Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vivre en communauté fraternelle

André Louf, o.c.s.o.

N°1984-3 Mai 1984

| P. 135-152 |

L’auteur est depuis vingt ans abbé de l’abbaye cistercienne de Sainte-Marie-du-Mont. Il sait ce que signifie vivre en communauté fraternelle. Il éclaire à la lumière de l’Écriture l’expérience qu’il a vécue dans son monastère. En des termes simples, sans prétendre à une étude théologique exhaustive, il nous rappelle la réalité théologale d’une communauté chrétienne et religieuse : au cœur de l’Église, manifestation de la grâce et de la miséricorde de Dieu dans la fragilité et la faiblesse humaines. C’est pourquoi elle est appelée à devenir toujours davantage lieu de pardon, de guérison et de croissance. – Ces pages sont la traduction d’une conférence donnée en néerlandais à des religieux et religieuses de Belgique.

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Introduction

Sauf pour les ermites, la vie religieuse est toujours une vie en communauté. Ce n’est pas seulement une donnée de fait, imposée par les nécessités de la vie pratique, c’est inscrit dans le projet même de notre vocation. La plupart d’entre nous ont découvert l’appel à la vie religieuse au contact d’une communauté concrète qui nous était devenue familière. Dans le comportement de ces hommes vivant ensemble comme des frères à cause de Jésus-Christ, nous avons reconnu ce qui, dans nos cœurs, se manifestait comme une grâce. Pour suivre Jésus, nous nous sommes associés à un groupe de frères. Depuis lors, nous n’avons plus été capables de dissocier ces deux réalités : Dieu et le frère. Le lien avec l’un renforçait le lien avec l’autre : ce que nous faisions pour l’un, nous le faisions pour l’autre. Notre engagement définitif lui-même à la suite de Jésus, notre profession perpétuelle, c’est entre les mains d’un frère, présidant la communauté comme supérieur, que nous l’avons prononcé.

Le nouveau droit canon

Dans le nouveau droit canon, promulgué le 25 janvier 1983, un canon entier est consacré, pour les religieux, à la « vie fraternelle ». Fait notable, il fait suite à ceux qui concernent les trois conseils évangéliques d’obéissance, de pauvreté et de célibat ; ceci donne l’impression que la vie communautaire n’est pas moins importante que les trois conseils et qu’elle se trouve, elle aussi, en relation directe avec l’Évangile. Par manière d’introduction, voici ce texte :

La vie fraternelle propre à chaque Institut, qui unit tous les membres dans le Christ comme en une famille particulière, doit être définie (dans les Constitutions) de manière à devenir pour tous une aide mutuelle afin que chacun réalise sa vocation propre. Qu’ainsi, par la communion fraternelle enracinée et fondée dans l’amour, les membres soient un exemple de la réconciliation universelle dans le Christ (c. 602).

Peut-être ces derniers mots sont-ils les plus importants : « par cette communion fraternelle, les membres donneront l’exemple de la réconciliation universelle dans le Christ ». La communion fraternelle est, dans ce texte, présentée comme une mission explicite, en faveur de l’Église locale et de l’Église universelle.

Un peu de vocabulaire

Toujours en guise d’introduction, faisons quelques remarques de vocabulaire.

Fraterna communia (la communion fraternelle) est une très ancienne expression de la littérature monastique. Quand la vie communautaire proprement dite apparut pour la première fois (d’après les données historiques actuelles, ce fut au IVe siècle, avec Pacôme), le groupe monastique a reçu un nom néo-testamentaire : hagia koinônia, c’est-à-dire la communion sainte, la sainte participation. Le terme koinônia est emprunté aux Actes des Apôtres (2, 42) : c’est la description bien connue de l’Église primitive : « Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle (koinônia), à la fraction du pain et aux prières » (2, 42). Cette koinônia est précisée dans les versets suivants : mise en commun des biens, fréquentation commune du Temple, unité d’esprit et de cœur, repas pris ensemble dans la joie et la simplicité du cœur. Et saint Luc note : « Ils avaient la faveur de tout le peuple » : le groupe rayonnait la réconciliation en Jésus-Christ.

Quelques siècles plus tard, en Occident, la communauté monacale dont saint Benoît écrit la règle s’appelle congregatio. Ceci peut nous faire penser à une congrégation, au sens moderne du terme, mais ce serait une erreur. Dans le latin de saint Benoît, congregatio est emprunté au texte de la Vulgate. Dans l’Exode et le Livre des Nombres, congregatio y est employé pour désigner le peuple de Dieu en marche à travers le désert. C’est la traduction du terme hébreu Qahal, qui devint Ekklèsia dans le texte grec de la Septante, d’où le mot passa en latin au sens d’Église. Saint Benoît considère donc cette communauté monacale comme un événement d’Église comportant une tâche ecclésiale.

L’exposé qui suit se divise en deux parties :

  • La communauté chrétienne est un événement ecclésial, un événement divin, un lieu de grâce.
  • Quelques critères de la communauté chrétienne.

La communauté chrétienne est un événement d’Église

Le Seigneur bâtit lui-même son Église

Le premier point à souligner est le suivant : l’Église de Jésus-Christ (et tout groupe en elle) est rassemblée par le Seigneur lui-même. Saint Luc le notait déjà à la fin de sa description de la première communauté chrétienne : « Et chaque jour, le Seigneur adjoignait à la communauté ceux qui seraient sauvés » (Ac 2,47).

