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Vêtement et ambivalence du corps humain

Dominique Bertrand, s.j.

N°1984-2 Mars 1984

| P. 81-92 |

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Tout ce qui a trait au symbole est d’un maniement délicat. Certes, selon le beau mot de Paul Ricœur, le symbole donne à penser. Mais il n’accomplit ce don que pour celui qui s’est dépris du piège immédiat qu’il pose par son pouvoir de fascination. Les symboles et le symbolisme en général embarquent dans le rêve ; ils jettent une pâture qui est happée sur le champ par la soif d’infini qui est en nous, par le désir qui se laisse sans cesse tromper à nouveau par le « tout, tout de suite, n’importe comment ». Le symbole ne produit du tangible pour l’esprit et le cœur qu’au bénéfice de celui qui le ramène inlassablement à son support tangible. Songeons à Novalis et à la puissante nostalgie éveillée en lui par la mort de sa fiancée. Son effervescence nocturne n’a pu donner les Hymnes à la nuit que travaillée poétiquement, c’est-à-dire ramenée à la nuit sensible, matérielle, aux associations que le noir criblé d’étoiles, effectivement ressenti, suggère. Pas de Nuit sans la nuit, telles nuits. Pas de Vent sans les alizés, les rafales ou la brise. Pas de Jeune Fille sans Nausicaa ou sans Béatrice...

Et pas de symbolique du vêtement sans le corps humain qu’il vêt. Cela est d’autant plus vrai que le vêtement est une réalité toute prosaïque. Le mot est peu chargé de poésie. Habiller d’une majuscule le « Vêtement » relèverait du cocasse. En revanche, mise en rapport avec le corps de l’homme, lieu symbolique par excellence, cette réalité banale magnifie son énigme. L’homme est le seul animal à cacher/parer sa nudité, dégageant toujours plus d’industrie à cet effet. Voilà que la symbolique du vêtement conflue, grâce au corps, avec la question anthropologique. Éclairante confluence : pagnes, complets, smokings, chapes, etc., donnent beaucoup à penser sur ce corps qu’aucun homme ne peut considérer comme l’exprimant en plénitude. On va détailler ici quelque peu le thème de cette confluence.

L’intériorité du corps vêtu

Le tangible, sans lequel la symbolique du vêtement devient un nuage gris où tous les chats sont gris, est donc le corps humain qui se vêt et se dévêt. Ne serait-ce que dans et par les simples tatouages rituels des plus anciens humains, qui constituent tout l’habillage de leurs membres, on a une césure décisive entre l’homme et l’animal. Cette marque est du reste comparable à ces autres prolongements du corps qui dénotent l’humain dans les fouilles ; fragments d’outils et cendres funéraires y démontrent en effet, d’une part, que nos mains dépassent nos mains, d’autre part, que notre durée physique excède notre durée physique, le mort bénéficiant d’honneurs qui ne sont dus qu’à lui. Vêtements, outils, cultes entourant les défunts ont l’avantage de signaler non seulement que, comme l’écrit Pascal d’une façon finalement idéaliste, « l’homme passe l’homme », mais que, selon la réalité la plus palpable, le corps passe l’homme en son corps. Point n’est besoin d’imaginer des dépassements toujours plus intérieurs ou sublimes. L’infini de l’homme se lit en sa corporéité même, vêtue, ouvrière, honorée d’un culte. Et, de ces trois marques, le vêtement est la plus quotidienne, au point même de passer inaperçue, alors qu’on ne voit qu’elle.

Tout cela nous conduit au paradoxe suivant, qui est au cœur de la symbolique du vêtement prise concrètement. De la façon la plus quotidienne, chacun de nous manifeste son originalité inaliénable – ce que l’ancien langage appelait âme, ou esprit, et qu’un langage qui s’est cru définitif il y a trente ans intitula personne – en ajoutant quelque chose à sa nudité. Le plus intérieur est déclaré par le plus extérieur, le corps nu se situant, en quelque sorte, entre les deux, sur le passage. Ainsi, tel mettra sa coquetterie à être habillé « comme tout le monde » (ce qui, à la lettre, est totalement impossible) et tel autre, pour se singulariser ouvertement, se rangera sous la bannière de quelque provocation patentée. Un indéfini de possibilités s’offre sur la trame extrêmement simple qui vient d’être dégagée : l’intériorité du corps rappelle son existence en ajoutant au corps l’extérieur, le « par-dessus » des vêtements.

