Prends l’enfant et sa mère, et va...
Déchirements et espérances des réfugiés
Jean-Marie Birsens
N°1984-5 • Septembre 1984
| P. 284-295 |
Un jeune religieux a passé deux mois avec les réfugiés du Sud-Est asiatique. Il rend compte de ce qu’il a vu et vécu. Non seulement il nous rend présent un des plus grands drames de notre temps, mais il exprime aussi la « connivence » de nos trois vœux avec ceux qui vivent, forcés par les circonstances, une certaine pauvreté, chasteté et obéissance. Il montre bien la signification apostolique des vœux et leur valeur d’espérance pour les souffrants et les pauvres.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
C’est par cet impératif brutal que commence la fuite d’un réfugié. Même si des menaces planaient depuis longtemps, la décision est toujours imprévisible : il suffit d’une goutte, la dernière, pour faire déborder le vase. En 1981, seize millions d’hommes et de femmes de tous âges, races et peuples sont des réfugiés. Dans ce nombre, 7.500.000 se trouvent en Asie du Sud-Est : Cambodgiens (Kmers), Laotiens, Vietnamiens.
Ce qui leur est commun, malgré leurs origines diverses et les raisons variées de leur décision, c’est la fuite, cette réaction viscérale de l’homme qui se sent en danger, menacé de persécution, de famine, de mort, d’impossibilité de survivre. Ce n’est certes pas à nous, bien en sécurité, qu’il appartient de juger de « l’objectivité » de leur fuite. Par définition, c’est dans un climat de panique qu’elle se décide, quand la vie est menacée jusqu’en ses racines par la guerre, l’oppression ou l’injustice d’un régime, le manque de sécurité matérielle ou à cause de la persécution ouverte avec danger de mort ou d’emprisonnement à vie dans des camps de concentration. Les causes qui amènent une personne ou un groupe d’hommes à s’enfuir peuvent être diverses, la détresse humaine est la même.
J’ai travaillé deux mois avec des réfugiés kmers et vietnamiens à la frontière de la Thaïlande et du Cambodge. Je voudrais transmettre leur cri, montrer le cœur de leur vie déchirée, leur espérance et leur courage dans des situations difficiles. Mon intention n’est pas de faire une analyse politique, mais d’attirer l’attention sur ce qu’ils ont à nous dire, à nous chrétiens et religieux.
D’un côté, il y a le péché collectif, source de cette écrasante détresse : la concupiscence de nombreux pays est engagée dans la misère de ces peuples. De l’autre, nous trouvons des visages concrets : cœurs déchirés, vies déracinées. Beaucoup ont perdu des membres de leur famille ou des amis, tous ont dû abandonner leur patrie, la terre de leur naissance. Ils ont entamé l’exode sans rien « que » la vie nue. Quand nous les rencontrons, il ne nous est pas demandé de tout résoudre, de tout comprendre, mais de vêtir l’homme nu, de donner à boire et à manger aux affamés, de visiter le prisonnier... « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » (Antoine de Saint-Exupéry).
Quelques informations
J’ai travaillé dans un camp situé à la frontière de la Thaïlande avec le Cambodge. J’y étais avec le JRS (Jesuit Refugee Service) dans un organisme médical. J’ai été occupé comme infirmier à l’hôpital pédiatrique. En août 1983, vivaient dans ce camp 70.000 kmers et 900 vietnamiens. Ces derniers avaient traversé tout le Cambodge pour y arriver. Le camp se trouve, avec quelques autres, dans une zone de guerre. Dans cette région frontière, il y a au moins 300.000 réfugiés (kmers, laotiens, vietnamiens), auxquels il faut en ajouter quelque 150.000 autres à l’intérieur de la Thaïlande.
Leurs attentes sont diverses : retour dans leur patrie pour les uns, admission dans un pays d’accueil pour d’autres.