C’est vrai aujourd’hui encore pour toute communauté chrétienne. Personne ne peut en commencer une. Personne ne peut y collaborer en s’appuyant sur ses propres forces. C’est une initiative divine : le Seigneur bâtit lui-même son Église. Telle est bien notre propre expérience. Ce n’est pas nous qui avons choisi nos frères. En ce temps de crise des vocations, nous sommes incapables d’y porter remède par nos propres forces. Ce ne sont pas non plus les autres qui nous ont cooptés. Nous sommes allés frapper à la porte d’une communauté religieuse parce que nous pensions avoir la vocation, c’est-à-dire que le Seigneur nous attendait sur cette voie du cloître.

La force qui rassemble et unit l’Église et toute communauté en son sein, cette force se trouve en Dieu. Et elle nous a été concrètement révélée en Jésus-Christ. Elle commence à agir dès les débuts de la vie publique : Jésus rassemble des disciples autour de lui. Une force d’attraction émane de lui. Elle agit non seulement sur ceux qui sollicitent de lui une parole ou une guérison, mais aussi sur ce petit groupe qui abandonne famille et filets et s’attache à lui pour former le cercle de ses disciples. Ce n’est encore qu’un rassemblement provisoire, qui connaît des hauts et des bas, tout un va-et-vient. Des disciples se joignent à Jésus, des disciples le quittent ensuite. Au moment de la passion et de la mort de Jésus, le groupe comme tel est mis à l’épreuve et court le risque de s’effondrer, comme Jésus lui-même l’avait prédit : « Le berger sera frappé et le troupeau dispersé ». Nous nous souvenons de la scène : à Gethsémani, les apôtres s’enfuient ; Pierre suit de loin, en hésitant, puis renie son Maître ; seul Jean – miracle des miracles – parviendra au Golgotha.

Mais ce même groupe, dispersé et désuni, sera de nouveau rassemblé et soudé en Église dans la mort et la résurrection de Jésus. Caïphe lui-même l’avait prophétisé : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple ». Et saint Jean remarque à ce propos : « Il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, et non seulement pour la nation, mais encore pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 51). Rassembler, c’est aussi l’ultime fruit de l’événement pascal : du monde, Pâques fait l’Église. Partout où prend forme une communauté d’Église, ce ne peut être que le fruit de la résurrection. Un premier fruit, un fruit timide, un fruit fragile, à notre époque où la tension entre dispersion et rassemblement, entre diaspora et ekklèsia constitue un élément essentiel et permanent ; mais cela vaut aussi chaque fois que cette tension est à nouveau surmontée, provisoirement et comme par anticipation, dans ces frêles signes de l’Église, de l’ ekklèsia de Jésus, que sont aujourd’hui toutes les communautés ecclésiales : diocèse, paroisse, famille, communauté religieuse.

L’Église, plénitude et diaspora

Pour réaliser la communauté, l’Église n’a absolument pas besoin d’être imposante, numériquement importante, surprenante. Au contraire même, tout était déjà donné au pied de la croix. L’ekklèsia se réduisait alors à Marie, à Jean, à la pécheresse convertie, aux saintes femmes, à ce païen aussi, ce centurion romain qui confessera la divinité de Jésus, sans oublier le bon larron, qui précédera tous les autres dans le royaume de Dieu. Il est à remarquer que Pierre n’est pas là, ni les autres apôtres. Pierre n’est cependant pas absent, mais sa présence est particulière. Pour l’heure, il est en train de pleurer, entièrement retourné par le regard de Jésus. Comme au Golgotha, l’Église est aussi présente dans la chambre haute du Cénacle, à la Pentecôte : Marie, Jean, Pierre, les autres apôtres et le reste des disciples. Tout est déjà donné dans ce petit noyau.

Aujourd’hui, nous n’avons rien de plus. Il ne nous est, aujourd’hui, ni plus facile ni plus difficile de former une communauté chrétienne. Notre Église connaît les mêmes tensions que jadis : elles sont, aujourd’hui encore, une des caractéristiques de l’Église. Celle-ci a déjà reçu la plénitude, le « plérôme » ; elle vit cependant en état de minorité, dans la diaspora, en tension perpétuelle entre la dispersion et la plénitude. Cette tension est nécessaire et ne cessera jamais avant la fin des temps. Aujourd’hui, l’Église tout à la fois n’est rien et sauve pourtant le monde ; elle est sans valeur aux yeux du monde et constitue pourtant le salut de l’humanité tout entière.

Ce fut parfois une tentation pour l’Église (et pour nous aussi, peut-être) de dresser des statistiques et surtout d’attacher une certaine importance à ces statistiques. La ferveur de l’Église ne se mesure pas au nombre de baptêmes, de communions, etc., que l’on calcule dans l’espoir que ces chiffres seront aussi élevés que possible. En fait, c’est là une manière tout à fait erronée de dire quelque chose de valable sur l’Église de Jésus. Dans l’Ancien Testament, le roi David a été sévèrement puni pour une tentative de ce genre. Il voulait savoir quelle était exactement la puissance du peuple de Dieu et il décréta un recensement. Aux yeux de Dieu, cela était dépourvu de toute signification. L’Église sera toujours petite en quelque manière – un peu de levain dans la pâte, un grain de sénevé – et pourtant assez puissante pour sauver effectivement le monde entier. L’Église est diaspora, dispersion, minorité, et elle est plérôme, elle est la plénitude de la puissance de Jésus.

