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L’obéissance dans les instituts séculiers à la lumière de l’obéissance de Jésus

Antonin Motte, o.p.

N°1984-5 Septembre 1984

| P. 311-318 |

Comment les instituts séculiers sont-ils appelés à vivre le conseil évangélique d’obéissance ? Une lecture superficielle du canon 601 dans le Code renouvelé risquerait de ramener leur obéissance à celle des religieux. Voici un exposé, simple et clair, qui précise bien, comme réalisation de l’obéissance, « le respect des médiations » de l’Église et de l’institut, selon les statuts.

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L’obéissance de Jésus a valeur de modèle pour tous ses disciples (Jn 15,10) et spécialement pour ceux qu’il invite à le suivre de plus près, comme les Apôtres et ceux qui marchent à sa suite par la voie des conseils évangéliques de pauvreté, chasteté et obéissance en imitant le genre de vie particulier qu’il a pratiqué lui-même sans l’imposer à tous. De ces derniers le Concile Vatican II a dit « qu’il tient en grande estime leur genre de vie chaste, pauvre et obéissant dont le Christ lui-même est le modèle [1] ».

L’obéissance de Jésus

Jésus a pratiqué en perfection l’obéissance à Dieu qui s’impose à tout homme. Il se veut toujours accordé à la volonté divine : « Je fais toujours ce qui lui plaît. Non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » (Jn 8,29 ; Mt 26,9). Son obéissance est la traduction réaliste de l’amour par lequel il répond, Fils bien-aimé, à l’amour du Père : « Il faut que le monde sache que j’aime le Père et que j’agis comme le Père me l’a ordonné » (Jn 14,31). Pour « demeurer dans l’amour » du Père, en Fils bien-aimant, il faut qu’il « garde ses commandements » (Jn 15,10).

Pratiquement c’est à travers les données concrètes de sa vie que Jésus rejoint la volonté divine, ainsi que chacun le doit. Son obéissance à Dieu implique qu’il se soumette aux autorités légitimes (parents, César, la loi, les autorités juives) ; qu’il tienne compte de son environnement familial, social, culturel, religieux, des mentalités et des mœurs ambiantes ; qu’il subisse les réactions de son entourage, les hostilités juives, la sentence romaine de condamnation. C’est ainsi que saint Paul parle de son obéissance « jusqu’à la mort et la mort de la Croix » (Ph 2,8) et que l’épître aux Hébreux affirme qu’il l’a apprise « par ses souffrances » (5, 8) [2].

Si Jésus donne ainsi l’exemple de la soumission effective à la volonté de Dieu qui répond à la condition commune des hommes, son obéissance a un contenu singulier qui répond à sa vocation personnelle : il doit mener à bien « l’œuvre que Dieu lui a donnée à accomplir » (Jn 17,4) : c’est pour cette œuvre que le Père l’a « envoyé » (expression qui revient plus de vingt fois dans saint Jean) ; c’est à elle qu’il est voué de naissance (« C’est pour cela que je suis né et venu dans le monde » (Jn 18,37) ; c’est elle qui est signifiée par son nom, et qui s’inscrit donc dans son être même de Fils de Dieu fait homme : Jésus veut dire : « Dieu sauve » (Mt 1,21). C’est elle qui commande son genre de vie personnel. Sa chasteté et sa pauvreté, notamment, traduisent sa volonté d’appliquer sans réserve toutes ses forces à l’œuvre du salut ; elles servent également celle-ci, comme déjà son obéissance, en notifiant une échelle de valeurs qui balise le chemin de Dieu et qui condamne les idoles les plus honorées et les plus pernicieuses dont il vient libérer les hommes.

Sa fidélité à sa mission commande ainsi toute sa vie et restreint l’éventail de ses choix. C’est le dessein de Dieu qui lui assigne pour cadre la ville de Nazareth [3] et qui l’engage, à la suite de Joseph, jusqu’à trente ans, dans l’humble vie d’artisan. Sa vocation de sauveur n’exige-t-elle pas d’abord qu’il s’initie en toute vérité à la condition laborieuse des hommes qu’il vient relever ? Et ne faut-il pas qu’en s’adonnant au travail de charpentier il assure l’enracinement terrestre de son œuvre de salut, donnant à la construction de la maison des hommes la valeur d’une préparation nécessaire à l’édification de la cité de Dieu et faisant de celle-ci l’achèvement de celle-là ? Mais, après l’avoir fixé à Nazareth, sa vocation l’en arrache pour un ministère itinérant. Il faut qu’il abandonne son métier et son milieu ; qu’il renonce non seulement à la fondation d’un foyer et à toute recherche d’enrichissement, mais à toute autre activité que le service de la Bonne Nouvelle : « C’est pour cela que j’ai été envoyé » dit-il (Lc 4,43).

