L’engagement socio-politique et la vie religieuse
José Maria Guerrero, s.j.
N°1984-6 • Novembre 1984
| P. 345-357 |
L’an dernier, l’auteur avait rappelé l’urgence et les exigences de l’option préférentielle pour les pauvres dans la mission des religieuses et religieux d’Amérique latine (Vie consacrée, 1983, 345-359). Beaucoup demeurent cependant déconcertés face aux tensions sociales qui s’exacerbent et à l’agitation politique croissante. Le Père Guerrero donne ici des éléments pour un discernement qui permette de mûrir des décisions justes et des engagements fermes, fidèles au charisme de la vie religieuse.
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Nous sommes en train d’assister en Amérique Latine à des événements qui appellent une réflexion et un discernement sérieux. Il est fort probable que, dans un avenir très proche, les tensions sociales s’aggraveront et qu’en même temps l’activité politique s’intensifiera elle aussi. Il serait insensé d’ignorer ces événements et d’adopter la tactique de l’autruche. L’idéal est de prévoir les événements. Que nous puissions les voir venir de loin avec lucidité et les affronter dans une attitude de discernement et de fraternité.
Je sens que de nombreux religieux sont fort déconcertés et désorientés. Certains, par peur ou par ignorance peut-être, n’arrivent pas à s’engager autant qu’ils le devraient. Peut-être y en a-t-il d’autres qui, pleins de bonne volonté et très sensibles à la déshumanisation de leurs frères et aux atteintes faites à la dignité humaine, assument un rôle qui n’est pas spécifiquement le leur.
Je désire commencer ces réflexions par une petite anecdote : en lisant l’annonce d’une conférence sur « La dimension politique de la vie religieuse », un religieux se plaignait en disant : « Mais que vient faire la vie religieuse avec le social et le politique ? » Pourtant, voilà bien un thème d’une actualité brûlante : un thème qui effraye les uns, enthousiasme les autres, intéresse et préoccupe à tout le moins la grande majorité sensée et pondérée. C’est pourquoi il est bon que nous le soumettions à une réflexion sérieuse afin de rechercher de nouveaux chemins d’insertion et de service efficace dans le monde. Dans ce monde où ce qui est en jeu, presque toujours, n’est pas « être plus homme, mais commencer à l’être ». Ce qui nous intéresse surtout dans le Tiers Monde, c’est de passer d’une société structurellement injuste, où l’homme opprime l’homme avec tant de facilités, marginalise et l’exploite, à de nouvelles formes de vie en commun qui soient plus justes et plus fraternelles, qui permettent et promeuvent le développement intégral de tous les hommes et de toutes les valeurs en l’homme.
C’est dans cette ligne de recherche que je voudrais situer ma réflexion. Nous ne partons pas de zéro. D’autre part, ce ne serait pas un mince service dans une telle complexité de routes que de faire quelques pas de plus sur le chemin.
Reprenons la question initiale : que vient faire la vie religieuse avec le social et la politique ? Ce n’est ni une question banale ni une question sans fondement. En effet :
- Le religieux apparaît comme l’homme passionnépour des fins qui sont au-delà de n’importe quel objectif provisoire. Dans la poursuite de ces fins, il met une passion inconditionnelle, sans aucune compromission. La politique, au contraire, cherche à instaurerun ordre temporel qui soit juste et promeuve le bien commun. Pour atteindre ce but, il faut bien souvent des compromis, des temporisations, des négociations.
- La vie religieuse est une affirmation et une vie del’Absolu de Dieu. La politique apparaît plutôt comme l’affirmation de ce qui est contingent : « l’art du possible » comme dit la vieille définition. Ce qui renvoie à une pratique faite d’intuition afin de concilier de qui paraît inconciliable.
- La vie religieuse, en tant que témoignage existentiel du point de vue eschatologique (anticipation significative des valeurs du Royaume) parle de communion de tous, de paix entre les hommes, d’esprit des Béatitudes, etc. La politique, au contraire, semble impliquer la lutte pour le pouvoir, le danger d’« absolutisations », le risque de la violence...
En précisant un peu plus, l’on pourrait dire que la vie religieuse est une certaine manière de vivre et de manifester la relation à Dieu et qu’elle répond au sentiment ultime de la vie. La politique, au contraire, tente de développer une certaine structuration temporelle des hommes entre eux en même temps qu’une structuration des relations avec les choses.