La première chose qui frappe, c’est la misère et le dénuement. Les besoins les plus quotidiens deviennent un problème. L’eau potable doit être amenée chaque jour dans des camions citernes. Le riz est distribué par les Nations Unies et les organismes qui en dépendent. Un fois par semaine, chaque femme et chaque enfant reçoivent 2,5 kg de riz et quelques sardines. Les Nations Unies « ne nourrissent pas les hommes, parce que ceux-ci pourraient être dans l’armée ». Cela pose d’énormes problèmes à certaines familles. Dans le camp, les réfugiés cultivent de leur mieux des fruits et des légumes. Le marché noir permet de survivre à ceux qui ont quelque chose à échanger ; les autres vivent dans des conditions misérables.
Les habitations sont en bambou ou en herbe sèche, le sol en terre battue. Le camp est gardé par les militaires thaïs, qui contrôlent les entrées et les sorties. Il est défendu aux réfugiés d’aller en Thaïlande. Tout autour du camp, sont semées des mines, qui causent d’affreuses blessures à ceux qui s’aventurent trop loin pour chercher quelque nourriture. En général, les femmes ont fort à faire à s’occuper des enfants, nombreux dans le camp : 10.000 de moins de trois ans sur les 70.000 réfugiés. Les hommes travaillent la terre ou assurent la sécurité du camp. Il y a quelques ateliers de tissage, une école primaire, mais cela reste un milieu fermé, sans nouvelles de l’extérieur, un « no man’s land » au sens fort du terme, où l’on se trouve sans nom ni visage, coupé du reste du monde et ignoré par lui. Dans ce contexte, la présence d’un étranger peut apporter un souffle nouveau, surtout s’il sait écouter et se mettre à leur niveau.
La misère a un visage
Mais la misère matérielle en elle-même reste anonyme, écrasante. Il faut aller plus loin et voir qu’elle a un visage : tel réfugié, telle famille, tel groupe. Les blessures les plus profondes et les plus cruelles touchent l’espace social. Les familles sont déchirées par la guerre ; les amis, tués ou en prison. Le réfugié n’a plus de pays, de culture, de morale, de religion. Tout cela est mis en question, souvent blessé. En nourrissant et soignant les corps, il ne faut pas oublier de « soigner » aussi ces blessures sociales, qui touchent l’intégrité profonde de la personne. C’est là comme une priorité à l’intérieur de toute action, sinon celle-ci demeure superficielle, extérieure au cœur de leur vie. Les yeux voient les lésions, les oreilles auscultent, le nez et la bouche perçoivent les odeurs, les mains guérissent, mais il ne faut pas s’arrêter là : le cœur peut aller plus loin. Le nôtre sera blessé comme celui du Christ, mais ce sera une blessure d’amour, non de désespoir.
Devant le camp, se dressait un arbre dont une grosse branche était morte et une autre vivante. Pour moi, il est devenu le symbole de la vie d’un réfugié : dans le cœur de celui-ci, mort et résurrection, joie et peine, blessure et espérance sont toujours intimement liées.
Les réfugiés n’ont rien « que » la vie. Dans leur nudité, ils sont grands, non à cause d’elle, mais par la manière dont ils l’abordent et l’assument. Je n’ai jamais encore rencontré une telle confiance dans la vie, une espérance pareille et un courage aussi exemplaire.
Une première approche : l’hôpital pédiatrique
Cet hôpital modeste, sans aucun luxe, comportait une trentaine de lits. On y trouvait une dizaine de jeunes kmers apprenant le métier d’infirmier et trois médecins kmers. Les deux étrangers, le pédiatre et l’infirmière, assuraient surtout une fonction d’enseignement et de surveillance.
La première chose qui frappe quand on entre dans une salle, c’est de voir ensemble l’enfant et sa mère. Le petit malade n’est jamais seul, souvent même une grande partie de la famille se trouve réunie autour de lui. Cela entraîne beaucoup moins de traumatismes pour l’enfant et cela donne à l’hôpital une atmosphère de mini-village.
Râ est un jeune garçon de trois ans qui souffre de malnutrition sévère. Grâce à une alimentation spéciale, à des perfusions, etc., il a pu récupérer en six semaines. Sa maman avait eu un autre enfant, une petite fille d’un an ; elle n’arrivait pas à nourrir les deux enfants à la fois, ne sachant comment se procurer une nourrice ou les décoctions traditionnelles qui accroissent le lait maternel. Notre travail fut autant une présence à la maman qu’une aide à l’enfant. La malnutrition de Râ avait un caractère social : faute de moyens, sa mère s’intéressait de plus en plus à l’autre enfant, plus vivant et en meilleure santé. Il fallut dire et redire à la maman, par l’intermédiaire des infirmiers kmers, qu’elle était une bonne maman, que nous croyions à son enfant. Progressivement, elle reprit confiance en elle-même.
