La vie religieuse apostolique comme vie ecclésiale
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°1984-6 • Novembre 1984
| P. 331-344 |
Une relecture de la « grande charte » du Concile, Lumen gentium, permet à l’auteur de manifester avec vigueur la réalité ecclésiale de la vie religieuse apostolique. À cette lumière, elle relève les éléments fondamentaux qui la caractérisent et lui donnent des critères de discernement pour sa vocation apostolique et communautaire. Avec lucidité et sérénité, des questions courageuses sont posées pour le présent et l’avenir de sa mission.
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Les réflexions qui vont suivre tâchent de tirer quelques conséquences de la doctrine de Vatican II au sujet de la vie religieuse, surtout apostolique. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler d’abord ce principe majeur de Lumen gentium selon lequel l’état religieux, « s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant à sa vie et à sa sainteté [1] ». À l’encontre des théologies qui font s’exclure ou se confondre la nature sacramentelle de l’Église et la vie religieuse, on ne pouvait mieux dire que celle-ci apparaît comme un fruit de celle-là. Une telle affirmation représente, pour la vie religieuse postconciliaire, un nouveau fondement, comme nous essayerons de l’indiquer.
Pour guider ce travail, nous allons nous inspirer du document majeur du Concile, sa magna charta, la constitution dogmatique Lumen gentium (21 novembre 1964). On trouve certes ailleurs, dans la réflexion conciliaire, des textes qui traitent directement de la vie religieuse : la constitution dogmatique sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium (4 décembre 1963) en parle aux articles 80, 98 et 101 ; le décret sur la charge pastorale des évêques Christus Dominus (28 octobre 1965), aux numéros 33, 34 et 35 ; le décret spécifique sur la rénovation adaptée de la vie religieuse Perfectae caritatis (même date) lui est tout entier consacré et le décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad gentes (7 décembre 1965) comporte d’importantes directives aux numéros 18 et 40, tandis que la constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes (même date) contient elle aussi de brèves indications données aux religieux (entre autres au n° 43).
Le décret Perfectae caritatis, en particulier lorsqu’il traite des. « éléments communs à toute forme de vie religieuse » (n° 5-6), des conseils évangéliques (n° 12-14) et de la vie commune (n° 15), insiste sur le caractère personnel de la « consécration » des religieux. L’amour unique du Seigneur, le partage de sa pauvreté volontaire et l’union à son obéissance rédemptrice sont en effet la source de l’amour fraternel et du témoignage apostolique.
Ce que le décret montre ainsi, en termes d’engagement individuel, de l’union de l’Église au Christ (PC 12), la constitution dogmatique l’avait enseigné à partir de l’union du Christ à son Église (LG 33). et donc en termes de plénitude déjà offerte à tous. Avant même que chacun des religieux chemine par les vœux et dans la vie commune vers la figure eschatologique de l’Église, celle-ci manifeste déjà en ce monde la réalité du salut qui lui vient du Christ et cette perspective d’achèvement ecclésial, pour complémentaire qu’elle soit de nos manières de penser, renverse en fait beaucoup de nos démarches.
