Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le célibat vécu en communauté

Jean Vanier

N°1984-3 Mai 1984

| P. 165-181 |

Ces pages forment un chapitre du livre Homme et femme il les fit, qui sort de presse ces jours-ci. L’auteur y décrit un chemin d’accomplissement authentique de l’amour humain et chrétien, à partir de son expérience de vie quotidienne, depuis vingt ans, avec des personnes handicapées mentales, ainsi qu’avec les jeunes qui vivent en leur compagnie. Souvent profondément blessées, ces personnes handicapées peuvent être éduquées à l’amour si leur beauté est reconnue et si l’on parvient à créer avec elles « un lieu pour le cœur ». Alors le sens du célibat vécu en communauté peut être découvert et situé par rapport au mariage. La vie devient féconde, parce que naît le désir de la communiquer, d’abord dans l’aide apportée au plus petit. Une des convictions de ce livre est que les personnes handicapées mentales sont révélatrices de dimensions humaines présentes, quoique de façon plus cachée, en chacun de nous. En cela, elles ont quelque chose à dire, sur le célibat « à cause de Jésus et de l’Évangile », aux hommes et aux femmes appelés à le vivre comme chemin d’amour et de fécondité.
Note de la rédaction (mai 2021) : la publication de cet article est évidemment antérieure aux révélations concernant la personne de Jean Vanier communiquées par l’Arche en février 2020. La rédaction renvoie le lecteur au communiqué officiel publié sur le site de l’Arche.

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La souffrance du célibat

Malgré toutes les richesses humaines qu’on peut trouver dans une vraie vie communautaire, celle-ci ne peut jamais combler totalement un cœur humain. Il y aura toujours des souffrances venant du manque d’une intimité plus totale avec quelqu’un et du renoncement à la paternité ou à la maternité. Même quand on a une amitié privilégiée, le fait du renoncement à des intimités plus totales constitue un manque. On y renonce parce qu’on a conscience de ne pouvoir vivre jusqu’au bout et en vérité les exigences qui seraient impliquées dans le don total des personnes l’une à l’autre. On y renonce pour être fidèle aux désirs de Dieu.

Le mariage lui aussi apporte ses souffrances. L’union n’est jamais plénière ; il y a toujours des insatisfactions venant du fait que les deux époux demeurent extérieurs l’un à l’autre ; ils ne peuvent rejoindre certaines zones secrètes de l’autre ; il n’y a jamais une transparence parfaite entre eux ; dans le cœur de chacun demeurent des peurs et une part d’égoïsme.

Nous touchons là le mystère du cœur humain si vulnérable, si assoiffé d’amour et de présence, si assoiffé d’infini. L’être humain est en tension constante vers cet infini : soif d’être comblé, vu comme unique, soif d’être aimant, d’être libre, d’être un source de vie pour les autres. Mais cette tension vers l’infini est vécue par un être fragile, capable de se laisser séduire par des mensonges, vivant des peurs, recherchant le pouvoir et l’admiration à travers des illusions, capable aussi de haine. Nous sommes assoiffés d’infini mais nous portons cette soif dans des vases fragiles.

Et le cœur humain semble si lié aux organes sexuels ; la quête de l’amour est liée au désir de donner la vie. L’amour, avec la sexualité génitale qui s’y trouve impliqué, apparaît donc comme le grand mystère de l’être humain. En réalité, il est comme un fruit merveilleux suspendu à l’arbre de la vie. Or un fruit sans arbre n’est qu’illusion. L’amour implique la force, la structure et l’enracinement de la personne. Il implique que l’on est quelqu’un capable de se donner à un autre et avec lui de se donner à d’autres. Il implique, pour ne pas sombrer dans le mensonge, la fidélité aux liens créés.

La soif d’union et de fécondité se situe dans les profondeurs de la personne humaine. Cette soif est à l’image de Dieu même, car Dieu est amour et fécondité. Il y a en elle un élément sacré. Mais pour que l’union et la fécondité puissent se réaliser le plus harmonieusement possible, il faut la fidélité et la vérité, il faut aussi une force venant de Dieu. Mais cet élément sacré de l’homme et de la femme qui les rapproche du Dieu trinitaire peut être totalement dégradé quand on le vit seulement dans une recherche de plaisir pour soi et le refus de liens permanents et de toute fécondité. Aristote disait que la corruption des meilleures choses est ce qu’il y a de pire. C’est bien ce qui arrive quand on s’aime « sans amour », sans vouloir vraiment se donner à l’autre.

Les rapports d’amour qui peuvent exister entre un homme et une femme apparaissent comme un mystère. Le Cantique des Cantiques en parle pour dévoiler le feu et l’intimité de l’amour de Dieu. Les poèmes de saint Jean de la Croix sont des chants d’amour – un amour passionné – pour le bien-aimé. Jésus révèle qu’il est venu, non pas pour établir des lois raisonnables, auxquelles il faut obéir afin que les êtres humains et la société fonctionnent bien, mais pour allumer le feu de l’Esprit Saint, pour communiquer une passion d’amour qui est aussi lumière et service. Or ce feu de l’Esprit Saint est donné, non pas aux sages et aux puissants, mais aux humbles et aux pauvres, aux doux, aux purs de cœur et aux persécutés. Et Jésus se révèle comme l’Époux.

