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La sécularité, élément de la vie religieuse selon la pensée du P. Honorat Kozminski (1829-1916)

Pauline Brzozowska

N°1984-5 Septembre 1984

| P. 296-310 |

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Église de Pologne, alors en butte à la persécution religieuse, a joué un rôle important dans la prise de conscience par le laïcat de sa mission au sein de l’Église. L’un des principaux agents de cette évolution fut un capucin, fondateur de nombreuses congrégations de « vie cachée » : leurs membres étaient appelés à unir l’essentiel de la vie religieuse avec la présence au sein du monde. Ces pages expliquent comment le P. Honorat concevait ce genre de vie, nouveau à l’époque, et montrent brièvement quelles sont les ressemblances et les différences avec ce que réalisent aujourd’hui les instituts séculiers.

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Le témoignage d’une vie évangélique en plein monde, essentiel à la profession chrétienne, est aussi ancien que l’Église elle-même, non moins que l’exigence de l’apostolat, urgée en notre siècle de déchristianisation. Le mouvement actuel qui tend à opérer une synthèse vivante et vitale entre les éléments de la vie religieuse et ceux de la vie séculière stimule les laïcs à suivre de plus près l’Évangile. L’essor des instituts séculiers peut être considéré comme l’une des étapes de cette prise de conscience. Celle-ci reçut sa consécration officielle à Vatican II et elle est fort bien exprimée dans la rédaction du numéro 33 de la Constitution Lumen gentium, qui est sans doute le résultat de plusieurs années de réflexion sur la vocation universelle à la sainteté.

Dans cette prise de conscience actuelle par le laïcat de son rôle au sein de l’Église, il est juste de reconnaître la part que joua, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Église de Pologne, alors en butte à la persécution. Les initiatives d’un capucin, le Père Honorat Kozminski [1], contribuèrent à rassembler des religieux et des laïcs dans la voie de la perfection évangélique en vue d’une action apostolique. Le Père fonda trois congrégations religieuses de type « classique » et plus d’une vingtaine de congrégations clandestines, dites de « vie cachée » (ces dernières, entre 1874 et 1895). Ces congrégations se mettaient au service des pauvres, des enfants et des adultes dans les divers milieux, ce qui valut au fondateur la réputation d’un homme d’action sociale.

Les congrégations de vie cachée avaient une structure complexe. Dans presque toutes, les membres se répartissaient en trois catégories : membres de vie commune, membres unis, membres associés. Ces derniers, simples tertiaires séculiers, ne prononçaient pas de vœux, mais se contentaient de participer aux activités apostoliques de la congrégation. Les membres des deux premières catégories, eux, appartenaient proprement à la congrégation et se liaient à elle par des vœux. Ni les uns, ni les autres ne portaient l’habit religieux. Les membres de vie commune vivaient sous le même toit, en évitant toutefois de donner l’impression d’un couvent ou de laisser soupçonner la vraie raison de leur cohabitation. Les membres unis, qui, dans l’idée du fondateur, représentaient la pierre d’angle de chaque institut, demeuraient dans leur famille ou avaient leur domicile personnel.

L’originalité de l’entreprise consistait à intégrer les éléments de la vie laïque dans les structures mêmes des congrégations ainsi mises sur pied. Le Père Honorat écrivait à ce sujet : « Voici l’idée maîtresse qui a présidé à la fondation de ces congrégations : mettre dans le monde des âmes consacrées à Dieu et pénétrées d’esprit religieux [2] » L’union entre les exigences de la vie consacrée et la présence aussi active que discrète dans tous les secteurs de la vie du monde était rendue possible par ces nouvelles formes de vie religieuse. De plus, cette action du fondateur fut à l’origine d’un phénomène bien moderne, l’union de religieux et de laïcs dans une commune aspiration vers la perfection évangélique et dans un apostolat commun visant à la prise en charge totale d’un devoir apostolique par divers moyens et grâce à diverses possibilités, L’apparition de ce genre de vie consacrée avec sa nouvelle structure marque une date que l’histoire des Ordres religieux retiendra très vraisemblablement. Une telle « révolution » religieuse, très en avance sur les conceptions courantes dans l’Église de ce temps-là, était si neuve que le fondateur lui-même, malgré des intuitions exactes que l’avenir allait reprendre à son compte, manquait du vocabulaire adapté pour traduire ses idées en la matière. Il a fallu attendre notre époque pour que s’élabore de façon adéquate la terminologie du laïcat consacré. A partir de la Constitution apostolique Provida Mater de Pie XII, instituant en 1947 les instituts séculiers, les documents de l’Église et les allocutions des Papes fournissent à la fois les termes juridiques et les commentaires qui révèlent la profondeur évangélique d’une telle vie. Il apparaît dès lors légitime d’exprimer la pensée du Père Honorat, sans crainte de la trahir, en utilisant la terminologie mise au point depuis lors par l’Église. Il sera plus aisé ainsi de confronter les idées du Père Honorat avec celles des fondateurs et des législateurs d’instituts séculiers et de faire apparaître les ressemblances et les différences, compte tenu de la diversité des époques et des mentalités.

