Quelques convictions d’un religieux sur le visage actuel de la vie religieuse
Ghislain Lafont, o.s.b.
N°1984-4 • Juillet 1984
| P. 214-229 |
Au cours de la même assemblée, le P. Ghislain Lafont, o.s.b., a esquissé le visage actuel de la vie religieuse tel qu’il apparaît à un moine bien au courant de ses diverses réalisations. Il décrit d’abord le monde d’aujourd’hui, avec ses oppositions, ses possibilités, ses espoirs, puis le rôle que peut y tenir l’Église en tant que communauté de réconciliation et d’espérance. L’aspect communautaire et le destin missionnaire de la vie religieuse apparaissent alors comme les traits du prophétisme de celle-ci dans l’Église et dans le monde de ce temps.
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Je parlerai peut-être moins de mes convictions sur la situation actuelle de la vie religieuse dans l’Église de France (je suis trop mal informé pour avoir à ce sujet des convictions fondées et fortes) que de mes convictions sur ce que devrait être toute vie religieuse pour répondre aux difficiles défis de ce temps – en France, mais aussi ailleurs.
De ce point de vue, ma première conviction serait qu’il faut essayer de penser la vie religieuse, dans son aspect personnel et dans son aspect communautaire, en fonction de sa signification dans l’Église et de la mission de celle-ci pour le monde des hommes et pour la création. À partir de là, et sans avoir la prétention d’être aucunement original, je voudrais redire quelques convictions sur le monde actuel, l’Église dans le monde, et la vie religieuse dans, l’Église.
Le monde actuel
Qui pourrait dire ce qu’est et où va le monde ? Sans doute faut-il se situer quelque part entre une vision de jugement et une vision d’espérance. Vision de jugement : le caractère irréductible de conflits qui ont une portée planétaire, même s’ils ne se déroulent actuellement que dans de petits territoires, terrains provisoires d’affrontement des grandes puissances, et, d’autre part, l’épuisement et la pollution des ressources naturelles, peuvent nous conduire à penser que, peut-être, nous sommes entrés dans une phase ultime du monde, dans un certain comble du péché qui appelle le jugement de Dieu : perspective d’eschatologie plus ou moins imminente. Vision d’espérance : nous souvenant que, bien des fois, les hommes, d’Église, même les plus grands, ont cru discerner l’annonce de la fin alors qu’il ne s’agissait que de crises de croissance de l’humanité, nous pouvons aussi penser qu’il s’agit ici encore d’une de ces crises qui pourra déboucher sur un certain palier de paix dans les rapports humains, et d’équilibre écologique relatif. Nous serions plutôt alors, d’un point de vue théologique, dans une perspective de création continuée et de salut aujourd’hui donné. Sans doute, n’y a-t-il pas tellement lieu de choisir entre ces deux visions, car l’une et l’autre appartiennent à un regard chrétien sur le monde ; il faut essayer de gérer la vie de l’Église en fonction de ces deux pôles.
Quoi qu’il en soit, quels éléments descriptifs pouvons-nous offrir ? Je voudrais reclasser un peu tout ce qui se dit aujourd’hui sous trois chefs principaux.
Le plan de la communauté internationale
À se placer sur le plan de la communauté internationale, on voit tout de suite les deux grandes oppositions, qualifiées par les points cardinaux, et dont la première est de type plutôt politique, la seconde, de type plutôt économique.
L’opposition Est-Ouest indique deux extrêmes (entre lesquels d’ailleurs se cherchent sans cesse des formes plus nuancées, lesquelles ont bien des difficultés à s’établir et encore plus à se maintenir) : la société libérale avancée, la société socialiste à référence marxiste-léniniste. S’agit-il d’une répartition définitive, les forces en présence permettant d’établir un équilibre de guerre froide ou de peur réciproque ? Un espoir de résolution, de type « social-démocrate », est-il possible ? Il faut aussi prendre en considération que, lorsque les types politiques extrêmes dont je parle actuellement aboutissent à des régimes autoritaires et dictatoriaux, ces régimes, à l’Ouest, finissent un jour ou l’autre par s’effondrer. À l’Est, au contraire, il semblerait que le pouvoir ne soit jamais renversé : quels que puissent être ses abus et ses atteintes aux libertés, tant personnelles que collectives, il se maintient. Il serait intéressant de chercher à savoir pourquoi.