Il y aura toujours de l’insatisfaction dans le cœur humain ; il ne pourra jamais vivre pleinement sur la terre l’extase et la plénitude. Celles-ci ne font que passer, comme un don, dans des cœurs vulnérables. Et l’amour même le plus beau s’achève dans la séparation, puisque la mort est inscrite dans le corps humain. Pour accueillir cette mort, ou déjà pour vivre pleinement l’amour dans des corps mortels, il faut avoir confiance : la vie et l’amour sont plus forts que la mort ; au-delà de la séparation une union invisible demeure, une union qui trouvera son achèvement le plus plénier après la mort, quand nos corps mortels seront ressuscités dans la gloire.

Le véritable amour s’achève nécessairement dans la souffrance et le sacrifice, car il est don. Quand on aime quelqu’un, son bien, sa liberté, sa croissance, ses désirs ou son bon plaisir ont plus de prix que la joie d’être avec lui. L’amour ne peut être possessif. Il doit être toujours libérateur. Un amour possessif étouffe et peut finalement détruire. Jésus a dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. L’amour s’achève alors dans le sacrifice : on donne tout, on donne sa vie.

La souffrance du célibat est donc réelle, mais elle peut être vécue dans l’espérance, une espérance qui vient en quelque sorte combler l’angoisse de l’isolement. Cette souffrance n’est rien en comparaison de la souffrance vécue par ceux qui espèrent trouver dans l’exercice de la sexualité génitale sans responsabilité, sans lien, sans fécondité, le goût de l’éternel. Ceux-là sont nécessairement déçus, car ils se retrouvent dans un plus grand isolement encore : le plaisir est si éphémère et l’angoisse si proche !

Beaucoup d’êtres humains sont comme obligés de vivre le célibat. Au long de l’histoire de l’humanité, beaucoup d’hommes et de femmes ne trouvent pas le bien-aimé de leurs cœurs. Ils demeurent seuls, se demandent s’ils sont aimables. Pour d’autres, le bien-aimé leur est ravi trop tôt par la mort. D’autres entrent dans les liens de l’alliance avec enthousiasme, avec un amour passionné, mais ils n’ont pas les moyens humains pour vivre et approfondir la relation ; et le couple se sépare. Puis, il y a tous ceux qui portent dans leur chair et leur esprit des handicaps lourds. Ils ont peur de la relation ; ils ont des caractères violents ou dépressifs ; ils ont des corps meurtris. Souvent ils ne peuvent vivre une alliance harmonieuse avec un autre. Ils ne peuvent vivre l’union d’amour dans leur chair. Mais notre expérience nous montre qu’en vivant en communauté avec une force et un amour qui vient de Dieu, il est possible de vivre le célibat.

Et quand il n’y a pas communauté ?

Le drame surgit quand il n’y a pas de communauté fraternelle. Quand les êtres humains vivent isolés dans des collectivités sans âme, comment peuvent-ils intégrer leur sexualité, surtout dans une société qui, par les mass-media, excite les pulsions sexuelles et banalise les relations sexuelles en supprimant tout l’aspect sacré de la rencontre des personnes dans l’alliance ? Est-ce possible ?

Jean-Paul II a raison de crier à temps et à contretemps l’aspect sacré de la sexualité génitale. Dieu se révèle à l’homme dans son cœur et sa vie affective profonde. Si on banalise la sexualité génitale et la vie affective, on nie la valeur sacrée du cœur humain, on risque alors de le détruire ; ce faisant, on détruit la maison, le temple, qui a été fait pour accueillir le don de Dieu. Cela est grave. On ne peut détruire Dieu, mais on peut détruire l’homme capable de le recevoir.

Parfois on dit que le Pape, les évêques et les prêtres ne doivent rien dire sur la sexualité génitale parce qu’ils sont célibataires. Mon expérience me montre que souvent les prêtres ont une grande expérience du cœur humain, à travers mille et mille confidences d’hommes et de femmes, dans la confession individuelle et à travers la direction spirituelle. Beaucoup d’entre eux en savent plus long sur les exigences et les difficultés de l’amour que les psychologues. Ils ont recueilli des confidences dans une lumière plus profonde que la psychologie, à la lumière de la vérité et de la conscience intime et spirituelle des personnes.

L’Église a raison d’annoncer l’aspect sacré de la vie sexuelle génitale. Mais il est indispensable que nous, les chrétiens de la base, sachions créer des communautés. Car, sans communauté, sans amour vrai, sans pardon, sans alliance, il n’est pas possible de bien intégrer la sexualité génitale dans des relations humaines authentiques. On risque d’être la proie de ses propres pulsions sexuelles ou de celles des autres, la proie de séductions de toutes sortes.

C’est bien pourquoi il faut à tout prix œuvrer à notre époque pour la création de vraies communautés qui accueillent les personnes isolées et en détresse. C’est de cela qu’elles ont besoin avant tout : vivre dans une réseau d’amitié où elles trouvent réellement leur place et où elles soient reconnues.