La neutralité politique, une tâche spécifique de l’Église ?
Il faut tout d’abord affirmer que l’Église a toujours fait de la politique, qu’elle en fait encore actuellement et qu’elle en fera encore : le silence même n’est pas neutre parce qu’il peut signifier une approbation ou le contraire. L’Église n’est pas appelée, il est vrai, à être « experte » en diplomatie, mais bien en évangélisation. C’est cela sa mission et son travail : annoncer efficacement la Bonne Nouvelle à tous les hommes, c’est-à-dire l’intervention de Dieu dans l’histoire humaine, d’un Dieu qui nous sauve gratuitement en Jésus Christ, en se liant de manière irrévocable à notre destin.
Il est évident que cette mission n’est pas d’ordre politique mais religieux (cf. LG 9, GS 42, etc.). Telle fut la mission même de Jésus. Celui-ci n’a pas été un homme politique bien que son message eut une évidente dimension politique. Il l’eut, non pas parce qu’il présentait un programme, un projet ou une stratégie politique, mais parce qu’il a mis en question le pouvoir d’une manière radicale : à partir de lui, aucun pouvoir jamais ne pourra se diviniser, s’absolutiser ou se légitimer, s’il n’est pas au service du bien commun. De plus, il a mis le pouvoir en question en semant des germes « révolutionnaires » d’égalité, de fraternité, de prédilection pour les plus petits et les déshérités, de justice, de liberté... germes qui devaient bouleverser toute la société.
Le Christ est fondamentalement un leader religieux annonçant un message qui a une incidence sur la vie en société, qui la transforme et l’améliore.
La rencontre et la communication avec le Dieu vivant de la révélation comportent, en elles-mêmes, la transformation de tout l’homme et des structures dans lesquelles il vit. La foi n’est pas un frein à la transformation de la société, mais au contraire son ferment le plus dynamique. Personne n’est plus anticonformiste que le chrétien. Il sait de plus que le bien et le mal ne passent pas par la frontière d’une certaine classe d’hommes (des hommes totalement lucides et bons ou radicalement dans l’erreur et pervers n’existent pas), mais bien par leur cœur. Elle avait raison cette fille à la fois ingénue et sincère ! Interrogée par un vieux prédicateur qui lui demandait : « si tous les gens bien étaient blancs et toutes les mauvaises gens étaient noirs, de quelle couleur serais-tu ? », elle répondit sans hésiter : « Eh bien, moi, mon Révérend, j’aurais la peau toute rayée ».
Le chrétien n’est pas meilleur que les autres et ne peut pas se targuer de l’être. Il doit cependant injecter des ferments de liberté, de justice, de réconciliation dans toutes les structures afin de les humaniser. Il sait par ailleurs qu’aucune limite n’épuise la Promesse.
Ni l’Église, ni l’Évangile ne nous offrent un projet politique, social ou économique. Ils nous proposent des valeurs (justice, respect, solidarité, liberté, égalité, amour) que le Christ lui-même nous procure. Ils nous poussent à incarner ces valeurs dans notre vie personnelle et sociale, à lutter pour celles-ci de manière évangélique, mais ils ne nous détaillent pas le chemin à prendre. Aucun programme politique ne provient de la foi dans le Seigneur et par conséquent ne peut être imposé au nom de l’Évangile. L’Évangile n’est pas un livre de recettes, mais bien une vie, un esprit qu’aucun programme ne peut épuiser. C’est pourquoi il n’est pas chrétien d’absolutiser une option et encore moins de l’identifier avec la libération intégrale et plénière de l’homme, libération que seul Jésus Christ peut promettre et mettre en œuvre.
Ce sont les techniciens (hommes politiques, économistes, etc.) qui doivent déterminer le programme et les projets politiques. Ils devront considérer et dire quel est le programme qui conduit mieux au bien commun de tout le pays (et non pas d’un groupe privilégié), dans une conjoncture historique déterminée et donner les garanties sur lesquelles on peut compter pour pouvoir réaliser ce programme sans pressions de partis et sans réductions inhumaines.
L’orthodoxie de la foi n’exige pas cependant de tous les chrétiens une seule et unique orthopraxie politique. Aucun projet politique n’épuise l’Évangile. D’autre part ce pluralisme légitime et raisonnable parmi les chrétiens ne peut pas être illimité :
« Aucun chrétien n’a le droit, à moins de renier sa foi, de soutenir des options qui acceptent, créent ou affermissent ce que la Révélation, comme la conscience, réprouvent » (Doc. de l’épiscopat français, 28/10/72).