Évoquons donc cette doctrine de Lumen gentium selon laquelle l’Église vient de Dieu (I) et, en Notre-Dame déjà, s’est accomplie en Dieu (VIII). Comme l’a dit Monseigneur G. Philips, le principe de rédaction a été le suivant : « Commençons par ce qu’il y a de plus commun, pour nous occuper ensuite des spécialisations [2] ». On voit alors comment les chapitres de la constitution se groupent deux par deux [3]. Si l’Église vient de la Trinité (I), elle a pris forme dans l’histoire comme Peuple de Dieu (II) : tel est son mystère. Ce peuple est composé par la hiérarchie, avec le collège des évêques dont Pierre est le premier, les prêtres et les diacres (III), et par le laïcat (IV) : telle est la structure organique de l’Église. Tous sont appelés à la sainteté (V), déterminément mise en œuvre par les religieux (VI) : telle est la mission essentielle de l’Église. Dans la communion des saints (VII) et d’abord en la Vierge Marie (VIII), cette mission a déjà porté son fruit : la vocation eschatologique de l’Église a déjà pris corps et visage d’éternité. On pourrait donc schématiser l’ordonnance de la constitution de la manière suivante :
Dans un mouvement aussi dynamique, la « constitution fondamentale de l’Église » (I-IV) est au service de la « mission salvifique » (V-VIII), comme d’ailleurs le voulait Paul VI, et Ton voit bien la solidarité qui unit le Peuple venu de Dieu (I-II), évêques, prêtres, diacres (III), laïcs (y compris ici les religieux) (IV), dans une même vocation à la sainteté (V) : les religieux ont donc en propre ce qui appartient à tout le monde (VI) et se trouve réalisé déjà dans les saints du ciel et la Vierge Marie (VII-VIII). Mais on voit aussi qu’il n’est pas possible d’isoler un des éléments de la composition dynamique de l’Église, sans livrer les autres à d’impossibles tensions.
Oublier le mystère de l’Église (I-II), par exemple, et sa vocation eschatologique (VII-VIII), c’est laisser en présence la structure organique (III-IV) et la mission (V-VI) dans un insurmontable affrontement de l’institution et de l’ascèse, et c’est ce que nous voyons trop souvent. Ou bien, on coupe le mystère (I-II) et la structure de l’Église (III-IV) de leur fécondité (V-VI) déjà présente (VII-VIII) : alors, l’Église n’est plus qu’un signe que la réalité de la grâce n’habite pas [4]. Ou encore, on sépare le mystère de l’Église de sa forme historique (I et II), on voit la hiérarchie sans le laïcat (III-IV), on considère les religieux à part de la vocation universelle à la sainteté (V et VI) et la Vierge Marie sans les saints du ciel (VII et VIII).
Ces considérations ont un intérêt pratique évident. C’est d’elles que je tirerai les points de mon exposé. Si en effet la mission essentielle de l’Église est de conduire les hommes à la sainteté de l’Évangile (LG 39-40), la vie religieuse est un témoignage déjà rendu à la sainteté de tous (c’est le lien du chapitre VI avec les chapitres VII et VIII qui le suivent) ; mais quel témoignage ? Si l’appel de Dieu intègre les religieux à la mission salvifique de l’Église, c’est qu’ils manifestent particulièrement que « le monde ne peut être transfiguré et offert à Dieu sans l’esprit des béatitudes » (LG 31) ; c’est le lien avec les chapitres IV et V ; mais comment vivre cette mission ? Si l’autorité de l’Église accueille, approuve, garde et conserve le don de Dieu qu’est pour elle la vie religieuse (LG 43 et 45), cela signifie qu’il n’y a pas de consécration à Dieu sans communion ecclésiale ; c’est le lien avec le chapitre III ; mais qu’est-ce à dire ? Enfin, ce témoignage, cette mission, cette communion, s’enracinent dans la rencontre personnelle du Dieu Trinité révélé dans l’histoire (c’est le lien avec les chapitres I et II), mais qu’est-ce que cela implique pour notre engagement dans le monde de ce temps ?
I.L’Église vient de la Trinité (1-8) | La Vierge Marie figure VIII de l’Église (52-57) |
MYSTÈRE DE L’ÉGLISE | VOCATION ESCHATOLOGIQUE |
II Sa forme dans l’histoire | DE L’ÉGLISE |
Le Peuple de Dieu (9-17) | La communion des saints VII (48-51) |
III. La constitution hiérarchique (18-29) | Les religieux (43-47) VI |
STRUCTURE DE L’ÉGLISE | MISSION DE L’ÉGLISE |
IV. Le laïcat (30-38) | La vocation universelle V à la sainteté (39-42) |
CONSTITUTION FONDAMENTALE | MISSION SALVIFIQUE |
Témoignage de la résurrection
Le premier point à examiner, c’est le témoignage que la vie religieuse est appelée à rendre. Depuis les études du Père Carpentier, nous savons que les religieux peuvent être considérés d’une manière particulière comme les « témoins de la cité de Dieu [5] », et le Concile a, lui aussi, beaucoup parlé du « signe » qu’est la profession des conseils évangéliques. Qu’on se souvienne, encore une fois, de l’enseignement de Lumen gentium : l’état religieux manifeste aux yeux des croyants les biens célestes déjà présents, il atteste l’existence d’une nouvelle vie acquise par le Christ, il annonce la résurrection à venir, il représente dans l’Église la forme de vie du Fils de Dieu et de ses disciples, il fait voir comment le règne de Dieu est élevé au-dessus des choses terrestres, il montre à tous les hommes la force du Christ régnant et la puissance de l’Esprit agissant dans l’Église [6].