Ce n’est qu’à la fin des temps, quand le Christ reviendra, quand Dieu sera tout en tous, qu’il n’y aura plus de diaspora. Alors, nous dit Jésus, les anges seront envoyés pour rassembler les élus des quatre coins du monde, au son des trompettes (Mt 24, 31). Alors le plérôme de l’Église, sa plénitude, coïncidera avec l’univers, avec le monde tout entier. C’est seulement alors qu’il n’y aura plus de monde en dehors de l’Église. Avant la fin des temps, toute tentative pour s’approcher quelque peu de ce résultat ou en donner l’apparence est vouée à l’échec. Bien au contraire, la situation de l’Église dans le monde est à l’opposé de ce rêve, et cela conformément au dessein salvifique de Jésus. Bien sûr, l’Église a été envoyée au monde par Jésus pour y proclamer la bonne nouvelle, mais le résultat de cette prédication ne sera pas qu’elle vienne triompher du monde ni qu’elle se l’annexe ou prenne sa place. L’Église, avant la parousie, n’occupera pas tout le terrain du monde. Elle vit en diaspora, au milieu du monde, comme un signe caché mais révélateur de ce qui, un jour, adviendra. Ce sont de petits groupes d’Église qui surgissent partout et deviennent visibles un peu partout, qui sont signes du salut et le réalisent par ce qu’ils sont : des lieux de charité, de paix, de prière, de vie divine, de communion.

La communauté, signe de gratuité et de miséricorde

De ceci découle une conséquence importante pour la situation théologique (si je puis m’exprimer ainsi) d’une communauté chrétienne. Où nous situons-nous comme communauté ? L’homme laissé à lui-même n’est pas capable de vivre en communauté. Sa situation normale est la vie en diaspora, en dispersion au milieu du monde, séparé des autres et du plus profond de lui-même. Si cela est ainsi, là où naît une communauté chrétienne, elle ne peut être que don, signe de la miséricorde de Dieu, anticipation, préfiguration et avant-goût du Royaume qui vient, de ce qui, plus tard seulement, deviendra réalité pour toute l’Église. La communauté chrétienne est toujours quelque chose de prospectif : c’est une fenêtre ouverte sur le ciel.

Nous pouvons un peu la comparer à la situation de l’apôtre Jean, exilé sur l’île de Patmos. Il est là, isolé, seul sur son rocher, en pleine diaspora. Par la foi cependant, il est relié à toute l’Église. Mais il n’en prend vraiment conscience qu’un dimanche. Ce jour-là, Jean a une vision, une porte s’ouvre pour lui dans le ciel et il y contemple déjà l’être profond de l’Église à laquelle il est vitalement relié ici à Patmos : tous les élus rassemblés autour du trône de Dieu et de l’Agneau. Une communauté ecclésiale est toujours semblable à un dimanche, elle est un moment où une fenêtre s’ouvre dans le ciel pour témoigner devant le monde de ce qui adviendra un jour.

Une communauté est donc « apocalypse », c’est-à-dire révélation. Elle dit à l’Église et au monde quels liens nous rassemblent tous dans le Christ et en Dieu. Une communauté est aussi « eschatologique » : elle laisse entrevoir dès maintenant ce qui deviendra pleine réalité dans l’eschaton, à la fin des temps. Par là, il est évident que la communauté chrétienne est toujours un lieu de grâce. Elle est un prodige que Dieu suscite aujourd’hui déjà dans ce monde. La communauté n’est jamais œuvre humaine. Nous n’y avons pas droit. Dans un certain sens, nous n’appartenons pas non plus à cette communauté, de même qu’elle ne nous appartient pas. Il nous est donné de la recevoir comme un cadeau de Dieu, devant lequel nous devons toujours rester accueillants et auquel nous devons toujours nous ouvrir davantage.

Mais nous vivons aussi chaque jour le risque d’être exclus de la communauté. Non que Dieu nous rejette ou que les autres nous repoussent. Les autres nous attendent et Dieu fait de même, mais nous risquons de nous détacher peu à peu de la communauté. Inconsciemment peut-être, nous essayons de mener la communauté à notre manière. Peut-être, nous imposons-nous trop à elle ? Peut-être est-elle devenue avec le temps une partie de nous-mêmes : notre œuvre, notre fierté, notre affaire. S’il devait en être ainsi, grandirait alors pour nous le risque d’être renvoyés à notre solitude, ce qui serait arrivé depuis longtemps pour chacun de nous sans la miséricorde et la fidélité inébranlable de Dieu. Car c’est sur son amour et sur sa fidélité qu’est fondée toute communauté chrétienne.

Dans le rituel préconciliaire pour l’entrée dans une communauté monastique, le postulant pénétrait dans la salle capitulaire et se prosternait de tout son long face à la communauté. Le supérieur lui posait cette question : « Que demandez-vous ? » La réponse était : « La miséricorde de Dieu et celle de mes frères ». Ceci exprimait bien le sens profond de ce qui se passait. Dans toute communauté chrétienne, nous entrons par la petite porte et nous devons donc nous faire tout petits. Au fond de notre cœur, nous devons, au long des jours, rester ainsi prosternés devant nos frères, dans la même attente et avec la même prière sur les lèvres : nous implorons la miséricorde de Dieu et celle de nos frères.

