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Mort et mortification dans la vie religieuse apostolique

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°1984-3 Mai 1984

| P. 153-164 |

Parler de la mortification est devenu bien rare de nos jours. Pourtant, c’est un fait chrétien fondamental que ce terme évoque : la conversion à Jésus ressuscité des morts. Après avoir défini ce langage et éclairé ce fait, l’auteur montre comment la vie religieuse est, par elle-même, une exégèse de la résurrection et comment la vie religieuse apostolique en particulier peut témoigner de la victoire du Christ partout où règnent les forces de la mort. Alors la vie peut s’achever dans la générosité paternelle de Dieu.

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Alertée récemment sur le sujet de la mort et de la mortification, j’ai dû m’apercevoir du grand vide fait autour de cette question au cours des trente dernières années : quelques articles seulement traitent de ce thème, alors que l’on recenserait par centaines, du côté de la vie religieuse, les publications sur l’obéissance, ou sur la vie commune, ou sur l’engagement apostolique. C’est dire que la mort et surtout la mortification occupent une place si discrète dans la théologie spirituelle et pastorale qu’on ne voit guère de sujet moins fréquemment traité, si ce n’est peut-être celui du vêtement : une similitude dans la désaffection qui ne me semble pas due au hasard.

D’une si maigre bibliographie, on retiendra pourtant deux études, l’une du Père I. Hausherr en 1959, et l’autre de Ch. Morel en 1980, qui pourront appuyer notre réflexion. Je progresserai pas à pas, ayant à considérer d’abord que la mort et la mortification sont des faits du langage chrétien ; je verrai ensuite comment ce langage dit le cœur de toute vie chrétienne. Puis, je parlerai de la vie religieuse comme d’un langage sur la mort, avant de montrer que la vie religieuse apostolique représente en fait une spiritualité particulière de la mort et de la mortification.

Mort et mortification : des faits du langage chrétien

Une première remarque à faire, c’est que le terme « mortification », s’il est d’origine scripturaire, ne se trouve pas dans les évangiles. Le Christ emploie d’autres mots pour signifier ce qu’il requiert des disciples : l’abnégation et le portement de croix (Lc 9,23 ; 14,27), le détachement des siens et le renoncement aux biens (Lc 14,26 et 33), les retranchements radicaux (Mc 9,42-49 ; Jn 15,2), le combat (Mt 10,34), la conversion (Mt 11,20) ; etc.

Notre mot apparaît d’abord chez saint Paul, comme c’est le cas aussi pour le « dépouillement du vieil homme [1] » et le « crucifiement de la chair [2] ». Son sens premier est christique : « Nous portons, dit Paul, partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus [3] ». Cette « mortification » de Jésus, que ses ennemis ont voulu réduire à l’état d’impuissance totale [4], s’étend donc mystérieusement aux siens, par l’amour et la souffrance apostoliques. Dieu seul, dans l’Ancien Testament, fait mourir et fait vivre [5], ou même, il fait mourir pour faire vivre (Dt 32,39 ; Jb 5, 18 ; Os 6,1 ; Ez 17,24, etc.). Dans le Nouveau Testament, la configuration au Christ mis à mort selon la chair, vivifié selon l’Esprit, selon les paroles de Pierre [6], est bien l’œuvre de l’Esprit, et elle entraîne la participation des chrétiens. C’est en ce sens, considéré à tort comme principal, que Paul peut aussi dire : « Mortifiez donc vos membres terrestres [7] » ou encore : « Si par l’Esprit vous faites mourir les actes du corps, vous vivrez [8] ».

Ainsi donc, à partir du sens premier, « faire mourir de la mort corporelle », selon lequel par exemple Dieu fait mourir, le mot a évolué par intériorisation vers son sens spirituel, lequel consiste à dire que la vie du Christ, en s’irradiant en nous, fait peu à peu mourir ce que Paul nomme la « convoitise de la chair ».