Si nous réfléchissons un peu à de telles affirmations, nous devons constater deux choses au moins. D’abord, que le témoignage est à rendre par l’« état religieux », ou par la « profession des conseils évangéliques », et non par chacun des religieux pris isolément. Qu’est-ce que cela signifie ? Certainement que la charge du témoignage ne repose pas d’abord comme un poids sur nos épaules, comme si nous devions en porter chacun(e) toute la responsabilité. Ce témoignage, l’état religieux le rend parce que l’Église a reconnu en cette forme de vie quelque chose de son propre mystère, c’est-à-dire de la puissance divine du Christ et de l’Esprit agissant en elle. En d’autres termes, la vie religieuse témoigne de la cité de Dieu pour autant qu’elle est vie ecclésiale, et plus exactement, vie de l’Église qui reçoit du Christ ressuscité sa liberté d’être et d’agir. Et ceci touche à la deuxième remarque, sur l’objet du témoignage des religieux.
S’il ne vient pas de nous, mais nous est offert comme un bien de l’Église à faire fructifier, le témoignage ne porte pas non plus sur une réalité sortie de nos mains. Le témoignage propre à la vie religieuse, ce n’est pas d’indiquer, par notre engagement ou notre détachement, la valeur de ce monde, c’est d’y manifester la puissance du monde à venir, qui nous a été rendu accessible dans la résurrection du Christ. Ceci est déjà vrai, nous le savons, de toute vie chrétienne. Être baptisé dans le Christ, confirmé dans l’Esprit, c’est s’unir au corps de celui qui pardonne, conjoint et ordonne nos vies jusqu’à leur dernier souffle. L’efficacité sacramentelle est le gage de cette vie nouvelle à l’œuvre dans le monde jusqu’à l’achèvement des temps. Mais la vie religieuse, qui sourd des sacrements, est toute constituée par la résurrection du Christ, et l’atteste particulièrement. Comment cela ?
« Les religieux, en vertu de leur état, dit le Concile, attestent d’une manière ‘lumineuse et exceptionnelle’ que le monde ne peut être transfiguré et offert à Dieu sans l’esprit des béatitudes » (LG 31). Si donc c’est la tâche des laïcs chrétiens d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles selon le Christ, à la louange du Créateur et Rédempteur (ibidem), c’est l’œuvre de l’état religieux de témoigner que ce travail n’est pas accompli en vain (LG 46), puisque, dans le Christ, Dieu déjà a réussi à se réconcilier le monde et l’humanité est déjà établie en Dieu. Que la mort du Christ n’ait pas été la fin de notre histoire, que déjà la peur de la mort nous soit enlevée par sa victoire (He 3,15 ; 1 Co 15,57) et que l’Esprit remodèle déjà l’homme à l’image de Dieu, c’est de cette foi que vit la vie chrétienne et que naît la vie religieuse, en découvrant, dans les biens de ce monde, leur destin éternel, dans tous les regards, un unique visage, et dans tous les vouloirs, une unique bonté. En se fondant ainsi dans la fin des choses, en trouvant sa force dans l’accomplissement des temps et la transfiguration des corps, la vie religieuse signifie à toute la création sa consistance dernière, qui est de s’intégrer au corps ressuscité du Seigneur. C’est de lui que nous venons, en lui que nous subsistons, pour lui ramener bientôt les enfants que la foi, l’espérance et la charité pascales nous confieront.