Tout système ou parti qui ne respecte pas le droit des faibles et qui favorise et défend les privilèges de quelques-uns (privilèges qui généralement sont acquis sur le dos des droits d’autrui), qui n’admet pas la liberté religieuse comme un droit inaliénable de la personne, qui nie l’égalité de chances pour tous, qui ferme la porte à une participation effective de tous, qui ne permet pas à l’homme de se réaliser comme tel et qui, par conséquent, ne conduit pas à une personnalisation plus effective et plus plénière de l’homme, qui ne garantit pas le développement intégral de l’homme en promouvant, en particulier, les valeurs de liberté, de justice, de solidarité, de réconciliation, de responsabilité et d’ouverture au spirituel, doit être refusé par tout chrétien. Le chrétien ne peut pas non plus approuver un parti ou un projet qui ne lutte pas contre l’oppression, l’intolérance et le totalitarisme incarnés par des personnes, structures ou institutions. Au nom de notre foi, nous devons dire un NON catégorique à un tel système ou à un tel parti.
Le problème sera de déterminer quel est le parti ou le projet qui nie ou dévalorise ces valeurs que, comme chrétiens, nous avons à promouvoir et à défendre. Il ne s’agit pas dans ce domaine de considérer seulement des « théories », mais de voir des « réalisations concrètes ». Tout effort de lucidité doit être fait pour éviter n’importe quel camouflage tactique ou stratégique toujours possible. On voit déjà combien il est difficile de se faire un jugement critique valable dans ce domaine. Combien sont nécessaires le discernement, le conseil de personnes compétentes et sans passions, honnêtes et au courant de la trame politique d’un pays déterminé et des diverses alternatives possibles face aux problèmes réels d’une nation.
La participation, oui, mais laquelle ?
La Conférence de Puebla distingue deux concepts des mots « politique » et « engagement politique » (52) :
521 Il faut distinguer deux concepts de politique et d’engagement politique. Il y a d’abord la politique au sens large, qui vise au bien commun au plan national et international. Il lui appartient de préciser les valeurs fondamentales de toute communauté – la concorde interne et la sécurité externe – en conciliant l’égalité avec la liberté, l’autorité publique avec l’autonomie et la participation légitime des individus et des groupes, la souveraineté nationale avec la vie et la solidarité internationales. Elle détermine également les moyens et les perspectives éthiques des rapports sociaux. Cette politique au sens large intéresse l’Église et, par le fait même, ses pasteurs qui sont ministres de l’unité. Elle est une manière de rendre un culte au Dieu unique par la désacralisation du monde et, en même temps, sa consécration à Dieu (LG 34). 522 L’Église contribue ainsi à promouvoir les valeurs qui doivent inspirer la politique, en interprétant dans chaque nation les aspirations du peuple, en particulier les attentes de ceux que la société tend à mettre en marge. Elle le fait par le témoignage, l’enseignement et l’action pastorale sous toutes ses formes.
L’Église ne peut pas être fidèle à la totalité de l’Évangile sans adopter des attitudes engagées en face d’événements concrets d’injustice, d’oppression, d’outrages et de marginalisation. Défendre la dignité de l’homme et ses droits inaliénables ne peut pas être facultatif pour le religieux. Il nous faut être de plus en plus cohérents et compromis dans les choix évangéliques que l’Église et l’épiscopat latino-américain nous ont demandés. C’est notre crédibilité qui est en jeu. Il nous faut être des hommes courageux sachant défendre les droits de l’homme de manière évangélique, jusqu’au sacrifice de notre vie si c’est nécessaire (Jn 15,33). Pour nous tous, Jean-Paul II est un exemple qui nous interpelle. Nous ne devons pas craindre de risquer notre vie sérieusement pour cette cause. Les droits de l’homme ne sont pas quelque chose d’abstrait mais, au contraire, ils sont aussi concrets que le droit « à la vie sous toutes ses formes, le droit à l’expression, au travail, à la santé, à l’éducation, à vivre dans sa propre patrie ». Ainsi s’exprime le P. Provincial SJ. du Chili dans une lettre à ses frères. Plus loin, il ajoute : « Nous avons à être très clairs, comme l’est l’Église, dans la défense que nous faisons de la participation, de la liberté, de la vie démocratique et refuser avec vigueur toute forme de relation humaine qui signifie oppression, exploitation, effusion de sang et violence irrationnelle ».