Cette tradition du mot, qui va de l’Ancien Testament à saint Paul, sera reçue par les versions latines, puis françaises, de la Bible. Le mot français « mortifier » est en effet le calque du latin mortificare. Dès le XIIe siècle, « mortifier » est attesté dans la littérature française, soit au sens premier, soit au sens dérivé que nous avons trouvés dans l’Écriture. Assez proche, « amortir » a suivi une évolution semblable, qui peut être éclairante : à partir du latin populaire ad-mortire, faire mourir, il sera finalement entendu surtout comme l’action d’amener à un état d’inertie. Nous pouvons comprendre par là comment l’idée la plus répandue au sujet de la mortification, même dans les dictionnaires, peut être que la mortification prive et fait souffrir : le mot a été comme amputé de son origine, au sens à la fois moins affectif et plus radical.

Car mortifier, ce n’est ni faire souffrir, ni subir une mort, c’est faire mourir en nous quelque chose que la littérature prophétique et sapientielle, puis le Nouveau Testament appellent la convoitise, la concupiscence, la chair, bref, cette cupidité jalouse où la révélation discerne la cause de la mort. Si l’on veut parler en termes de désir, il faut dire que la mortification ne vise pas le désir, mais ce qui, en son surgissement et comme à sa racine, l’apparente paradoxalement au désordre absolu qu’est la mort. C’est l’anarchie du désir, sa mégalomanie, sa tendance à subvertir toute raison et toute passion, qui entraînent la rupture des relations de dépendance (envers Dieu), de référence (à autrui) et d’adéquation (à soi-même) : ce que nous appelons précisément la mort, en son sens plénier.

À ce moment de notre réflexion, nous avons établi que mortifier, c’est faire mourir en nous les causes de la mort. Je crois que cette définition est déjà très forte, car elle implique que, dans le Christ et grâce à l’Esprit, il est au pouvoir de l’homme d’atteindre, par une action vivifiante (la mortification), ce qui le porte à se séparer de lui-même, des autres et de Dieu. Nous allons voir comment ce langage chrétien correspond à une attitude d’engagement de la foi.

Mort et mortification dans la vie chrétienne : le langage d’un fait

Le Père Hausherr a proposé une analyse qui me paraît décisive de trois mots souvent confondus : abnégation, renoncement et mortification [9]. Il me semble nécessaire de la résumer, pour comprendre l’attitude vitale que nous pourrons en dégager. En première approximation, on peut considérer, dit l’auteur, que l’abnégation dure éternellement, le renoncement, aussi longtemps que les sollicitations terrestres, et que la mortification, dans son sens vrai qui est actif, peut devenir superflue, et le doit même, le plus tôt possible.

Le comportement majeur est donc celui de l’abnégation. Le mot lui-même [10] indique une action intellectuelle, celle de nier. Faire abnégation de soi-même, se renier, c’est nier ce que l’on n’est pas. Me renier moi-même, c’est nier que je sois Dieu, c’est reconnaître que je suis créé(e) par Dieu, et me comporter en conséquence. Il n’y a donc pas d’abnégation de soi sans adoration de Dieu. Et cette attitude va devenir au concret renoncement et mortification.

Renuntiare, en latin, contient nuntius, messager ou message. On envoie quelqu’un, mais c’est pour répondre qu’on ne viendra plus, notifier une rupture. Le grec qui y correspond [11] signifie ranger à l’écart et, par suite, prendre congé ou congédier. Jésus n’en donne le commandement qu’en Lc 14,33 (« Ainsi donc, quiconque d’entre vous ne donne pas congé à tous ses biens ne peut être mon disciple »), mais il s’agit d’une véritable déclaration d’incompatibilité. « Dieu est Dieu et je ne suis pas Dieu », disait l’abnégation. « Dieu est Dieu et rien d’autre n’est Dieu », dit le renoncement, lequel, comme l’abnégation, s’impose à tous. Quelques-uns doivent de plus renoncer à ce qui les scandalise (Mt 5,28-30), et d’autres peuvent, s’ils le veulent, tout quitter (Mt 19,21) ; mais tous doivent « haïr » (Lc 14,26) ce qui n’est pas Dieu, c’est-à-dire, ne rien aimer de l’amour dû à Dieu seul. Je ne suis pas Dieu (abnégation) et rien de créé ne m’est Dieu (renoncement).

