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Célibat consacré et union à Dieu

Jean-Claude Sagne, o.p.

N°1984-3 Mai 1984

| P. 182-188 |

Bien qu’elles n’aient pas été écrites dans ce but, les pages qui suivent peuvent être lues comme le prolongement des précédentes. Le mystère à l’œuvre de manière cachée et tâtonnante dans le chemin du célibat est dévoilé ici en sa profondeur trinitaire. Sans doute le célibat consacré a-t-il besoin de quelque manière du terreau humain et évangélique décrit par Jean Vanier, mais tout autant ne peut-il devenir fécond au long d’une vie sans prendre sa source et venir boire à cette fontaine de vie qu’est l’identification d’amour à Jésus, l’abandon à la volonté du Père et l’accueil de l’Esprit Saint.

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Il pourrait paraître étonnant aujourd’hui d’insister de nouveau sur le lien privilégié qui rattache le célibat consacré à la découverte de l’amour de Dieu. Une meilleure compréhension de l’appel de Dieu adressé aux époux et la mise en valeur par le Concile de la vocation de tout chrétien baptisé à la sainteté authentique ont eu pour conséquence la vague conviction diffuse que le célibat consacré ne présentait aucun avantage particulier, si l’on peut dire maladroitement, dans la quête de Dieu. Marié ou célibataire, selon l’appel de Dieu sur lui, le chrétien baptisé est appelé à aimer Dieu, à le louer, à le servir, et c’est bien vrai. Il n’empêche qu’il s’agit de deux chemins différents, même s’ils doivent bien aboutir à un but identique : l’entrée dans la demeure du Père, constituée par son amour rassembleur.

Je ne puis tout développer en ces quelques pages. Sans indiquer ici les caractéristiques de l’union à Dieu chez les époux, selon leur vocation chrétienne spécifique, je me contenterai d’esquisser à gros traits en quoi la vie dans le célibat consacré favorise une certaine forme d’union à Dieu par la charité et la prière. Pour l’essentiel, je développerai trois points : l’identification d’amour à Jésus, l’abandon à la volonté du Père et l’accueil de l’Esprit Saint comme amour de Dieu.

L’identification d’amour à Jésus

Il y a dans le choix du célibat consacré un mouvement de tout l’être pour rejoindre Jésus en vivant comme lui. Jésus a vécu en célibataire sa vie d’homme parmi nous. Ce célibat de Jésus a été un choix, c’est-à-dire la réponse de Jésus à l’appel du Père sur lui. Ce célibat voulait dire quelque chose : l’intimité constante du Fils avec le Père. Dans le mystère de Dieu, la vie du Fils consiste à être tout entier tourné vers le Père. Le Fils ne vit que par le Père. Il est tout entier émerveillement devant le don du Père qui fait sa vie. Le Père est générosité pure, il donne entièrement au Fils tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, c’est-à-dire ni plus ni moins que sa propre vie divine. Aussi bien confessons-nous du Fils qu’il est Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. Le don du Père est ainsi tellement entier et généreux qu’il donne au Fils de vivre. La vie du Fils n’est rien d’autre que l’accueil du don du Père dans l’émerveillement et la joie, la louange et l’action de grâce. Le Fils est tout entier saisi d’amour pour le Père en découvrant sans cesse cette générosité qui le fait vivre. C’est dans cette perspective d’amour du Fils pour le Père que le célibat de Jésus prend son sens le plus profond : la réalisation humaine la plus complète et la plus probante d’un mouvement d’amour de tout l’être vers le Père pour faire retour vers lui. Jésus est célibataire parce qu’il est tout entier aspiré par un désir d’amour vers l’union au Père, source de son être filial. Il y a dans le célibat de Jésus la traduction humaine de son existence de Fils de Dieu comme mouvement tout simple et uni de retour vers le Père. Ici le retour vers le Père ne signifie pas du tout une sorte d’absorption dans le Père comme si les Personnes divines allaient disparaître dans une rencontre qui serait en fait leur mort. C’est bien tout le contraire. Le retour du Fils vers le Père est l’expression même de sa vie de Fils : ce retour est amour et don, c’est-à-dire la vie elle-même quand elle se recueille pour s’offrir, quand elle se rassemble pour se faire partage, quand elle se concentre pour devenir réponse créatrice. En somme, le célibat de Jésus exprime tout son amour pour le Père, de telle sorte qu’il est à la fois signe et chemin de cet amour. C’est dans cette logique d’amour filial que le célibat de Jésus est une forme de pauvreté, une école de solitude, un renoncement à tout appui humain, en un mot : une mort à soi-même. Tout cela aboutit à la dernière offrande de Jésus par son agonie et sa croix, quand il remet toute sa vie dans les mains du Père par amour et obéissance filiale, par confiance et entier abandon.