Ce qui précède n’équivaut nullement à un matérialisme. Bien au contraire, nous constatons par là combien la spiritualité de l’homme, qui peut certes être reconnue autrement, l’est déjà, très prosaïquement, par l’ambivalence de notre corps nu/vêtu. Cette ambivalence est la marque palpable de l’ambivalence fondamentale de l’être humain qui, elle, précisément, n’est pas entièrement palpable. Le vêtement est au corps ce que le corps est à l’âme, sauf que le premier rapport est sensible, le second non. Je ne cesse de saisir l’ambivalence fondamentale dans l’ambivalence qui tombe sous les sens. En nous vêtant et en nous dévêtant, nous affirmons toujours à nouveau l’originalité unique – là se dit l’esprit – de notre corps. Voici qui confère soudain une étrange importance à une opération le plus souvent bâclée, sans qu’il y ait du reste à s’en formaliser ; en effet, ce qui est simple, si riche de signification que ce soit, s’accompagne fort bien de n’être pas remarqué et n’en continue pas moins ses bons offices [1].

De cette première considération, on peut retenir ceci : tout secondaires que soient les problèmes d’habillement par rapport à ceux de la nourriture et de la santé, il n’y a pas à s’étonner qu’ils occupent une grande place dans les relations entre personnes, générations, milieux sociaux, grandes aires de religion et de civilisation. C’est que s’y produisent les jeux typiquement humains de la différenciation et de l’identification. Nous nous habillons non seulement pour nous défendre de la bise ou de la canicule, à beaucoup près, mais pour dire qui nous sommes. Hantise qui ne nous quitte jamais et nous caractérise. Dans cette ligne, le nu du naturiste est encore un uniforme ; son simple appareil, comme on dit joliment, est une carte d’identité [2].

La traversée de l’ambivalence

Il s’en faut que la découverte, tout à fait fondamentale, qui vient d’être faite éclaire entièrement la question du corps humain vêtu. Il était capital de dégager ce qui humanise tout en ce domaine : à travers les utilités pratiques, l’utilité inaliénable du « qui suis-je ? », de l’expression de l’identité propre pour les autres comme pour soi-même. Nous allons tenter maintenant de rééprouver le drame de l’identité personnelle prise dans les plis de l’imaginaire au sujet du vêtement.

Tout une part de nous-mêmes, notre imagination, demeure incertaine quant au bienfait que l’homme retirerait d’être habillé. Cette incertitude ne joue pas seulement dans les affres du voyeurisme. Sans doute, la séduction entre sexes profite en mille et une manières de l’art de montrer et de cacher. Mais cela même, avec ses charmes, ses tourments, ses périls, s’enracine en cette profondeur à quoi nous fait accéder la Genèse, quand elle relie le sentiment de la faute à celui de la nudité honteuse : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (3,7). Qu’est-ce à dire sinon que le fait d’être habillé est inextricablement mêlé pour nous à un souvenir d’innocence perdue ? Cette ambivalence-ci est le milieu mental et social dans lequel ne cesse d’être vécu notre habillement. Il y a de l’indignité à devoir, sans savoir très exactement pourquoi, draper sa dignité naturelle.

Ce n’est pas le lieu de développer ici une analyse des implications mutuelles du voilé et du dévoilé, soit dans la ligne philosophique d’un Heidegger, soit dans la ligne clinique de la psychanalyse. Je me bornerai à un test d’ambivalence, c’est-à-dire à un petit exercice qui montre le manque de rigueur de notre imagination quotidienne, telle qu’elle se vit en particulier dans le langage, au sujet de la valeur à attribuer au nu et au vêtu. La nudité est une antivaleur quand elle est conjuguée avec la pauvreté, la folie, l’indécence, la fatalité sexuelle, l’animalité, bref quand elle nous offre des motifs pour mépriser. A l’inverse, elle apparaît comme une valeur dans la mesure où nous lisons en elle la beauté, la liberté, la pureté, l’égalité originelle, la gloire native de l’humanité. Première partie de l’exercice. Voici la seconde. Elle consiste à constater qu’au tableau des valeurs le vêtement évolue parallèlement à la nudité, mais en sens contraire. Il valorise quand celle-ci rend abject. Il se déprécie quand celle-ci monte à l’argus. De la sorte, s’il est bien vrai que l’on considère comme une action louable de vêtir ceux qui sont nus, on n’en estime pas moins qu’il est incorrect d’habiller la vérité, que la vérité n’est que toute nue. Quelle confusion ! La littérature et la publicité y pataugent allégrement.