Pour dire « mortifiez-vous », le grec porte necrôsate, d’une racine qui signifie cadavre. Mortifier, c’est donc mettre à mort, sans ménagement ni retour. Mais mortifier quoi ? Aux dires de Paul, tout ce qui attire la colère de Dieu : fornication, impureté, passion, convoitises mauvaises, ainsi que la cupidité qui est idolâtrie (Col 3,5-6). De telles listes de vices, répandues partout dans l’Écriture, ou encore le catalogue des péchés capitaux, s’originent aisément dans les trois convoitises qu’énumère saint Jean (1 Jn 2,16) : celle de la chair, celle des yeux et la forfanterie des biens. Et ces trois dérivent de la « philautie », le faux et inintelligent amour de soi.

Ce n’est donc pas le corps, ou les sens, qu’il s’agit de mettre à mort, mais ces prédispositions au mal, à la maladie et à la déchéance qui sont en nous comme le sceau du péché et de la mort. La « vivifiante mortification », le « renoncement-amour souverain » et surtout « l’abnégation-adoration » ne sont que l’établissement, par une thérapeutique vigoureuse, de cette santé spirituelle dont parle l’Apôtre : porter partout et toujours en son corps la mortification de Jésus, afin que sa vie soit manifestée dans nos corps (2 Co 4,10).

Réfléchissons à ce que les distinctions du Père Hausherr nous apprennent. Nous voyons un peu mieux que la vie chrétienne comporte nécessairement et pour tous une logique d’effacement de soi et de reconnaissance de Dieu qui se présente comme l’exact retournement du péché par lequel la mort a régné. Mais ceci n’est pensable que parce que quelqu’un de notre race l’a fait, en portant la victoire de Dieu au lieu précis où l’homme s’avoue toujours vaincu, c’est-à-dire, dans le non-sens absolu de la mort. Ce que nous croyons ainsi par la foi, nous l’attendons encore dans l’espérance, mais ce n’est pas assez. Il faut encore que la vie du Ressuscité affecte notre vie charnelle. La victoire du Christ, ressuscité des morts pour la gloire du Père, ne peut nous atteindre que comme une victoire sur notre propre mort. Tel est bien l’enjeu de toute la vie chrétienne, depuis notre baptême jusqu’à notre dernier souffle, d’avoir accès, dès maintenant, en corps et en âme, à la gloire de celui qui nous guérit non seulement de la malice et de la mort, ce que comprenaient déjà les premiers chrétiens quand ils parlaient de la mort comme d’un sommeil, mais encore du péché, ce que Thérèse de Lisieux nous rappelle si bien en demandant que même le péché puisse fortifier et faire grandir l’amour [12].

La mortification se présente comme un salut de la mort, disons-nous déjà dans notre premier point. Nous découvrons ici qu’elle ne peut surgir, comme puissance de vie, que de la remontée du Christ depuis les enfers humains, c’est-à-dire de ce que nous nommons sa résurrection, son élévation et son exaltation à la droite du Père, là où saint Jean désigne l’heure de l’Esprit. Cette position de la mortification dans la lumière de Pâques me paraît la seule soutenable et elle implique deux conséquences au moins.

Tout d’abord, on ne rejoint jamais les épreuves, les souffrances, la passion du Christ, dont il est parfois question en ce domaine, qu’à partir de la paix et de la joie pascale – donc, dans l’Esprit Saint. Ensuite, nous l’avons déjà suggéré, mais cela apparaît maintenant dans toute son évidence, il n’y a pas d’autre mortification à soutenir que celle du Christ ; il n’y a donc aucune violence à se faire, mais il suffit ( !) d’entrer dans le combat spirituel du Christ et de l’Église pour Dieu.

Le discernement des esprits, la garde du cœur, la vigilance des sens n’ont pas à viser une maîtrise de soi toute païenne ; ils sont au contraire les signes d’une restauration foncière des solidarités natives (avec Dieu, avec autrui, avec le monde) : tout est donné dans la victoire de l’Homme nouveau, et tout reste à manifester dans la pratique universelle des chrétiens qui grandissent vers leur dernière résurrection. La mortification représente cet espace de la docilité, du discernement et du combat spirituels où la vie du Christ nous atteint comme la source d’une libération si gratuite qu’elle nous entraîne dans sa victoire. La mortification n’apparaît pas d’abord comme un salut de la mort qu’il faudrait encore opérer, elle est en notre temps le signe que la mort a été défaite et qu’il nous est donné de le manifester.