Le petit Sra était pour sa maman un véritable signe d’espérance, une étoile dans la nuit. Sra était né dans le camp et avait redonné sens à la vie de ses parents. Ceux-ci ne se sont jamais exprimés sur leur passé, mais on peut deviner ce qu’il comportait de privations, de douleurs et de découragement. Le cas de cette famille illustre bien la place centrale que l’enfant occupe dans ce milieu : il y est attendu, porteur d’espérance et de vie nouvelle.
Jésus, réfugié en Égypte, était comme eux : une enfant inconnu, menacé de famine et de mort. Tous ces petits réfugiés lui ressemblent, ils sont les innocents d’aujourd’hui. Leur cri est encore inarticulé, mais la présence du Seigneur en eux appelle au respect et nous invite à nous faire leurs serviteurs dans une présence discrète, où le sourire et les gestes disent souvent plus que de nombreux discours.
Quelques visages
Sophâl est un jeune kmer de 24 ans. Quand il atteignit l’âge le plus réceptif, la guerre éclata. Il avait tout juste terminé l’école primaire et n’alla plus à l’école. Pendant les années où la personnalité d’un homme se construit pour l’essentiel, il a dû se livrer à la contrebande pour survivre. Tout ce qu’il avait pu acquérir comme notions culturelles, morales et religieuses a été « efficacement » déraciné par le régime. Angkor, temple et symbole du Cambodge et de sa culture, n’est qu’un vague souvenir pour lui. Sa femme est morte des suites du régime d’auto-destruction. Il est arrivé seul au camp, dans l’espoir d’une autre vie. Il a appris l’anglais et suivi des cours d’infirmier. Cela lui redonne une dignité humaine, cela rend un contenu à sa vie déracinée. Son espérance est de retourner un jour dans son pays pour y mener une vie normale.
Joseph est un jeune de 22 ans. Sentant l’appel du Seigneur, il était entré au petit séminaire. Quand celui-ci fut fermé en 1975, il put encore suivre des cours en cachette jusqu’en 1980, date à laquelle ce lieu fut lui aussi découvert par la police. On voulut forcer tous les séminaristes à entrer dans l’armée. Sentant qu’il devait persévérer dans la voie où il se savait appelé et voyant que cela devenait impossible quand les séminaires étaient fermés, il décida de s’enfuir. Une tentative à l’aide d’un bateau échoua par suite d’une panne. Quand des navires passèrent, ils appelèrent vainement au secours et ne rencontrèrent qu’indifférence et refus. De retour dans les eaux territoriales, ils furent capturés par des pêcheurs qui se révélèrent être des espions. Cela leur valut un emprisonnement de six mois : « S’ils avaient su que j’étais séminariste, j’y serais encore », me confia Joseph plus tard. La prison ou le service militaire « jusqu’à ce que mort s’ensuive » est une façon commode d’éliminer les indésirables. Après sa mise en liberté, Joseph, toujours traqué par la police secrète, a dû se cacher dans différentes maisons amies. Pour se rendre à l’église le dimanche, il lui fallait se lever de nuit, vers trois heures, aller à l’église en cachette et se dissimuler après la messe jusqu’à minuit, avant de pouvoir regagner son domicile. Cette vie devenait impossible et Joseph voyait qu’il ne pourrait jamais devenir prêtre ; aussi s’est-il enfui avec son ami Pierre. Dans le camp, il a retrouvé quelques membres de sa famille. Cet exode a approfondi sa vocation. Comme il me le répéta plusieurs fois : « Je suis pécheur, mais Dieu ne m’abandonne pas, j’en ai fait l’expérience concrète ».