Jésus ne perd certes pas pour autant sa liberté d’engagement. « On ne me prend pas ma vie, je la donne » (Jn 10,18). Elle s’exprime même de manière éminente dans son consentement volontaire aux limites que sa vocation impose à sa liberté de choix : c’est lâ que son obéissance culmine, lui méritant sa propre exaltation (Ph 2,8-11) et consacrant son rôle de nouvel Adam, pour le salut de la multitude (Rm 5,19).

La dépendance qu’il observe à l’égard des médiations providentielles, autorités humaines et événements, n’est que l’application pratique – et la vérification – de sa volonté foncière d’accomplir à travers tout l’œuvre à lui confiée par le Père.

L’obéissance dans les Instituts séculiers

Si des chrétiens sont appelés à suivre le Christ dans son « genre de vie » particulier, leur obéissance doit imiter la sienne. C’est dire qu’elle est fondamentalement fidélité à une mission dérivée de la sienne, et, conséquemment, soumission aux médiations concrètes qui conditionnent cette fidélité.

Participant à l’œuvre du Sauveur à un titre particulier

Les Instituts séculiers participent à l’œuvre du Sauveur à un titre particulier. Le propos de « se livrer totalement à l’apostolat » entre dans leur définition, mais aussi leur sécularité (cf. Provida Mater, Lex peculiaris, 1). S’ils ont part comme tout chrétien à l’évangélisation, là n’est pas leur tâche propre. Celle-ci se situe au niveau de l’ordre naturel qu’ils sont appelés, selon les termes de Jean-Paul II, « à prendre au sérieux dans son épaisseur ontologique » pour y établir le bon ordre et y poser les bases du règne de Dieu, y préparant ainsi l’accueil des dons célestes qui doivent mener l’œuvre du salut à son achèvement. Leur mission propre de laïcs prolonge ainsi la vie de travail de Jésus à Nazareth plutôt que son ministère public. C’est aussi la maison terrestre des hommes qu’ils s’efforcent d’aménager selon Dieu, et les longues années passées par Jésus dans son atelier de charpentier le convainquent sans peine qu’ils réalisent ainsi une authentique « suite du Christ ».

Ce qui les distingue sur ce terrain parmi les laïcs chrétiens, c’est la manière dont ils s’engagent en cette forme particulière de service : ils rejoignent Jésus non seulement dans son travail mais dans sa consécration et dans le genre de vie qu’elle implique. Car dès Nazareth il est tout à Dieu, sans autre projet que d’accomplir sa mission de salut : ainsi les membres des Instituts séculiers entendent-ils, à son appel, se vouer tout entiers à leur tâche d’aménagement du monde profane selon Dieu. Ils sont comme les professionnels de ce service : ils lui réservent toutes leurs énergies et leurs ressources ; ils s’y lient de façon stable.

Jésus avait choisi les Douze non seulement pour « les envoyer prêcher », mais aussi « pour qu’ils soient avec lui » (Mc 3,14 ; 5,18) ; les membres des Instituts séculiers ne partagent pas avec les Apôtres leur mission de prédication mais bien leur attachement exclusif et définitif à Jésus. Leur consentement à son appel et aux renoncements qu’il commande les fixe dans un état de consécration apparenté au sien, qui les met tout entiers et pour toujours en l’appartenance de Dieu à un titre particulier.

L’obéissance des Instituts séculiers est, en son fond, la disposition volontaire par laquelle on consent à une telle appartenance et on se voue, à la suite de Jésus et selon son appel, à travailler au salut des, hommes « dans le siècle et par les moyens du siècle » (Primo feliciter, 6).

Le respect des médiations

La réalisation de cet aspect foncier de l’obéissance implique, pour les membres des Instituts séculiers comme pour Jésus, le respect des médiations dont Dieu se sert pour conduire ses serviteurs.

Parmi celles-ci s’en trouvent certaines, à savoir l’Église et les institutions d’Église, qui n’avaient pas à intervenir dans le cas de Jésus. S’il avait à tenir compte, dans l’élaboration de sa conduite, des personnes et des événements, il prenait ses décisions lui-même sans avoir à se référer à une instance humaine qui eût autorité sur lui : il était seulement à l’écoute du Père qui l’envoyait.