Concluons notre deuxième étape. La mort et la mortification appartiennent au langage chrétien, parce qu’ils reçoivent du fait de la résurrection leur sens ultime. En défaisant la mort, le Christ instaure cette création nouvelle où il devient possible d’« imiter Dieu », c’est-à-dire de renverser les puissances de la mort par celles de l’amour. Restons un instant sur ce mot, que nous n’avons guère employé jusqu’ici. S’il appartient bien à notre amour de désirer vaincre la mort, fût-ce au prix de nous-mêmes (ce que nous laisse entendre notre premier point), c’est l’amour « trinitaire et crucifié », comme dit Hans Urs von Balthasar, qui a fait de la mort le lieu de sa présence et nous ouvre par là le chemin du retour. La vie religieuse est une des formes de ce pèlerinage, et la vie religieuse apostolique, l’un de ses postes avancés. Nous y venons.

Mort et mortification dans la vie religieuse : un langage spirituel

Déjà nous avons considéré, avec saint Paul, que la mortification est une participation aux souffrances de mort de Jésus (2 Co 4,10). Étroitement comprise, cette acception chrétienne, christologique, d’un langage scripturaire pourrait limiter la mortification à un comportement simplement moral : « il faut » faire mourir en nous ce qui nous porte à la mort. Mais la vie chrétienne ne s’éclaire de manière décisive qu’à la lumière de Pâques, avons-nous dit également. C’est donc à partir du Christ, vainqueur de la mort, qu’il nous est possible de donner à la mortification son statut théologique : dans l’Esprit Saint, elle peut montrer que la mort et le péché ont déjà perdu tout leur pouvoir. Alors, la docilité, le discernement, le combat spirituels sont comme la trame d’une vie où le cœur reste vigilant parce qu’il sait que le Seigneur ne cesse d’advenir. Il s’agit donc moins dans la mortification d’un comportement d’effort (pour obtenir la vie) que d’une attitude de reconnaissance (du don reçu) et d’attente (du Seigneur qui vient).

En fondant ainsi la mortification dans la résurrection du Christ, nous avons du même coup indiqué le lieu de surgissement de la vie religieuse. On sait en effet aujourd’hui que la vie religieuse ne peut retenir à son seul profit aucun des « conseils évangéliques » donnés par le Christ à ses disciples. Certes, Jésus demande quelquefois la pauvreté effective (Mc 10,21), il loue la continence volontaire de certains (Mt 19,10-12), il appelle qui il veut à se mettre à son écoute (Mc 2,14 ; 5,19 ; Lc 9,28-36) etc. Mais ces paroles diverses ne se sont détachées des autres « conseils » donnés par le Christ qu’au fil de l’histoire, à mesure que le phénomène que nous nommons aujourd’hui « vie religieuse » se constituait et cherchait son langage. Sans entrer dans les détails de cette évolution complexe, on peut rappeler l’apparition de la virginité chrétienne aux côtés du martyre, l’élan qui porte ensuite au désert anachorètes et ermites, leur vie solitaire puis cénobitique, leur régime d’obéissance, leur rude pauvreté.

Ce qui nous importe surtout, c’est de constater que la vie de ces vierges et de ces continents, ermites ou moines, est apparue dans l’horizon chrétien comme une mise en œuvre de la résurrection du Christ. Si pour Paul la virginité est préférable au mariage en raison des tribulations présentes et de l’eschatologie toute proche (1 Co 7), pour Ignace d’Antioche déjà († c. 110), la résurrection du Christ justifie le désir du martyre (Aux Romains, VII 2-3 ; Aux Tralliens IX, 1-2) et la chasteté peut être gardée « en l’honneur de la chair du Seigneur » (À Polycarpe V, 2). On sait comment Origène devait prendre à la lettre le logion de Mt 19,10, que les premiers ascètes entendaient ainsi au sens spirituel.

En d’autres termes, et pour nous en tenir au seul aspect du célibat, ce n’est pas tant « en vue du Royaume des Cieux » que certains se sont rendus « eunuques », selon la forte métaphore du Christ, mais c’est « à cause » de ce Royaume que, par voie de conséquence, le renoncement aux puissances de la vie présente s’est opéré en eux. Encore une fois, la mortification procède d’une surabondance de vie. D’ailleurs, la perception que l’appel de Dieu contient la promesse de quelque chose de meilleur que ce que je lui abandonne est absolument requise dans le discernement d’une vocation religieuse. Ce principe est fondamental pour toute théologie du renoncement. Or nous sommes ici devant une forme de vie qui semble construite sur un triple négation : il y a un non dit à autrui (la chasteté), un non dit au monde créé (la pauvreté), un non dit à la liberté personnelle (l’obéissance), que l’homme d’aujourd’hui met plus facilement en rapport avec une quelconque pathologie qu’avec la victoire de Jésus au désert ou sur la croix (Lc 4 et 22).