Il est donc vain de situer les problèmes du vêtement hors de cette ambivalence. Tout un monde de désirs fantasmés s’y donne carrière. Mais il est dangereux de s’y cantonner, comme si la littérature et la publicité suffisaient en ce domaine. Là, derechef, on n’échappe à la fausse intériorité, celle qui s’édifie de la seule imagination et de façon toujours plus sophistiquée, qu’en revenant au corps. C’est habillé que l’on rêve de la nudité, comme le prouve le thème, si souvent repris dans la peinture, de l’artiste et de son modèle. On ne peut remonter l’histoire ; une telle toute-puissance, que nous ne pouvons-nous donner qu’imaginairement, n’est qu’une manière de nous masquer notre peur de la finitude corporelle et de son mystère signifié par l’appel au vêtement. Né de la peur du réel, l’imaginaire paradisiaque a un goût de mort. Mais le réel, encore et toujours, c’est le corps.

Dans la Seconde Épître aux Corinthiens, saint Paul fait avant nous la présente réflexion. Il pense certainement à Genèse 3, 7, lorsqu’il écrit : « Aussi bien gémissons-nous dans cet état, ardemment désireux de revêtir par-dessus l’autre notre habitation céleste, si toutefois nous devons être trouvés vêtus et non pas nus. Oui, nous qui sommes dans cette tente, nous gémissons accablés ; nous ne voudrions pas, en effet, nous dévêtir, mais revêtir par-dessus l’autre ce second vêtement, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie » (5,2-4). Paul relit ici toute l’histoire du salut en termes de nudité, laquelle équivaut à la mort, souvenir évident du récit de la faute, et de « survêtement [3] ». Le corps apparaît bien ainsi comme le lieu d’une ambivalence, à goût de mort. Mais, pour qui supporte cet accablement et le traverse, il apparaît aussi comme le lieu d’une promesse. Le goût de vie, dans l’ambivalence qui demeure, est le plus fort, dans l’exacte mesure où l’on ne revient plus sur le bienfait réel que constitue pour l’humanité l’acquisition du vêtement, ces pagnes de feuilles de figuier cousues, première industrie humaine. Dieu ira, avec nous, pour nous, jusqu’au bout de ce qui fut alors initié.

Que retenir de cette seconde considération ? Une complexification de la première, à trois degrés. Premièrement, si lié qu’il soit au « qui suis-je ? » et parce qu’il l’est, le port du vêtement n’est jamais neutre psychologiquement, cet adverbe résumant le mouvant fantasmé rappelé ci-dessus. Deuxièmement, cet embarras psychologique est gros d’une crise qui force à aller jusqu’au fond, jusqu’à la vraie intériorité qui se reprend en mains en retrouvant le corps ; ici, la doctrine biblique et chrétienne du corps se montre singulièrement éclairante et aidante. Troisièmement, au bout du compte, profondément impliqué dans l’ambivalence anthropologique, le vêtement, quel qu’il soit, apparaît comme ce qui permet à l’homme de donner à son corps toute sa plénitude humaine et divine.

Quelques implications

Par deux fois, donc, un même mouvement a été mis en lumière, qui donne son poids de réalité à une symbolique du vêtement. Chaque fois, on a détecté un lien, autour de ce lieu stratégique, le corps, entre l’intériorité et l’extérieur humains. A mesure que nous progressions, ce lien s’est en quelque sorte radicalisé. Nous avons compris que l’intériorité qui donne une expression d’elle-même dans et par le vêtement était plus décisive que la seule imagination. Pour nous appuyer encore une fois sur la Seconde Épître aux Corinthiens, elle est l’instance qu’évoque saint Paul quand il écrit (nous traduisons littéralement) : « Car il faut que, tous, nous soyons découverts devant le tribunal du Christ, afin que chacun recouvre ce qui a traversé son corps, selon ce qu’il a fait, soit de bon, soit de mal » (5,10). Cette intériorité se nomme liberté. Nous avons compris en même temps que le corps humain est, pour l’homme, le lieu de son développement total, historique et eschatologique, le vêtement étant une pièce de l’achèvement dans le concret de son être de liberté.

C’est ce que je voudrais détailler quelque peu, à partir du plus prosaïque, en quatre liens opérationnels. Nous pourrons ainsi nous rapprocher de ce qui concerne plus directement le vêtement religieux en tant que particulièrement typique du problème posé.