On objectera peut-être que parler ainsi, c’est s’abandonner à un discours sur l’idéal et fuir les rudes contingences de notre temps. Au contraire, cette perspective, où la fin est sans cesse présente, est la seule réaliste, et en même temps, la plus riche de conséquences pour notre agir. Car se fonder dans la résurrection de Jésus, ce n’est pas abandonner ou changer le monde, mais c’est le reconnaître transfiguré en Dieu. Et surtout, c’est recevoir du Père lui-même notre être et notre action. C’est en effet dans la mort de son Fils que nous apparaît au mieux la bonté du Père, et c’est dans la résurrection que nous touchons ce surcroît de vie que Dieu est en lui-même, puisque même la mort ne peut épuiser la puissance de l’amour. Si nous voyons cela, si c’est de cela que nous témoignons, alors la vie la plus quotidienne, la plus obscure et la plus inutile porte en elle une beauté qui nous échappe de partout, parce qu’elle reflète simplement la mystérieuse paternité qui se donne en nos vies et en laquelle s’épuisent les puissances de ce monde, depuis que le Christ a purifié l’Église par son propre sang. Et ce témoignage-là fonde et spécifie encore notre mission propre.
Mission de restauration
La mission essentielle de l’Église, c’est, nous dit encore le Concile, de conduire tout le genre humain et tout l’univers lui-même à sa perfection définitive dans le Christ ; déjà cette restauration promise a reçu son origine en Jésus, elle se déploie dans l’envoi de l’Esprit Saint et elle se continue dans la foi de l’Église tandis que nous accomplissons en elle l’œuvre du Père, pour notre salut (LG 48). Dans ce mouvement de retour au Père, la vie religieuse est, comme l’a dit Paul VI, « aux avant-postes de la mission » (Evangelii nuntiandi 69), si « les membres de tout institut, cherchant avant tout et uniquement Dieu, unissent la contemplation, par laquelle ils adhèrent à lui de cœur et d’esprit, avec l’amour apostolique, par lequel ils s’efforcent d’être associés à l’œuvre de la rédemption et d’étendre le Royaume de Dieu » (PC 5). Cette œuvre de la rédemption, cette extension du Royaume, les religieux la vivent comme une restauration de la personne humaine dans sa liberté face au Christ, et comme une présence spirituelle à la cité terrestre, ainsi sauvée de la vanité (LG 46).
Il ne s’agit donc pas pour nous d’être à l’origine de la création de l’homme (procréation) ou du développement historique des cultures (engagement social et politique), c’est-à-dire là où l’homme se cherche ; il s’agit d’être au point précis où l’histoire des efforts de l’homme et la puissance créatrice de sa volonté ont échoué, c’est-à-dire là où l’homme s’est perdu. C’est dans ces lieux-là qu’il faut manifesté tangiblement, et donc visiblement et institutionnellement que, dans le Christ, l’action de l’homme et les visées des sociétés sont reprises et conduites plus loin, par la force rédemptrice du Saint-Esprit. Cette restauration, dont l’homme n’a pas par lui-même la puissance, mais que Dieu dispense dans l’Église, nous la nommons miséricorde, et c’est la tâche propre des religieux de la manifester là où l’homme se perd et les sociétés défaillent, là où personne n’est plus ou n’est pas encore présent, là où les pauvres du Seigneur attendent toujours sa justice.
Rendre visible la miséricorde dont nous vivons, c’est inscrire en ce monde la pure gratuité et l’imprévisibilité de l’œuvre de Dieu qui sans fin reprend en sous-œuvre sa création et, par sa générosité, la sauve dans le Christ. Et cela demande, me paraît-il, aux instituts de vie apostolique surtout, une double détermination : d’abord, d’opter pour une action commune, ensuite, de choisir des œuvres qui leur soient vraiment propres.