Je pense d’ailleurs qu’une des raisons de la désaffection pour le célibat consacré est que nous ne savons plus en parler à partir de la plénitude qu’il a pour tâche de manifester. Essayons de le faire, sans éviter non plus de parler de la mort.

Si le Christ n’est pas ressuscité, aucune vie chrétienne n’a de sens, bien sûr. Mais la vie religieuse en aurait moins encore que d’autres, pour cette raison précise qu’elle a tout parié sur la résurrection, ou plutôt qu’elle est toute informée par notre gloire à venir. Car elle dit non seulement que Dieu est capable par lui-même de combler le cœur humain, mais encore qu’il lui plaît de « me » le proposer, en ce temps-ci, et cette prévenance fonde le vœu de chasteté. Et elle dit aussi que le Christ vaut plus que tout ce qui est créé en lui, et cela non seulement dans l’abstrait et en général, mais qu’il en va ainsi pour moi ; cette prédilection fonde le vœu de pauvreté. Et elle dit encore que l’Esprit du Père et de Jésus conduit ma vie mieux que ma propre volonté, et que là se trouve la source de ma joie ; cette reconnaissance fonde le vœu d’obéissance. Nous venons de suggérer par trois fois l’expérience personnelle d’un attrait de Dieu. Mais ce n’est pas tout.

Cet appel et cette expérience seraient aussi provisoires que leur reconnaissance s’ils ne portaient en eux-mêmes le sceau de l’éternité. Je veux dire, s’ils ne signifiaient pas, d’une manière définitive, que rien, pas même la mort, ne les contredira – car il reste que l’on meurt dans la vie religieuse, et pas nécessairement le jour de sa profession. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que celui qui appelle et celui qui répond ne soient plus séparés par l’infranchissable obstacle qu’est la mort. Et c’est bien le cas, non seulement, nous l’avons dit, du côté de celui qui a brisé pour nous les portes de la mort, mais aussi du côté de celui qui se trouve entièrement requis par l’expérience de Dieu.

Il me paraît en effet que cette perception de Dieu (du Père, du Fils et de l’Esprit) comme le tout de ma vie, l’origine prochaine de tout mon devenir, la source nouvelle de mes actions et de mes passions, est déjà par elle-même comme un passage nouveau, un salut de l’abîme mortel, si tant est que la mort était cette séparation radicale de Dieu, d’autrui et de moi-même qu’a seul connue le Christ, comme nous le disions plus haut. Je ne veux pas insinuer que le religieux trouve, même en le payant de tout soi-même, un raccourci vers Dieu : ce ne sont là que vanités des prétentions païennes. Je suggère au contraire que Dieu, dans sa miséricorde, ayant sauvé tous les siens de la perdition, découvre à certains ce chemin particulier qui semble anticiper la mort de tous et néanmoins rend visible la vie promise à tous.

Pour résumer toute ma pensée, je dirais qu’en voyant vivre les religieux, on ne devrait plus avoir peur de la mort (dans laquelle tous doivent être trouvés pauvres, chastes et obéissants) ; et il faut ajouter aussitôt : en voyant vivre les laïcs chrétiens, on ne devrait plus avoir peur de la vie (de ses engagements familiaux, économiques, politiques). Mais ceci serait une autre démonstration.

Pour l’heure, retenons que la vie religieuse, où l’on se voue entièrement à Dieu suprêmement aimé [13], signifie, par le simple fait qu’elle existe, la triple défaite de la mort : celle-ci ne peut plus nous séparer du monde (car tous sont frères du Bien-Aimé, dans la chasteté), ni de nous-mêmes (car l’Esprit Saint atteste notre filiation). On comprend dès lors la pensée de l’Église lorsqu’elle estime que « les religieux ont, plus que les autres fidèles, à s’adonner à la pratique de la pénitence et de la mortification [14] ». Si la vie religieuse naît dans le sillage de la victoire du Christ sur la mort, elle peut aussi et même elle doit montrer dans sa pratique la réalité concrète de cette victoire entièrement acquise et qui ne cesse pourtant de nous advenir. L’anthropologie chrétienne ne pourrait se passer de ce langage spirituel que lui donne le fait religieux.