Quelques critères de la communauté chrétienne

La communauté chrétienne est donc un lieu de grâce, une œuvre divine, un miracle dont nous devons sans cesse solliciter la réalisation. Surgit alors la question : mais où se trouve la communauté chrétienne ? comment puis-je la reconnaître ? Plus précisément : la communauté chrétienne coïncide-t-elle avec ce que nous appelons aujourd’hui le phénomène communautaire et avec n’importe quelle forme de ce phénomène ? L’expérience de la vie quotidienne, qui nous est quelque peu familière dans la vie religieuse, est telle que nous savons bien qu’on n’y a pas toujours affaire à un miracle. Dans tel groupe, je me trouve plus ou moins à l’aise, plus ou moins dans mon élément, je m’y sens plus ou moins accepté. Tout groupe a ses ombres et ses lumières. Il y a aussi des jours ou des périodes durant lesquels je me sens comme submergé par ces aspects ténébreux. Il en résulte que je me surprends – je parle pour moi – à critiquer la vie communautaire. Je ne suis pas toujours tendre pour mes confrères ni à l’égard du responsable. Et alors se pose la question : cela est-il vraiment légitime ? qu’est-ce que cela signifie ? Si la communauté chrétienne est de l’ordre du miracle et de l’activité salvifique de Dieu, toute critique viendrait-elle du Malin et serait-elle en quelque sorte une attaque contre la bonté et la miséricorde de Dieu ? Telle n’est certainement pas mon intention lorsque je critique ce qui se passe en communauté. Je sens que ma critique peut même être positive et que j’ai parfois le droit de dire ma pensée. Ceci nous montre déjà que le phénomène communautaire et la communauté ecclésiale ne sont pas, à dire vrai, totalement réductibles l’un à l’autre.

D’autre part, il est évident, aujourd’hui surtout, que tout groupe n’a pas seulement un côté négatif, qui est source de difficultés : il a aussi un côté banal, une structure tout ordinaire, profondément humaine. De nos jours, grâce à Dieu, nous sommes bien mieux renseignés dans ce domaine par la sociologie et la psychologie de groupe. Nous possédons une information beaucoup plus étendue sur la structure du groupe, sur les normes et les usages auxquels tout groupe humain obéira pour ainsi dire par nécessité de nature. Les forces et les désirs qui vivent en chacun se reflètent aussi dans le groupe et ils y sont en quelque sorte noués ensemble. Ils peuvent évoluer positivement lorsqu’ils sont judicieusement maîtrisés dans la vie en commun et le dialogue. Mais ils peuvent aussi évoluer négativement et bouleverser la vie du groupe, la démolir et la rendre à la longue presque impossible. « L’enfer, c’est les autres ».

Grâce à ce surcroît de connaissances, il nous est possible d’améliorer la vie du groupe et d’essayer de le diriger sur de meilleures voies. Un groupe comme tel peut être malade, mais il peut aussi guérir. Dans le cas d’un groupe fondamentalement sain et fonctionnant de façon tout à fait correcte, celui-ci peut même devenir un important facteur de guérison dans la vie d’un individu. En pareil cas, il est devenu tellement porteur de vie que nous parlerons de thérapie de groupe : le groupe fonctionnera comme facteur de guérison. Ce sont là, sans conteste, d’importants acquis de notre culture moderne.

Mais ici surgit une nouvelle question. Quel rapport a le bon fonctionnement d’un groupe comme groupe avec une communauté chrétienne, un événement d’Église ? Et s’ils ont quelque chose de commun, se recouvrent-ils entièrement ? En d’autres termes : un groupe est-il chrétien et conforme à l’Évangile dans la mesure où il fonctionne bien en tant que groupe ? Et inversement : si un groupe est d’inspiration franchement évangélique, en résultera-t-il nécessairement qu’il fonctionnera correctement comme groupe ? En fait il s’agit d’une question tout à fait classique, que nous rencontrons aussi dans d’autres domaines. Quel est le rapport entre la nature et la grâce ? La réponse à ce genre de questions n’est jamais simple, jamais unilatérale : ce n’est jamais l’un ou l’autre. Il est toujours délicat d’exprimer la chose dans l’abstrait, au niveau des principes. À proprement parler, ce qui s’impose ici, c’est une « diacrisis », un discernement des esprits, un discernement du Saint-Esprit, cette sensibilité intérieure que l’Esprit nous donne pour la vie de Dieu en nous et dans les autres.

Or cette vie de Dieu se reconnaît à quelques signes manifestes. La parole de Dieu dans la Bible et l’expérience vingt fois séculaire de l’Église ont rendu témoignage à la valeur de ces signes. Disons donc quelques mots sur les critères d’une communauté chrétienne. Énumérons-les d’abord :

  • La communauté chrétienne s’édifie sur la faiblesse humaine.
  • La communauté chrétienne est un lieu de pardon.
  • La communauté chrétienne est un lieu de guérison.

La communauté chrétienne s’édifie sur la faiblesse humaine

Écoutons saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens :

Aussi bien, frères, considérez votre appel. Il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu. Car c’est par lui que vous êtes dans le Christ Jésus, qui, de par Dieu, est devenu pour nous sagesse, justice et sanctification, rédemption... (1 Co 1, 26-30).

Dieu nous a choisis en raison de notre faiblesse et tout à fait concrètement, pour ainsi dire, à cause de notre point faible, de notre vulnérabilité la plus profonde, pour la guérir par sa puissance et en faire la pierre angulaire, le fondement de son Église. Cela a toujours été sa manière d’agir dans l’histoire du salut. Il en fut déjà ainsi pour le peuple de Dieu au désert. Pensons au Deutéronome : pourquoi Israël est-il le peuple élu ? Non parce qu’il est puissant, grand ou fidèle, mais parce qu’il est le plus petit, le moindre d’entre les peuples.