Lien aux dimensions concrètes de l’existence humaine

Il y a quelques années, le Père Joseph Thomas a montré, dans Travail, amour, politique [4], combien les trois vœux de religion collaient aux tâches et aux relations fondamentales de l’homme concret : la chasteté vit la sexualité ; la pauvreté, l’économie ; l’obéissance, la pratique sociale du pouvoir. Ainsi, la profession religieuse est lavée du soupçon d’échapper aux réalités de l’existence. Dans cette ligne de réalisme intégral, il est bon d’affirmer que les questions d’habillement ne relèvent pas d’une sorte de domaine séparé, d’un salon de couture, d’un palais du textile sans ouvertures sur la rue. Tout ce que nous avons dit ici prouve le contraire. Le vêtement a un rapport évident, bien que plus compliqué qu’il n’y paraisse, à la sexualité. Il en a un aussi à la vie économique, tant du côté de la production que de la consommation ; à voir les magasins de mode qui fleurissent dans les beaux quartiers des grandes villes, on ne peut pas ne pas apercevoir cet aspect du problème. Sans parler des blue-jeans de Hong-Kong... Enfin, il y a un rapport avec la répartition sociale du pouvoir ; certes, de nos jours, la démocratisation a réduit les écarts de luxe entre les princes et les sujets et Mao a pu lancer, pour les gouvernants, la mode du bleu de chauffe ; reste que le sien était sans doute d’un meilleur tissu, d’une meilleure coupe, etc., que celui des chantiers navals de Shangaï et il n’est pas interdit de penser que le bleu de chauffe est vite devenu l’uniforme du régime, typant comme tels ses suppôts. Ces indications suffisent. On ne peut isoler le vêtement du reste de la vie.

Il en va de même pour l’habit par rapport à la vie religieuse, elle-même immergée dans la vie du monde. On ne gagne rien à réfléchir sur le bien-fondé du voile, du capuchon, de la couleur, etc., à partir de la couleur, du capuchon, du voile, etc. Ce cercle vicieux ne sert qu’à exacerber des idées déjà faites. En revanche, il est certain que les religieux, par cette tenue vestimentaire qui leur permet de communier aux difficultés inhérentes à un problème typiquement humain, peuvent contribuer à répandre dans le peuple chrétien le goût du respect des personnes, de la justice et de la part du pouvoir revenant à chacun. « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, écrit Paul aux Colossiens, et vous avez revêtus le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur » (3,9-10). Par tout leur être intérieur et extérieur, les religieux témoignent que cela n’est pas un pur programme, mais une réalité, cela même qu’ils expérimentent. Le vêtement entre à titre d’élément dans cette réalité, un élément modeste inclinant à la modestie. Aussi, en ce domaine, l’excentricité est-elle mauvaise conseillère et la simplicité, payante. Au service de cette simplicité, les conseils évangéliques apparaissent comme des critères objectifs bien utiles pour échapper aux évaluations de la fidélité et de l’adaptation livrées à l’imaginaire. Le seul problème n’est-il pas de donner, avec les meilleurs chances d’être entendu, l’indication d’un « qui suis-je ? ».

Le lien à l’histoire

En fait, personne n’improvise complètement en matière vestimentaire. Comme le langage, avec qui il a beaucoup d’accointances – car ils appartiennent l’un et l’autre à la sphère de l’expression –, l’habillement relève d’une continuité. Les changements de la mode eux-mêmes ne font guère illusion à celui qui possède un minimum de mémoire sur ce qui se passe à moyen terme : on efface et on recommence, tout en proclamant hautement le renouvellement perpétuel. Pour caractériser cette continuité, je dirais volontiers, d’une part, qu’elle est souple dans les détails, d’autre part, qu’elle s’oriente malgré tout à long terme, avec la force des siècles, vers une massification quantitative et qualitative : la masse des habits possédés par chacun croît et l’originalité de chacun en ce domaine décroît, obligeant à des critères plus fins de distinction.

Ce qui vient d’être noté offre une large latitude en même temps que des précisions objectives en ce qui concerne le costume religieux. Costume dit coutume. Sauf à sauter soi-même hors de l’histoire, personne ne peut en vouloir aux religieux de se référer à une continuité qui leur est propre, pourvu qu’ils se donnent de la souplesse pour les détails et respectent le mouvement séculaire en matière d’habillement. En ce domaine, la rectitude de la part des religieux peut même en aider beaucoup à replacer leur propre manière de s’habiller dans la ligne de mire d’une juste expression de soi-même.