L’opposition Nord-Sud met en relief la distance qui s’aggrave sans cesse entre des sociétés, dites développées, qui sont toujours plus consommantes, et les sociétés qu’on disait naguère « en voie de développement », alors qu’il serait plus juste peu-être de les dire « en voie de non-développement ». Il ne faudrait pas d’ailleurs prendre cette opposition de manière trop grosse et sans y mettre, au moins en ce qui concerne l’avenir, de sérieuses nuances. Si le Sud ne se développe pas, il est beaucoup plus fort, au niveau de son dynamisme démographique que le Nord, – comme si le développement engendrait chez ceux qui en profitent un certain refus de la vie ! Il faut tenir compte aussi du fait de l’émigration, par où les sociétés du Nord reçoivent de plus en plus d’hommes venant du Sud. Tout ceci risque de modifier petit à petit l’opposition peu nuancée qu’on pourrait établir entre le Nord et le Sud. D’ores et déjà se pose, au point de vue de la foi, le problème du progrès de l’Islam, non seulement au Sud, mais aussi, avec ses nuances propres, au Nord.
Quand on réfléchit à ces deux oppositions, un peu massives sans doute, mais qui correspondent à des aspects réels de la communauté internationale, on ne peut être que frappé de l’aspiration à la paix qui semble se manifester de plus en plus, au moins à l’Ouest et au Nord.
Il semble que, pour les jeunes générations, la paix, la non-violence, le désarmement soient devenus des valeurs fondamentales pour lesquelles on veut vivre et, le cas échéant, mourir. Je ne sais si je me trompe, mais je ne pense pas que, dans les générations précédentes, ce souci de la paix et des moyens même drastiques de la poursuivre était si fort et si viscéral. Comme si le mal du monde sécrétait de lui-même son anticorps et que paix et justice soient devenues d’autant plus des valeurs à poursuivre que la société actuelle les bat souvent en brèche. Il y a là sans doute quelque chose de très important pour l’Église et la vie religieuse.
Le plan de l’évolution technique
À se placer sur le plan de l’évolution technique du monde, on est frappé par ce qu’écrivent actuellement les experts sur l’incertitude qui est la nôtre par rapport à une société qui, demain, sera extrêmement informatisée. On prédit un nouveau changement de civilisation et on ne se reconnaît pas en état d’en préfigurer le contour. Ceci conduit à relever combien les civilisations changent vite : celle du pétrole a remplacé celle du charbon, celle de l’atome ; va remplacer celle du pétrole etc... Cette évolution n’est pas sans conséquences pour l’homme ; j’en note deux ici, réservant les autres pour le paragraphe suivant.
Il y a une grande mobilité dans la société industrielle, résultant de la rapidité des mutations, – et il faudrait donc des groupes sociaux (et parmi eux, naturellement l’Église et la vie religieuse) habitués, entraînés à des mutations rapides, à une grande capacité d’adaptation et de réponse.
Mais il y a aussi, tant par la facilité de l’information que par la rapidité des transports, une voie ouverte à la centralisation, car il est toujours de plus en plus possible d’avoir des informations récentes au niveau planétaire et, le cas échéant, de se déplacer pour régler les problèmes, autrefois moins bien connus et laissés, par force, à l’initiative des gens en place localement. Or il semble que centralisation de l’information et du pouvoir et mobilité des institutions sont deux choses qui ne vont pas bien ensemble. Comment gérer cette opposition, pourtant donnée dans les faits ?
Le niveau de « l’âme »
À se placer enfin au niveau de « l’âme », c’est-à-dire du principe de vie profonde qui parcourt (ou ne parcourt pas) ce monde, on peut relever, entre autres, trois caractéristiques :
La société urbanisée et industrialisée sécrète l’athéisme, comme si le tissu social qu’elle constitue ne pouvait nourrir une foi vivante en un au-delà à la fois présent et absent. Inversement, et peut-être par mode de remède spontané, elle sécrète toutes sortes de formes de « sacré », c’est-à-dire d’espaces séparés où on peut vivre ce que le développement ne donne pas, et chercher ce dont les sociétés développées n’ont plus idée. Ce sacré peut prendre bien des formes, depuis l’espèce de mystique qui anime la « nouvelle droite » jusqu’au pullulement des sectes... Il semble que, pour beaucoup d’hommes, la vraie vie doive être cherchée ailleurs ou autrement, ce qui risque d’introduire un divorce assez complet entre deux secteurs non communiquants de la vie concrète ou un refus décidé d’un des côtés du donné.
On pourrait dire la même chose autrement, en parlant d’une expérience assez généralisée du « mal-vivre » : la force des déterminismes et des contraintes, les retombées négatives de l’état social (chômage...), l’ignorance du futur, même immédiat, peuvent conduire à une démission, sous forme de laisser-vivre sans ouverture, ou de refuge dans des états plus ou moins gravement pathologiques, quand il ne s’agit pas de suicide. Le besoin de thérapie, au sens le plus large du terme, de guérison, est très grand, et les espaces d’une thérapie vraie infiniment petits.
