la dimension théologale, en parlant du témoignage que, dans toute existence religieuse, cette dimension est appelée à porter au cœur de notre monde.

La vie religieuse est la manifestation au monde d’une présence de Dieu

La sécularisation dont s’accompagne la civilisation technicienne, n’invite-t-elle pas, d’une part, à un témoignage d’autant plus nécessaire rendu à la dimension théologale de l’homme et, d’autre part, à une proximité particulière à l’égard de ce monde auquel il s’agit de rendre témoignage ? Un signe doit être offert ; nous avons vu que la vie religieuse, de par sa nature même, en est porteuse. Et ce signe doit être donné au monde d’aujourd’hui. Quelle sera la nature de la proximité par rapport à ce monde, grâce à quoi la vie religieuse rendra témoignage à cette dimension aujourd’hui plus aisément oubliée qu’est la dimension théologale ? Arrêtons-nous quelque peu à cette question.

C’est une exigence que sans doute beaucoup de religieux aujourd’hui ont ressentie de façon plus indiscutable : celle d’une nécessaire proximité au monde des hommes. Bien des recherches, des transformations, des déplacements ont été exigés au nom de cet impératif plus clairement ressenti de la proximité. Et cela est bon, cela est positif et témoigne de la vitalité de la vie religieuse elle-même.

Une certaine compréhension de la proximité a toutefois pu nuire au but recherché plutôt qu’en assurer la réalisation. Une compréhension où la proximité en quelque sorte se raplatissait sur le seul univers humain, où elle se comprenait, dira-t-on, en termes purement sociologiques. Proximité, dès lors, que toute différence semblait, comme telle, empêcher, et qui ne pouvait tendre finalement qu’à la totale identification. Comment puis-je t’être proche si je suis différent de toi ? Telle était la question que portait implicitement en soi une hâte fiévreuse de supprimer tout ce qui aurait pu sembler « autre » (et dès lors distant) dans les expressions même de la vie religieuse.

Mais une pure et simple identification, ne le perçoit-on pas immédiatement, conduit directement à la suppression de toute spécificité, au moins dans l’apparence extérieure. Et si la vie religieuse appartient à l’univers des signes, ne va-t-on pas, dans ce mouvement même, faire aussi rentrer dans l’ombre, voire faire disparaître, ce qu’elle est destinée à signifier ?

La présence au monde de la vie religieuse, selon la réflexion que nous avons jusqu’ici développée, est une présence qui s’enracine dans la priorité en elle du théologal. C’est à partir de sa prière, de sa solitude vouée au Christ, de sa communion avec Dieu fondant aussi sa vie communautaire, que le religieux peut être présent au monde en lui disant en même temps qui il est, et en révélant dès lors à chacun cette part enfouie de lui-même où lui aussi est depuis toujours convoqué au dialogue avec Dieu.

Cela d’ailleurs doit en quelque sorte s’exprimer au niveau même où se vivent les rencontres avec celui dont, au sens le plus propre, le religieux s’est rendu le prochain. Cette proximité, en effet, ne résulte pas seulement ni d’abord du mouvement qui porte le religieux vers son frère ; elle est le fruit d’un mouvement qui vient de plus loin et qui conduit plus loin. Et sans doute peut-on espérer qu’on puisse parfois percevoir, fût-ce de manière mystérieuse, quelque chose de ce « plus loin ».

« Jésus, écrit l’évangéliste Marc, appela les douze pour demeurer avec lui et pour les envoyer prêcher » (Mc 3, 14). Sans faire état ici de la prédication proprement dite, retenons que pour le religieux, signe au cœur du monde de la dimension théologale de l’existence chrétienne, le « demeurer avec Jésus » est le foyer d’où jaillit sans cesse le mouvement de sa proximité aux hommes.

Pour l’exprimer en d’autres termes, s’il existe dans le monde une attente particulière, non exprimée bien sûr, à l’égard des religieux, c’est qu’ils puissent, à partir de la vie qui leur est propre, manifester dans leur mode même de présence une certaine transparence de Dieu. Cela bien sûr ne se mesure pas aisément aux paramètres de l’efficacité ; mais cela peut jusqu’à un certain point être perçu par ceux qui ont une certaine sensibilité à ce genre de signe.