Les modèles

Pour que les personnes ayant un handicap mental puissent vivre leur célibat avec sérénité et d’une façon positive, il est indispensable qu’elles aient, proches d’elles, vivant dans la même communauté, des hommes et des femmes qui aient vraiment accueilli leur célibat, avec paix, comme un don de Dieu. Si elles ne voient que des éducateurs qui vivent douloureusement leur célibat, elles auront plus de difficultés à assumer leur propre célibat. Les assistants mariés peuvent, dans et par leur amour, apporter aux personnes ayant un handicap mental une stabilité. Leur vie familiale est source d’une très grande paix et les familles peuvent apporter par là une guérison profonde dans les cœurs. Mais elles ne peuvent jouer le rôle de modèles pour tous.

Si le célibat est difficile pour des personnes ayant un handicap mental, il est également difficile pour les assistants. Cela implique tout un cheminement. Beaucoup viennent à l’Arche cherchant leur voie. Ils sont comme beaucoup de jeunes de notre époque. Ils ont leur fragilité sur le plan affectif ; ils ont aussi le désir de s’engager dans une lutte pour un monde meilleur. La fragilité et un certain idéalisme vont souvent de pair. Mais, en vivant dans une communauté inspirée par une foi chrétienne, avec des personnes ayant un handicap mental, leurs cœurs sont touchés. Ils se fortifient intérieurement et découvrent une motivation solide pour leurs vies. La relation avec la personne ayant un handicap mental, sa pauvreté, sa confiance et son appel à être aimée, éveillent leurs cœurs et les appellent à entrer dans une alliance avec elle qui implique un don de leur vie dans la fidélité.

Beaucoup d’assistants viennent à l’Arche attirés par notre vie communautaire inspirée des béatitudes et par la relation avec la personne ayant un handicap mental. Le premier temps est souvent un temps épanouissant. L’assistant découvre une fraternité réelle ; son cœur est éveillé ; il découvre en lui-même beaucoup de capacités qui, jusqu’alors, lui étaient cachées. Puis, il touche à ses limites et aux limites de la communauté. C’est le temps de l’épreuve. C’est souvent à ce moment-là qu’il découvre la dimension de la prière. H découvre au fond de lui-même une présence de Dieu et un appel à vivre avec Jésus dans le pauvre ; il vit une expérience de foi qui le change très profondément. Il découvre que pour vivre l’alliance avec la personne pauvre, il a absolument besoin de Jésus, de la prière, de la nourriture de la parole de Dieu et du corps du Christ, il a besoin d’être accompagné en vérité par un prêtre ou un témoin de Dieu.

Il y a peu de temps, une jeune assistante est venue me voir. Elle m’a parlé de son cheminement dans la communauté. C’est une femme de vingt-cinq ans, compétente et profondément présente aux personnes ayant un très grand handicap. Mais elle est fragile sur le plan de sa vie affective. Elle vit proche de l’angoisse, car elle a beaucoup souffert dans sa petite enfance. Elle a vécu plusieurs relations privilégiées avec des hommes dans la communauté. Elle a si peur d’être seule, si peur de son propre vide. Elle a un si grand besoin d’être écoutée et aimée. Le travail et la présence auprès des personnes avec un handicap la nourrissent et l’aident à se structurer, mais ne suffisent pas à sa vie affective. En même temps, elle voit avec clarté que cette recherche d’un homme n’est pas dans la vérité ; elle utilise sa sexualité pour attirer quelqu’un vers elle, pour combler son propre vide et pour ne pas rester dans l’isolement. Son angoisse et son appel affectif l’empêchent de croître, de se fortifier intérieurement et d’avoir une vraie liberté et autonomie intérieures. Elle m’a dit qu’elle sent le besoin de mettre fin à ces relations trop affectives et immatures pour grandir un peu plus. Il est évident d’autre part que sa rencontre avec Jésus et sa vie de prière l’aident à devenir une personne plus libre vis-à-vis de ses tendances psychologiques et de son désir éperdu d’être aimée.

Au fond, cette jeune fille, issue d’une famille divisée, est semblable à tant d’autres jeunes et à tant d’autres personnes ayant un handicap. Elle a besoin de fortifier sa personne la plus profonde à travers le contact avec le pauvre, à travers la prière, à travers une vie communautaire exigeante et festive. Elle a besoin de lutter contre ses désirs psychologiques pour croître vers un amour réel et plus oblatif. Et puis, un jour, elle vivra un appel de Dieu pour le mariage ou le célibat qui l’aidera à se déterminer dans la clarté.

Le drame de beaucoup de jeunes, c’est leur fragilité affective. Leurs cœurs sont riches en capacité d’aimer. Ils sont intuitifs, ils voient clairement les dangers et les hypocrisies de notre monde et de tant de mouvements politiques et d’organisations sociales. Ils veulent faire de leurs vies quelque chose de valable. Ils veulent s’engager, mais où ? Ils se sentent si vulnérables et fragiles devant les forces qui mènent la société et le monde. Es ont besoin de témoins qui les encouragent et les aident à se fortifier et à s’engager d’une façon permanente. Souvent ils ne trouvent pas ces témoins. Confrontés au décalage entre leur fragilité et leur idéal, ils se laissent tomber dans le découragement et parfois le désespoir. Et certains jeunes risquent de venir à l’Arche cherchant un refuge ou même cherchant une fuite dans le spirituel. Certains, pour pouvoir s’y enraciner, ont besoin d’un véritable soutien psychologique.

Ceux et celles qui trouvent espérance à l’Arche doivent passer par des étapes, et parfois par des étapes douloureuses, avant d’y jeter réellement leurs racines. La question cruciale, pour beaucoup d’entre eux, c’est le célibat. Est-ce possible ? Leurs propres quêtes affectives sont si profondes !