Ceci amène à une autre constante, au moins dans l’Ouest-Nord : le besoin de communautés où l’on puisse vivre une expérience de salut et de vie. Parler de communautés, c’est en fait poser le primat d’une certaine expérience de convivance, antérieure à toute théorie, même si, peu à peu, doivent s’élaborer des critères qui permettent à ces communautés de ne pas retomber dans le péril du ghetto ou de la secte. La généralisation du mot « communauté », bien au-delà des espaces proprement religieux ou chrétiens, est probablement signifiante d’une quête profonde.
L’Église dans ce monde
Quel doit être, dans un monde ainsi brièvement décrit, le rôle et la mission de l’Église ? Je voudrais d’abord souligner quelques aspects de l’expérience chrétienne que la situation présente du monde met peut-être plus spécialement en valeur, et dire ensuite quels traits l’Église doit prendre, ou si elle les a, doit manifester, pour être vraiment une espérance des hommes.
Quelques aspects de l’expérience chrétienne
Dans la mobilité où nous sommes, l’Église, du moins, sait la dimension fondamentale du temps : elle sait que nous vivons entre la résurrection du Christ et son retour, et cette conviction dévoile le temps comme vie et comme attente. Comme vie, dans la mesure où le Christ ressuscité est derrière nous et a racheté le temps : on peut donc y vivre et il n’y a pas à gagner un lieu et un temps sacrés, le seul sacré étant dans la réalité de la mort et de la résurrection du Christ et dans la mémoire eucharistique de l’Église. Comme attente, dans la mesure où le Christ n’est pas encore revenu ; mais non pas attente aveugle, car son retour est le sens ultime du temps. Une des tâches actuelles serait peut-être, pour l’Église, de progresser dans cette conjonction concrète du vivre et de l’attendre.
L’Église sait que la racine du mal-vivre vient finalement de l’oubli des deux commandements de l’Évangile, qui constituent ou devraient constituer l’épine dorsale de toute éthique humaine. Et elle sait que la miséricorde de Dieu est toujours prête à remettre l’homme sur le chemin de cette voie éthique fondamentale.
Enfin et surtout, au-delà de ce qu’elle sait (et dont elle doit rendre témoignage), l’Église est Peuple de Dieu, animée par l’Esprit, douée de dons hiérarchiques et charismatiques : elle est donc communauté de salut et son effort primordial est peut-être de vivre vraiment en ce monde, mais dans l’attente du bienheureux avènement du Seigneur.
Quelques traits indispensables
Sans prétendre à être ni exhaustif, ni suffisamment ordonné dans mon propos, j’énumère seulement quelques traits qui me semblent Indispensables à l’être et au témoignage de l’Église aujourd’hui.
Que, pour répondre à l’aspiration générale à la justice et à la paix, l’Église se manifeste, et tout d’abord ad intra, comme une communauté de justice, de paix et de charité. Et plus précisément, l’Église doit être attentive à ce paradoxe de mobilité/centralisation dont j’ai parlé. Au Concile du Vatican, il a été beaucoup question des Églises locales, de la communion, du principe de subsidiarité, et tout autant d’ailleurs, de la responsabilité globale du pontife romain. Comment, concrètement, ces choses, apparemment et souvent en fait opposées et difficilement conciliables, sont-elles vécues ? Dans le même ordre d’idées, qu’est-ce qui est fait pour que, dans l’Église elle-même, l’opposition Nord-Sud soit dépassée et qu’il y ait compénétration, que les ressources (et je ne pense pas seulement à l’argent, ni même d’abord à l’argent) soient partagées ? Ou encore : quelles sont les institutions juridiques qui (dans le nouveau Code, par exemple) garantissent effectivement les droits de l’homme dans l’Église (au niveau où ces droits sont imprescriptibles, dans toute communauté humaine), et comment promouvoir ces institutions ?
Que, pour répondre à la menace effective du mal-vivre, l’Église se manifeste, pour ses membres, comme une communauté ou, mieux, un ensemble de communautés où l’on expérimente le salut, le pardon, la réconciliation, à la fois par les instruments surnaturels (doctrine, sacrements) mais aussi et conjointement à eux (car on ne peut les séparer), par une pédagogie humaine et spirituelle qui, peu à peu, sauve l’homme du mal-vivre. J’insisterais beaucoup sur cette pédagogie, sur ces processus concrets de guérison, sans lesquels ni la doctrine ni les sacrements ne peuvent vraiment, comme on disait dans le langage scolastique, « sortir » leurs effets – non qu’ils soient impuissants –, mais parce que leur dimension de signe, d’acte, de démarche n’aurait aucun terrain pour s’accrocher.