La naissance de ce nouveau type de vie religieuse en terre polonaise, vie caractérisée par l’absence de signes extérieurs (habit religieux et vie commune) fut la conséquence de la suppression des Ordres et congrégations dans le royaume de Pologne après l’insurrection de janvier 1863 [3]. Ces circonstances apparurent providentielles au Père Honorat, qui y vit l’appel à faire naître la vie religieuse clandestine. Il estima que le temps était venu, pour « les exemples de la perfection chrétienne, jusqu’ici enfermés dans les cloîtres, de sortir de leurs cachettes et d’apparaître au monde comme n’étant pas toujours inaccessibles ». Dieu étant, aux yeux du Père Honorat, l’auteur de la vie religieuse, celle-ci ne pouvait pas disparaître, car, sans elle, l’Évangile serait en quelque sorte tronqué. C’est pourquoi le Capucin prit soin d’instaurer cette vie en milieu laïc. Il démontrait ainsi qu’on peut accorder les devoirs familiaux et sociaux « avec l’accomplissement des commandements de Dieu et de l’Église, avec la morale chrétienne et même avec la pratique des conseils évangéliques ».

Prenant en compte les mutations de la société et leurs répercussions sur les activités caritatives, notamment la sécularisation des institutions en faveur des pauvres et des malades, le fondateur comprit la nécessité de « séculariser », avec approbation de l’Église, Ordres et congrégations afin de prévenir une autre sorte de « sécularisation », celle que tendait déjà à imposer un monde marqué par l’athéisme.

La genèse des congrégations de vie cachée, assurant la consécration à Dieu de personnes vivant en plein monde, fut un processus complexe. Paul VI, parlant de la naissance des instituts séculiers [4], l’a caractérisée comme la recherche d’une synthèse entre deux éléments : la consécration de la vie selon les conseils évangéliques et les responsabilités temporelles, la présence en plein monde afin de transformer celui-ci comme de l’intérieur. On constate une grande parenté entre le point de vue développé par Paul VI et les intuitions du Père Honorat, même si ce dernier ne parle nulle part de « synthèse ». Conscient de la nécessité d’une certaine « sécularisation » des Ordres en vue d’un témoignage évangélique qui soit à la portée des gens du monde, le Père Honorat a réalisé concrètement cette synthèse. Le besoin de celle-ci allait alors croissant et le Père Honorat eut « le flair » de s’en apercevoir. Le présent article s’intéressera surtout à l’harmonisation des éléments de la « sécularité » avec ceux, décisifs, qui constituent l’essence de la vie religieuse. Cette harmonisation fut pleinement réalisée en territoire polonais, à la fin du XIXe siècle, par le fondateur de ces nouvelles congrégations.

Un nouveau genre de vie religieuse

Pour découvrir la synthèse réalisée par le Père Honorat, il nous faut d’abord prendre connaissance des éléments de celle-ci tels qu’il les voyait : la vie religieuse d’une part, la sécularité de l’autre.

La vie religieuse selon la pensée du Père Honorat

Pour l’essentiel, il retenait la définition de la vie religieuse telle que théologiens et canonistes la donnaient traditionnellement : « un état de vie stable institué et approuvé par l’Église et dans lequel on tend à la perfection par la pratique des vœux de pauvreté, obéissance et chasteté ». Toutefois, le Père Honorat va intégrer à cette conception classique une vision personnelle, dont la connaissance est très importante à notre propos.