Certains assistants se déterminent à travers le mariage et d’autres découvrent le célibat, non comme une situation d’attente indéterminée mais comme un don de Dieu. Cette découverte peut se faire à travers de longues années de maturation. Ils le vivent alors comme une réponse à un véritable appel de Dieu. Ils disent « oui » avec autant de joie et d’enthousiasme que ceux et celles qui se marient. Ils découvrent d’ailleurs que c’est beaucoup plus facile quand ils se déterminent clairement, s’appuyant sur la fidélité et l’amour de celui qui les a appelés, que quand ils restaient dans une certaine indétermination. Cet accueil du célibat comme réponse à un appel de Dieu implique qu’ils en ont parlé à un prêtre ou un témoin de Dieu qui les a confirmés dans cette voie. Il implique aussi qu’ils prennent les moyens de garder leurs cœurs virginaux pour Dieu caché dans le cœur des plus pauvres. La détermination de ce « oui » n’est donc pas un durcissement du cœur ou une fuite de la relation dans le spirituel. Au contraire, elle est pour vivre davantage l’alliance avec le pauvre. Le cœur ouvert à Jésus comme ami et époux rend les personnes encore plus sensibles aux souffrances humaines, plus proches et accueillantes des personnes, plus aimantes. Mais une fois qu’on a accueilli le célibat, cela ne veut pas dire que tout va sans souffrance et sans question. Non, car dans ce domaine de la vie affective, le cœur reste très vulnérable. A l’Arche on a tendance à abaisser les barrières qui entourent le cœur pour vivre la tendresse de la relation. On ne cache pas nos cœurs, on ne les protège pas. Cette vulnérabilité des cœurs donne à la vie relationnelle une grande richesse mais elle est parfois insécurisante. Et on ne peut la vivre que si ce cœur est déterminé dans cet accueil virginal de Jésus et des personnes pauvres, et si on voit l’eucharistie et la prière comme des rencontres avec celui qui nous appelle par notre nom dans ces voies d’amour avec les personnes pauvres et blessées. La souffrance du célibat devient alors signe de notre amour ; elle devient don et offrande de notre être à Jésus et à ses amis.

Ma propre expérience de vulnérabilité

Mon expérience personnelle me montre clairement mon besoin de la communauté et mon besoin de prière pour vivre le célibat. Quand je suis dans ma communauté avec ceux et celles que j’aime et dont je sais qu’ils m’aiment, je suis tout à fait en paix. Il y a une unité à l’intérieur de moi. Je peux aimer avec mon cœur, sans risque de troubles ou de division. Dans les rencontres personnelles, il y a parfois une très grande paix, une certaine épaisseur de silence, signe d’une présence de Dieu. Dans ces moments, je reste vulnérable ; mon cœur est vulnérable, mais en même temps je sens une force et une unité en moi.

Par contre, quand je suis en voyage, seul, loin de la communauté, si je n’ai pas pu demeurer dans la prière, en contact avec mon propre centre et en présence de Jésus, je vis une expérience de très grande vulnérabilité et fragilité. J’ai l’impression que je pourrais être pris par toutes sortes de vents, attiré par n’importe quelle séduction. J’ai parfois l’impression de n’avoir ni force volontaire ni vertu pour me protéger. Dans ces moments, j’essaie de me confier à Dieu, à Jésus. Je prie qu’il me protège et me garde de tout mal. Mais je vis une expérience de très grande pauvreté.

Quand je réfléchis sur ces moments de pauvreté, j’aperçois deux choses. Premièrement, je découvre que, dans ma vie communautaire qui est très intense, j’ai appris à faire tomber des barrières, ce qui m’a permis d’être moi-même. J’ai appris ainsi à être vulnérable pour mieux accueillir l’autre et pour lui manifester que je l’aime vraiment. Quand j’étais officier de marine, j’avais l’impression d’avoir davantage de « vertu » et de « volonté », mais je n’étais pas vulnérable. Je me cachais derrière une certaine apparence de force. Vivant en communauté, on apprend à ne plus se cacher, on prend l’habitude de ne plus avoir de barrières puisqu’on a confiance en chacun. Alors on devient plus vulnérable quand on quitte la communauté, surtout quand cette vulnérabilité du cœur n’est plus protégée par une certaine épaisseur de paix intérieure venant de la présence de Dieu. Cela m’a confirmé le fait que, même si parfois je dois voyager et faire l’expérience de ma vulnérabilité, ma vocation, c’est de vivre en communauté. J’ai besoin de la communauté pour vivre à un certain niveau de vérité et de liberté intérieures. Sans elles je suis très proche de l’angoisse et pas assez en sécurité. Je me sens loin des hommes forts, vertueux et volontaires ; je me sens plus proche des gens faibles et vulnérables.

Deuxièmement, j’ai découvert que l’angoisse que je vis quand je suis seul, isolé et vulnérable, est un terrain propice pour les forces du mal. J’ai compris à ma façon ce que peuvent vouloir dire les paroles de saint Jean parlant de Judas : « Satan est entré en lui. » Parfois l’angoisse que je vis m’appauvrit tellement que je réalise que, si Dieu ne me protégeait pas, Satan pourrait entrer en moi pour faire les plus grandes bêtises. Cette expérience de ma pauvreté et des ténèbres en moi pourrait me décourager ; en réalité, elle ne me décourage pas, elle m’oblige à vivre davantage la communauté, à croître dans la vérité et à m’appuyer sur Dieu.