Le lien à l’actualité

Si le rapport à l’histoire conduit à se confronter avec la gestion de la continuité, le rapport à la culture ambiante fait se heurter à la diversité. Celle-ci, pour ce qui est de notre aujourd’hui, a de quoi égarer ; on voit de tout sur les trottoirs d’une grande ville : du complet-veston au sari safran des Fils de Krishna en passant par le négligé rock et l’agressivité punk. Les plus avancés en ce domaine se complaisent dans l’hétéroclite et sont des souks ambulants. Ce dernier flash est éclairant. Il attire notre attention sur la vraie portée de la diversité actuelle : elle n’a peut-être pas beaucoup augmenté par rapport à celle des âges précédents ; ce qui a sauté, ce sont les barrières qui maintenaient les cultures étrangères les unes par rapport aux autres. Les migrations intercontinentales et les échanges de toute sorte mettent de plus en plus l’Asie en Europe et l’Europe en Asie, sans parler de l’Amérique et de l’Afrique. Un mélange inédit des costumes, comme des cuisines, s’ensuit. On n’a sans doute pas encore mesuré la déstabilisation éthique qu’une telle promiscuité culturelle entraîne.

Les religieux ne se rendent sans doute pas tout à fait compte de la chance qui est la leur en ce brassage quelque peu déboussolant. Pourvu que leur tradition vestimentaire ne se sclérose pas peureusement, elle leur permet de prendre une distance intérieure par rapport aux emballements de toute sorte. S’ils s’habillent de telle ou de telle manière, ce ne sera pas uniquement par mode ; du moins sont-ils aidés en ce sens. C’est là une aide à leur liberté et leur liberté aidée en aide d’autres. Non que la diversité soit un mal en soi. L’erreur aliénante est de la confondre avec le salut. En d’autres temps, on a pu errer tout autant par une allégeance irréfléchie à l’uniformité. Ni l’une ni l’autre ne donne automatiquement à personne de se trouver et de s’exprimer. Là comme en d’autres domaines, la discipline religieuse, reçue comme elle peut seulement l’être, c’est-à-dire dans la foi, desserre l’étreinte des idoles.

Le lien à l’expression en Église de la foi

Les trois paragraphes précédents ont montré comment une pratique religieuse du vêtement, loin d’équivaloir à un mépris, permettait à celui-ci d’être pris dans une dynamique de liberté parmi les sollicitations réductrices traversant le monde ambiant. Une telle pratique, dans l’aire culturelle qui est la nôtre, est évidemment liée au christianisme, pris à partir de ses racines bibliques. Je voudrais, très brièvement, évoquer ce milieu divino-humain, passé et actuel, dans lequel se situe l’objet de notre considération.

Que dit la Bible du vêtement ? Une étude magistrale est parue sur ce sujet il y a une vingtaine d’années, celle du Père Edgar Haulotte, Symbolique du vêtement selon la Bible [5]. Il n’est pas question de résumer ici cette étude extrêmement fouillée en même temps que très clairement agencée. Une chose me frappe cependant, dès la première partie, « Le vêtement, reflet de l’ordonnance divine du monde ». C’est que, pour la Bible, ce n’est pas le vêtement sacré du prêtre qui accapare la plénitude symbolique du costume. Celui-ci n’est certes pas oublié ; mais il prend place dans l’ensemble de la garde-robe, avec les pagnes, les tuniques, les survêtements, et leurs variantes féminines. C’est que le Dieu de la Bible prend tout le peuple, pour le sauver, pour en faire « un royaume de prêtres et une nation sainte » (Ex 19,6). Dans ce peuple, le sacerdoce n’apparaît pas comme un échelon intermédiaire, avec les insignes d’une quelconque surpuissance, mais comme le signe que le peuple lui-même est saint. Dans ce sens, le costume sacerdotal n’est que le signe pour tous qu’ils n’ont pas à changer de vêtements pour conclure l’alliance, mais seulement à les laver (Ex 19,10-11). On ne peut mieux couper à la racine toute possibilité de sacraliser imaginairement quelque vêtement que ce soit : c’est tout le « qui suis-je ? » de chaque homme, de tous les hommes, de tout le peuple, de tous les peuples qui est l’enjeu du Dieu vivant. Tel est l’humanisme foncier qui caractérise la révélation biblique : celle-ci n’est rien d’autre que la révélation de l’amour confondant de Dieu pour l’œuvre de ses mains : « Oui, tu aimes tous les êtres et n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait (...) Mais tu épargnes tout, parce que tout est à toi, Maître ami de la vie » (Sg 11,24-26). C’est dans cette lumière fondatrice que tout prend sens, sans avoir besoin d’être autre que ce qu’il est : vêtement, homme, homme vêtu.