Malheureusement, nous ne sommes pas toujours à la hauteur. La peur paralyse parfois notre action, ou bien certains « distinguo » et « accommodements » injustifiés finissent par la neutraliser.
Il y a des décisions et des actions dans le domaine politique qui blessent des valeurs fondamentales de l’homme et qui dénaturent le vrai sens de l’existence humaine tant au niveau personnel que communautaire. Se taire en face d’un ordre (désordre) vraiment injuste serait trahir l’Évangile et par conséquent faillir à sa vocation.
Lorsqu’il s’agit d’actions concrètes (manifestations, déclarations publiques, grèves...), il faudrait procéder avec discernement, honnêteté, fidélité à la vérité, en même temps qu’avec une grande objectivité. C’est pourquoi il faudrait qu’il s’agisse :
- de causes injustes évidentes (la frontière entre le juste et l’injuste n’est pas toujours facile à définir dans l’ambiguïté humaine). De là surgit la nécessité d’une réflexion sérieuse et sans simplismes dans l’analyse des situations sociales, d’une consultation désintéressée et objective et d’un discernement sérieux ;
- les protestations ne peuvent pas impliquer un autre type d’injustice. Il y a des critiques qui sont justes substantiellement (dans le fond), mais dont l’expression n’est pas toujours réellement évangélique : parce qu’au lieu d’affirmer la volonté de bien dans un climat de réconciliation et d’amour, on aboutit à un désir croissant de révolution et l’on fomente en fait la tentation de haine et de vengeance ;
- la motivation doit provenir d’un impératif évangélique. Le P. Arrupe disait dans sa lettre du 19 mars 1977, au sujet de la mort cruelle de cinq de nos frères jésuites : « Leurs attitudes (celles des cinq assassinés), leurs activités, leurs motivations n’ont pas été mêlées aux ambiguïtés idéologiques ou de partis... On ne peut pas mettre en doute la transparence de leurs vies... Des hommes mus par l’amour du Christ ». Le P. Provincial des Jésuites chiliens, le Père Fernando Montes, disait clairement dans sa lettre déjà citée auparavant : « Il est nécessaire, dans le même temps où nous nous employons avec vigueur à travailler à la défense de la justice et des droits rappelés plus haut, de faire un effort pourrendre absolument clair le caractère évangélique de notre option radicale... Notre option est profondément et radicalement religieuse. Cela doit être mis en évidence ».
C’est à ce niveau qu’il faut mettre l’accent sur la responsabilité du religieux par rapport aux autres chrétiens, spécialement en fonction de sa vocation « prophétique » spécifique. Il est évident que le fait de dénoncer les injustices et de défendre les droits de l’homme est le propre de tout homme honnête et honorable et de tout chrétien. Ce qui est caractéristique du religieux, c’est que sa manière de vivre est une contestation permanente. Il doit vivre tout cela à partir d’un amour sans restriction pour le Seigneur, devenu LA PRIORITÉ TOTALE de son existence, et qui l’appelle à partager sa vie et son destin à plein temps et à plein cœur.
Ne cléricalisons pas l’action politique
Puebla nous dit qu’il y a un autre sens du mot politique (523) :
523 En second lieu, la mise en œuvre concrète de cette tâche politique fondamentale se fait, normalement, par le biais de groupes de citoyens qui se proposent de conquérir et d’exercer le pouvoir politique pour régler les questions économiques, politiques ou sociales conformément à leurs critères ou idéologies propres. En ce sens on peut parler de « politique de parti ». Les idéologies de ces groupes, même si elles s’inspirent de la doctrine chrétienne, sont susceptibles d’aboutir à des conclusions différentes. C’est pourquoi aucun parti politique, aussi inspiré soit-il de la doctrine de l’Église, ne peut s’arroger la qualité de représentant de tous les fidèles puisque son programme concret n’a pas de valeur absolue pour tous (Jean-Paul II, Discours inaugural I, 4, AAS LXXI, p. 190).