Que l’Église définisse ses objectifs aujourd’hui en fonction de la situation présente, la seule pour nous qui puisse faire advenir le Royaume. Je répète ici des choses si souvent dites : un discernement diversifié des situations et donc des prises de position, par rapport aux événements du monde : le mode d’action ou le jugement de valeur ne sauraient être les mêmes, par exemple, dans un pays où tout le monde, du dictateur à l’esclave, se dit catholique, et dans un pays où, tout au moins, la distinction est claire entre les orientations de base du pouvoir et celles de l’Église. Avec ce discernement, en général, une prédilection accordée aux pauvres, de manière bien concrète (cf. ce que je disais plus haut sur la répartition des ressources). Enfin une quête à la fois prophétique et sapientielle à propos du futur, une vraie puissance d’invention,, grâce à laquelle les hommes, peut-être, seront moins perdus.
En tout ceci, j’ai employé au singulier le mot « Église » ; on ne peut guère faire autrement, mais il faudrait, en un certain sens, que ce singulier laisse transparaître le pluriel, afin que l’universel et la particularité soient toujours vus ensemble et que l’un ne mange pas l’autre.
Parlant de l’Église comme communauté où on expérimente la réconciliation et où on est sauvé du mal-vivre, j’aurais dû mentionner l’œcuménisme. Qui sommes-nous pour prêcher aux hommes le pardon et la paix, si nous ne nous réconcilions pas entre chrétiens ? Je n’ignore pas les difficultés. Mais il faudrait peut-être réfléchir avec attention à ceci : entre les communautés humaines aussi, les ruptures proviennent de raisons doctrinales (ce que l’on appelle les « analyses ») ; parce que l’analyse est différente, on se sépare, voire on se massacre. Venir à bout des divergences qui naissent de l’intelligence théorique et pratique n’est pas une tâche particulière à l’Église. Toutes les communautés en sont là, et on sait bien que les ruptures de savoir entraînent des conflits de pouvoir et vice versa. Ou bien il est possible de demander aux hommes de surmonter cela, avec l’aide de Dieu, mais alors commençons par le faire ; ou bien, ce n’est pas possible, et nous ne le faisons pas ; mais alors renonçons à inviter les autres à le faire, car leurs difficultés, sur ce plan, sont bien, mutatis mutandis, les nôtres.
La vie religieuse dans l’Église
Il faut relever comme un fait le surgissement dans l’Église, et spécialement aux époques de crise, de communautés qui incarnent de façon assez radicale le témoignage et la mission de l’Église pour cette époque et qui constituent pour le Peuple de Dieu des centres vivants – tout en partageant d’ailleurs les forces et les faiblesses du temps où elles vivent. Ces communautés sont, dans un sens très large du terme, les communautés religieuses. C’est d’elles qu’il nous faut parler maintenant.
Disons d’une manière générale que les communautés religieuses, dans un temps comme le nôtre, sont ou devraient redevenir des lieux de prophétisme concret, à la fois par la pureté de l’idéal évangélique et du combat pour celui-ci, d’une part, et l’adaptation de leur mission à la conjoncture où nous vivons. Je voudrais essayer de voir ce que cela comporte, d’abord pour les communautés en elles-mêmes, puis pour leur ouverture au dehors.
Aspects internes de la communauté religieuse
Il me semble que l’expérience actuelle de la vie religieuse est celle d’un paradoxe assez fort : d’une part, il y a un appel sans concession au radicalisme évangélique et une prise de conscience nette d’une mission urgente – et ceci s’exprime de façon souvent admirable dans les rédactions des Constitutions (et qu’on ne dise pas qu’il s’agit là de théorie ! Bien sûr, il y a une part d’imagination spirituelle, mais celle-ci est nécessaire et disons, plus largement, qu’il ne semble guère possible d’écrire des textes pénétrés d’idéal évangélique, si ceux qui les écrivent ne vivent pas déjà quelque peu cet idéal). Mais, d’autre part, il y a peut-être davantage qu’auparavant (à moins que ce soit seulement maintenant qu’on en prend davantage conscience et qu’on ne recule pas devant l’évidence) de réelles blessures, de vraies fragilités, qui n’affectent pas seulement les personnes mais peuvent se répercuter sur les communautés ; ces blessures et ces fragilités sont simplement le signe de l’appartenance des religieux au « mal-vivre » de notre temps ; il faut les prendre comme des réalités et compter avec elles.