Dans le célibat consacré, il y a le choix, en réponse à l’appel de Dieu, de vivre comme Jésus par amour pour lui. Il ne suffit évidemment pas d’adopter le célibat et de le garder réellement pour rejoindre Jésus. L’imitation de Jésus est un appel à l’aimer, qui ne saurait se réduire à une sorte de copie extérieure d’un comportement. Il y a dans le célibat la volonté aimante de retrouver Jésus où il nous attend, c’est-à-dire dans la solitude de son offrande totale au Père. C’est de notre part un amour de prédilection pour la croix. Ce qui est en cause en profondeur en tout cela, c’est bien plus qu’un style de vie ou même un élan d’amour : c’est l’appartenance de tout notre être à Dieu. La sainteté de Jésus est d’abord de l’ordre de l’être : il est le Saint de Dieu (Jn 6,69). La sainteté de Jésus est plus profonde encore que son amour parfait pour le Père : elle est son union au Père dans le partage de la même vie divine. La sainteté de l’humanité de Jésus trouve sa source constante dans l’union existentielle de cette humanité à la personne même du Verbe de Dieu. Il y a alors dans le célibat consacré quelque chose qui est une participation très humble mais très réelle à la sainteté essentielle de Jésus comme Fils de Dieu. C’est en nous le don à Dieu non seulement de notre amour, mais de notre capacité d’aimer et de notre être même. Le sens du célibat consacré est un appel à l’union à Dieu par une entière appartenance à lui : être à Dieu à chaque instant dans la louange et la joie. Être à Dieu, c’est se consacrer à lui pour n’être qu’à lui par l’amour et l’obéissance, l’attention et la confiance abandonnée. Or il y a là une disposition spirituelle qui est le fondement et le fruit de la prière, en particulier de l’oraison. La réalité de la prière ne se mesure nullement aux grâces reçues, aux lumières et aux découvertes spirituelles, mais, en tout et pour tout, à la qualité d’amour et d’union à Dieu.

L’abandon à la volonté du Père

Dans la vie de célibat consacré, il y a des seuils et des étapes, un peu comme dans le mariage, sans qu’ils se répondent point par point. Vers la trentaine, la première découverte de la solitude entraîne un appel à renouveler le choix initial de la consécration à Dieu. Vers la quarantaine, le tournant de l’âge fait découvrir que le choix pris devient irrévocable. Avec le consentement à notre propre mort, ce qui est alors en cause, c’est pour l’essentiel l’accueil du don que Dieu veut nous faire de nouveau des certitudes spirituelles du temps de nos fiançailles avec lui. Il y a un temps pour tout, un temps pour s’émerveiller de l’amour de Dieu à l’aube de la vocation et un temps pour s’émerveiller de nouveau de cet amour au milieu de la vie, un temps pour rêver de tout donner et un temps pour retrouver avec plus de force et de réalité ce même appel à tout donner à Dieu. Je voudrais dire encore que l’étape suivante, à la maturité, cette dernière ligne droite de notre voyage vers Dieu, quand Dieu lui-même grandit à l’horizon, cette étape de la maturité est caractérisée par l’invitation à ouvrir nos mains vides, à tout remettre à Dieu de ce que nous n’avons pas vécu et ne connaîtrons jamais non plus, le rêve de l’amour conjugal et des enfants, à aller au terme du renoncement qui consiste à donner ce que nous n’avons pas, de façon à nous donner nous-mêmes dans notre pauvreté, dans notre désir de Dieu. Là encore, l’expérience vécue du célibat nous conduit vers ce qui fait le fond de la prière et de l’union à Dieu. Il ne s’agit pas en effet, dans notre union à Dieu, d’avoir à lui offrir des choses extraordinaires ou, du moins, humainement un tant soit peu réussies. Le chemin de notre découverte de Dieu, c’est notre pauvreté. Il s’agit de l’aimer en lui offrant notre désir de l’aimer vraiment et notre souffrance que toute notre vie ne soit pas déjà passée dans notre amour pour lui. Rien d’élitiste ou de perfectionniste en tout cela, bien au contraire. En ce sens, c’est bien vrai, un célibataire n’a rien de plus que quelqu’un de marié dans sa rencontre de Dieu. Il arrive en présence de Dieu avec ce qu’il n’a pas, avec une grande pauvreté, plus ou moins bien acceptée et aimée, mais bien réelle de toute façon. Cette pauvreté est, pour le moins, une invitation répétée adressée au célibataire consacré, invitation à ne rien attendre de soi, mais tout de Dieu. Il y a dans l’abandon à Dieu non seulement la remise de tout notre être et de tout notre avenir entre ses mains paternelles, mais plus encore : l’attente qu’il soit lui-même tout pour nous, qu’il soit lui-même notre fidélité et notre joie, qu’il soit lui-même notre sainteté et notre amour de lui.