Tel n’est pas le cas des chrétiens. Leur participation à l’œuvre du Christ suppose toujours leur insertion dans son Église, sous l’autorité des Apôtres et de leurs successeurs, qui président en son nom au ministère du salut. Quant aux consacrés, religieux ou séculiers, dont la mission et le genre de vie au sein de l’Église revêtent un caractère particulier, la médiation de l’Église à leur égard appelle des institutions appropriées.

C’est ainsi que la médiation des Instituts séculiers conditionne la fidélité de leurs membres à leur mission spécifique. Il s’agit pour eux de s’insérer loyalement dans leur Institut, d’en respecter l’esprit et les statuts : ainsi peuvent-ils bénéficier de l’enseignement, de l’encadrement, des impulsions, du soutien fraternel que chaque Institut organise tout exprès pour favoriser au mieux, en fonction de sa vocation particulière, la marche à la suite du Christ et le service de Dieu et des hommes.

L’engagement par lequel on se lie ainsi à l’Institut « selon les statuts » détermine l’objet propre du vœu (ou de la promesse) d’obéissance, mais celui-ci (ou celle-là) a pour âme l’adhésion à la mission particulière qui s’incarne dans cet engagement et qui lui donne son sens et sa valeur. C’est toute la grandeur du don de soi au Christ qui passe ainsi dans la dépendance acceptée pour son amour, et qui, en même temps, trouve en elle sa garantie.

La sécularité

La sécularité introduit évidemment des particularités notables dans le rôle de l’Institut, et c’est par là que les Instituts séculiers et les Instituts religieux diffèrent tout en impliquant l’un et l’autre une totalité de don.

L’accomplissement des tâches séculières, l’exercice des multiples relations humaines qui prennent place dans la vie séculière, exigent en effet une large liberté d’action. Les circonstances, l’environnement familial, professionnel, social, politique jouent un rôle essentiel dans la détermination concrète de l’action à mener ; les statuts de l’Institut et l’autorité qui s’y exerce n’ont sur elle qu’une action indirecte, ouvrant le plus souvent sur des conduites diverses laissées au choix de l’intéressé.

La dépendance qui subsiste tient en ceci qu’on s’engage à tout le moins à soumettre sa conduite, en ce qui relève des statuts, au regard de l’instance qualifiée de l’Institut, sans pour autant lui abandonner la décision, comme on le fait dans la vie religieuse.

Le sacrifice de liberté sans lequel on ne pourrait parler d’engagement se localise dans cette référence (qui peut être onéreuse même si elle ns dépossède pas de la décision), mais il consiste, plus profondément, dans la fidélité à la mission à laquelle on est lié, comme Jésus à la sienne (mais il n’avait, lui, à se référer à aucun autre regard que celui du Père). La conscience, placée ici plus immédiatement devant sa responsabilité, ne risque pas de se décharger plus ou moins paresseusement sur un ordre reçu ; c’est la grandeur de l’obéissance en Institut séculier, contrepartie d’un autre risque, celui auquel est exposée ici la faiblesse humaine, moins soutenue institutionnellement que dans la vie religieuse [4].

L’Institut ne perd pas pour autant son rôle : il est le serviteur et le garant de la fidélité essentielle à la vocation. Aussi, pour autant qu’on veut bien appeler obéissance la dépendance voulue et vouée qu’implique cette fidélité, on doit tenir l’obéissance pour l’élément le plus déterminant de la vie consacrée [5] : ainsi l’obéissance de Jésus jusqu’à la mort de la croix a-t-elle été l’expression la plus parfaite de sa propre « consécration » (cf. Jn 17,19 ; Ph 2,6-11).

Conclusion

La place des trois conseils évangéliques classiques dans la structure des Instituts séculiers a été mise en question, et la contestation a porté surtout sur le conseil d’obéissance.

Si l’on entend l’obéissance au sens étroit du mot, comme la disposition volontaire qui soumet un sujet aux ordres d’un supérieur humain ou aux prescriptions d’une règle, il faut reconnaître qu’on peut difficilement la considérer comme une des caractéristiques majeures de la vie des Instituts séculiers.

Si, au contraire, ainsi que le Concile Vatican II y invite, on la voit dans la lumière de l’obéissance du Christ, comme la volonté de se conformer en tout et toujours aux exigences d’une mission reçue de lui et participant à la sienne pour le salut du monde, alors elle se situe, comme facteur décisif de la consécration, au cœur même de la vie des Instituts, la dépendance à l’égard des statuts et des responsables gardant la valeur d’un signe, d’une condition et d’une garantie de « suite du Christ » authentique [6].