Le paradoxe à gérer est donc celui d’une perception peut-être renouvelée et purifiée de l’Évangile, et d’un constat plus net de faiblesse ; à la vérité, on retrouve là les termes mêmes de saint Paul, ce qui peut nous encourager ! La communauté devra donc d’abord être pour ses membres le lieu de l’expérience du salut : du bon combat, de la guérison reçue et donnée. Je crois qu’il faut préférer cette expression « lieu de l’expérience du salut » à celle, plus courante dans le passé récent, d’« école de perfection » : cette dernière formule suggère qu’on passe du bien au mieux (et, comme on le pensait alors, de la condition « commune » à la vie « parfaite »), alors que, en réalité, on passe de la « perdition » au salut. Le monde où nous vivons, et auquel nous appartenons, qui nous oppresse mais auquel aussi nous sommes tentés de nous abandonner, fait de nous et de ceux qui viennent à nous des hommes un peu perdus, un peu « paumés » ; la communauté devrait pouvoir nous faire expérimenter le salut et la guérison. Pas seulement, comme je le disais pour l’Église, moyennant les instruments classiques de la doctrine spirituelle et des sacrements, mais, conjointement avec ceux-ci, moyennant les instruments humains par lesquels l’homme réapprend à vivre et à aimer. Alors, comme le disait le P. de Foucauld, sauvé avec le Christ, on devient aussi sauveur avec lui.
Cette perspective générale entraîne certaines conséquences.
En ce qui concerne la formation à la vie religieuse, je pense qu’il faut trouver les moyens de faire jouer ensemble les éléments du « triangle » fondamental : prière (relation avec Dieu), relations humaines (avec les frères, en tout premier lieu), comportement « économique » (rapport avec les choses), et de les faire jouer dans une perspective à la fois de thérapeutique spirituelle et de promotion de l’homme véritable, recréé à l’image du Christ et pleinement homme par cela même.
L’éducation à l’objet traditionnel des vœux ne doit pas couper ceux-ci des champs réels de l’existence humaine et communautaire. Ce dont il s’agit, c’est, à l’aide des vœux, de retrouver et construire en soi de manière harmonieuse la dimension de transcendance, la dimension « politique », la dimension économique, dans une attention soutenue à la motion de l’Esprit Saint, telle qu’elle peut se révéler au travers de la prière et de l’échange concret de la vie en communauté... Je ne sais pas trop quels mots prendre pour dire de manière équilibrée ce que je pressens ici et expérimente moi-même, tandis que je le vois vivre à d’autres. Disons que, au niveau de la formation comme de la vie, le paradoxe paulinien de la force et de la faiblesse, l’expérience fondamentale du salut par le Christ vivant dans la communauté, l’intuition d’Irénée que la « gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » et bien d’autres choses de ce type définissent en quelque sorte les coordonnées de ce qu’il y a à être et à faire.
Une seconde conséquence concerne ce qu’on pourrait appeler les rythmes et les formes de l’appartenance à une communauté. Nous avons connu, dans un passé encore récent, des communautés plutôt grandes, où le modèle de vie était vraiment identique, soit à l’intérieur de la même communauté, soit d’une communauté à l’autre. Et dans le même temps où on vivait ce mode de vie identique, il pouvait y avoir (au bon ou au moins bon sens du terme) une réelle solitude, dans la vie personnelle ou dans le ministère apostolique ; il y avait plus ou moins (et parfois plutôt moins que plus) de partage et d’échange sur les expériences effectives de prière et de mission. Ces grandes communautés demeurent encore, surtout quand elles sont liées à des institutions encore fortes, mais elles cherchent des moyens de se décentraliser un peu, de se diversifier. de ménager des espaces de rencontre entre les frères.