Je crois que, comme religieux, nous devrions faire attention à ne pas « cléricaliser cette action politique qui est le domaine propre aux laïcs (GS 43, Puebla 524), en leur laissant LEUR espace parce que c’est le propre de leur vocation de chercher le Royaume de Dieu en prenant en charge et en organisant, selon Dieu, les réalités temporelles » (GS. 31).
Contribuons à former des laïcs aimant la justice et la vérité, qui soient d’intrépides combattants pour la paix et le bien commun, défenseurs inébranlables des droits fondamentaux des hommes leurs frères, ouverts à tout dialogue respectueux et constructif, à toute initiative positive (constructrice), quel que soit le lieu d’où elle vienne. Des hommes humbles et sans agressivité. Qu’ils défendent leurs idées, mais qu’ils ne cherchent pas à les imposer à tout prix et qu’ils respectent ceux qui ne pensent pas comme eux. Des hommes pour lesquels la politique ne soit pas le meilleur moyen de faire fortune, mais de servir. Des hommes qui s’intéressent plus au bien de la nation qu’aux intérêts du parti. Des hommes qui ne cherchent pas à détruire les autres, car ils savent que l’amour de l’ennemi politique est une bonne garantie évangélique. En fin de compte, des hommes qui ont une nouvelle manière d’être, dévaluer, de vivre, d’agir, de s’engager avec et pour les autres. Des personnes qui ont pris au sérieux l’amour de leurs semblables et le combat pour le bien-être de tous et qui ainsi ont transformé leur activité politique en une mission : celle de servir le peuple et non de s’en servir, même s’ils doivent exprimer en termes « rationnels » le contenu propre de cette « mission » : le mot mission n’est pas un terme du langage politique...
Quant aux religieux, ce niveau de politique de parti n’est pas leur travail, sauf dans des cas de suppléance, dont je parlerai plus tard. Comme sentinelle de l’horizon eschatologique (une eschatologie déjà anticipée), le religieux – et le prêtre – devrait, d’une manière prioritaire quoique non exclusive, consacrer le meilleur de ses réflexions et de son témoignage aux fins plus qu’aux moyens, au sens et à la signification de la vie et de la société plus qu’à l’efficacité et même aux conceptions rationnelles. Le règle générale sera celle de l’abstention, non pas parce que l’on juge mauvaise toute action de parti et toute la politique, mais en raison même du charisme propre du religieux.
Je crois qu’il vaut la peine de citer quelques paragraphes de la lettre déjà mentionnée de l’actuel Président de la CONFERRE. Il s’y exprime moins en tant que Président de la CONFERRE que comme Provincial des jésuites chiliens. Avec la lucidité, l’équilibre et le courage qui le caractérisent, il écrivait à ses frères :
« Quant à nous, nous devons nous efforcer de ne pas être des hommes de parti qui « sacralisent » par leur présence des groupes de différentes idéologies. Nous ne devons être aumôniers d’aucune idéologie...
L’histoire de notre pays constitue en quelque sorte une leçon pour nous. Elle nous demande une profonde liberté face aux partis ou groupes, malgré leurs justifications apparentes. De même face au gouvernement.
Nous ne désirons pas ainsi dévaluer l’existence de groupes politiques. Nous voulons nous situer en face d’eux comme religieux et ministres de la Parole, engagés vis-à-vis de Dieu et de l’homme.
Cette liberté supérieure, loin de nous éloigner de nos responsabilités, nous permettra de faire jouer tout ce qui rendrait possible une convivence nationale équitable et d’être les porte-parole du « savoir s’écouter ». Elle nous permettra également, au milieu des conflits, d’être des facteurs de réconciliation et de profonde communion dans la vérité et la justice.
Nous ne devons pas amoindrir le message du Seigneur, ni dans son contenu ni dans son extension. Souvent nous pouvons en arriver à laisser abandonner les secteurs les plus larges de la population en nous laissant enfermer dans de petits groupes, apparemment cohérents et conscientisés. L’histoire de ces dernières années nous a montré tant de divisions parmi les pauvres, les syndicalistes et les hommes politiques que cela doit nous rendre prudents dans ce domaine, afin de ne pas être inconditionnels d’un groupe. Nous avons à être prudents pour ne pas limiter l’Évangile à une minorité, même si celle-ci se sent l’interprète de la vérité absolue.