Le célibat et le secret de l’amour

Mais la vie communautaire avec ses fêtes et son sentiment d’appartenance ne suffit pas, nous l’avons dit. La personne ayant un handicap mental a besoin d’une relation unique et personnelle. Je suis profondément ému par la sensibilité du cœur de tel ou tel homme ayant un handicap mental : il y a David qui aime beaucoup Raymonde, une jeune assistante partie dans le tiers monde. De temps en temps, il lui envoie une partie de son salaire « pour les enfants handicapés du foyer là-bas ». Il dit : « Raymonde est ma copine ; c’est à cause d’elle que je travaille. » Je pressens en son cœur un amour très puissant et très délicat, quelque chose de sacré et de divin. Ce n’est pas un rêve, car cet amour l’a vraiment aidé à trouver un équilibre profond. C’est son secret, qu’il faut respecter.

Est-ce le même secret qui habite le cœur de Richard ? Ce n’est pas un homme très religieux. Il est croyant mais ne vient pas souvent à la messe ni à la prière du soir. Un jour, il m’a demandé dans le creux de l’oreille de venir à la chapelle et de réciter une prière avec lui. Il a dit la prière de consécration à la Sainte Vierge, où il se remettait pleinement entre ses mains. J’étais profondément touché par ce geste.

Il y a Laurent qui, lui, ne va jamais à la messe, sauf pour les enterrements et les mariages. Ce n’est pas parce qu’il est contre, mais ce n’est pas selon ses habitudes. Il a cependant été très touché par l’histoire de Notre-Dame de la Salette, cette apparition de Marie à deux enfants qui l’ont vue pleurer à chaudes larmes. « C’était une mère battue par ses enfants et chassée de chez elle », disait un des enfants après l’apparition. Quand j’ai accueilli Laurent à l’Arche, lui aussi avait pleuré à chaudes larmes. Il y a une sorte de complicité entre lui et cette femme qui est apparue dans les montagnes. C’est le secret de son cœur.

Beaucoup d’hommes et de femmes que je connais à l’Arche ont leur secret au plus profond de leur cœur, un secret par lequel ils sont liés avec une personne de l’autre sexe. C’est peut-être quelqu’un qui pour eux a joué le rôle de père ou de mère, de grand frère ou de grande sœur, peu importe. L’important, c’est qu’ils aiment.

Je suis choqué quand je vois certains se moquer des liens d’amour qui unissent tel homme handicapé à telle femme handicapée. Il y a parfois des liens de tendresse très secrets et sacrés qui unissent leurs deux cœurs et qu’il faut savoir respecter. Ces liens ne doivent pas obligatoirement devenir physiques et charnels ; ils sont peut-être appelés à demeurer au niveau du cœur, un cœur simple et aimant.

Chaque être humain a un secret d’amour, qui peut se réaliser dans le mariage ou dans une vie communautaire heureuse et festive. C’est ce secret qui lui donne la vie, l’inspire. A l’inverse, le manque de secret, son étouffement ou le secret trahi, déçu, donnent la mort et amènent au désespoir.

Le cœur est une réalité si belle, si innocente... Mais il peut être trahi, bafoué, brisé. Je me rappelle Laurent, cet homme de vingt-cinq ans, marqué par un passé douloureux. Son handicap proprement dit est léger, mais ayant été mis très jeune en institution, il a un cœur terriblement blessé. Sa mère a abandonné la maison quand il était encore tout petit. Son père, qui l’aimait beaucoup et qui l’a élevé, à dû rentrer par la suite en hôpital psychiatrique. C’est à ce moment-là que Laurent a été placé dans une institution. Il y avait beaucoup de violence et de colère en lui. Même s’il se trouvait mieux à l’Arche que dans l’institution où il avait été d’abord, il n’était pas heureux chez nous. A table, il éclatait souvent. Un jour, il a rencontré Christine, une jeune femme ayant une déficience mentale légère, mais émotivement très blessée. Elle l’a séduit. Elle s’est approchée de lui avec tendresse, a éveillé son cœur. C’était étonnant de voir, en l’espace de quelques mois, le changement qui s’était opéré en lui. Il était devenu plus doux, plus calme ; son visage était devenu paisible et détendu ; à table, il était à l’écoute, son agressivité semblait être tombée.

En prenant des renseignements sur Christine, qui était dans un autre centre, l’équipe a découvert qu’elle était une femme dangereuse. Elle attirait les hommes pour prendre d’eux ce qu’elle pouvait en argent et en cadeaux, puis elle les laissait tomber. L’équipe ne savait que faire. Finalement, elle a décidé de laisser les événements suivre leur cours en se préparant à apporter son soutien à Laurent au moment où Christine le laisserait tomber. C’est ce qui s’est passé. Laurent est entré dans une forme de dépression : il s’est renfermé encore plus sur lui-même. Cette expérience l’a confirmé dans sa peur de la femme. Mais la chose étonnante, c’était de voir la beauté de son cœur. Aimé dans son être d’homme, il avait été transformé, malheureusement pour peu de temps. L’amour est la réalité la plus belle, mais une réalité qui peut aussi être tellement dangereuse, s’il n’est pas fondé sur une alliance vraie.