D’une manière ou d’une autre, même avec la part des blessures humaines et des déceptions, avoir un conjoint, avoir des enfants, c’est avoir, justement, tandis que la solitude du célibat invite à passer de cet avoir absent à une offrande de l’ être à Dieu ; mais ce qui se passe ici, du moins à titre d’appel spirituel, est beaucoup plus profond, en fait, qu’une découverte de la pauvreté de la personne seule. C’est tout l’avenir qui est en cause. Pour celui qui est seul, aucun prolongement de l’existence personnelle n’est à escompter dans la poursuite de son projet ou de sa tâche par des proches : c’est Dieu seul qui offre un avenir et, qui plus est, c’est Dieu seul qui est cet avenir. Ici le célibat révèle le sens dernier de l’espérance pour tout chrétien : recevoir Dieu qui est notre vie. Là encore, il n’est pas question d’un privilège spirituel dans le célibat consacré, mais enfin il faut prendre en compte, avec humilité et sûreté, une réalité qui est indéniable. Il peut être plus difficile de renoncer à ce qu’on n’a pas qu’à ce que l’on a ; mais, une fois le renoncement opéré, il peut être rapide et total puisqu’il se ramène à un mouvement du fond de l’être sans exiger une modification de notre existence : il ne s’agit en effet que d’accepter entièrement notre condition présente.

Toutefois, il y a encore plus profond dans l’expérience de la pauvreté du célibat que l’attente de cet avenir que Dieu seul peut devenir pour nous : c’est dès aujourd’hui l’entrée dans la vie de Dieu qui se répand parmi notre humanité appelée à l’accueillir et à l’aimer. La grâce propre du célibat consacré est un appel à aimer l’Église dans son mystère, qui est la communion des saints. A celui qui est seul pour lui, Dieu donne la compagnie quotidienne des anges et des saints. Bien sûr, il n’y a rien d’étonnant ni d’extraordinaire à attendre en cela, car ce ne peut être qu’une croissance en nous de la foi de l’Église. Il n’empêche que la prière du célibataire consacré s’inscrit ici justement dans ce qui est la prière de l’Église tout entière, l’Église en son mystère d’amour pour Dieu par les dons successifs de tous ceux qui se sont entièrement laissé saisir par l’amour de Dieu.