La chose n’est-elle pas tellement normale, lorsqu’on l’entend affirmer de cette manière si simple qu’elle semble presque aller de soi : la vérité de la présence au monde des religieux est conditionnée par la vérité de leur vie religieuse elle-même ? Mais une telle affirmation retrouve toute sa portée d’exigence lorsqu’on se rappelle – ce qui est le thème propre de cet article – que la vérité de la vie religieuse dépend avant tout de sa fidélité à la dimension théologale, dont elle reçoit aussi sa structure.

Articulation de la double proximité à Dieu et aux autres

L’esprit géométrique, qui réclame aussi ses droits jusque dans le domaine spirituel, a depuis longtemps conduit à parler ici de vertical et d’horizontal. Nous sacrifierons nous aussi à ce vocabulaire, qui a le mérite d’une compréhension aisée, même s’il n’échappe pas aux risques d’une compréhension peut-être trop aisée.

C’est dans la rencontre que nous faisons de lui que Dieu d’abord nous sauve ; c’est là que l’homme reçoit son nom, est connu et accueilli dans sa vérité. Or ce qui semble particulièrement manquer à notre monde est ce qu’on pourrait appeler une forte affirmation de cette dimension théologale en tant que dimension première de l’homme.

La recherche ou l’espoir d’une plus grande fraternité s’affirme davantage, en paroles et parfois aussi en actes. Mais précisément, comment réaliser la fraternité dans la pleine communion qu’elle suppose, sans que trouve sa place, à l’origine même de cette recherche, le Dieu Père par qui, en toute vérité, les hommes sont créés frères les uns des autres ? Faire l’économie du rapport à Dieu, c’est ne pas achever la recherche même de la fraternité.

Comment ces deux dimensions, la verticale et l’horizontale, entrent-elles dans l’expérience même de la vie religieuse ? La réponse, je crois, est ici assez claire. C’est dans le rapport filial, et premier, à Dieu Père, que le religieux se découvre, et se redécouvre chaque jour, frère en Jésus de tous les hommes, au sens le plus fort et le plus plein qu’implique cette fraternité.

Nous l’avons évoqué plus haut, en ce qui concerne la communauté religieuse elle-même : le rapport de chacun à Dieu y précède et y conditionne jusqu’à la constitution de la communauté en communauté fraternelle. C’est donc le rapport vertical à Dieu qui conditionne et commande le rapport horizontal constitutif de la relation fraternelle.

Et cette articulation, vérifiée au sein de sa communauté, le religieux, bien sûr, la vit aussi en ce qui concerne sa relation au reste de l’humanité : c’est toujours, en effet, le rapport à Dieu de sa propre vie qui est au principe de la relation fraternelle qu’il veut vivre à l’égard de tous. Une relation horizontale à autrui qui ne serait pas fondée dans la relation verticale à Dieu serait dès lors, chez le religieux, non pleinement intégrée dans l’unité de sa vie.

Affirmer cela, ce n’est en rien diminuer l’importance et la valeur de la relation à autrui. Bien au contraire, c’est en comprendre et en exprimer toute la profondeur proprement divine. Le don de soi à Dieu, loin de refermer le religieux sur soi-même, est précisément ce qui l’ouvre, sans limites, à tous ses frères.

En vivant de la sorte, ce qu’il manifeste, ce dont il est signe, c’est ce qui est en fait la vérité ultime de toute vie humaine. Car c’est en s’accomplissant en Dieu que chacun entrera aussi dans le rapport le plus vrai et le plus universel avec tous ses frères, les hommes. D’être appelé à en témoigner dès maintenant pour tous, n’est-ce pas aussi un aspect de la grâce qui est faite au religieux et qui est inscrite au cœur de sa vocation ?

Grâce, cela veut dire : don gratuit. Le religieux n’a donc pas à s’enorgueillir de ce qui lui est ainsi offert par la bonté miséricordieuse de Dieu. Il n’a pas non plus à croire que l’appel auquel obéit sa vie, et dont nous venons d’indiquer de quelque manière qu’il est aussi pour le bien de tous, lui confère quelque privilège ou quelque supériorité. Telle n’est pas en effet la loi nouvelle que nous apporte l’Évangile. En fait de supériorité, on n’y rencontre guère que ces paroles de Jésus : « Si quelqu’un veut être le premier, il se fera le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9,35).

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I-00193 ROMA, Italie

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