Le souci d’obtenir de l’Église l’approbation explicite des nouvelles congrégations ne tient pas seulement à l’esprit filial du Père Honorat envers la Sainte Église ; il visait surtout à assurer aux communautés une base juridique solide. Par le décret Ecclesia catholica du 11 août 1889, le fondateur obtint, sinon une approbation générale (tout à fait exclue des usages canoniques), au moins l’affirmation de principe que des congrégations de ce type pourraient être approuvées à l’avenir. Le comportement du fondateur dans ses démarches pour une reconnaissance comme institut religieux est très révélateur de ses convictions. Lui-même avoue avoir d’abord éprouvé une certaine déception à la publication de ce décret. Il attendait autre chose. Après réflexion, il en vint à la conclusion que la solution adoptée par la Sacrée Congrégation était plus avantageuse pour le développement futur des congrégations cachées. Le Père Honorat avait en effet espéré les voir reconnaître comme « congrégations religieuses » proprement dites. Or le décret les classait parmi les « congrégations séculières ». Cette réaction montre bien que le Père Honorat, qui avait audacieusement introduit les éléments de la « sécularité » dans ses fondations, souhaitait néanmoins qu’elles soient reconnues comme de vraies congrégations religieuses. À l’époque, on n’envisageait pas d’autres possibilités de mener une vie consacrée à Dieu. On pourrait dire qu’il devait donc penser de même. Toutefois, le commentaire que le Père Honorat donne du décret est révélateur de sa vraie pensée. Il accepte la solution donnée par l’Église et prend en même temps conscience du fait que, si les congrégations cachées avaient été classées parmi les institutions religieuses d’alors, elles auraient couru un réel danger : elles risquaient d’être par la suite dénaturées, de perdre leur caractéristique propre, la présence au monde. Il pressentit qu’il aurait bien du mal à obtenir les dispenses nécessaires pour sauvegarder cette présence au monde. Ainsi, la solution adoptée par l’Église s’avérait finalement plus conforme à l’inspiration profonde et à l’idée centrale du fondateur : « Il ne s’agit pas d’un titre, écrit-il, mais de la réalité que nous tenons déjà quand l’Église est informée de tout et permet de faire des vœux privés, c’est-à-dire d’accomplir tout ce qui est propre à une vie consacrée à Dieu, mais en même temps déchargée des obligations qui, dans la situation présente, rendraient plus difficile le développement de cette œuvre ». Comme on peut le constater, le maintien des éléments de vie séculière et le classement des congrégations cachées comme « séculières » n’atteignait, aux yeux du fondateur, que la structure extérieure ; le fond restait un véritable esprit religieux. Peu lui importait dès lors la place occupée par ses congrégations dans la nomenclature officielle, l’essentiel était ailleurs : dans la manière dont vivraient leurs membres et dans l’esprit qui les animerait.

Bien des réflexions du Père Honorat montrent que, pour lui, la synthèse des éléments de vie séculière avec ceux de la vie religieuse n’est pas entièrement neuve, mais constitue une continuation de la vie religieuse sous une nouvelle forme. Le fondateur de la « vie cachée » a disposé ces éléments dans une nouvelle proportion, différente cependant de celle que nous découvrons dans les instituts séculiers. Examinons la manière dont le Père Honorat applique à ses instituts la définition de la vie religieuse que nous avons citée ci-dessus : « ... tendant à la perfection par la pratique des trois vœux ». Il souligne souvent dans ses écrits que les trois conseils évangéliques constituent l’essence de la vie religieuse. Toutefois, il ne cesse d’expliquer à ses fils et filles spirituels que leurs vœux privés leur permettent de réaliser cette condition posée par le droit ecclésiastique, même si l’Église, pour un certain nombre de motifs, a classé les congrégations cachées parmi les congrégations séculières. Les institutions du Père Honorat portaient en elles le germe des instituts séculiers (au sens moderne du terme), mais il y avait un décalage entre elles et les conceptions courantes de son temps en ce qui concerne la vie consacrée. Le fondateur mettait l’accent sur la consécration intérieure, que ne peut enlever aucune classification juridique. Aussi, en dépit de la place assignée par l’Église à ces congrégations cachées, celles-ci gardaient l’essentiel de la vie religieuse : « Celle-ci ne change pas, mais reçoit une nouvelle forme ».

La « stabilité de vie » requise par le Droit était également une caractéristique de ces congrégations puisque frères et sœurs, au bout d’un certain temps, prononçaient des vœux perpétuels. La définition de la vie religieuse retenue par le Père Honorat ne mentionne pas la vie commune, mais celle-ci ne faisait pas défaut, malgré les apparences. Le Père Honorat s’en explique en montrant comment ses congrégations réalisent à leur manière cette exigence, même dans le cas des frères et des sœurs qui vivent chez eux. En se référant à l’opinion des canonistes, il rappelle que les ermites et les missionnaires isolés n’en sont pas moins religieux dès là qu’ils vivent sous une règle et sont soumis à des supérieurs communs [5]. Ce fait distingue les religieux des personnes séculières qui tendent à la perfection chrétienne, constate le Père Honorat. La vie commune n’est pas absente des congrégations cachées, car les « membres unis », appliquant la manière de faire prévue par la règle du Tiers Ordre, obéissent au supérieur ou à la supérieure de leur région, et ce, en vertu de leur vœu privé d’obéissance. Dès lors, on ne peut donc dire que les membres qui travaillent et vivent séparément sont en dehors de la vie commune, laquelle peut comporter divers degrés.