La vie sexuelle proprement dite, si elle n’est pas vécue dans une alliance donnée par Dieu, peut obscurcir le cœur, le rendre opaque. La sexualité peut être un sacrement de la relation mais elle peut aussi être la mort de la relation. Le baiser peut empêcher la parole, cette parole qui est absolument nécessaire à l’approfondissement de la relation. L’instinct sexuel est si puissant qu’il peut amener le couple à s’unir physiquement sans passer par les étapes nécessaires de connaissance de l’autre, d’amitié et de partage. Dans ce cas, l’union est sans fondement solide, sans lendemain possible.

Le secret d’amour avec Jésus

Plus j’avance en âge, et peut-être en sagesse, plus j’écoute les personnes brisées, souffrantes et celles qui grandissent vers la liberté, plus je suis confirmé dans ma foi en Jésus-Christ. Je vois avec de plus en plus de clarté que la grande souffrance humaine, c’est l’isolement, le repli sur soi, le manque d’amour. En découvrant les ténèbres et les angoisses qui sont en eux, certains sombrent dans la tristesse ; d’autres réagissent en développant un « sur-moi », un super-ego ; leur angoisse devient une énergie qui les pousse vers le succès ou la domination. Ils deviennent agressifs et tendent à vivre dans le paraître. D’autres cherchent des compensations dans la violence, dans l’alcool ou la drogue ; ils cherchent à oublier et à fuir leurs propres ténèbres. Ils cherchent éperdument à combler le vide qui est en eux.

Qui peut aider l’être humain à accueillir sa propre fragilité, cette fragilité cachée derrière les barrières de ses peurs ? Qui peut l’aider à assumer les brisures de son histoire et de son être, ses angoisses, sa faiblesse, sa mortalité même ? Nous avons tous une grande pauvreté humaine, physique, morale et spirituelle et nous sommes tous voués à cette pauvreté radicale qu’est la mort. Nous portons tous en nous un fond de culpabilité.

L’humanité peut-elle être sauvée ? Ou bien est-elle condamnée au compromis, au mensonge et à la guerre ? Ni la science ni la technique ne peuvent sauver l’humanité. Elles n’ont pas le moyen de libérer les cœurs pour les ouvrir à l’amour et au partage. La psychanalyse peut libérer de certains blocages, mais elle ne peut changer un cœur de pierre en un cœur aimant ; elle ne peut donner la vie, l’espérance et le goût du partage. La guerre et la violence ne peuvent donner la paix : elles engendrent la haine et la vengeance. Et le salut ne peut venir de la politique, d’un changement de structures, car tout cela reste extérieur ; c’est notre cœur humain égoïste qui doit être transformé de l’intérieur.

Je crois que Dieu seul peut guérir de l’intérieur un cœur humain, en lui faisant découvrir qu’il est aimé et donc aimable, qu’il a une valeur et que lui, Dieu, l’aime tel qu’il est avec ses défenses et sa pauvreté, avec ses dons aussi. Il n’a pas besoin d’être parfait, il est son enfant bien-aimé. En l’aimant ainsi, Dieu lui donne la vie et la force pour grandir vers un amour plus grand et vers une nouvelle unité de son être.

Dieu aime tellement les hommes dans leur pauvreté et leurs blessures qu’il a envoyé son fils, le Verbe, pour leur révéler son amour de Père. Il a envoyé Jésus né d’une femme, Marie, pour leur annoncer cette bonne nouvelle que chacun est aimé, que personne n’est seul ou perdu. Jésus, en révélant l’amour du Père, est la réponse à l’angoisse, à l’isolement. Avec lui et en lui, il est possible de vivre tel qu’on est, d’accueillir son handicap, ses déficiences, ses blessures, voire même sa mortalité, et d’avoir une espérance : c’est possible d’aimer.

Jésus est l’intermédiaire par excellence, qui dit à chacun : « N’aie pas peur, je t’aime ; tu as du prix à mes yeux ; tu peux vivre ; va, avance sur la route de la vie pour devenir à ton tour un intermédiaire qui révèle à d’autres qu’ils sont pardonnés et aimés. » Jésus est là, présent dans le cœur de chacun, mais on a souvent peur de lui et on continue à courir et à faire du bruit. On refuse d’entrer à l’intérieur de soi pour écouter, lui, le grand silencieux, pour le découvrir et l’accueillir au centre de notre être. On a du mal à croire qu’il est là caché dans la vulnérabilité de nos cœurs, plus profond que l’angoisse et la peur, bien plus profond que les murailles que nous avons construites autour de cette vulnérabilité et des blessures de nos cœurs.

Quand une personne découvre qu’elle est aimée d’un amour éternel, d’un amour qui dépasse le temps et l’espace, qui dépasse la mort même, alors tout commence à changer, tout devient possible, tout peut être accepté et aimé.

La guérison d’une personne vient avant tout d’une union personnelle avec Jésus qui se révèle comme l’ami et le bien-aimé qui touche, éveille et comble le cœur.