Que signifie opter pour une action commune ? Le récent document de la Sacrée Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers (SCRIS) nomme, parmi les éléments essentiels à la vie religieuse apostolique, l’« apostolat mené communautairement [7] » (« a corporate apostolate », disait l’original anglais [8]). Cet accent peut paraître nouveau, dans des pays comme les nôtres, où l’effort des vingt dernières années a surtout consisté, dans les secteurs enseignant, hospitalier et caritatif, à quitter des institutions trop grandes pour nous et dont nous n’avions plus la maîtrise, pour des insertions si petites et si diversifiées qu’elles semblent parfois reposer sur l’engagement ponctuel de quelques personnalités. Parfois aussi, l’effort pour une vie communautaire plus authentique a entraîné l’effacement, voire la disparition, de tout agir commun. Mais si notre action ne s’institutionnalise pas de manière à durer au-delà des personnes, et si l’être ensemble ne se manifeste plus dans un engagement commun, comment allons-nous rendre visible l’action de Dieu qui dépasse les forces humaines et comment, plus simplement encore, allons-nous transmettre à d’autres ce que nous avons reçu d’être et de faire dans l’Église ?
La question qui se pose ainsi ne vise pas un retour aux situations préconciliaires, elle demande d’ouvrir l’avenir à de nouvelles pratiques. Le désengagement institutionnel des congrégations religieuses était nécessaire, au sens où il ne nous convenait plus d’investir toutes nos énergies là où d’autres sont venus nous rejoindre et même nous ont remplacés. Mais la place de combat, dans ces institutions mêmes, qui est de les garder ou de les rendre chrétiennes, sommes-nous sûres de l’avoir partout pourvue ? Et cela fait, où dirigeons-nous les forces disponibles ? Je pense en particulier aux « jeunes pensionnées » auxquelles on doit peut-être la vitalité présente de la vie religieuse occidentale. Mais comment nos insertions nouvelles, car il y en a, sont-elles, plus que des recherches personnelles, des engagements de tout le corps de nos congrégations ?
A ces interrogations sur le caractère commun de notre action, il faut ajouter une réflexion sur le choix de nos tâches. Ce que nous faisons n’a pas d’abord pour objectif de « gagner notre vie », mais de montrer à ceux qui perdent la leur qu’elle est déjà sauvée. Si notre subsistance vient d’en-haut, cela doit bien se voir dans les charges que nous portons. Le chômage et la mise en disponibilité de certaines d’entre nous montre assez, il me semble, le genre de paradoxe où nous risquons d’être enfermées, si nos critères sont seulement ceux de la rentabilité et de la sécurité sociales. La miséricorde de Dieu a ceci de particulier qu’elle est aussi gratuite que débordante, puisque « le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19,10). Comment donc restaurer ou créer, dans les dynamiques sociales de notre temps, ces espaces où il soit possible de faire quelque chose sans rien attendre en retour ; comment se laisser conduire dans les lieux les plus éloignés de toute espérance ? Là où l’homme ne sait plus s’ouvrir à aucun don, là où l’amour s’est déjà abîmé, dans les situations fermées, insupportables et infernales que Dieu nous fait la grâce d’apercevoir, c’est là, me semble-t-il, qu’est d’abord notre place, parce que c’est de cela que nous avons été sauvés, et que, par grâce de Dieu, c’est là aussi que nous pouvons maintenant montrer la beauté de notre Seigneur crucifié.
Que nos œuvres soient des « œuvres de miséricorde », au sens plein de ces mots, et qu’elles montrent donc comment Dieu peut nous réunir pour son œuvre de salut, voilà ce que demande, me semble-t-il, la mission de restauration qui est la nôtre dans l’Église. Mais cela implique aussi, me paraît-il, que nous soyons, visiblement et réellement, unis à son mystère. Comment cela ?