Selon le fondateur, l’opinion traditionnellement reçue dans l’Ordre franciscain venait appuyer son avis. Elle s’exprimait comme suit : les tertiaires, en vertu des décrets pontificaux, constituent « un saint et véritable Ordre, différent de toutes les confréries et supérieur à elles, Ordre ayant sa règle, son habit, son noviciat, sa profession ». Le Père Honorat classe les tertiaires cachés parmi les tertiaires réguliers, tant cloîtrés (Bernardines) que conventuels (Sœurs de Saint-Félix). Conformément à cette opinion, il pouvait écrire que saint François d’Assise a instauré « la vie religieuse au sein des familles, comme c’était le cas dans les premiers siècles de la chrétienté ». Juridiquement, le Tiers Ordre est compté par l’Église au nombre des associations séculières ; c’est seulement au regard d’un certain style de vie, de certaines coutumes ou structures qu’on lui attribue le nom d’Ordre. Le Père Honorat voulait tirer de ce fait une conclusion plus contraignante, car il cherchait la solution de ces problèmes de classement au niveau de la vie intérieure plus qu’à un plan purement juridique. Pour lui, l’élément spirituel l’emportait sur les considérations juridiques. Il comptait d’ailleurs, après une période probatoire, sur une décision ecclésiastique plus ferme et plus complète.

Une remarque du Père Honorat vient confirmer l’idée qu’il se faisait de la vie religieuse : « La vie religieuse ne consiste pas dans l’habit, ni dans le couvent, ni dans une vie menée à l’écart, ni dans la multiplicité des exercices et des pénitences, mais dans l’aspiration à la perfection par le dépouillement du cœur et l’accomplissement des conseils évangéliques ou des trois vœux essentiels ». Or, en ce temps-là, les trois vœux et la pratique des conseils semblaient l’apanage exclusif des formes traditionnelles de la vie religieuse. Et l’on ne concevait pas celle-ci sans ses signes extérieurs : habit, couvent, vie commune ininterrompue. Le Père Honorat a dissocié ces éléments et n’a retenu que l’essentiel de la vie religieuse : c’est en cela qu’il est novateur. Les vœux, même simplement privés, suffisaient, à ses yeux, à procurer l’essence de la vie religieuse.

La sécularité

Après avoir pris connaissance des éléments de vie religieuse entrant dans la synthèse réalisée par les nouvelles formes de vie religieuse conçues par le Père Honorat, regardons maintenant les éléments de « sécularité » qui lui donnent son originalité. La structure typique de ces instituts visait à réunir des personnes consacrées à Dieu et aspirant à la perfection chrétienne sans cesser de vivre dans le monde ni adopter de signes extérieurs de cette appartenance. Une telle façon de vivre exigeait un modèle spécifique d’organisation. C’est pourquoi les membres étaient répartis en plusieurs catégories, comme nous l’avons dit ci-dessus. Le présent article insiste surtout sur les « membres unis », que le fondateur considérait comme des religieux authentiques, bien que leur façon de vivre ne se différenciât guère, pour l’extérieur, de celle des laïcs. Nous dirons un mot ensuite des éléments de vie laïque présents chez les membres de vie commune.

Dans les congrégations honoratiennes, la sécularité consiste avant tout dans la clandestinité de la consécration à Dieu [6]. Les « membres unis » (frères ou sœurs), habitant dans leur famille ou vivant seuls, étaient tenus de garder le silence sur leur vocation, leurs vœux, leur appartenance à une communauté religieuse. Les membres de vie commune eux aussi devaient cacher le vrai motif de leur cohabitation. Le plus souvent, ils se présentaient comme les membres d’une société de bienfaisance travaillant ensemble pour aider les pauvres et les malades. Évidemment, cette clandestinité avait pour corollaire nécessaire l’exclusion de tous les signes habituels de la vie religieuse : costume, couvent, exercices ordinaires de la vie en communauté. Dans les constitutions des diverses congrégations, le fondateur a donné une certain nombre de prescriptions sur ces points : « Les Sœurs ne se distinguent des personnes de leur milieu ni par le vêtement, sa couleur ou sa forme, ni par leur comportement ». Ces prescriptions concernent tous les membres, qu’ils soient « de vie commune » ou « unis ». Dans sa prudence, le Père se refusait systématiquement à fixer le moindre détail, vestimentaire ou de comportement, car il prévoyait que la mode pourrait changer rapidement. Dans la correspondance entre le fondateur et les cofondatrices, on peut observer une sorte de « lutte », car ces dernières, au début, avaient peine à comprendre la pensée du Capucin. Elles tenaient la clandestinité pour une situation provisoire, momentanée, occasionnée par les persécutions ; elles aspiraient plus ou moins à devenir de « vraies » religieuses et avaient tendance à organiser les maisons sur le modèle des anciens couvents.