Cette petitesse et cette vulnérabilité peuvent se manifester dans tous les domaines : moyens matériels, position sociale, nombre, capacités intellectuelles... Une communauté chrétienne se sent toujours proche des handicapés de toutes sortes. Cela est vrai aussi de notre faiblesse la plus fondamentale, de notre condition de pécheurs, de notre continuelle indigence vis-à-vis de la grâce et de la miséricorde inépuisables de Dieu. Mais cela ne fait rien. C’est précisément en raison de cela que Dieu nous a choisis pour réaliser son œuvre, avec cette blessure, avec cette faiblesse. Dieu en a besoin pour que sa puissance à l’œuvre dans l’Église se manifeste dans sa plénitude.

Cette faiblesse fondamentale, à cause de laquelle Dieu nous a choisis, définit aussi notre relation avec nos frères. Ils ne nous ont pas acceptés en raison de nos qualités, humaines et spirituelles. Il n’y a pas eu d’examen sélectif à l’entrée. Non ! Dans une communauté qui vit selon l’Évangile, il nous a été donné d’entrer avec nos faiblesses, presque en raison de celles-ci. Tels que nous sommes, nous avons été acceptés comme un don de Dieu. Dans le Christ Jésus, notre faiblesse est un cadeau à la communauté. Car toute faiblesse révèle quelque chose de la force et de l’amour de Dieu.

À notre tour, nous n’avons pas sélectionné les autres selon des normes exigeantes qui seraient les nôtres. Nous aussi, nous avons deviné leur faiblesse, telle qu’elle se présente au jour le jour, voilée, guérie et restaurée par la puissance de Dieu. En agissant de la sorte, nous avons reconnu leur pauvreté et leur faiblesse comme un signe de l’amour de Dieu et nous avons pu les accueillir avec gratitude comme un don de Dieu.

On pourrait toutefois objecter : est-ce bien vrai ? cela se passe-t-il vraiment ainsi ? Par exemple, lorsque nous votons pour l’admission définitive d’un novice, les choses se déroulent-elles bien en fonction de ces critères ? Nous acceptons l’un pour ses qualités et nous en écartons d’autres parce que nous estimons que certains défauts sont incompatibles avec la vie religieuse. Je puis le concéder jusqu’à un certain point, mais je dois cependant souligner que tel ne peut être le critère dernier et décisif pour accepter ou non un frère dans une communauté qui vit selon l’Évangile. Chacun a ses qualités et ses défauts. La question déterminante est la suivante : comment cet homme se comporte-t-il face à ses qualités et à ses défauts ? S’il se présente un candidat richement doué, mais inconsciemment porté à imposer sa richesse au groupe, nous pouvons tranquillement l’écarter ; je dirais même : nous devons le faire. Tandis qu’un autre candidat, à l’hérédité peut-être lourdement chargée, mais qui a conscience de ses points faibles et est en un certain sens réconcilié avec eux, et qui sait par expérience qu’il peut sans cesse confesser la miséricorde de Dieu à partir de cette faiblesse, celui-là, nous l’acceptons avec reconnaissance, précisément parce que cette expérience de la miséricorde de Dieu se traduira tôt ou tard en une tendresse miséricordieuse à l’égard de chacun.

Pour la même raison également, il est important d’oser regarder en face les faiblesses du groupe et d’avoir la possibilité de le faire, car elles sont précisément les points importants pour la croissance spirituelle du groupe. J’ai l’impression que nous menons souvent la politique inverse. Tout ce qui peut provoquer l’étonnement ou le scandale est soigneusement caché et voilé. La communauté comme telle est placée très haut, elle est fortement idéalisée et cet idéal est inconsciemment attendu de tous ses membres. Quiconque ne parvient pas à répondre à cette attente est tenu à l’écart et perd parfois aussi l’amour et la confiance des supérieurs ou de ses frères. C’est bien regrettable, car nous favorisons par là un processus qui va précisément à l’encontre du dynamisme de l’Esprit Saint et d’une communauté chrétienne vivant l’Évangile. La communauté risque alors de devenir une sorte de secte groupant des recrues d’élite parfaitement entraînées – « les purs et les durs » – qui, à la longue, vont se tenir à l’écart du commun des mortels et des chrétiens ordinaires.

Se tromper sur la réalité profonde de la communauté est une faute très fréquente chez les commençants, qui entrent dans la communauté avec un idéal survolté. Ils se figuraient avoir découvert une communauté de rêve, mais ce rêve n’existe que dans leur imagination, dans l’image inconsciente de la perfection de leur propre moi. Mais la réalité est tout autre. Et ce qui est plus étonnant encore, c’est que Dieu en personne permet que la réalité soit tout autre et qu’il ne veut pas qu’elle réponde jamais à l’image rêvée d’une communauté idéale. Pour cela, chacun de nous doit être déçu par sa propre communauté. C’est une déception inévitable et impitoyable, mais salutaire. C’est une frustration très instructive, même s’il faut parfois du temps pour l’intégrer. La peine causée est insupportable : on devient amer, mordant pour autrui, sévère pour le groupe, on juge et on condamne. La critique se fait tranchante comme une lame de rasoir. On en veut à tout le monde, et spécialement à l’Église, de ce que la réalité humaine qu’ils nous offrent ne réponde pas à l’idéal que nous escomptions. Cela veut dire qu’ils ne sont pas l’écran derrière lequel nous pourrions abriter notre faiblesse. Par les défauts des autres et dans ceux du groupe, nous percevons que nous sommes impliqués dans les mêmes déficiences. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres. Et ceux-ci ne parviennent pas à nous rendre meilleurs. Mais ce n’est précisément pas de cela qu’il s’agit ici. En fait, nous devrions nous situer avec les autres dans notre commune faiblesse pour atteindre, à partir de là, le salut de Jésus. De profundis – des profondeurs. Car c’est cela la Bonne Nouvelle, c’est cela l’Église, et rien d’autre. Jésus est venu pour ces pécheurs-là, ces pécheurs qu’en fait nous sommes, et non point pour les justes que nous pensions être, que nous espérions pouvoir être ou pouvoir paraître, bien en sécurité au sein de la communauté chrétienne. Il n’y a pas de Bonne Nouvelle sans l’annonce que le péché est pardonné.