Mort et mortification dans la vie religieuse apostolique : une spiritualité des faits

Il nous reste à montrer par un cas précis, celui de la vie religieuse apostolique, comment ces vérités peuvent être vécues.

Qu’entendons-nous par « vie religieuse apostolique » ? C’est une forme de vie religieuse qui naît avec les temps modernes et que représente bien la figure d’Ignace de Loyola. Dans ce mouvement spirituel (la vie religieuse est toujours née d’un élan ecclésial), on ne s’attache plus, comme dans la vie semi-monastique des Ordres mendiants, à la prédication pauvre et itinérante, ni à la liturgie commune, mais on se met pour la gloire de Dieu, au service de l’Église, de laquelle on veut recevoir sa consistance et sa mission. Service « officiel » de l’Église et obéissance missionnaire caractérisent ainsi, me semble-t-il, la vie religieuse apostolique, et permettent aussi de la distinguer des Instituts séculiers qui naîtront après elle, à partir de la révolution française (ou déjà d’Angèle de Mérici). Dans ces derniers instituts, c’est la vie dans le monde et par les moyens du monde qui prime, avec la discrétion et la dispersion qui en découlent.

La vie religieuse apostolique ne peut se comprendre, me paraît-il, sans une théologie de la paternité de Dieu : le Père envoie son Fils, le Père et le Fils envoient l’Esprit, qui envoie les Apôtres, desquels on veut ici tenir sa mission. Cette manifestation de la paternité de Dieu entraînera bien des conséquences pratiques, notamment quant au choix des insertions de ces religieux, choix qui devront toujours manifester l’étendue de la miséricorde touchant ce monde en Jésus-Christ.

Pour notre propos, cette position de la vie religieuse apostolique à partir de la paternité divine trace aussi des perspectives particulières. Si la vie religieuse représente pour qui s’y livre le chemin du salut de sa propre mort, la vie religieuse apostolique indique à sa manière que la victoire du Christ s’étend à tout et à tous, et qu’il est possible de l’annoncer, en paroles et surtout en actes. Rien de ce qui touche l’homme n’est étranger à Dieu (et voici les recherches scientifiques et culturelles portées à leur sens dernier), rien de ce qui blesse l’homme n’est perdu pour Dieu (et voici les détresses physiques ou morales saisies comme présence à Dieu), rien de ce que veut l’homme ne peut le séparer de Dieu (et voici la parole et les gestes de la réconciliation partout proposés). Plus les faits sont brutaux, désespérants, aliénants, plus les religieux de vie apostolique peuvent les considérer comme des lieux priviligiés de l’action de Dieu, qui sans cesse et sans mesure fait grâce aux hommes et les rend à l’espérance. La vie religieuse apostolique représente ainsi comme une spiritualité des faits. C’est dans les faits qu’elle trouve son sol propre, plus que dans la parole à dire ou dans la vision à partager. Dans les faits où l’homme se pose ou s’aliène, le religieux de vie apostolique voit, dit et surtout montre la puissance créatrice et restauratrice de Dieu. Comment cela ?

L’histoire de la charité chrétienne montre assez le rôle moteur qu’y ont tenu les religieux : les institutions scolaires, hospitalières et socio-caritatives d’un pays comme la Belgique en sont un exemple trop saisissant pour nous y arrêter beaucoup. Que ces lieux d’insertion traditionnels soient tous en question aujourd’hui, cela nous invite à penser d’abord, a-t-on dit, que les religieux y ont réussi : si d’autres sont venus là où se risquaient autrefois seulement ceux qui n’avaient rien à perdre, si l’État rétribue des tâches jusqu’ici sous-estimées, c’est qu’il est l’heure pour les religieux de reconsidérer leur présence, de chercher des points d’insertion plus brûlants dans ces mêmes institutions (que l’on songe aux problèmes éthiques dans les hôpitaux ou à l’évangélisation du savoir pédagogique ou à la présence gratuite aux jeunes sans appui) ou de se laisser porter en des lieux de plus grande nécessité encore (mass-media, quart-monde, monde politique, etc.). Il est clair que les religieux apostoliques, de par leur vocation et de par leur être commun, doivent se trouver en priorité dans les lieux les plus extrêmes et les plus abandonnés, sans que cela signifie à tout coup dans les plus démunis d’argent.