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[1Cf. Perfectae caritatis, 25. – Lumen gentium, 44 § 3 : « Cet état imite de plus près et représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient ». – Ibid., 46, § 2 : « Les conseils volontairement embrassés selon la vocation personnelle de chacun (...) sont capables d’assurer aux chrétiens une conformité plus grande avec la condition de virginité et de pauvreté que le Christ Seigneur a voulue pour lui-même et qu’a embrassée la Vierge sa Mère. » – Perfectae caritatis, 1 § 3 : « Dans une telle variété de fondations, ceux que Dieu appelle à la pratique des conseils évangéliques et qui en font profession se vouent au Seigneur de façon spéciale en suivant le Christ chaste et pauvre qui, par son obéissance jusqu’à la mort de la croix, a racheté les hommes et les a sanctifiés. »

[2Comprenons bien comment les souffrances et la mort infligées à Jésus représentent pour lui la volonté divine. Elles étaient en fait l’œuvre criminelle des hommes et. comme telles, détestables : Dieu ne pouvait les vouloir. Ce qu’il voulait, ce à quoi Jésus consentait de tout son cœur, c’était l’accomplissement, à travers elles, de l’œuvre excellente du salut du monde.Obéir à Dieu, c’est ainsi vouloir ce que Dieu veut qu’on veuille (cf. Saint Thomas, Somme théologique, Ia IIae, q. 19, a. 10) : cela peut se savoir, tandis que la manière dont les faits eux-mêmes tombent sous la volonté divine nous échappe : nous ne pouvons pas, à partir de l’action humaine, nous représenter le mode transcendant de l’action divine. Tout en professant que rien n’est soustrait à la volonté toute-puissante de Dieu, nous devons dire avec saint Thomas que « dans le particulier nous ne savons pas ce que Dieu veut, et sous ce rapport nous ne sommes pas tenus de conformer notre volonté à la volonté divine ». Ne soyons donc pas dupes du langage anthropomorphique de la Bible. Quand elle attribue à Dieu vie et mort, élévation et abaissement, etc., il ne faut pas plus la prendre au pied de la lettre que quand elle nous montre Élie égorgeant les 450 prophètes de Baal (1 R 18,40), ou Hérode décapitant Jean-Baptiste et revêtant Jésus d’un manteau magnifique (Lc 9,9 ; 23,11) : mode d’expression réducteur, fréquent chez les primitifs, qui fait abstraction des causes secondes pour imputer toute l’action à la cause principale.

[3« Divinement averti en songe », (Joseph) se retira dans la région de Galilée et vint habiter une ville appelée Nazareth (Mt 2,22-23).

[4Il faut noter que ces deux formes d’obéissance tendent souvent dans la pratique à se rapprocher. Car les Instituts religieux de vie apostolique, les Instituts cléricaux notamment, laissent nécessairement à leurs membres une grande liberté de choix ; des ordres précis y sont rares et limités ; c’est la fidélité à la mission et à l’esprit de l’Institut, et donc une discipline très intériorisée et personnalisée, qui constitue alors le plus clair de l’obéissance.

[5On objecte à cette assertion que, l’amour étant premier, c’est le voue de célibat qui est le plus déterminant parce que le plus directement expressif de l’amour. (Voir dans ce sens l’avis d’un expert de la Congrégation dans le texte « Les personnes mariées et les Instituts séculiers », Informationes SCRIS, 2, 1976, 58 ; cf. Les Instituts séculiers, Documents, Rome, 1981, 297, n° 42). Cette manière de penser traduit sans doute le relief psychologique considérable qu’a le voue de chasteté, chez les femmes surtout semble-t-il. Mais l’exemple de Notre-Seigneur contredit cette appréciation : le silence total des textes sur son célibat contraste avec leur insistance sur sa mission et sa soumission à la volonté du Père.Si le célibat est un élément important de la réponse à l’appel de Dieu, il ne touche pas la personne d’une manière aussi large et profonde que l’obéissance, dont l’emprise atteint, par la volonté, la totalité de la vie, englobant ainsi la chasteté elle-même comme la pauvreté. Le célibat volontaire peut d’ailleurs se pratiquer en dehors des Instituts séculiers (et réguliers) : il ne les spécifie pas.Il n’y a donc pas de raison d’abandonner la doctrine, classique depuis saint Thomas d’Aquin, du primat du vœu d’obéissance, et d’autant moins que l’obéissance en Institut séculier est mieux vue, à la lumière de celle de Jésus, comme étant fondamentalement docilité aimante à la mission au service de laquelle il appelle à sa suite.

[6Le sujet ici traité a été débattu à plusieurs reprises dans un groupe d’aumôniers d’instituts séculiers qui se réunit régulièrement à Paris. La présente rédaction a bénéficié des observations reçues et elle a reçu l’accord du groupe.

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