Dans ces congrégations, la vie commune était spécifique, nous pouvons nous en douter. Le problème se posait en termes différents pour les membres de vie commune et pour les membres unis. Ces derniers vivaient sous la même règle que les autres et ils obéissaient aux mêmes supérieurs, comme le font les ermites vivant dans l’orbite d’un monastère ou les missionnaires isolés en brousse. Le fondateur avait mis au point l’organisation de cette vie en s’appuyant sur l’opinion des canonistes [7]. Dans sa pensée, les maisons de vie commune avaient un rôle spécial à jouer. Chaque province devait comporter au moins une maison « où, sous le couvert d’une institution quelconque, les membres de la congrégation qui n’en sont pas empêchés habitent en commun, maison qui, à l’ordinaire, sert de lieu de réunion ». Là s’accomplissent certains exercices spirituels ; là aussi, on rencontre les supérieurs. Ces maisons devraient servir de foyer aux « membres unis » ; aux yeux du fondateur, c’était même leur principale raison d’être. En conservant de cette manière une certaine part de vie commune, permanente pour quelques-uns, occasionnelle pour la plupart des membres, le fondateur pensait qu’il gardait un élément important de la vie religieuse tout en maintenant le caractère de sécularité, nécessaire à l’influence chrétienne dans la société.

L’absence de signes extérieurs et la clandestinité de la consécration maintenaient les frères et les sœurs dans un style de vie laïque. L’opinion du fondateur à ce sujet est si explicite qu’il vaut la peine de la citer : « Ils sont des modèles de la perfection évangélique ceux qui manifestent dans notre société et dans le cercle familial, par l’exemple et par la parole, comment on peut, dans le monde, vivre suivant les principes de la perfection chrétienne, concilier les devoirs envers Dieu, le saint Évangile avec les devoirs familiaux, domestiques et sociaux, en se conformant autant que possible aux coutumes et aux manières de faire admises dans le monde, tout en évitant les excentricités, les bizarreries, les exagérations et l’affectation qui se manifestent souvent par une dévotion fausse et exagérée ». Ainsi comprise, la sécularité des membres se manifeste dans la vie et dans l’activité. Les frères et les sœurs « unis » entrant dans une des congrégations cachées conservaient extérieurement leur condition de vie et gardaient leurs relations. Ceux qui s’engageaient à évangéliser leur entourage comme des égaux parmi des égaux ne pouvaient en aucune façon se singulariser par rapport aux gens de leur milieu. « Il s’agissait, a écrit le Père Honorat, de ne pas faire sortir toutes ces âmes de leur situation ni de leur état, mais de donner à chaque état sa propre façon de vivre ». À ceci était lié le principe de la spécialisation des congrégations selon les états de vie, car l’un des slogans du fondateur était que chaque état avait à se renouveler moralement par lui-même [8]. Engagés en plein monde, ces religieux travaillaient dans les diverses professions : fabriques, hôpitaux, bureaux, magasins, etc, autant de lieux qui, pour la plupart, leur restaient jusqu’alors inaccessibles [9]. Sans doute, les frères et les sœurs vivant intégralement la vie commune avaient-ils moins de possibilités que les « membres unis » d’entrer en contact avec le monde. Pourtant, même dans leur cas, le style de vie qu’ils adoptaient dans leurs contacts avec les personnes qu’ils servaient dans les diverses institutions caritatives ne dévoilait pas leur consécration à Dieu. Ils passaient pour des philanthropes séculiers.

Dans les congrégations de vie cachée, la sécularité constituait le moyen spécifique de leur apostolat. Le fondateur a écrit : « Le devoir général (des congrégations) est un apostolat domestique [10] silencieux par l’exemple et un apostolat par la parole pour entretenir la foi, s’opposer courageusement à la persécution du monde, réveiller la piété et rétablir le zèle des premiers siècles de l’Église ». L’apostolat de l’exemple était un devoir spécifique et, en même temps, une conséquence normale du genre de vie des « membres unis ». Ils pouvaient vraiment « démontrer de près au monde d’aujourd’hui, qui est apostat par rapport à la foi et à la morale chrétiennes, l’exemple des principes et des vertus du chrétien ». Le fondateur attachait une grande importance au bon exemple du travail quotidien, de la conscience professionnelle et des autres vertus morales.