Voici pour l’hier toujours actuel de la Bible, fondement de toute libération dans le domaine qui nous occupe comme dans tous les autres. Et l’actualité de la vie ecclésiale ?

À propos du vêtement religieux, nos années ont connu des changements, des changements spectaculaires au point de souvent captiver l’attention des foules, qui y voyaient un indice grave qu’on changeait la religion. Toujours cette visibilité du vêtement qui donne tellement à suspecter ! On retrouvait en fait, conformément aux besoins de notre époque si bien exprimés dans Lumen gentium [6], le type d’aide religieuse que la foi promeut pour être plus forte contre les idoles et pour la sanctification de tout le peuple. Une voie étroite a été ainsi proposée aux religieux concernant l’aggiornamento exigé de leur manière de s’habiller. Elle est balisée par un double non : non à une pure fidélité au passé, qui rendrait stérile la présence des Pères, Frères et Sœurs de toute sorte à l’humanité d’aujourd’hui ; non à l’alignement total sur les autres, qui rendrait problématique cette même présence. Entre ces deux non se dessine positivement, et modestement, ce que l’on tend de plus en plus à appeler le « signe distinctif [7] ».

Une telle orientation ne met pas dans une situation commode, cela est sûr ; en conséquence, la vivre ne va pas sans incertitudes ni tensions. Mais les pages qui précèdent nous permettent de mieux saisir les tenants et aboutissants de l’équilibre instable ainsi promu :

  • Pourquoi les religieux seraient-ils dégagés, comme par miracle, d’un problème qui s’impose à tous ?
  • Finalement, le porte-à-faux conduisant les religieux à trouver le moyen de dire « qui ils sont » me semble exemplaire pour tous : il situe l’enjeu symbolique du vêtement et indique le chemin pour parvenir à ce que le symbole joue. Ils ne sont pas inutilement originaux ceux qui aident en vérité d’autres humains à trouver leur originalité selon « le Maître ami de la vie qui n’a dégoût de rien de ce qu’il a fait ».

Qu’avons-nous tenté en ces pages ? Avant tout, par trois fois, et selon une amplitude de plus en plus large, nous nous sommes familiarisé avec le mouvement préconisé dès le début : ramener inlassablement le symbole à son support tangible. Il n’y a pas là seulement le choix plus ou moins arbitraire d’une méthode, mais la proposition d’un véritable exercice de réflexion sur la densité du mystère. Le seul malheur est d’échapper à la densité du mystère. Tout paradoxe, toute ambivalence, tout porte-à-faux sont bons qui permettent, en y demeurant, d’en être éclairé. Le corps se révèle une inépuisable carrière à cette fin. En tenir compte, c’est se donner de demeurer dans toute l’épaisseur du sens sauveur.

29 rue du Plat
F-69002 LYON, France

[1Cf., au sujet de cette autre occupation tellement simple qu’est la nourriture, ma présentation « Tableaux », Christus, 29 (1982) 131-143.

[2Voir à ce sujet l’Essai de Jean Brun, La nudité humaine, Coll. Évolutions, Paris, Fayard, 1973, entre autres p. 48 sv.

[3Les notes des Bibles sur ce passage ont tendance à spiritualiser abusivement le nu et le vêtu dont Paul fait la base de son argumentation. En particulier, il faut éviter d’interpréter trop vite, comme la Bible de Jérusalem, « vêtement » par « corps spirituel » : alors, c’est toute la densité symbolique qui s’évanouit de ce texte.

[4Joseph Thomas, s.j. et Pierre Griolet, Travail, amour, politique, Lecture chrétienne de l’existence, Coll. Discernement, Paris, Marne, 1973.

[5Edgar Haulotte, s.j., Symbolique du vêtement selon la Bible, Coll. Théologie, 65, Paris, Aubier, 1966.

[6En particulier par la séquence des chapitres 5 et 6, consacrés l’un à la sanctification de tous, l’autre au rôle dévolu aux religieux dans cette sanctification.

[7Voir Jean-Paul II. Aux religieuses et religieux. Principales allocutions de novembre 1978 à décembre 1980, Tinteniac, La Tour-Saint-Joseph, Saint Pern, 1981, n. 6, 23, 118, 192, 239, 262, 578, 631, 733. Le terme « signe distinctif » n’apparaît pas dans ces textes, mais correspond bien à ceux qui y sont employés : « signe extérieur », « signe qui interpelle », etc.

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