Cependant un mouvement assez général s’est dessiné en faveur de communautés plus réduites, où la vie soit, peut-être, plus simple et le partage plus effectif. Après les premiers enthousiasmes, elles ont révélé leur valeur vraie d’accueil, de pardon, de communion effective dans la mission mais aussi leurs difficultés propres : l’ouverture et le partage effectifs, l’acceptation des remises en cause concrètes auxquelles chacun est appelé dans sa propre vie, la patience dans les divergences de vue ou les difficultés de tempérament, etc. ne sont pas choses faciles. Peu à peu se sont manifestées quelque nécessités : communion avec d’autres communautés, espaces plus libres pour chacun, renforcement de l’esprit de l’Institut, plus nécessaire peut-être à la cohésion. Se sont révélées aussi les valeurs proprement religieuses de partage avec les plus pauvres : car nos petites communautés sont à la même enseigne que les autres communautés humaines, les familles en particulier, avec lesquelles elles vivent. Nous ne faisons peut-être que commencer à voir les conversions évangéliques où peuvent nous conduire les formes de vie commune qui sont devenues les nôtres. Je voudrais ajouter quelque chose en ce qui concerne les vocations : les institutions fortes et les communautés nombreuses les ont peut-être favorisées, du fait que « l’information » était là, bien visible. Les petites communautés, parfois très enfouies dans le monde où elles vivent, implantées aussi dans des milieux qui sont souvent plus que déchristianisés, fréquentées par des gens qui sont peut-être seulement sur le chemin de la foi, sont moins immédiatement foyers de vocations. Il faudrait, je crois, réfléchir assez profondément à ce problème, et je ne peux qu’indiquer deux directions. La première : si un Institut, du fait de l’implantation très humble de ses communautés dans des milieux pauvres, a peu de vocations de ce côté-là, ne lui revient-il pas de trouver de nouveaux moyens d’information, adaptés aux divers mondes que leurs communautés évangélisent ? C’est ce qui se produit, d’ailleurs, si j’en juge par le nombre de prospectus et de dépliants destinés aux jeunes, invitant à des « marches », à des « chantiers », à des « camps », etc. où ils pourront réfléchir sur leur vie. Suis-je totalement en dehors du réel en pensant aussi à de possibles « stands » sur la vie religieuse, par exemple dans des rassemblements comme ceux de la JOC ? Il y en a aussi à Lourdes.
La seconde réflexion pose peut-être une question plus drastique : quelles sont les réelles promesses de vie de nos Instituts ou de nos provinces ? Je m’exprime maladroitement. Ce que je veux suggérer est ceci : comme il apparaîtra mieux lorsque nous parlerons de la « mission » de la vie religieuse, celle-ci semble avoir un certain caractère d’absolu, de risque, de « fer de lance » ; or, en fait, la vie religieuse « canonique » est, dans son ensemble, une institution puissante, large, douée de moyens. Si elle ne fait pas partie de la « constitution hiérarchique de l’Église », elle fait très largement partie de son institution sociale. Les difficultés actuelles, en ce qui concerne le recrutement (si on peut employer ce mot fort peu charismatique), ne sont-elles pas, peut-être, une indication qu’il faut se ramasser, revenir à des comportements plus exigeants, plus lancés dans l’aventure de la foi et de la croix, plus appuyés sur la seule puissance de l’Esprit ? Les « trois cents hommes de Gédéon »... Je ne fais que poser cette question ; elle n’est sans doute pas susceptible de réponse, mais elle peut donner à penser.
Je voudrais aussi dire un mot d’une catégorie qui s’est sans doute plus ou moins développée récemment : celle des religieux qui vivent seuls. On peut voir dans cette croissance une sorte de conséquence fâcheuse du développement des petites communautés ; la vie commune y étant peut-être plus astreignante, on s’en est peu à peu dégagé, pas nécessairement par lâcheté, mais faute de capacités adaptées. Cependant, dans certains cas (le discernement est ici difficile, mais il faut cependant le faire), n’y a-t-il pas eu la découverte ou l’invention d’un lien original avec la communauté ou avec l’Institut, impliquant des formes authentiques de partage et de vérification, mais assurant, dans le même temps, une certaine liberté spirituelle pour la prière ou pour la mission ? Ou, pour dire les choses en catégories plus canoniques : faut-il toujours et en tous cas tracer une ligne tranchée entre institut « religieux » et institut « séculier » et ne peut-on admettre, à l’intérieur d’un même Institut, des modes d’appartenance et de vie commune divers ? Après tout, si certains membres d’instituts séculiers vivent en commun, sans que cela fasse problème, pourquoi certains membres d’instituts religieux ne pourraient-ils vivre seuls, moyennant, bien sûr, un discernement constant et une révision de vie attentive ? Ce qui est en cause, ici, c’est le moyen de respecter la diversité des appels et peut-être l’urgence de la mission. Je suppose que vous avez tous le moyen de mettre des noms et des faits pour illustrer ou contester ce que j’essaie ici de dire.