L’accueil de l’Esprit Saint comme amour de Dieu

Plus il y a dans notre vie un approfondissement de l’amour de Dieu, plus nous sommes conduits à la conviction intérieure que Dieu seul peut réaliser en nous notre amour pour lui, et aussi qu’en fin de compte Dieu ne pourra pleinement réaliser cet amour en nous qu’en nous attirant vers lui par le franchissement du dernier seuil au terme de notre route vers lui dans l’acceptation effective de notre mort. Il y a là deux aspects, deux moments aussi de la même découverte spirituelle. Dans l’amour, il y a un désir de présence à celui que l’on aime, au-delà des paroles et des gestes ou des dons échangés. Le propre de la charité comme amour de Dieu que Dieu lui-même nous inspire est de nous porter à aimer Dieu lui-même sans nous attacher et sans nous attarder à ce qui n’est pas lui. Dans ce vœu de tout notre être, sous l’action de l’Esprit Saint, une souffrance se creuse qu’aucune réalisation humaine ne saurait ni apaiser ni guérir. Seul l’Esprit Saint en personne peut prendre en nous le relais de notre effort pour aimer Dieu et le rejoindre tel qu’il est. Il y a une sorte de substitution de l’Esprit Saint en nous à la place de notre pauvre amour de Dieu. En nous, c’est l’Esprit Saint lui-même qui vient aimer le Fils et le Père. Tout ce qui nous est demandé à cet égard, c’est d’accueillir en nous, au fond de nous-mêmes, cette présence vivante de l’Esprit Saint comme amour de Dieu, amour qui vient de Dieu, amour qui est tout entier tourné vers Dieu. Or ce qui nous dispose à accueillir l’Esprit comme amour de Dieu, c’est de renoncer à tout autre désir qu’au désir de Dieu. A cet égard, le cheminement dans le célibat consacré est une école de dépouillement progressif, où nous apprenons à laisser tout ce qui n’est pas Dieu et tout ce qui n’est pas passage vers lui. La consécration dans le célibat doit nous entraîner vers un engagement de tout notre être dans la voie du pur amour de Dieu. De la chasteté consacrée il doit y avoir accès à la charité comme amour de Dieu à cause de ce qu’il est et parce qu’il est. Le pur amour, c’est aimer Dieu tel qu’il est, l’aimer comme il nous aime, nous reposer dans son amour. En un mot, le pur amour, c’est aimer Dieu. La prière qui correspond au mieux à cette voie du pur amour est la prière de l’adoration. Cette prière consiste à se tenir en la présence de Dieu dans l’amour, sans attendre de lui autre chose que lui-même, c’est-à-dire sa présence fidèle et maintenue.

Or, ici encore, il y a dans le célibat consacré un appel spécifique à ne désirer que Dieu, que sa présence et son amour. Je voudrais l’exprimer en termes d’attente et de fidélité. Le célibat oriente vers la vigilance dans la prière de celui qui attend le retour du Bien-Aimé. La pauvreté vécue dans le célibat et les souffrances mêmes favorisent la fidélité vivace de cette attente. Et ici se rejoignent les deux aspects évoqués : Dieu seul peut réaliser en nous notre désir de l’aimer, mais il ne le réalisera pleinement qu’en nous attirant à travers la mort pour nous unir à la source vive de son amour. Il resterait à dire que c’est dans un unique et même mouvement que l’Esprit Saint se fait en nous amour de Dieu et attente fidèle du Bien-Aimé. L’attente n’est en effet réelle que par l’amour. C’est notre amour de Dieu qui nous presse de le rencontrer lui-même pleinement. L’attente sans l’amour recèle en fait une peur de Dieu, qui se trahit par bien des divisions internes et bien des contradictions dans la conduite pratique. Au contraire, la réalité de l’amour se mesure au désir de l’union à Dieu, au désir que cette union trouve toute sa mesure et aboutisse à une rencontre heureuse et accomplie. Mais, sur cette terre des hommes, l’impatience à rencontrer Dieu ne saurait avoir d’autre fruit spirituel authentique que l’abandon à la volonté du Père par l’imitation de Jésus. Il ne s’agit donc pas d’impatience sensible ni non plus de conduites plus ou moins subtiles d’autodestruction. La hâte du retour du Seigneur n’offre pas d’autre issue positive et réelle que le désir de l’aimer de plus en plus aujourd’hui selon ce qu’il est pour nous. Seul l’amour prépare à rencontrer le Seigneur et cela dans l’abandon, car il est et reste le maître du temps et de l’heure.

Ce que je voulais dire est simple et peut se résumer ainsi : le célibat consacré est un chemin de pauvreté qui conduit à découvrir et aimer celui qui est : Dieu. C’est le chemin de Marie. Il y a une présence toute particulière de Marie pour éduquer et protéger ceux qui ont accepté le célibat pour le Royaume. Pourquoi ne pas reconnaître humblement le besoin de la présence d’une mère, plus encore chez celui ou celle qui n’ont pas remplacé le foyer de leurs parents par l’autre foyer qu’ils ont construit ? Marie est la foi de ceux qui prient en silence, elle est aussi la formatrice de ceux qui veulent apprendre à aimer Dieu comme elle-même l’a aimé.

Maison Saint-Abraham
2 Place Gailleton
F-69002 LYON, France

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