C’est une salutaire désillusion, c’est une frustration enrichissante. Dieu l’a entendu ainsi. Car la grâce doit devenir grâce, et non pas ce sur quoi nous pourrions compter, auquel nous avons droit si nous remplissons certaines conditions. Nous ne pouvons même pas satisfaire à la moindre condition. Voilà le fondement de la communauté qui vit ensemble à cause de Jésus-Christ et du salut qui est en lui.

C’est cela d’abord que nous devons saisir, et cela ne se fait ni à la suite d’une démonstration ni à la suite d’une étude ; cela se fait par pure grâce. Dès qu’il nous est donné de la comprendre, tout nous est donné du même coup, aujourd’hui et ici même, quel que soit le groupe où nous vivions maintenant. Dietrich Bonhoeffer a dit : « Dès que nous cessons de rêver de la communauté, elle nous est immédiatement donnée » ; et c’est l’Église de Jésus, édifiée sur notre faiblesse.

C’est pourquoi il est aussi tellement important que nous n’estompions pas notre faiblesse devant nos frères. Ils peuvent apprendre quelque chose de nos petits côtés. Pas tout, mais nous devons pouvoir leur partager quelques-unes de nos difficultés. Nous ne devons pas nous dérober. Nous ne devons pas avoir peur de perdre la face. Ce peut être un formidable soutien pour nos frères de savoir que nous aussi nous sommes faibles et que nous ne sommes pas du tout des héros. C’était peut-être dans ce sens qu’allait ce que, dans notre tradition, nous connaissions autrefois sous le nom de « chapitre des coulpes » et que nous cherchons aujourd’hui à remplacer par des formes modernes mieux adaptées, mais sans bien y réussir, il faut l’avouer. La vérité profonde d’un groupe réside dans le fait que les frères se transmettent quelque chose au niveau de la faute et du pardon : c’est la seule et unique manière dont Dieu se sert pour faire de ce groupe sa société. C’est l’atmosphère évangélique du groupe. En pareille rencontre, c’est l’air de Dieu que nous respirons – si je puis m’exprimer ainsi – et la vie de Dieu.

Je pense que le supérieur peut, lui aussi, faire voir quelque chose de sa fragilité. Lui aussi, il est un pécheur pardonné. Et si, par hasard, il ne l’était pas, ou pensait ne pas l’être, il n’aurait plus aucun motif de rester plus longtemps supérieur. Il ne satisferait pas à la condition minimale de pouvoir annoncer aux autres ce qu’il doit à la miséricorde de Dieu. Paul écrivait à son disciple Timothée : le Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis, moi, le premier (1 Tm 1,15). Paul confesse ainsi qu’il est, parmi les apôtres, l’avorton, celui qui n’est pas digne d’être appelé apôtre. Ce qu’il est, c’est par grâce qu’il l’est. Paul a autorité dans l’Église. Et c’est parce qu’il a pu, en sa personne, faire l’expérience de la grâce qu’il est d’autant plus capable d’en faire part aux autres.

Il en va de même pour Pierre. Il a été le premier à faire l’expérience du pardon de Jésus. Il l’a renié, et il est le premier des apôtres auquel Jésus apparaît, le jour même de sa résurrection. C’est là, vous le savez, le kérygme le plus ancien. Quand les deux disciples d’Emmaüs rentrent à Jérusalem, on leur dit : « Le Seigneur est vraiment ressuscité et il est apparu à Simon ». La première apparition du Christ ressuscité à un apôtre se fait à Simon qui l’a renié. Et avant Pierre, qui allait être investi de l’autorité, il y eut Marie-Madeleine, la pécheresse pardonnée qui, au matin de Pâques, vit le Ressuscité dans le jardin et fut chargée de l’annoncer à Pierre et aux apôtres, mais ceux-ci ne la crurent pas.

Le supérieur n’est capable d’être vraiment supérieur que si, à un moment donné, il s’est trouvé au point faible, à l’endroit fragile de la communauté. Car, dans la communauté chrétienne, ce sont toujours les plus faibles qui sont au cœur et au centre. Et cela donne à la communauté chrétienne un aspect très particulier, une atmosphère propre, qui tranche fortement sur la dynamique de tout autre groupe non résolument évangélique. Car dans tout groupe humain, il y a un champ de tensions fait de désirs et d’ambitions qui s’entrecroisent, entrent souvent en conflit, mais doivent essayer de s’harmoniser.

Dans les meilleures circonstances, ces tensions se résolvent dans la personne du leader, qui crée l’unité et l’harmonie. Tout groupe est ainsi constitué hiérarchiquement, il regarde vers le haut, vers le sommet et s’accroche au leader, qui est émanation et symbole du groupe.