Le cœur du problème
Nous avons parlé de l’aspect matériel de la vie du camp, nous avons écouté deux témoins, il nous reste à montrer ce qui me semble être le cœur de leur vie : qu’est-ce qui fait la « spécificité » du réfugié par rapport à d’autres types de pauvres ? La blessure la plus profonde dont ils souffrent est l’insécurité, l’instabilité de la vie, les déracinements successifs. Cela peut arriver d’un jour à l’autre : prends l’enfant et sa mère, et va... Ils l’ont vécu une première fois en quittant leur terre natale, ils le revivent de nombreuses fois encore lors des transferts d’un camp à un autre.
Depuis deux semaines déjà, des bruits couraient : un groupe de réfugiés pourrait être transféré ailleurs. L’imagination transformait vite ces nouvelles et plus d’un craignait d’être renvoyé chez lui ou mis dans un camp où il serait maltraité, etc. Chacun d’eux avait connu auparavant des situations difficiles, certains avaient vécu dans des camps où ils travaillaient comme des esclaves. Dans un moment de tension comme celui-ci, les vieilles angoisses remontent à la surface, les blessures anciennes se rouvrent. Les rumeurs se propageaient avec une extrême rapidité, elles causaient beaucoup de dommages et une grande agitation dans les esprits et les cœurs. Des hommes auparavant paisibles devenaient angoissés, personne n’était plus capable d’étudier, de travailler, de dormir même comme avant. Aucune parole objective ne pouvait plus se faire entendre, tellement la peur était grande. On voyait concrètement comment le mauvais esprit s’ingéniait à jeter le trouble dans les cœurs. Tout cela à cause d’une information imprudente et incomplète.
Cette angoisse conduisit certains à s’évader vers la Thaïlande. Ils s’imaginaient pouvoir gagner l’ambassade des États-Unis à Bangkok, à 350 km de là, ce qui est une impossibilité. Les contrôles routiers sont sévères, le danger de sauter sur une mine ou d’être abattu par un garde en quittant le camp est grand. Certains avaient payé un guide, qui les livra au premier poste militaire rencontré. Normalement alors, ils sont battus et maltraités, puis jetés en prison, ce qui diminue fort les chances d’être accueillis dans des pays étrangers. Cette fois-ci, les militaires ramenèrent tous les évadés au camp en annonçant : « Demain, tout le monde sera transféré dans un autre camp ». Personne ne précisait ni le pourquoi, ni le comment.
Du jour au lendemain, ces pauvres gens se retrouvaient devant le vide, l’insécurité, le déracinement, l’ignorance totale quant à leur avenir.
Pendant ce temps, mon ami Joseph était profondément troublé : quelques-uns de ses amis projetaient de s’enfuir et il se demandait s’il ne devait pas agir de même. Nous en parlâmes longuement. A la fin, il se dit que sa place était de rester, comme futur prêtre, avec son peuple quoi qu’il arrive et non d’aller seul chercher son bonheur propre. Il fut en effet d’une grande aide pour la communauté chrétienne et aussi pour tous les pauvres du camp.
Le lendemain, jour du départ, c’était pénible de voir comment les tentes furent vite repliées, laissant un grand vide. Les partants ne mirent pas longtemps à faire leurs bagages ; les quelques racines qu’ils avaient prises dans le camp étaient à nouveau coupées, l’exode recommençait.
Nous avions la chance de célébrer l’Eucharistie ce dimanche-là. L’évangile était celui des Béatitudes. Voir autour de soi des hommes persécutés, qui pleurent, qui sont pauvres... permet d’entendre autrement ce texte. On voit certes les larmes, la pauvreté, etc., mais on aperçoit également cette joie dont il est parlé dans les Béatitudes : il restait en eux une confiance, une espérance et une dignité que rien ne pouvait entamer. Nombreux étaient ceux, chrétiens ou non, qui parlaient de Dieu comme de celui qui les conduit et leur donne d’espérer. Pour les chrétiens, ce fut un réconfort extraordinaire de recevoir, en ce moment difficile, le corps et le sang de Notre Seigneur.
Le départ se fit dans des camions surchargés. J’ai admiré la grande dignité et le grand calme avec lequel ils sont partis. Ce jour-là, ils ont donné un merveilleux exemple de mobilité aux disciples du Christ que nous sommes, nous qui sommes également envoyés dans le monde entier « sans prendre d’argent, de second vêtement, sans assurer notre sécurité matérielle ». Pour eux, l’abandon à la Providence s’est traduit dans un comportement bien concret.
