Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Aux captifs, la délivrance

Philippe Landenne, s.j.

N°1984-4 Juillet 1984

| P. 250-254 |

Visiteur de prison depuis plusieurs années, présent aux côtés de deux aumôniers durant deux ans, l’auteur nous retrace son expérience comme une contemplation du mystère de Jésus : c’est lui qu’il s’agit d’aimer. Puissent ces lignes réveiller en nos cœurs l’attention à tous ceux que la justice des hommes n’a pas suffi à restaurer !

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Quand Jésus sillonnait cette terre, il était assurément là pour tout le monde ; il parlait aux riches comme aux pauvres ; il ne mettait pas d’exclusives. Mais lorsqu’il s’adressait aux riches, aux pharisiens, il ne s’embarquait pas dans de grandes discussions théoriques. Plus simplement, il leur montrait un pauvre : « Regarde Lazare, regarde ce pécheur, regarde Marie-Madeleine... » Puis Jésus relisait simplement ces vies humaines mangées par la souffrance mais surtout par tant d’espérance. Le cri du pauvre, c’est la parabole que Jésus utilise pour réveiller la bonne conscience du riche. C’est parce que Jésus aime le riche qu’il met le pauvre sur sa route ; c’est parce que Jésus aime le pauvre qu’il lui donne mission de réveiller le riche.

Je dirais que l’homme qui vit en prison est peut-être la parabole que nous devons contempler pour nous convertir aujourd’hui. Chaque fois que tu viens jusqu’à l’homme en prison, c’est jusqu’à moi que tu viens, dit Jésus. Aussi, si je t’invite aujourd’hui à poser ton regard sur la personne du prisonnier et sur ce monde où il évolue, ce n’est pas par voyeurisme (je pense à tant d’écrits à sensation qui livrent les aspects anecdotiques ou scandaleux filtrant d’un monde tabou qui fascine). C’est plutôt parce que je crois que c’est la pédagogie de Jésus, pédagogie de libération et de réconciliation. Merveilleuse utopie de notre Dieu : « La pierre rejetée est devenue la pierre d’angle ! ». Celui que nous avons repoussé au-delà des murs et des barreaux est porteur des germes d’une société de justice et de paix.

Touche le mystère de l’homme pécheur, à qui certains croient devoir donner la mort (peine de mort physique ou mort psychique de la condamnation) et découvre en son cri la vie !

Ruptures et souffrances

Il est difficile d’imaginer de l’extérieur la somme de ruptures et de souffrances qui écrase celui qui entre en prison.

Il faut d’abord tenter de situer le lieu en essayant d’y appliquer nos sens. Voir les univers carcéraux tels qu’ils sont : les prisons anciennes, vétustes, sans hygiène, les prisons modernes, glaciales, sans âme ; les couloirs interminables à la peinture défraîchie et écaillée, les parois du béton, si gris, si triste ; les grilles, les portes épaisses à l’espion voyeur, les cellules aux murs nus ou couverts de graffiti, les cachots humides et sans lumière ; les préaux où l’on « tourne », et l’on tourne... Puis entendre les bruits : les claquements secs, les grincements déchirants, les cris impératifs, les sanglots sourds, les musiques lancinantes, la vieille cloche de l’« appel », les rires dissonants... Puis sentir les odeurs caractéristiques, l’eau de javel, la promiscuité, les courants d’air crus de l’hiver, la moiteur de l’été sans air... Puis toucher ces vitres froides qui séparent l’homme de son épouse, de son enfant qui lui rendent visite. Goûter encore la saveur âcre de la nicotine, l’amertume des larmes, le faux répit des médicaments. Approcher le vertige, le temps qui s’écoule, minute par minute, seconde par seconde.

Les barrières humaines sont bien sûr les plus douloureuses. La famille, quand il en reste, est souvent au bord de la rupture. Ces longues heures de bus, d’attente pour l’heure de la visite, où l’on rumine l’incertitude du lendemain ; des mois sans se toucher, sans caresses... ; puis l’angoisse matérielle qui vient miner les précieuses minutes de la visite : les factures, les emprunts, les traites... tout cela doit être réglé, même s’il n’y a plus de rentrées. Heureusement, il reste les lettres, si belles parfois ! Barrière entre le détenu et le surveillant. Celui-ci est souvent un homme simple et bon, mais il est parfois ligoté par des consignes forgées dans la peur et la méfiance. Le gardien qui entre en relation de sympathie avec un détenu est suspecté et quelquefois dans une situation très inconfortable. L’ordre et la sécurité restent les deux pôles essentiels autour desquels s’organise la prison. Avec les autres détenus, les amitiés sont très rares. Certes quelques jeunes recomposent à l’intérieur la bande qui était devenue leur lieu de communication dans la rue, mais ces relations de façade ne peuvent masquer de terribles solitudes.