S’il est vrai que la révélation de l’amour de Dieu se fait presque toujours à travers une relation avec des personnes et au sein d’une communauté, la communauté ne peut jamais rejoindre parfaitement une personne ; seule une personne peut rejoindre une autre personne. Dans une communauté, il n’y a pas alliance de personne à personne comme dans le mariage ou dans la relation parent-enfant. L’alliance communautaire, si profonde soit-elle, ne garantit jamais qu’une personne particulière restera proche d’une autre. Elle garantit seulement qu’il y aura toujours là quelqu’un, animé du même esprit. Pour que le cœur humain puisse trouver ses racines, dans une alliance permanente, il faut qu’il découvre Jésus. La personne ayant un handicap mental, qui est parfois si limitée et qui a peut-être beaucoup souffert dans son cœur, a besoin plus que quiconque de cette rencontre avec Jésus. Elle a besoin d’une façon vitale de cette Bonne Nouvelle de l’amour. La plupart du temps, elle n’a pas la possibilité de choisir le mariage. Elle est dans une pauvreté particulière : elle ne peut se débrouiller seule, elle a besoin des autres. Elle a surtout besoin de Jésus : c’est sa Bonne Nouvelle qui permet à la personne blessée de découvrir son identité profonde et sa vocation et qui lui permet de découvrir sa place dans la communauté, et dans l’Église.

La société donne la première place aux riches et aux puissants, à ceux qui réussissent. Dans ce système, les personnes avec un handicap mental auront toujours la dernière place, si toutefois elles ont une place, car la plupart du temps elle n’en auront pas. Parfois, elles sont tuées par la cruauté ou l’inconscience des hommes avant leur naissance ou au moment de leur naissance, ou bien mises totalement de côté. Et si elles ont cette dernière place, on la leur accorde à contrecœur, car elle coûte cher à la société.

L’Évangile, lui, est annoncé aux pauvres. Les pauvres sont au cœur de cette nouvelle hiérarchie, c’est eux qui ont la première place. C’est eux qui reçoivent en abondance cette Bonne Nouvelle de la présence de Jésus, cette Bonne Nouvelle que refusent, la plupart du temps, les riches satisfaits d’eux-mêmes.

Voilà pourquoi dans nos communautés tant d’hommes et de femmes ayant un handicap mental trouvent un véritable équilibre humain et arrivent à assumer leur sexualité comme beaucoup de gens dits « normaux » n’arrivent pas à le faire.

Le célibat demeure un mystère. Il se trouve comme un appel dans beaucoup de religions, même dans la religion de la Rome antique ; il a été alors montré comme une voie privilégiée pour s’unir à Dieu et pour se préparer à recevoir une union nouvelle et plus intime avec lui. Jésus en parle avec discrétion quand il dit : « Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des Cieux. Qui peut comprendre, qu’il comprenne » (Mt 19,10-12).

Ce célibat pour le Royaume à l’appel de Jésus a toujours été vécu dans l’Église par ceux et celles qui pouvaient l’accueillir et le choisir. Je crois que Jésus, d’une manière spéciale, désire venir au secours de ceux et de celles qui vivent un célibat forcé. Il veut les toucher dans leurs cœurs profonds pour apporter la paix d’un amour nouveau. C’est bien là la bonne nouvelle annoncée aux pauvres. Mais il faut pour cela qu’il y ait un milieu où ils puissent recevoir et vivre cette Bonne Nouvelle. Il faut que la personne ayant un handicap sache que le célibat peut être accueilli comme un don de Dieu et que Dieu rejoint là son cœur.

Cela ne veut pas dire que tout se passe sans souffrance. Il faut du temps pour que le cœur guérisse, pour que les barrières tombent et pour qu’on trouve les bonnes distances dans la relation. Certains n’y arrivent pas ; ils demeurent angoissés et violents, parfois même ils sont obligés de quitter la communauté ou ils demandent à partir. Pour d’autres, cela nécessite des efforts et une croissance qui se développe sur de longues années, avec des progrès et des reculs. Ils ont besoin de beaucoup de soutien et d’amitié. Leurs cœurs demeurent si vulnérables. D’autres semblent vraiment découvrir Jésus, le bien-aimé de leurs cœurs. Ils vivent une véritable expérience de l’amour de Dieu, leurs cœurs brûlent.

Personnellement, je suis étonné de voir que, dans ma propre communauté, où les ateliers et beaucoup de foyers sont mixtes, il y a dans ce domaine de la sexualité une paix réelle. Cette paix sur le plan affectif vient de tout un mode de vie, du dynamisme de l’ensemble de la communauté, de la qualité des assistants et de la vie spirituelle. Certes il y a aussi des souffrances, des inquiétudes, des ambivalences, mais les personnes ayant un handicap mental semblent jouir d’une liberté de cœur que peu de gens dans ce monde arrivent à atteindre.

Mon expérience et les confidences que j’ai reçues à travers les années me montrent que le prêtre joue aussi un rôle important dans cet apaisement du cœur, dans la croissance de l’amour, dans l’acceptation du handicap et dans l’espérance de le dépasser avec réalisme. Le prêtre comme confident, comme père spirituel et comme présence de Jésus dans le sacrement de la réconciliation, peut devenir un soutien et un accompagnateur privilégié. Mais beaucoup de personnes, même des prêtres, ignorent ce rôle qu’ils ont par rapport à l’intégration de la sexualité génitale et à la croissance de l’amour, non seulement pour la personne ayant un handicap mais pour tout croyant ; ce rôle aussi d’appeler au célibat comme signe du Royaume et lieu de rencontre avec Jésus.