Actuellement, ceux qui ont eu une parole des plus décisives et des plus influentes sont ces mêmes personnes (les événements l’ont confirmé) engagées mais libres et qui n’ont pas rabaissé le message évangélique à un drapeau. Il ne s’agit pas d’être « neutres » – nous ne pouvons pas l’être en face de l’injustice – mais profondément libres de discerner et d’annoncer la Parole du Seigneur. Affirmer que c’est celui qui milite dans une faction qui est le plus engagé et qu’on ne peut accompagner un processus qu’en étant à la pointe du combat, cela tient du sophisme. Cependant, bien qu’il soit difficile dans un pays divisé et politisé d’être à la fois engagés et indépendants, c’est ce qui nous est demandé clairement par l’Église.
Ceux qui ont des positions intransigeantes supporteront difficilement que nous ne soyons pas des inconditionnels et ils nous chercheront noise. Ou bien ils nous accuseront d’être des hommes politiques, parce que nous ne disons pas la vérité, ou bien ils nous accuseront d’être des « tièdes », parce que nous ne sommes pas d’accord avec tout ce qu’ils disent. L’exemple de Jésus nous servira de guide. Il est important de préciser que cette indépendance doit se vivre autant face aux extrémistes que face à ceux qui se situent au centre du spectre politique. Il est fort possible que tous cherchent à nous monopoliser. L’immense majorité de notre peuple ne désire pas cela ».
Cette citation est peut-être un peu longue, mais il serait difficile de dire avec plus de justesse et de clarté ce que l’on peut et doit dire au sujet d’un problème aussi difficile.
En réalité, Jean-Paul II – et Puebla l’a repris également (527-528) – a signalé plusieurs fois qu’il y a un UN type de travail ou d’activité qui est exclu pour les religieux et les prêtres. Toute aide sociale à la promotion sociale n’est pas exclue, mais bien la fonction de leader social ou de responsable politique (militance dans un parti ou un groupe semblable, exercice du pouvoir politique). Le Pape n’exclut certainement pas le cas exceptionnel de la suppléance auquel se réfère la Sacrée Congrégation des Religieux dans le document « Religieux et promotion humaine » (voir également la lettre aux Evêques du Brésil).
Le texte classique, utilisé souvent depuis lors, est le discours aux prêtres et aux religieux du Mexique (le 27 janvier 1979) : « Soyez des prêtres et des religieux ; ne soyez pas des dirigeants sociaux, des hommes politiques ou des fonctionnaires d’un pouvoir temporel. C’est pourquoi, je vous le répète : n’ayons pas l’illusion de servir l’Évangile si nous « diluons » notre charisme dans un intérêt exagéré pour le domaine immense des problèmes temporels ».
Témoin de liberté critique et d’unité
Les raisons de cette exclusion sont d’ordre divers. Je crois qu’elles se résument fondamentalement à trois :
Ne pas diluer le charisme
« La dimension politique, constitutive de l’homme, dit Puebla, est un élément important de la vie collective. Elle a un aspect englobant, (je souligne), parce qu’elle a comme fin le bien commun de la société » (513). Cependant, l’option fondamentale, l’engagement englobant du religieux n’est pas réductible à celui de l’homme politique. Il va au-delà de n’importe quel objectif social. Puebla recueille ici les paroles de Jean-Paul II, citées plus haut.
L’aspect politique étant une valeur englobante, qui tient toujours compte du bien commun, il court le risque de prendre la place de cette autre valeur qui, pour le religieux, est plus totalisante encore et qui consiste à être témoin et signe du Royaume, en l’anticipant comme Jésus l’a fait. Le religieux en effet réalise DÉJÀ les valeurs du Royaume dans l’histoire des hommes et avec les hommes (valeurs de gratuité, de fraternité, de liberté...).
Il serait dommageable pour l’Église et pour le monde lui-même d’adultérer le rôle spécifique de la présence des religieux et de leurs communautés qui « font la preuve que le monde peut être changé, tel qu’il est, dans l’esprit des Béatitudes ; et qu’ils s’engagent toute leur vie pour changer ce monde », spécialement là où ce changement est le plus nécessaire, c’est-à-dire là où l’homme est le plus avili et le plus éloigné de sa propre réalisation (P. Arrupe).