L’efficacité de l’apostolat de la parole était accrue grâce à la clandestinité de la consécration à Dieu. L’entourage séculier de ces religieux acceptait plus facilement les conseils, les avis et les remarques de personnes participant à leur infortune et qui, par conséquent, les comprenaient mieux, car elles affrontaient les difficultés de cette vie en esprit chrétien.

Le Père Honorat a indiqué le fondement théologique de ce genre de vie unissant consécration à Dieu et sécularité : son modèle est la vie du Christ et de sa sainte Mère à Nazareth, vie cachée qui ne manifestait à personne leur identité réelle, leur vocation unique, leur rôle dans l’histoire du salut de l’humanité. Dans les ouvrages du fondateur, on trouve de nombreux commentaires du mystère de la vie cachée de Jésus et de Marie : dans sa pensée, c’est elle qui fonde la spiritualité spécifique de ses congrégations. A son avis il était très important d’avoir une intention pure ; aussi croyait-il qu’il faut « cacher ce don, cette grâce au-delà des grâces, qu’est la vocation, pour qu’elle soit un mystère entre nous et Dieu, pour que les éloges des hommes ne souillent pas ce sacrifice, pour qu’on puisse le garder net et sans tache jusqu’à la fin, car il est bon de tenir caché le mystère du roi (Tb 12,7) ».

Jésus-Christ, Dieu fait homme, est aussi le modèle du rapprochement avec le monde : « Le Christ n’évitait pas les gens. Il venait lui-même chez eux sans attendre qu’ils viennent à lui. Chacun avait facilement accès à lui. Jésus se donnait tout entier pour servir les gens, il mangeait et buvait avec eux, il fréquentait les pharisiens et les pécheurs. De même, il a envoyé les apôtres parmi les hommes et ne les a retirés du monde que momentanément, pour qu’ils se reposent un peu et reprennent, dans la solitude, des forces pour le travail au service du prochain ».

Rôle des congrégations de vie cachée dans le monde

Plusieurs motifs entrèrent en ligne de compte dans la création de la « vie cachée ». D’abord, maintenir à tout prix la vie religieuse, que les autorités vouaient à l’extinction. Ensuite, obtenir pour le pays la miséricorde de Dieu grâce aux mérites de la vie consacrée à son service. Enfin, le Père Honorat avait une autre grande idée que seuls des religieux cachés aux yeux du monde pourraient réaliser : placer en plein monde des apôtres de qualité. Il voulait réveiller une ferveur d’Église primitive. Les congrégations honoratiennes ont reçu cet objectif comme but général. On le trouve mentionné dans la plupart des constitutions quand il y est question de l’objectif et des devoirs apostoliques.

Cet objectif puisait son inspiration dans la tradition franciscaine : l’idée de réparer la maison de Dieu à l’instar de saint François d’Assise. Le fondateur a adopté cet objectif pour lui-même et pour ses fils et filles spirituels ; il voulait ainsi continuer d’accomplir l’ordre que le Christ avait donné à François : « Va, répare ma maison ! » Convaincu que l’esprit franciscain est un remède adapté aux maux de chaque siècle, le Père Honorat a ensuite trouvé la confirmation de ses intuitions dans l’enseignement du pape Léon XIII sur le rôle du Tiers Ordre dans l’Église ; c’est pourquoi il insista si fortement sur la formation à l’esprit franciscain dans ses congrégations.

Les autres détails concernant l’activité des diverses congrégations honoratiennes découlent de ces prémisses. Le fondateur croyait que la présence active dans le monde d’un assez grand nombre de personnes consacrées pouvait contribuer à la transformation de celui-ci. Cette transformation devait se réaliser de façon spécifique, car les membres des congrégations restaient dans le monde en vue d’y exercer leur influence comme de l’intérieur. C’est pourquoi leur activité apostolique devait être silencieuse et humble en même temps que dynamique (ce que procurait le zèle franciscain) : elle devait agir à la manière d’un ferment évangélique. Cela consistait avant tout en ce que Pie XII appellera plus tard la « consécration du monde ». Le Père Honorat recommandait à ses congrégations de sanctifier la vie temporelle du monde. Comme modèle d’activité, il proposait la manière d’être des apôtres du Christ et soulignait qu’ils propageaient l’esprit du Christ dans le monde sans rien détruire. Grâce à eux « cet esprit a influencé la transformation d’un monde païen, changeant par son action les rapports humains, les coutumes et le droit, donnant ainsi une base à toute la civilisation chrétienne moderne ». Selon le Père Honorat, le rayonnement de l’esprit du Christ influencerait et assainirait l’ordre temporel : « Donc le secret de la solution de la question sociale chez nous et dans le monde consiste dans un réveil de l’esprit du Christ parmi nous ».