Communion ecclésiale
Monseigneur Charue notait, dans la discussion de Lumen gentium, que la vie religieuse n’est pas une structure de l’Église, mais bien une structure dans l’Église [9] et c’est, je crois, ce que nous venons de considérer. D’autres textes conciliaires ont davantage marqué que la vie religieuse est, de plus, une structure pour l’Église. Je pense en particulier au décret Christus Dominus sur la charge pastorale des évêques, où il nous est dit que les religieux « appartiennent à un titre particulier à la famille diocésaine » (n. 34), doctrine souvent reprise par Jean-Paul II, mais aussi au décret Ad gentes, sur l’activité missionnaire de l’Église, lequel complète Lumen gentium et poursuit Perfectae caritatis. Le n. 18 insiste en effet sur l’introduction de la vie religieuse dès les débuts de l’évangélisation, non seulement en raison « des secours précieux et tout à fait nécessaires qu’elle apporte à l’apostolat missionnaire », mais à cause de sa valeur de signe : la vie religieuse « par la consécration intime faite à Dieu dans l’Église, manifeste avec éclat et fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne ». Le n. 40 enfin insiste sur la coopération des instituts religieux au devoir missionnaire de l’Église, et les instituts de « vie active » sont particulièrement invités à « se poser sincèrement devant Dieu » quelques questions, qui les mettent en garde contre un certain relâchement et les invitent à plus d’audace apostolique.
Ces affirmations du Concile sur la place de la vie religieuse dans l’Église locale et la mission universelle sont très bien résumées, il me semble, dans la formule répétée par Jean-Paul II : « votre vocation pour l’Église universelle se réalise dans les structures de l’Église locale... l’unité avec l’Église universelle à travers l’Église locale, telle est votre voie [10] ». Lorsqu’il parle ainsi, le Pape renvoie, explicitement ou non, aux « Directives pour les rapports entre les évêques et les religieux dans l’Église » (Mutuae relationes [11]), un des derniers textes approuvés par Paul VI et sûrement le plus important pour la vie religieuse postconciliaire avec Evangelica testificatio (1971) et le nouveau Code de droit canonique (1983). Tout le document démontre qu’il n’y a pas de fécondité possible pour la vie religieuse sans communion au mystère de l’Église, ce qui veut dire sans relations de communion (et de participation) avec les évêques, eux-mêmes unis au Pape. Si l’Église est ainsi une « communion organique » (chapitre I), fondée dans une « communion hiérarchique » (chapitre II), la « communion ecclésiale » (chapitre III) peut seule faire apparaître les religieux pour ce qu’ils sont, des « experts de l’Évangile » et des « experts de communion », selon les fortes expressions reprises dans le document complémentaire, « Religieux et promotion humaine [12] ».
Qu’est-ce que tout cela signifie, pratiquement ? Deux ou trois choses fort simples. Tout d’abord, que la vie commune, qui est l’un des éléments constitutifs de notre vie religieuse, tire tout son sens de ce qu’elle figure l’unité de l’Église, et non de nos propres accords ou quêtes d’unité. Et ceci est particulièrement vrai si, comme le Concile nous l’a rappelé, le centre de la vie commune est l’Eucharistie : « la communauté, telle une vraie famille, réunie au nom du Seigneur, jouit de sa présence » (PC 15). Mais l’Eucharistie, que le nouveau Code nous fait un devoir de garder et donc de célébrer dans nos maisons (c. 608), contient en elle-même le lien avec l’évêque de notre diocèse, chargé quant à lui du « ministère de la communauté » (LG 20), en particulier par l’offrande eucharistique dont il est le premier ministre (LG 26). Et il en va ainsi des autres sacrements, tous réglés et dispensés par l’autorité de nos évêques.