Ceci dit sans minimiser le fait que Puebla (528) appelle les religieux à « coopérer à l’évangélisation du domaine politique » :
528 Dans une société peu fraternelle, qui est marquée par l’esprit de consommation et dont le but ultime est l’expansion des forces productives, les religieux doivent être les témoins d’une réelle austérité de vie, de la communion avec Dieu et d’une intense relation à Dieu. Ils devront donc, eux aussi, résister à la tentation de s’engager dans la politique de parti pour éviter la confusion des valeurs évangéliques avec une idéologie déterminée.
Témoin de liberté critique
Le religieux doit garder sa liberté prophétique pour critiquer de manière constructive les abus de pouvoir, les déviations partisanes, les injustices d’un système déterminé. Il ne pourrait le faire s’il se rendait garant d’un ordre établi, constitué. Comment mettre ensemble la discipline de parti et la fidélité à sa propre conscience, qui doit toujours être libre de toute attache ? Comment critiquer de manière permanente son propre choix de tel parti ? Ou la nécessité tactique de le défendre ? Cela ne conduit-il pas insensiblement le religieux à absolutiser son option ?
Témoin d’unité
Dans cet état d’immaturité politique où nous avons l’habitude de vivre, le fait d’être AVEC certains ne signifierait-il pas être CONTRE les autres ? Si l’on est prêtre (bien plus encore si l’on est curé d’une paroisse), on est témoin et promoteur de l’unité de la communauté chrétienne qui d’habitude n’est pas homogène. Militer dans un parti se traduirait alors presque inévitablement en conflits avec les autres frères, affiliés à d’autres partis. De plus, beaucoup interpréteraient la militance du prêtre comme une manière d’utiliser la foi et son ministère.
Personne n’ignore que souvent les fonctions de leader social ou politique sont source de divisions. « N’oubliez pas que le rôle de chef temporel peut être facilement source de divisions, alors même que le prêtre doit être signe et élément d’unité et de fraternité » (AA, 4).
Il est évident que l’unité que nous cherchons ne peut pas être une fiction qui masquerait sous un irénisme menteur les conflits réels et légitimes. Elle ne peut pas être non plus un « anesthésique » qui endorme la communauté dans l’irresponsabilité ou même la complicité. L’unité que nous cherchons n’est pas tenue en échec par le fait que le prêtre – et le religieux aussi – continue à être un signe de contradiction de par ses engagements évangéliques. Le Christ le fut également. Il ne faut pas chercher une paix et une unité qui dissimulent l’injustice et l’oppression. Cela ne serait pas la paix que le Christ lui-même nous donne (In 14,27).
Critères d’action pour des circonstances exceptionnelles
Tout ce que nous avons dit nous montre que dans des circonstances normales, les inconvénients d’une action politique de parti dépassent généralement les avantages. Cependant y a-t-il parfois des circonstances exceptionnelles qui justifient une telle action ? Dans ce cas, quels seraient les critères ?
Je crois qu’ils seraient les suivants :
Les personnes qui s’engagent dans des actions de ce genre devraient être des personnes d’une grande honnêteté religieuse (la nostalgie de l’action politique au sens strict est pernicieuse lorsqu’elle naît d’une perte du sens de la vocation religieuse ou sacerdotale), d’une grande expérience humaine et d’un bon équilibre critique, ainsi que d’un grand sens de la disponibilité et de la mission.
Si l’on choisit un engagement politique, il faudra le faire à partir d’une motivation authentiquement évangélique, et selon une perspective qui ne mette pas en question, aplatisse ou fasse disparaître, le choix premier et fondamental du religieux et son identité originale.
Le religieux ne renonce pas à sa citoyenneté et il a non seulement le droit, mais le devoir de collaborer à la construction d’un monde meilleur et il doit influencer le projet historique du pays. Cependant ce droit, par le fait d’appartenir à une congrégation religieuse (et s’il est prêtre par le fait d’être ministre de l’Église) demeure « qualifié » par certains engagements qu’il a vis-à-vis de sa congrégation ou vis-à-vis de l’Église. Son « choix personnel » doit être fait à l’intérieur du choix fondamental et décisif que fait sa congrégation DANS l’Église :
- il ne peut entreprendre aucune action politique sinon à partir d’une perspective authentiquement évangélique ;
- il lui faut chercher des moyens d’action raisonnables, trouvés après un discernement sérieux, et, autant que possible, il faut qu’il soit appuyé par la communauté ;
- si l’action politique défigure, met en question ou blesse d’une quelconque manière l’apostolat de sa communauté, le religieux est tenu à la soumettre au discernement du groupe avec son supérieur légitime. De plus, comme ces choix ont généralement d’importantes répercussions sur tout le corps de l’Institut, il sera nécessaire que lacommunauté locale se découvre en consonance avec le corps entier de la Province qui, à travers ses supérieurs majeurs, peut et doit connaître ces engagements ;
- finalement, il doit s’en référer à ce que l’Église a prescrit pour ses prêtres. Leconsentement de l’Évêque est nécessaire, après consultation du conseil presbytéral et, si le cas l’exige, de la Conférence épiscopale (Synode de 1971 : Le ministère sacerdotal, p. 2, I, n° 2).