La consécration de l’ordre temporel inclut aussi un rapport au travail. Selon la conception du fondateur, l’activité des religieux cachés ne comporte pas seulement l’apostolat. Nous avons déjà souligné sa valeur d’exemple, mais le Père Honorat relève encore un autre aspect : la nécessité de consacrer le travail. Parce qu’il constatait que la perte du sens du travail selon Dieu était cause de troubles nombreux, il voulut « ennoblir et consacrer le travail » et réunit dans ce but « des groupes de chevaliers du travail, vrais bien que silencieux ». C’était un principe très moderne et très audacieux pour l’époque du Père Honorat. Ses idées unissent un regard optimiste sur le monde et des vues pessimistes, conscient qu’il est de la nécessité de lutter contre le mal dans le monde. Le fondateur a constaté qu’il faut « avec le Christ, prier Dieu le Père pour qu’il n’éloigne pas du monde ces âmes qui lui sont consacrées, mais pour qu’il les préserve du mal ou plutôt pour qu’il éloigne par elles tout le mal du monde ». Répandus dans tous les milieux, les frères et les sœurs de vie cachée se servent de divers moyens d’apostolat pour « consacrer tous les rapports familiaux et sociaux ». « Comme aux missions, ils prennent les manières de vivre des gens du monde et s’infiltrent un par un parmi eux pour les ‘familiariser’ avec la religion et l’Église et les attirer vers elles ».

Attitude intérieure des religieux de vie cachée

Dans la prière citée ci-dessus, où le fondateur demande à Dieu de laisser ses religieux dans le monde, on découvre la conception du Père Honorat sur l’attitude intérieure qu’il inculque à ses fils et filles spirituels. Il ne fait, en vérité, que reprendre la prière sacerdotale du Christ. À partir de cette prière et d’autres paroles du fondateur, on peut formuler comme suit cette attitude intérieure : la volonté d’être présent au monde sans cependant être du monde.

Ces religieux doivent toujours avoir conscience qu’ils sont situés en plein monde, qu’ils ont un rôle à y jouer. Cette conscience exige un vigilance permanente. Ceci rend la vie difficile, mais « endurcit » en même temps la personne.

Leur force, c’est la vie intérieure, l’union avec Jésus-Christ telle que la décrit saint Paul : « Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,3). Le fondateur voulait que les sœurs et les frères tendent à la sainteté par la voie de l’humilité et apprécient la valeur de la vie cachée à la lumière du Ps 44,14 : « Toute la gloire de la fille du roi est à l’intérieur » (même si la traduction de la Vulgate est des plus contestables !). C’est pourquoi la présence dans le monde des religieux de vie cachée n’a de sens que s’ils sont pénétrés de l’esprit religieux. Et comme celui-ci est, en un sens, opposé à l’esprit du monde, ainsi cette vie religieuse consiste en un complet détachement du cœur.

Garder son cœur détaché des biens du monde en se dévouant pour lui en vue d’assurer sa transformation et son salut relève assurément du paradoxe de l’Évangile.

Actualité de la pensée du Père Honorat

L’harmonie réalisée entre les éléments de la vie religieuse et ceux de la sécularité dans la synthèse que représente le projet conçu par le Père Honorat a de quoi étonner. Malgré la nouveauté d’un tel genre de vie dans son contexte historique et bien que le Père recommandât encore aux cofondateurs et cofondatrices d’expérimenter ce genre de vie, son idée était d’une parfaite logique dès le début. Par une sorte d’intuition prophétique, il percevait que les signes des temps annonçaient le futur développement de ce type de vie consacrée à Dieu en plein monde. Il était conscient de l’avènement d’une « nouvelle époque de la vie religieuse ». Mais le temps n’était pas favorable pour une expérience d’une telle audace. Et la chose était rendue plus compliquée encore par l’occupation étrangère du territoire polonais, ce qui rendait difficiles les communications avec la Congrégation des Évêques et des Religieux. Le droit canonique ne prévoyait pas encore un tel genre de vie religieuse. De plus, les esprits n’étaient pas préparés à bien comprendre l’idée du Père Honorat. C’est ce qui explique qu’en 1908 les religieux de vie cachée vivant en commun furent approuvés comme congrégations religieuses à vœux simples. Quant aux « membres unis », ils furent groupés à part et réduits à l’état de simples tertiaires séculiers. Privés de la direction de leur fondateur et du soutien de leurs frères et sœurs de vie commune, ils se sont alors dispersés. Après cette date, l’œuvre du Père Honorat a pris une autre forme, qui ne réalisait plus que partiellement le projet primitif du fondateur.