J’aimerais enfin dire un mot du lien vital entre nos communautés religieuses et les communautés d’Église, plus largement peut-être les communautés humaines. Ce sont les Églises, au sens fort du terme, c’est l’Église universelle faite de la communion des Églises, qui sont le « lieu de l’expérience du salut » ; la vie religieuse propose et réalise des espaces spécifiques où cette expérience peut devenir très vivante. Mais elle n’est pas isolée, et il est important que, pour sa vérité propre, elle ne soit pas close sur soi ; je veux dire, non seulement pour donner (ce qui semble aller de soi) mais aussi pour recevoir ou, simplement, pour « être-avec ». Partout, où, d’une manière ou de l’autre, est humblement cherchée la guérison et la promotion de l’homme, nous avons quelque chose à recevoir, quelque chose à donner. Nos implantations ne se font pas, en général, dans le désert, et il nous revient de découvrir comment, dans le même espace, le Royaume de Dieu vient aussi, dans la peine et dans l’espérance.
Aspects de la mission
Si nos communautés deviennent ainsi des lieux de l’expérience du salut, au travers de la prière et de la vie fraternelle, elles discerneront en elles-mêmes, puisqu’elles sont faites d’hommes de ce temps qui acceptent de l’être, les chemins de la mission (de même que la mission peut contribuer très efficacement à révéler la communauté à elle-même).
Il faut écouter les appels secrets de la détresse et de la promesse du monde et se porter là où ces appels se font entendre. Appels de la détresse humaine : j’ai parlé de la paix, de la sécurité, un peu à tous les plans ; j’aurais pu parler de l’expérimentation biologique, de tant de secteurs où l’homme semble aller plus vite que lui-même et où il faut des chrétiens avertis. Appels de la détresse spirituelle : tristesse de l’athéisme, refus de donner la vie, difficulté à se situer ; ne nous faut-il pas trouver comment l’Évangile répond à ces appels ? Dans la mesure où nous partageons les mêmes angoisses et dérélictions que nos contemporains, cet effort pour se porter à la limite de leurs détresses est à la fois facile et non dénué de risques réels. Mais précisément la communauté religieuse, dans la souplesse de ses formes, la vitalité de sa prière et de son partage, est adaptée, ou devrait l’être, à prendre ces risques.
Sans doute, la réponse à ces appels secrets du monde doit-elle être trouvée en tenant compte de ce que l’on appelle le « caractère propre de l’Institut », et nous savons les efforts qui ont été faits parmi nous pour retrouver ce caractère au niveau de l’intuition originelle de nos fondateurs. Mais il faut bien souligner que ce retour à l’origine n’a de sens que pour nous aider à préciser notre effort et notre appel présents. Notre tradition est comme un tremplin pour nous faire sauter là où on nous attend ! Elle est un élément de discernement, tandis que, réciproquement, notre attention à la mission présente est un facteur nécessaire à ce qu’on pourrait appeler d’un bien grand mot « l’herméneutique » de notre vie religieuse : si l’attention aux origines peut nous renvoyer à un mode de vie plus conforme au radicalisme de l’intuition de départ, l’attention au présent définit la modalité concrète de ce radicalisme. Ici encore, il y a des risques : le fondamentalisme ou le libéralisme ne sont pas seulement des formes extrêmes dans la manière de prendre l’Écriture Sainte ; ils peuvent jouer aussi dans la manière de prendre nos écritures particulières. Car il y a du danger à frayer une voie de fidélité créative ou, mieux, de créativité fidèle !
La réforme permanente de notre vie religieuse propre, celle de notre Institut, ne peut se faire que dans l’attention à ce qui se passe autour de nous. On a souvent remarqué – et je l’ai moi-même répété au début de cette partie de mon exposé – qu’aux époques de crise correspondent des charismes nouveaux de l’Esprit. Il serait difficile de penser que l’Esprit Saint reste inactif de nos jours où les besoins spirituels et humains du monde sont si pressants. Où donc souffle l’Esprit ? Peut-être le François, le Dominique et l’Ignace de notre temps sont-ils déjà nés et à l’œuvre ! Il ne faudrait pas les manquer, les empêcher de vivre, les jalouser... mais il ne faut pas non plus se tromper sur la personne ! Un certain succès immédiat ne signifie pas nécessairement une perception prophétique ; parmi un certain nombre de mouvements ou de communautés bien semblables, l’un ou l’autre a peut-être ce qui lui permettra de durer. On ne peut pas savoir. Mais, comme dit l’Apôtre, il faut tout accueillir, et sans morosité par rapport à sa propre communauté, sans précipitation, signe d’insatisfaction ; il faut recueillir le plus possible, et donner à proportion. Car les nouvelles plantes qui naissent ont besoin de l’appui des troncs plus solides, même si la sève ne circule pas également dans toutes les branches qui sortent de ceux-ci. On rêve (mais pourquoi ce rêve ne serait-il pas réalité ?) d’une grande communion dans l’humilité réciproque, et d’un grand souffle qui nous entraîne tous et qui ne soit pas autre chose que l’amour partagé pour l’avènement de Jésus-Christ.