Cela vaut évidemment aussi jusqu’à un certain point pour les communautés selon l’Évangile. Et pourtant... dans une communauté selon l’Évangile, une autre dynamique entre en jeu, car la pyramide y est renversée. Le centre de gravité, le point focal, c’est le point le plus bas, c’est le petit, le faible. On ne regarde pas de tous ses yeux vers le leader, mais chacun, lui compris, se soucie du plus faible et porte avec les autres le plus faible. Le chef, c’est celui qui peut le mieux veiller aux plus faibles. L’image de l’abbé selon la Règle de saint Benoît est celle du bon pasteur, qui laisse les autres brebis et va chercher la brebis perdue pour la prendre sur ses épaules et la ramener à la bergerie. Est chef celui qui peut faire preuve du plus grand amour, de la plus grande tendresse. Est chef celui qui peut s’humilier, se faire petit, celui qui, à l’exemple de Jésus, peut se mettre à genoux devant les autres pour leur laver les pieds.

Les deux autres points dont nous allons traiter maintenant ne sont qu’une conséquence de ce que nous avons dit jusqu’ici.

Lieu de pardon et de réconciliation

Écoutons un court passage de l’épître aux Colossiens :

Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience ; supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte... Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. Avec cela, que la paix du Christ règne dans vos cœurs : tel est bien le terme de l’appel qui vous a rassemblés en un même corps. Enfin vivez dans l’action de grâces ! (3,12-15).

Seule la faiblesse peut être le fondement du groupe, parce que c’est dans cette faiblesse que la force de Dieu pourra se déployer. Et la puissance de Dieu se déploie le mieux dans le pardon. L’on se rappelle l’ancienne collecte latine : Deus qui omnipotentiam tuam parcendo maxime et miserando manifestas... Dieu manifeste sa toute-puissance avant tout en faisant miséricorde et en pardonnant. C’est pourquoi la communauté chrétienne est une communauté de pardon. Le pardon est le ciment de la communauté, il nous lie ensemble parce qu’il est la vie même de Dieu qui coule dans les veines de l’Église. Pardon n’est pas faiblesse, ni capitulation devant le péché, ni connivence camouflée avec le péché. Le pardon est la dynamique essentielle du salut. « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé ». Le pardon est le triomphe de l’amour qui est plus fort que tout péché. En ce sens, le pardon est « édifiant », constructif.

Seul Dieu remet le péché, mais son pardon se manifeste à nous à travers nos semblables. Pas seulement dans le sacrement de pénitence – qui est une situation particulière –, mais du matin au soir, à travers notre vie de communauté. Il nous parvient par les autres. Et parce que nous en faisons l’expérience par les autres, nous pouvons le communiquer, le transmettre aux autres aussi. La vie et la croissance d’une communauté sont entièrement tissées de cet événement du salut apporté par l’Évangile. A la lumière de cette expérience, les tâches concrètes que nous devons éventuellement assumer en tant que communauté sont secondaires. Car c’est le pardon qui est l’expérience fondamentale de la communauté chrétienne.

Apprendre à se situer de cette manière dans la communauté, pardonnés par Dieu et pardonnant à notre tour, est un don qui ne nous sera accordé qu’après un long temps. Il y a tant de racines d’ambition, d’agressivité, de haine et de destruction que nous portons dans notre cœur et qui ne peuvent être enlevées qu’à la longue, comme un fruit de l’amour fidèle et patient. Jésus nous découvre lui-même les trésors d’amour qui sont accumulés dans son Église et dans le cœur de nos frères, et dans notre cœur également. C’est le secret de l’Église. C’est le secret du cœur de Dieu. Ils nous aiment tels que nous sommes en réalité, et non pas tels que nous devrions être ou tels qu’ils souhaitent que nous soyons ou tels que nous souhaitons être. Mais ils nous aiment dans notre faiblesse, dans notre péché. Paul le dit expressément : la preuve que Dieu nous aime vraiment, c’est que, pour nous, il a livré son Fils à la mort, pour nous qui étions pécheurs. Expérimentant l’amour de cette manière, nous pouvons, à notre tour, transmettre à d’autres l’amour par le pardon. Chacun a le droit d’être celui qu’il est et tel qu’il est. Un modèle de vie ne lui est pas imposé du dehors par le groupe comme une condition. Le meilleur et le plus profond de lui-même montera spontanément à la surface pourvu qu’il soit cultivé, encouragé et développé par l’amour.

Cette nimia chantas de Dieu, cette profusion, cette surabondance d’amour, qui fonde l’Église dans le pardon, fonde également toute communauté chrétienne. Elle doit pouvoir y circuler librement. Elle est la vie de Dieu même, et en dehors de cette vie, il n’y a pas d’Église, pas de communauté, pas d’amour créateur.

C’est de cette manière que les pécheurs doivent avoir une place privilégiée dans la communauté. Je dirais presque : une place réservée. Ils y sont attendus. Une communauté chrétienne qui ne compte pas de personnes déficientes est tout simplement impensable. Non seulement ce n’est pas possible, mais ce n’est pas non plus souhaitable. Là où le péché est devenu absolument impensable, ou est complètement recouvert, la grâce n’a plus rien à faire. Nous vivrions alors dans un autre monde, un monde sans rédemption, un monde sans salut ; nous vivrions en fait dans une illusion, l’illusion des pharisiens.