Le secret d’amour des assistants

Ce que nous avons dit des personnes ayant un handicap mental, on pourrait le dire aussi des assistants. Leur cœur aussi est assoiffé d’un amour privilégié avec un autre. Et, comme pour la jeune fille dont nous parlions plus haut, il y a des luttes. Il faut fixer des priorités. Il faut savoir ce que l’on veut et dire « oui » à la croissance, aux efforts et aux luttes impliqués ; il faut trouver de l’aide pour demeurer fidèle au temps de l’épreuve ou de la séduction.

Quelquefois, Dieu unit dans un amour privilégié un homme et une femme, non pour les orienter vers le mariage mais pour les confirmer dans le célibat comme don de Dieu. Dans ces liens le cœur de la femme est éveillé et protégé par l’homme ; de même, le cœur de l’homme est éveillé et protégé par la femme. Cette relation spéciale, loin de les distraire de leur vocation profonde, les appelle à aller plus loin dans leur don à Dieu et aux plus pauvres. Cet amour alors se révèle fécond. François de Sales, évêque de Genève, écrivait à Jeanne de Chantal, devenue par la suite fondatrice de la Visitation, que quand il pensait à elle dans la prière cela ne le distrayait pas de Dieu, au contraire cela le plongeait davantage dans la Trinité Sainte. François avait besoin de Claire et Claire avait besoin de François. Marie, mère de Jésus, avait besoin de Joseph et Joseph avait besoin de Marie. Ils s’aimaient dans le cœur de Dieu.

Je me demande si, à notre époque où le célibat est contesté, ridiculisé et rendu si difficile, il ne faut pas cette qualité d’amour et de tendresse jaillissant du cœur de Dieu entre deux personnes pour leur permettre de vivre un célibat profondément orienté vers Dieu et vers l’alliance avec des personnes en détresse. Cet amour est un don gratuit de Dieu et, comme tout don, il implique sacrifice et renoncement. On s’approprie vite les dons de Dieu et on les considère comme un dû. Si Dieu donne cet amour, il veut qu’on le vive dans la joie mais aussi dans l’abandon quant à l’avenir.

Une des difficultés pour accueillir et vivre le célibat à l’Arche, c’est qu’il n’y a pas à proprement parler de statut pour le célibataire en dehors de la vie religieuse. Dans celle-ci, on annonce ses vœux, on en fait profession solennelle ; c’est un fête à laquelle participent la communauté, les amis et la famille. Cette annonce publique est un soutien. Mais à l’Arche, la personne ayant un handicap ne peut annoncer son célibat ; cela n’aurait pas tellement de sens. Faut-il que l’assistant l’annonce publiquement dans une fête ?

Dans une de nos communautés, en Inde, un homme qui a un handicap léger mais réel a annoncé qu’il était devenu Brahmacharya : cela veut dire qu’il renonce à entrer dans les liens du mariage pour se vouer davantage aux choses de Dieu. En général, un Brahmacharya préside le « Puja » c’est-à-dire l’offrande à Dieu des fruits et des fleurs. Il semble à l’aise dans ce cadre, même si ce sont ses parents qui l’ont un peu poussé en ce sens. Cependant il a ajouté : « De toute façon, mieux vaut ne pas se marier, car c’est difficile de vivre avec une femme ! » Il a au moins trouvé un statut pour vivre son célibat et pour l’annoncer. Or, en Inde, si on n’est pas marié, on est dans une position d’infériorité.

Il n’en va pas tout à fait de même dans les pays occidentaux, mais il reste que le manque de statut social des célibataires qui ne sont pas prêtres ou religieux y rend l’accueil de cet état plus difficile pour les personnes ayant un handicap comme pour les assistants. Dans la mesure où la vie communautaire entre hommes et femmes célibataires sera acceptée socialement (ce qui n’est pas toujours le cas), cela aidera les uns et les autres à vivre leur célibat d’une façon plus positive.

Toutes les questions ne sont pas résolues et elles ne peuvent l’être, car l’accueil du célibat est une décision très personnelle, voire même fragile, en fonction des différents moments et âges de la vie. Mais il faut que nous trouvions les structures, l’amitié, l’entraide, le dynamisme, l’amour dans la vie communautaire et la spiritualité qui permettent de vivre le célibat dans la joie.

Il reste que dans le cœur de chacun, marié ou célibataire, il y a des moments d’angoisse, d’inquiétude, de frustration, d’isolement, parfois même de déséquilibre dans la vie sexuelle génitale. Il y a des temps de peur, de fuite, des temps où on crie son angoisse. Il faut que chaque homme, chaque femme accepte cette dure réalité. Nous ne sommes pas encore au paradis. Nous espérons, pour nous-mêmes et pour chacun, pouvoir atteindre le maximum de paix, de bonheur, d’amour et d’équilibre. Mais nous attendons tous le passage vers le dépouillement et vers la mort. Le bonheur, s’il est dans une certaine plénitude personnelle et communautaire, dans une célébration de l’unité, est aussi dans l’attente, au-delà du dépouillement et de la mort, d’un don qui nous dépasse tous : le don des noces du Ciel, la rencontre face à face avec Jésus.

L’Arche
F-60350 TROSLY-BREUIL, France

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