Formation dans le domaine socio-politique
Je ne voudrais pas terminer ces réflexions sans exprimer une profonde préoccupation, qui, selon mon expérience, ne manque pas de fondement.
Il est clair (cf. ce que nous avons dit auparavant) que nous ne sommes pas des hommes politiques de profession. Le centre de gravité de nos conversations ne doit pas être la politique ; celle-ci ne doit surtout pas devenir une obsession et comme un sujet exclusif. À l’inverse, il ne faut pas taxer de tabou tout thème social ou politique. Il est regrettable que souvent l’on ne puisse pas dialoguer objectivement et fraternellement en communauté sur ces thèmes d’actualité brûlante. Cela signifie, me semble-t-il, que nous n’avons pas la maturité nécessaire pour traiter avec recul des thèmes qui sont sur les lèvres de tous et les préoccupent autant qu’ils les passionnent. Puissions-nous, tout en écoutant et en respectant les autres et leurs opinions, être capables de parler aussi de ce qui nous divise, et qu’ainsi, cela nous unisse davantage à l’intérieur d’une unité supérieure (plus profonde), qui assume un pluralisme légitime et raisonnable. Le P. Fernando Montes a raison quand il dit :
« Que les supérieurs locaux veillent à ce que tous les jésuites possèdent une formation convenable dans ces domaines dont parlent souvent les Souverains Pontifes et nos Évêques. La formation des nôtres dans les matières sociales et politiques et en vue d’une meilleure prédication de l’Évangile doit être une préoccupation permanente que nous devons favoriser grâce à des lectures, des journées d’étude, une réflexion communautaire, etc. Une bonne formation nous viendra en aide pour pouvoir parler de thèmes sociaux dans nos communautés avec respect, objectivité et un sens juste du pluralisme. Cela nous aiderait également à éviter l’« hyperpolitisation », qui produirait des dommages irréparables à notre vocation, à notre vie communautaire et apostolique. Étant donné la gravité des événements que nous vivons et vu leurs conséquences sur la vie de l’Église et de la Compagnie, il est indispensable de chercher à avoir une information sérieuse, correcte et abondante.
Cette information ne devrait jamais être unilatérale. Il est toujours dangereux de ne rechercher que certains contacts ou lectures qui ne réaffirment que nos positions, bien souvent affectives. Essayer d’entendre et de comprendre ce que pensent d’autres personnes qui ne pensent pas comme nous n’est pas nécessairement un signe de faiblesse et signifie encore moins que l’on soit d’accord avec tout ce qui se dit. Être attentif aux divers courants d’opinion est la condition pour avoir un esprit ouvert et large tel que l’Église, la Compagnie et la société elle-même en ont besoin.
Il nous faut avoir une vision pénétrante de l’histoire que nous sommes amenés à vivre et des dynamismes qui la font. C’est d’autant plus urgent pour nous, religieux, que nous n’avons pas été des plus lucides face aux nouveaux processus historiques de l’humanité et que, de plus, certains, au lieu de les interpréter à la lumière de l’Évangile, l’ont fait de manière idéologique. Dès lors il ne faut vraiment pas que la vie religieuse renonce à sa dimension prophétique de « sentinelle vigilante de l’histoire ».
J’espère que ces quelques réflexions aideront à mûrir certaines décisions, dans une attitude de discernement et de fraternité, et dans la ligne de nos charismes propres. Que ces décisions servent réellement à transformer, à partir de l’intérieur, une société encore loin de réaliser déjà cette fraternité de tous les hommes que le Christ est venu établir parmi nous [1].
Casilla 597
SANTIAGO, Chili
[1] Traduit de l’espagnol par Alain Mattheeuws, s.j.