La communauté chrétienne est aussi une « communauté de guérison »

Nous retrouvons ici le même concept que tantôt, qui nous vient de la psychologie moderne de groupe. De par sa nature et nécessairement, une communauté chrétienne fait aussi de la thérapie de groupe. Du fait même qu’une communauté chrétienne est fondamentalement édifiée sur le pardon, elle est essentiellement aussi un groupe de thérapie. Il se peut que le groupe cause des blessures et que le groupe révèle en nous des blessures cachées. Souvent aussi il arrive que c’est peu après que nous sommes devenus membres d’un groupe qu’on nous fait remarquer nos carences ! Mais par ailleurs, il est donné au groupe de cerner ces blessures et de les guérir ; cela se réalise dans le pardon. Je dirais même que cela ne se réalise que dans le pardon. Le pardon guérit, parce que le pardon suppose toujours une surabondance d’amour, une nimia charitas, un amour excessif, un amour éperdu. Car notre péché n’est toujours qu’un amour frustré, un amour déçu, un amour aigri, un amour qui s’est tourné en haine. C’est pourquoi la thérapie la plus radicale est dispensée dans la rencontre d’un amour total, pur, désintéressé – et c’est Dieu. Dieu tel qu’il vit dans l’Église de Jésus – un amour qui guérit, qui prend soin, qui sauve, qui fait s’épanouir, qui édifie.

Nous sommes parfois portés à penser que, lorsque nous accordons facilement le pardon, nous encourageons le péché d’une façon ou d’une autre. Et nous sommes alors entraînés aussi à justifier par cela même une certaine sévérité, une rigueur dans le gouvernement. On ne peut pas trop facilement fermer les yeux, autrement il y aura de l’abus. Je crois que tout cela est vrai, mais seulement dans la mesure où le pardon ne découle pas d’un amour authentique, mais simplement de la condescendance ou de la faiblesse, ce qui arrive aussi. Mais je ne parle ici que de l’amour authentique, à l’image de l’amour de Dieu, et cet amour est fort dans le pardon. Un tel pardon, qui est grâce, qui est miracle de Dieu, est constructif. Nous ne pouvons le transmettre que si à nous-mêmes il a été donné de nous tenir dans le pardon de Dieu. Alors seulement nous pourrons communiquer l’amour ; l’amour qui est si comblant, si débordant, même pour le pécheur, que, j’ose le dire, il ne reste plus d’attrait pour retourner dans le péché. C’est ici que se découvre la force irrésistible de l’amour de Dieu exprimé dans le pardon.

Ainsi l’amour rend libre. L’amour descelle en nous la source de notre vraie liberté. Nous n’agissons librement que dans la mesure où nous agissons par amour, pour nous situer dans l’amour d’un autre qui nous aime, et pour, à notre tour, partager l’amour que nous avons reçu. C’est cela qui se vit dans une communauté chrétienne. Tout comme nous pouvons guérir grâce aux autres, nous pouvons, grâce aux autres, devenir libres. Celui qui s’abstient de condamner les autres encourage de cette manière tout le bien qui est en eux, il les délivre de la honte et des sentiments de culpabilité, il fait s’épanouir librement leur être profond.

Saint-Exupéry a écrit quelque part : « L’ami, c’est d’abord celui qui ne juge pas ». Cela ne signifie pas : tout canoniser, mais bien : s’abstenir de tout jugement. Il ne nous revient pas de juger. Par-delà toutes ses fautes, nous accueillerons l’homme comme tel, le frère comme tel, dans l’amour. Il y trouvera place même avec ses péchés, car il est meilleur que ses péchés. Et notre amour privilégiera en lui la meilleure part.

En guise de conclusion

Dans cette authentique liberté de l’homme, laquelle surgit dans l’amour, apparaissent aussi les meilleurs côtés de l’homme. Je veux dire que là émerge le don particulier de chacun de nos frères. Et cela me paraît extrêmement important. Car chacun de nous, qui vivons dans un groupe selon l’Évangile, a reçu de Dieu un charisme extraordinaire pour édifier l’Église, pour être co-fondateur de la communauté. Chacun de nous a quelque chose de génial ; dans tous les autres domaines, nous sommes très moyens ; mais sur un point précis, nous avons du génie. Et ce qui est génial en nous est don de Dieu au service des autres.

Ce quelque chose de génial n’est pas lié à notre formation, à nos études, à nos diplômes. Il est parfois d’un autre niveau que celui de notre tâche journalière. Seul le véritable amour du groupe est capable de découvrir notre aptitude particulière. Pour chacun de nous, il est tellement important d’être reconnu par les autres pour ce don particulier, que peut-être nous ne connaissons pas nous-mêmes et dont nous doutons souvent.

Pour terminer, je relirai le texte de saint Paul et nous conclurons par une prière.

Supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte. Le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. Avec cela, que la paix du Christ règne dans vos cœurs : tel est bien le terme de l’appel qui vous a rassemblés en un même corps. Enfin vivez dans l’action de grâces !

Seigneur Jésus, nous te remercions pour la grâce que tu ne cesses d’accorder à ton Église. Tu nous as appelés à être ensemble. Tu construis ton Église dans notre communauté. Nous te remercions pour notre faiblesse, cette faiblesse très profonde que toi seul connais, que toi seul peux nous révéler. Notre faiblesse se découvre dans ta force. C’est pourquoi nous te rendons grâce.

Abbaye Sainte-Marie-du-Mont
Mont des Cats, Godewaersvelde
F-59270 BAILLEUL, France

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