Je voudrais enfin dire un mot d’un problème qui demeure toujours important : celui des rapports entre le sacerdoce et la vie religieuse. Il faut, je crois, souligner un péril réel, à l’heure actuelle, pour la vie religieuse, à savoir que, étant donné la pénurie de prêtres, on demande de plus en plus aux religieux d’accomplir des tâches qui sont normalement celles du clergé séculier. Il ne faudrait pas que, peu à peu, la plus grande partie des effectifs religieux se retrouve investie dans les paroisses, les aumôneries, bref toutes les institutions de responsabilité sacerdotale. Car, quelle que soit la noblesse de ces tâches, ce ne sont pas premièrement celles auxquelles les religieux, en règle générale, sont envoyés par Dieu. Dans la mesure où on devrait prendre ce type de tâches, il faudrait que ce soit avec la note communautaire et prophétique qui doit marquer la vie religieuse dans la conjoncture actuelle de l’Église et du monde.
Mais, d’une manière plus générale, je crois qu’il faudrait être attentif à développer, au sein même de nos communautés religieuses, des possibilités de vie laïque. On peut remarquer qu’aux origines de certains mouvements ou instituts religieux, l’ordination sacerdotale n’entrait pas, ou pas nécessairement, dans la perspective, même lorsqu’il y avait service effectif du prochain. Les instituts qui avaient explicitement et de manière déterminée précisé leur caractère laïc l’ont gardé. Ils sont devenus ou restés « Frères ». Mais, progressivement et pour des raisons qu’il faudrait étudier, la plupart des religieux sont devenus prêtres. Cela a-t-il vraiment servi, pour les instituts qui n’étaient pas, dès la fondation, « clercs réguliers », le charisme et la mission propre de l’institut ? Ce n’est pas tellement sûr. On peut remarquer que bien des communautés qui naissent aujourd’hui n’envisagent pas systématiquement le sacerdoce pour leurs membres ; bien plus, dans certaines, il y a, « indifféremment » pourrait-on dire, des laïcs célibataires, des foyers, voire des prêtres. Peut-être la formule est-elle fragile et l’avenir forcera sans doute à des distinctions un peu plus fermes, mais ce ne serait pas un luxe de se mettre à étudier un peu à fond, sur le plan du charisme et de la spiritualité des Instituts, sur celui de leur histoire, sur celui de la place des religieux dans l’Église, la relation ministère sacerdotal/vie religieuse. J’ai cité plus haut ce qui se dit souvent, à savoir que la vie religieuse n’appartient pas à la constitution hiérarchique de l’Église. Mais si tous les religieux, individuellement, et tous les Instituts de par leurs constitutions, appartiennent, par l’ordination, à ce côté hiérarchique de l’Église, est-on sûr que la vie religieuse puisse prendre les risques qui lui sont propres et donner le témoignage engagé qui lui revient ? On peut tout au moins en douter, et cette question est une des questions graves qui regardent aujourd’hui la vie de l’Église.
On peut noter, en passant, que la généralisation du ministère sacerdotal dans la vie religieuse n’aide pas toujours les évêques à considérer la vie religieuse en tant que telle – ce que, parfois, nous leur reprochons, – et peut les conduire aussi à se demander que faire de ces prêtres, dûment ordonnés, mais qui n’entrent pas tellement, d’autre part, dans le presbyterium de leurs diocèses. À moins que, inversement, la mutua relatio soit excellente, mais aux dépens, peut-être, de l’élément proprement religieux de ces prêtres.
Pour résumer, je voudrais seulement reprendre et mettre ensemble quelques expressions que j’ai utilisées au cours de cet exposé : communautés comme lieux de l’expérience du salut ; communautés comme espaces d’attention aux percées prophétiques de l’Esprit dans la conjoncture actuelle du monde ; communautés qui sachent se mettre au rythme de la mobilité du monde actuel, prendre les formes voulues pour être sans cesse capables de se « déplacer », de se restructurer en fonction des appels ; communautés peut-être moins nombreuses, mais plus risquées. Telles sont les « notes » qui me semblent être requises par les « signes des temps ». Il y en a sûrement d’autres, ou, au contraire, peut-être, en ai-je énuméré trop.
Abbaye Sainte-Marie de la Pierre-qui-Vire
F-89830 SAINT-LÉGER-VAUBAN, France