Si donc la vie commune, la vie eucharistique et la vie sacramentelle par où nous vient la plénitude de la sainteté du Christ (ibid.) nous insèrent pareillement dans l’Église locale et grâce à elle dans l’Église universelle, cela signifie aussi que nos rapports avec les évêques doivent être marqués d’une confiance réciproque. Or, il me paraît que dans nos pays, à la différence d’autres où les rapports sont plus étroits ou plus tendus, nos relations aux évêques sont surtout imprégnées de ce que j’appellerais une « indifférence cordiale ». Certes, il semble bien que, la plupart du temps, nous respections toutes les formes juridiques qui s’imposent pour l’ouverture et la fermeture des maisons, les élections générales, les différentes étapes d’admission, la révision de nos constitutions, etc. Mais ce respect prend-il visage personnel, sommes-nous assez préoccupées de ce qui préoccupe nos pasteurs, et d’autre part, leur faisons-nous assez connaître nos perceptions au sujet de l’apostolat que, d’une manière ou d’une autre, ils nous ont confié ? Si notre regard sur l’Église se bornait à analyser les rapports des forces en présence, pourrions-nous facilement arriver à cette communauté d’action apostolique qui est pourtant requise de par notre situation ecclésiale ? La « mainmise » des évêques sur les congrégations religieuses dont l’histoire témoigne quelquefois, est-elle à craindre dans un temps de modification chrétienne comme le nôtre, si du moins nous savons ce que nous sommes et savons le montrer ?
Il faudrait encore s’interroger plus largement sur l’accueil que nous faisons aux impulsions venues de dicastères romains, et finalement, sur la manière dont nous recevons le langage et les questions de notre « supérieur suprême » (c. 590, § 2), le Pape Jean Paul II. Comment donc aidons-nous nos pasteurs à porter la charge de l’Église, et comment nous éduquons-nous aux « relations mutuelles » que demande la communion ecclésiale ? Cette réflexion fait partie, comme la considération de la mission (II) ou du témoignage (I), du combat spirituel que nous avons été appelés à mener comme le Christ et dans l’Église pour notre Dieu : c’est de cela qu’il nous reste à parler.
Combat spirituel
Notre engagement à la suite du Christ pauvre, chaste et obéissant peut en effet se caractériser comme un combat spirituel, depuis que la tradition de l’Église a vu dans les trois tentations du désert, ou les trois concupiscences dont parle saint Jean (1 Jn 2, 16), la totalité de l’existence humaine que convertit la puissance de Dieu. Lorsque nous faisons vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, nous nous engageons, dit encore le Concile, à « professer les conseils évangéliques » comme un état de vie signifiant pour tous les hommes (LG 39, 42, 43).
Dans un monde aussi marqué que le nôtre par l’avoir, le paraître et le pouvoir, nous avons plus que jamais à montrer la simplicité, la vérité et l’humanité divines qui seules transforment le corps, le cœur et l’esprit de l’homme et le rendent libre de disposer du monde, d’aimer les autres et de se réjouir de son Dieu. Chacun des vœux peut d’ailleurs être lu, le P. Decloux l’a bien montré [13], comme une réponse spécifique aux grandes tentations de notre temps. La pauvreté volontaire défait de l’intérieur le marxisme, puisqu’elle atteste que l’homme est plus que ce qu’il a ou rêve d’avoir. La chasteté relativise la toute-puissance du désir chère au freudisme, puisqu’elle voit dans un visage éternel la beauté de tous les êtres. Et l’obéissance conteste radicalement la spontanéité nietzschéenne partout revendiquée, parce qu’elle trouve son repos dans la bonté et la prévenance divines.
Mais si Jésus vaut pour moi plus que le monde, si sa présence m’affecte davantage que toutes les autres, et si je me remets au Père comme lui jusque dans ma mort, c’est que l’Église m’a donné de le faire, étant la première pour qui le Christ s’est livré en ces épousailles éternelles dont parle la lettre aux Éphésiens (Ép 5,25-27). La vie à laquelle je m’engage est donc celle du Christ et de l’Église pour Dieu, et si j’y suis conjointe c’est par la puissance de l’Esprit du Seigneur. Encore une fois, toute notre existence est un don de l’Église, et nous y sommes conduits d’en-haut, dans l’Esprit que Jésus a livré pour que vive le monde.