Pour la fête de la Nativité de Notre-Dame, j’ai pu, avec un autre compagnon, les rencontrer dans leur nouveau camp. H leur a été demandé, comme à Marie, de mener une vie cachée, mais Dieu sait très bien ce qu’il veut leur proposer ensuite. Il les accompagne discrètement. Dans leur nouveau camp, ils ont très vite retrouvé la paix et la joie ; il est apparu en effet qu’ils y avaient un peu plus de liberté et surtout un espace vital plus grand. Tous étaient heureux que le temps de l’angoisse soit passé. En voyant le courage qu’ils mettaient à reconstruire leurs installations, j’ai perçu concrètement que la vie était de nouveau plus forte que n’importe quelle force de mort. C’est une grande source d’espérance pour les croyants de sentir ainsi, dans les faits, que Dieu ne les oublie pas mais les accompagne dans leur marche au désert. Jésus lui-même, né dans une étable, réfugié en Egypte, a partagé leur condition. Aujourd’hui encore, la Sainte Famille est à leurs côtés.
L’exode qu’a vécu ce groupe du camp où je travaillais fut, trois mois plus tard, le sort de quelques milliers d’autres du même camp. C’est là une réalité partagée par tous les réfugiés du monde : cette grande dépendance qui les livre au bon vouloir des militaires et des administrations.
Le cœur de la vie d’un réfugié
Ce qui fait le cœur de la vie d’un réfugié, c’est cette instabilité perpétuelle, la dépendance totale et les déracinements successifs. C’est ce climat, dans lequel beaucoup vivent depuis des années, qui blesse profondément la dignité et l’intégrité de la personne humaine. En Asie, « la face », le visage en est le symbole. Leur intégrité est profondément blessée, le visage apparaît dans toute sa nudité, dans toute sa misère, comme un appel à notre responsabilité. Mais que sont donc nombreux les courants qui tendent à neutraliser la force de l’interpellation qu’un réfugié lance au monde actuel ! Que d’efforts pour leur enlever tout visage, toute dignité personnelle : persécutions dans leur pays, froide indifférence de nos pays « libres » ! Un auteur américain, Barry Wain, écrivant sur la situation des réfugiés, a intitulé son livre : « Les rejetés » (The refused). Dans leur cruauté lucide, ces mots expriment ce qui fait le drame de millions de personnes humaines. Entendre leur cri dérange certes, mais, comme chrétiens, pouvons-nous faire la sourde oreille ? Au contact des réfugiés, on voit que le mal, le péché du monde prend la forme concrète de l’exclusion. Envers eux cette exclusion est très visible, mais il est d’autres groupes, chez nous et ailleurs, qui sont victimes de cette même exclusion, sous un forme plus cachée, moins apparente, parce qu’on se donne de bonnes raisons de les écarter. La détresse des réfugiés nous révèle jusqu’où peut aller l’égoïsme, le refus de voir le pauvre qui « a faim devant ma maison ». L’écouter, lui donner droit à la parole, c’est rencontrer Notre Seigneur en eux, lui qui n’a pas dédaigné de naître dans une étable et de partager la condition des exclus et des victimes innocentes.
Témoignage d’un jeune chrétien
Avant de conclure par quelques réflexions sur la vie religieuse, je voudrais donner la parole à un jeune chrétien réfugié. Il a dix-neuf ans et il écrit ce texte à la veille de son transfert dans le nouveau camp.
Il est près de dix heures du soir maintenant. Éclairé par un petit cierge, j’écris pour toi, non point que mon esprit serait clair maintenant, mais parce que je suis profondément troublé et dans la confusion.
Nous venons d’être informés par le délégué de la Croix-Rouge internationale d’une chose importante. Par un certain aspect, c’est vraiment une mauvaise nouvelle : il a été décidé par les militaires, qui ont tout à dire sur nous, que nous devrions tous être transférés dans un autre camp, dans deux semaines environ. Nombre d’entre nous paniquaient et étaient angoissés sur ce qui allait leur arriver dans le futur. Ils ont l’intention de s’enfuir. Mes amis veulent me convaincre d’aller avec eux. Il est difficile pour nous de savoir quelle est la meilleure manière de résoudre ce conflit.