Le combat spirituel majeur, pour ceux qui sont nés dans la mort de Jésus et ont pour grâce d’en faire part à tous, me paraît être de lutter contre ce retour sournois des forces de la mort qui prend en notre temps le visage de l’installation béate ou du contentement de l’œuvre accomplie. Le sens de la mortification, chez ces religieux, pourrait bien être de reparcourir toujours les étapes d’une « pédagogie d’éveil », qu’elle touche davantage le corps (comme le jeûne, les veilles, etc.), ou qu’elle purifie l’esprit (comme l’abstinence d’images ou le recentrement des affections) ; mais il faut encore que cette pédagogie personnelle s’accompagne d’un partage des aspirations communes et d’un style de vie proportionné à la quête spirituelle d’un groupe. « Pédagogie d’éveil » et austérité commune représentent alors d’humbles moyens de demeurer proches de la générosité divine reçue en partage.

Conclusion

Ainsi, dans la vie religieuse apostolique, la mort est une source, et la mortification, une pédagogie spirituelle. Par-delà le fait absolu de la mort, désormais vaincue, la vie religieuse apostolique peut trouver dans les faits humains, ponctuels et absurdes souvent, les traces d’une histoire spirituelle où Dieu se découvre mystérieusement comme la source de notre agir. Cette perception que Dieu est là, alors que beaucoup ne voient que banalité sans visage ou malheur insensé, est caractéristique de la vie religieuse apostolique, disions-nous, parce qu’elle est née de cette expérience que la mort de Jésus découvre pour nous le visage du Père, aimant et agissant. Alors la mort personnelle a changé de sens et la mort d’autrui et la mort du monde ont pu devenir des lieux où manifester la vivifiante présence. Je pense que cela suffit pour comprendre que la mort des religieux, que l’on vit dans les monastères sur le mode liturgique, est souvent, dans la vie religieuse apostolique, le simple et dernier effacement devant celui qui vient. Il s’est endormi « sans bénédiction ni sacrements, le plus communément du monde », rapporte Polanco de la mort d’Ignace de Loyola [15]. Ainsi peuvent mourir ceux dont toute la vie dit la bénédiction de Dieu.

Terhulpsesteenweg 719
Maleizen
B-1900 OVERIJSE, Belgique

[1Col 3,9.

[2Ga 5,24.

[32 Co 4,10 (nekrôsin ; mortificationem).

[4Nekros.

[51 Sam 2,6 (mortificat et vivificat).

[61 P 3,18 (mortificatus, vivificatus).

[7Col 3,3-5 (mortificate, nekrôsate).

[8Rm 8,13 : Mortificaveritis, thanatoûte.

[9« Abnégation, renoncement, mortification », Christus, 1959, 182-195. Cet article a été écrit en réponse, ou du moins en référence, à l’enquête organisée par la même revue, et présentée par B. Arminjon, sous le titre « La mortification dans notre vie chrétienne, d’après les réponses à une récente enquête », Christus, 1956, 106-132.

[10En grec, aparneisthai.

[11Apotassesthai.

[12Lettre de sainte Thérèse, n° 114 (3 septembre 1890) : « Dites-lui (à Jésus) aussi de me prendre le jour de ma profession si je dois encore l’offenser après, car je voudrais emporter au ciel la robe blanche de mon second batême (sic) sans aucune souillure, mais il me semble que Jésus peut bien faire la grâce de (ne) plus l’offenser ou bien... de ne faire que des fautes qui ne l’OFFENSENT pas mais ne font que d’humilier et de rendre l’amour plus fort » (la typographie est celle des éditeurs de la Correspondance Générale, tome I, 1877-1890, Paris, Cerf, Desclée De Brouwer, 1972, 567).

[13Lumen Gentium 44.

[14Ecclesiae Sanctae II, 22.

[15Lettre du Secrétaire à toute la Compagnie, dans les jours qui suivirent la mort d’Ignace (31 juillet 1556), Fontes Narrativi I, 764-772, cf. Notes ignatiennes 10, Enghien, 1956, 3-4.

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