Peut-être sommes-nous trop habitués à considérer le témoignage comme une charge, la mission comme un projet, la communion comme une affaire privée ; et de même aussi, les vœux comme un engagement tout personnel. Mais les vœux ont aussi leur dimension ecclésiale, puisque par nous l’Église continue d’indiquer au monde les chemins de sa transfiguration laquelle passe, aujourd’hui plus que jamais, par la profession de foi. Jamais, dit-on, il n’y a eu dans l’Église autant de martyrs qu’aujourd’hui. Il faudra bien montrer, un jour ou l’autre, que nous en sommes, et les lieux ne manquent pas pour le faire. Qu’on pense aux pratiques actuelles au sujet de la vie et de la mort, à la force des idéologies sur les jeunes, aux pressions exercées contre les familles chrétiennes, à la magie des médias : autant d’espaces exposés, que la vie contemplative connaît bien, puisqu’elle les porte en Dieu, mais que la vie apostolique ne peut fuir, puisqu’elle doit y montrer la restauration de Dieu.
Depuis le Concile, la vie religieuse s’est beaucoup réformée en commençant, je pense, par la pauvreté de son être et de son paraître. Elle s’est préoccupée de la chasteté, avec les souffrances et les obscurités propres à cette question. Elle a reconsidéré son obéissance, et ce point n’a pas encore achevé partout son évolution. Sans doute est-il temps maintenant de reprendre toutes ces dimensions et toutes les autres à la lumière du mystère du Christ et de l’Église, et c’est ce que nous osons espérer aujourd’hui.
Conclusion
Pour conclure, résumons-nous simplement. Témoigner de la résurrection, c’est témoigner de Jésus régnant par l’amour ; travailler à la restauration du monde, c’est s’engager dans l’œuvre du Père ; être en communion avec l’Église, c’est aider nos pasteurs et nos frères à aimer son mystère ; vivre nos vœux, enfin, c’est nous laisser guider par l’Esprit vers notre résurrection dernière. La présence de Jésus, le pardon du Père, la vie de l’Église et la force du Saint-Esprit sont ensemble les meilleurs critères pour discerner la grâce qui est faite à la vie religieuse apostolique de notre temps.
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[1] LG 44.
[2] Gérard Philips, L’Église et son mystère au deuxième Concile du Vatican, Histoire, texte et commentaire de la constitution Lumen gentium, Tournai-Paris, Desclée, 1967, tome I, 129.
[3] G. Philips, op. cit., 57-58 ; Albert Chapelle, s.j., « La vie religieuse : dans le mystère de l’Église », Vie consacrée, 1979, 104-118.
[4] A. Chapelle, art. cit., 129.
[5] « Témoins de la cité de Dieu ». Initiation à la vie religieuse. Coll. Museum Lessianum, Section théologique, 15, Bruges-Paris, Desclée De Brouwer, 1956 (9e éd. en 1966).
[6] LG 44.
[7] « Éléments essentiels de l’enseignement de l’Église sur la vie religieuse appliqués aux instituts consacrés à l’apostolat », n. 4, 31.05.1983 ; cf. La Documentation catholique (= DC), 80 (1983), 889-894 et 980-986 ; ici ; 889.
[8] L’Osservatore Romano, 25.06.1983, 4.
[9] Intervention sur le chapitre IV De Ecclesia, citée par Mgr Gérard Huyghe, « Les rapports entre les évêques et les religieux », L’Église de Vatican II, Coll. Unam sanctam 51 c, Paris, Cerf, 1966, 1182.
[10] Allocution, aux supérieurs généraux, 24.11.1978 ; cf. DC 75 (1978), 1052 ou Jean-Paul II, Aux religieuses et religieux, 1978-1980, Tinteniac, 1981, n. 40.
[11] Texte publié par la SC des Évêques et la SCRIS le 07.07.1978 ; cf. DC 75 (1978), 774-790.
[12] Document de la SCRIS, 12.08.1980 ; cf. DC 78 (1981), 165-174 ; ces deux expressions se trouvent la première au n. 12, 4 (170), la seconde au n. 24 (172).
[13] « Vie religieuse et maîtres du soupçon », Vie consacrée, 1978, 195-225.