Puis ce monde judiciaire qui leur est si étranger. Un langage, des lois, des enquêtes auxquelles on ne comprend quasi rien. Des avocats parfois presque invisibles, qui « savent » mais n’expliquent pas. Des juges somnolents qui siègent à une inaccessible hauteur. Enfin, le mur qui s’érige entre toute une société qui condamne et celui qui est reconnu auteur d’une infraction. Le poids d’un jugement qui pèsera sur toute une vie (casier judiciaire, perte du logement, du travail,...). Puis, la rupture la plus profonde, la blessure intérieure qui saigne dans celui qui se sait coupable. Certes, le plus souvent, la révolte contre un système de répression voile les questions fondamentales posées à la liberté de l’homme emprisonné et celui-ci voit son agressivité croître malgré lui, malgré ce cœur brûlant et abîmé qui crie en profondeur sa souffrance de n’avoir pu entrer dans l’alliance avec les autres. Car le vrai drame du prisonnier est peut-être celui-là. Il est mis à part. Il est « in-adapté » à une certaine harmonie sociale. On le considère comme la fausse note qu’il faut éviter d’entendre. Admettre que sa place est à l’ombre ? C’est un hallucinant vertige de dépression. On n’a plus besoin de lui et on ne croit plus qu’il est capable d’aimer.

La prison va renforcer un drame intérieur qui n’est autre que le moteur principal du comportement « délinquant ». Il n’est pas simple de rejoindre avec des mots cette tension si profonde. J’apprends jour après jour à la reconnaître.

Les jeunes détenus

La majorité de ceux que j’ai pu rencontrer quotidiennement à la prison sont des très jeunes (18 à 25 ans). Parfois même, ce sont des mineurs d’âge (16-17 ans). Je suis vraiment frappé de sentir la profondeur des dépressions et des désespoirs que connaissent ces gars meurtris que sont par exemple Paul, Eric, Daniel, Serge, José ou tant d’autres. Un monde de larmes, de silence, de cris, parfois d’actes fous, qui touche aux entrailles. Il est souvent tellement difficile pour eux de parler simplement. La vie leur a appris qu’il fallait crier ou poser des gestes violents pour être écoutés ou plus simplement rappeler qu’ils existent. Des vies sans issues à 18 ou 20 ans. C’est un vertige suicidaire qui les a conduits jusqu’à la prison : étouffer l’angoisse profonde par une vie fascinante, sans répit. On n’a pas le droit ou le pouvoir de s’arrêter quand on fuit l’angoisse de n’exister pour personne. Il faut foncer, vibrer, risquer sa vie ! Quand je risque ma vie, je réalise que je suis vivant... Et ce sont les vols, les agressions, ce jeu de provocation et de fuite devant les flics... Quand je me tiens peinard, je ne suis vivant pour personne... et la peur me saisit, je commence à « flipper » et j’étouffe. C’est l’ennui, puis le vide.

La petite délinquance est comme une drogue. La certitude m’envahit que j’en dépends pour survivre et, c’est plus fort que moi, il faut que j’y replonge. Seuls les feux de l’interdit, les lumières fascinantes de la nuit, les sueurs moites des boîtes avec leur promiscuité charnelle réchauffent bientôt celui qui est glacé par l’angoisse et le froid d’une vie anonyme, sans espérance. Jamais, il ne peut dire pourquoi il a fait une « connerie ». C’était presque physique. Le manque ! « J’sais pas pourquoi », mais il a de nouveau froid...

Il n’est pas évident que tous ceux que l’on rencontre en prison vivent cette même tension, mais il est certain que beaucoup sont ainsi marqués. Bien sûr les origines de cette névrose d’angoisse sont nombreuses et partiellement connues : milieux familial, culturel, social, brisés. D’aucuns sont prédisposés à la naissance à vivre cela, dit le psychiatre. On parle des psychopathes. Il y a beaucoup à réfléchir et à étudier... Mais ce que je sais, c’est que je reste chaque fois bouleversé devant ces gars enfermés dans le cycle de la délinquance.

Comment briser le cercle ?

Comment briser le cercle ? En aimant ! C’est le secret de Jésus. Prononcer la parole de guérison : « Toi, tu as du prix à mes yeux. Je crois en toi ». Poser un regard de foi sur celui en qui personne ne croit plus. Aimer envers et contre tout, croire jusqu’à septante-sept fois sept fois que tout est possible. Choisir de restituer la confiance au risque d’être roulé, crucifié dans son cœur. Cela ne signifie pas oublier la souffrance des victimes ; cela ne veut pas dire plonger dans la naïveté ! Plus simplement, il s’agit d’oser écouter avec respect le cri qui jaillit de la vie abîmée et troublée du détenu que je rencontre et la mise en question radicale de notre communauté humaine qu’il signifie.

Bien sûr il y faudra du temps ! Et celui qui n’a jamais été aimé ne croira pas de sitôt qu’il est aimable. Que de fois il me demande : « Mais pourquoi viens-tu me voir ? » Comme si c’était étrange que je me sente bien près de lui, que le monde fuit et repousse. Il est évident également que cela n’a aucun sens d’offrir ma présence à un détenu si je ne deviens pas solidaire de ses problèmes. Et nonante pour cent de mon temps passera en démarches administratives ou matérielles. Comment serais-je crédible si j’ignorais les contingences urgentes et les luttes pour défendre des droits élémentaires ?...

La promotion de la justice est indispensable à l’annonce de la seule parole libératrice : « La gloire de Dieu, c’est que tu sois vivant, debout ». Et je me réjouirai de te voir te relever, un jour, après beaucoup de rechutes possibles, car il te faudra longtemps avant d’avoir étanché ta soif d’affection. Mais alors tu m’auras dépouillé de ma suffisance, tu m’auras brisé dans mes jugements froids, tu m’auras appris un peu à aimer, tu m’auras offert le visage de Jésus.

Avenue Boileau 22
B-1040 BRUXELLES, Belgique

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