Pour le moment, je me trouve en paix. Je pense qu’il n’y a aucune angoisse à avoir. Dieu est toujours avec moi. Il connaît tout et rien n’est impossible pour lui. Comme je te l’ai dit, je pense que ceci est la meilleure partie de ma vie. Je serais probablement incapable de trouver, dans un pays d’accueil, une place comme celle-ci, où je puisse servir Dieu et mon peuple de la façon actuelle. Et je pense que c’est Dieu qui m’a choisi et qui m’a mis dans cet endroit-ci. Ainsi, je n’ai aucune raison de refuser sa mission et de m’évader pour chercher mon propre bonheur. Je crois toujours dans la force irrésistible de l’amour de Dieu : il choisira la meilleure part pour nous.
« Aussi longtemps que vous ne prenez pas votre croix, vous n’êtes pas dignes de moi » (Mt 10,38).
Quelques réflexions à propos de la vie religieuse
Je voudrais, brièvement, ouvrir une piste de réflexion sur ce que la vie des réfugiés peut nous apprendre pour la vie chrétienne et surtout pour la vie religieuse. Il me semble en effet qu’ils nous encouragent, nous religieux et religieuses de différentes congrégations, à vivre notre engagement avec une profondeur nouvelle.
Nous prononçons les vœux de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, sûrs que c’est ainsi que nous pourrons le mieux suivre le Christ.
J’ai été très frappé de voir comment les réfugiés vivent concrètement et de façon exemplaire ce qui constitue le fond de notre engagement.
Ils vivent une pauvreté réelle, non seulement à travers le dénuement extérieur – vie sans confort, sans superflu – mais surtout dans l’abandon à la Providence. Ils sont tout simplement dépendants de l’aide extérieure pour leur survie. Et nous, de combien de sécurités ne nous sommes-nous pas entourés pour ne jamais être mis en face d’une menace pour notre vie ? La pratique de la très ancienne tradition du jeûne peut nous permettre de refaire cette expérience d’abandon et de pauvreté concrète.
Sans vouloir juger l’attitude morale des réfugiés, on doit cependant souligner que le point sur lequel ils vivent certainement la chasteté, c’est d’avoir quitté père, mère, amis, etc. En faisant leur choix, ils ont dû sacrifier leurs relations les plus précieuses. Envoyés d’un camp dans un autre, ils ne jouissent d’aucune stabilité dans leurs relations, ce qui est un sacrifice énorme et dur à vivre.
Quand nous obéissons à nos supérieurs, nous le faisons dans un but spirituel. Eux doivent obéir à tout pouvoir militaire, qui leur est imposé au fur et à mesure qu’ils avancent dans leur vie. Cette obéissance leur fait faire l’expérience concrète d’une grande dépendance.
En prononçant notre oui en réponse au choix du Seigneur sur nous, sachons que nous sommes soutenus par d’autres hommes, qui, parfois sans connaître le Christ ou sans être appelés à la vie religieuse, en vivent l’essentiel dans leur vie. Comme chacun de nous, ils peuvent refuser ce dénuement, mais celui-ci devient, pour beaucoup, le chemin du salut. En voyant mes confrères dans leurs relations avec les réfugiés, je fus frappé dès le premier jour par une sorte de proximité secrète, qui était d’un autre type que la générosité d’autres volontaires.
Aux congrégations dites « actives », les réfugiés donnent un excellent exemple de mobilité, surtout à la Compagnie de Jésus, pour laquelle la mobilité est l’un des charismes fondamentaux. Un réfugié est constamment appelé à tout abandonner, à s’en remettre humblement à Dieu et à ceux dont il attend nourriture et logement, à renoncer à toute assurance pour son avenir. C’est certainement le point le plus difficile à vivre. La mobilité qu’ils doivent vivre est, dans son essence, la même que la nôtre. Nous savons dans quel état on peut se trouver quand on attend une désignation, un envoi en mission qui n’arrivent pas. Cela nous aide à les comprendre. C’est encore un point qui, vécu dans l’offrande, peut nous rapprocher de ce peuple.