Les temps ont changé, mais le besoin de la synthèse dont parlait Paul VI est devenu de plus en plus net. L’idée des instituts séculiers correspond aux intuitions et aux tendances du Père Honorat, fondateur d’un nouveau genre de vie consacrée en Pologne. La différence consiste dans l’appartenance ou la non-appartenance à l’état religieux. Canoniquement les membres des instituts séculiers sont reconnus comme personnes séculières. Selon la pensée du Père Honorat, les membres des congrégations qu’il a fondées étaient des religieux proprement dits, les « membres unis » aussi bien que ceux qui vivaient en communauté. Alors que la sécularité est « le trait caractéristique et la raison d’être des instituts séculiers », pour les congrégations de vie cachée, elle est seulement un élément de la synthèse que nous avons décrite.

Doit-on en conclure qu’aujourd’hui le Capucin plaiderait en faveur d’une appartenance à l’état religieux pour les congrégations qu’il a fondées ? La réponse est difficile à donner. Ses affirmations vont tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Il reste que l’idée du Père Honorat, du moins celle des débuts, est entièrement d’actualité aujourd’hui, surtout après le Concile Vatican II, dont l’enseignement renferme bien des points de vue jadis exprimés par le fondateur des congrégations religieuses de « vie cachée ».

[1Le Père Honorat (Wenceslas) Kozminski, capucin de Biala Podlaska, en Pologne (1829-1916), prédicateur et confesseur réputé, avait un charisme spécial pour le discernement des vocations.

[2Les citations sans référence sont traduites des écrits (en polonais) du Père Honorat. Pour plus de renseignements sur l’homme, son œuvre et ses écrits, voir Cl.-Ch. Billot, o.f.m.cap. Honorat Kozminski, Blois, Ed. Notre-Dame de la Trinité, 1983 (cf. Vie consacrée, 1984, 260).

[3Constitué au Congrès de Vienne de 1815, lors du démantèlement de la Pologne, le « royaume » avait été annexé par la Russie. Après la révolte de 1863, religieux et religieuses furent regroupés dans des couvents dits « titulaires », qui n’avaient pas le droit d’accueillir des novices et étaient par là condamnés à disparaître.

[4Paul VI, Allocution aux représentants des instituts séculiers, le 2 février 1972, à l’occasion du 25e anniversaire de Provida Mater ; cf. La Documentation catholique, 60 (1972), 116.

[5Il se réfère à H.-J. Icard, Praelectiones juris canonici in seminario Sancti Sulpitii habitae annis 1857-1859, Paris, Lecoffre, 1859, t. II, 218.

[6Dans la pensée du Père Honorat, les congrégations de vie cachée étaient en quelque sorte l’inverse de la vie cloîtrée. Dans cette dernière, l’oblation de la vie à Dieu était manifeste, mais la pratique des vertus religieuses se cachait au fond du cloître ; dans les congrégations de vie cachée au contraire, les membres sont tenus de cacher le sacrifice fait à Dieu par leur consécration, mais doivent témoigner publiquement des vertus chrétiennes.

[7Cf. l’ouvrage mentionné à la note 5.

[8Provenant des rapports sociaux existant à l’époque, ce slogan explique pourquoi les congrégations de vie cachée devaient se diversifier selon les milieux de vie. Le Père Honorat fonda environ vingt-cinq congrégations. Dix-sept d’entre elles subsistent encore aujourd’hui, dont trois portent l’habit religieux.

[9« De nos jours, la Providence divine crée des congrégations qui... peuvent pénétrer dans les maisons, les familles, les institutions d’enseignement, les manufactures, les fabriques et peuvent y exercer par la parole et l’exemple une influence salutaire, lutter contre le mal à sa source même et agir efficacement pour la rénovation morale de tous les états de vie ».

[10Par apostolat « domestique », le Père Honorat entendait l’apostolat à titre purement privé, tel que peuvent l’exercer les laïcs. Il appelait apostolat « public » ou officiel celui qui revient aux membres de la hiérarchie et au clergé en vertu de leur charge et de leurs fonctions.

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