Pour beaucoup d’entre eux, je dirais même pour chacun à son niveau, l’exode devient une expérience spirituelle très forte. Les uns la vivent sans savoir l’exprimer, d’autres la disent en termes chrétiens, d’autres encore dans les mots d’une autre religion. Quand l’homme est dépouillé de ses assurances et de ses sécurités, il devient plus réceptif pour la dimension « verticale ». A voir cette foi et cette confiance simples, on se rend compte qu’il s’agit de plus que de belles idées.
Parfois Dieu parle à son peuple tout autrement que nous ne l’attendions. Souvent nous concevons la transmission de la foi uniquement à travers des livres et des discours. Ce que j’ai vécu avec un réfugié montre que Dieu se sert parfois d’autres moyens. Il avait commencé le cheminement spirituel du Zen quand il dut se cacher pendant deux ans. C’est là qu’il a puisé sa force quand il fut abandonné par ses guides, puis maltraité dans un camp. Arrivé ici, il assista à l’Eucharistie : « Je m’y sens tout heureux, ma tête devient toute claire, je ne sais pourquoi ». Dieu se communiquait à lui à travers la liturgie et l’exemple de quelques chrétiens. C’est cela qui lui donna le goût de lire la Bible.
De par la proximité de vie dont j’ai essayé de donner quelques exemples, le religieux, la religieuse, le prêtre sont, à mon avis, spécialement « équipés » pour les rencontrer en profondeur. Le don de notre vie, nos vœux de religion nous disposent à être attentifs à ce qui fait l’intime de leur vie. Cela vaut également pour ceux qui n’ont pas l’occasion de les rencontrer sur place ou dans nos pays. Il y a une proximité spirituelle entre « eux » et « nous ». Mais, pour celui qui est sur place, sa présence est souvent celle de quelqu’un qui les aide à lire leur histoire comme l’histoire de Dieu avec son peuple. Il les aide dans les discernement concrets à faire, il les aide à relire leur histoire de douleurs dans une perspective de réconciliation avec eux-mêmes et avec ceux qui les ont fait souffrir.
Cette présence pourra utiliser toutes sortes de supports – service de santé, d’éducation... –, mais sans jamais s’y arrêter. Pour moi, le religieux ou la religieuse est, par excellence, celui ou celle qui peut devenir leur ami. Par nos vœux en effet, nous sommes plus libres d’entrer dans ces contacts profonds. Quand on sait que les souffrances de ce peuple se situent dans les cœurs plus encore que dans les corps, cela peut orienter notre mode de présence. Nous serons ainsi ceux qui se font tout à tous, ceux qui, par vocation, ont reçu la mission d’écouter et de parler. Cela est vrai pour tout chrétien, mais nous religieux, nous devrions pouvoir le vivre avec plus d’intensité.
Par notre écoute, nous serons amenés à transmettre la voix des sans-voix. A notre tour, nous deviendrons réfugiés : accueillis et rejetés comme eux, comme Notre Seigneur.
Dans des milieux non chrétiens – c’est la majorité des cas –, notre présence sera une présence cachée, où la charité chrétienne sera parfois notre seule expression possible. Quand nous pourrons gagner leur amitié, cela fournira un excellent terrain pour transmettre ce dont nous vivons ; parfois sans mots « étudiés », mais par une simple proximité. Dans une communauté chrétienne, le prêtre aura le grand devoir de rendre le Christ corporellement présent au milieu de son peuple, qui en a un si grand besoin.
La vie des réfugiés est un encouragement à notre vie religieuse, elle est non moins un défi : oserons-nous être le compagnon de Jésus réfugié, de Jésus injustement traité ? La prise de conscience de ce que vivent les réfugiés peut nous encourager et nous inviter à mener notre vie religieuse avec une profondeur nouvelle et surtout, peut-être, de façon plus concrète, plus réellement proche des exclus par tout notre mode de vie. Notre pauvreté, notre chasteté, notre obéissance ne resteront évangéliques et ne garderont leur force d’interpellation que si elles nous rendent proches des pauvres de notre temps.