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Saint Ignace et la manière de se vêtir

Jean-Marie Glorieux, s.j.

N°1984-2 Mars 1984

| P. 114-118 |

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Le port du vêtement chez saint Ignace a subi une évolution qui peut se décrire en quatre périodes.

Le cercle du prestige

Avant sa conversion, Ignace est enfermé dans le cercle du prestige. Dans un processus vain et présomptueux, il est assujetti aux regards qu’autrui porte sur lui, en même temps qu’il s’adonne (et rêve) aux exploits qu’il pourrait faire pour se distinguer devant des personnages de ce monde. Selon le Père Ribadeneira, il a voulu, en suite de la blessure providentielle de Pampelune, souffrir une opération douloureuse afin de pouvoir remettre des bottes serrantes que la déformation d’une jambe ne permettait plus d’enfiler. Dans son récit autobiographique, Ignace tient le même langage : l’os mal ressoudé « était si proéminent que c’était chose déplaisante à voir (et il) ne pouvait le souffrir, parce qu’il était déterminé à suivre le monde [1] ». Plus loin il rappellera qu’il avait pris un grand soin de ses ongles et de ses cheveux (A 19). On remarque toutefois qu’Ignace utilise des termes concernant directement son corps ; de ce que l’habit peut donner au corps comme achèvement, il ne dit en fait aucun mot.

Pénitence et habit distinct

Après la convalescence et la solitude forcée à Loyola, Ignace, converti, quitte le château familial et arrive au monastère de Montserrat. Le jour de l’Annonciation 1522, il donne ses habits nobles à un pauvre, offre son épée à Notre-Dame et revêt les armes de Jésus-Christ. L’habit de ses désirs (A 16 & 18) est une longue robe tombant jusqu’aux pieds, fabriquée à partir d’une toile grossière à faire des sacs ; en complément, l’équipement des pèlerins : un bourdon et une petite calebasse. À la date du 17 février 1555, le Père Luis Gonçalves da Câmara, ministre de la maison romaine, notera dans son journal ou « Mémorial [2] » une réponse de saint Ignace invité à dire comment il en était arrivé au vêtement actuel de la Compagnie : « dans les premiers temps, je m’adonnais aux pénitences et portais un habit distinct ». Dans les passages du récit autobiographique relatifs à cette période (A 9, 11, 14, 20, 21), Ignace se plait à souligner que son âme était encore aveugle et qu’il agissait sans avoir aucune considération des circonstances concrètes et connaissance des choses spirituelles : « il montrait toutefois dans sa façon de parler beaucoup de ferveur et une grande volonté d’aller de l’avant dans le service de Dieu ». Il est bon de rappeler ici les dispositions qu’Ignace insérera plus tard, en ce qui concerne le vêtement des jeunes jésuites, dans les Constitutions : « Une fois qu’on aura décidé en notre Seigneur qu’il est opportun d’admettre un candidat à la probation, celui-ci pourra entrer, vêtu de ses habits ordinaires, ou d’autres s’il y trouve plus de dévotion, à moins que le supérieur n’en juge différemment [3] ». Et plus loin, au n° 297 : « Ceux qui sont en probation auront avantage à chercher dans le vêtement une aide pour la mortification et l’abnégation d’eux-mêmes, et à fouler aux pieds le monde et ses vanités ». C’est ainsi que le Père Câmara, en son journal déjà cité, mentionne le 26 février 1555 la règle selon laquelle les novices revêtent les habits qu’ils ont apportés du monde, et le fait qu’Ignace était si strict pour l’observation de cette règle qu’il n’admettait aucune autre dispense que la seule raison de santé. Le Père ministre note également la remarque du Père Gonçalo, mort martyr, qui fut beaucoup aidé par un pourpoint de satin noir, car chaque fois qu’il le mettait ou l’enlevait, il faisait réflexion sur soi-même en disant : « le monde croit que je suis déjà un autre homme, et je suis tellement le même que je n’ai même pas changé d’habit ». On observe donc que, même si la disposition concrète a varié du tout au tout entre les années vingt et cinquante, l’usage du vêtement demeure marqué par le désir de quitter le monde et de suivre les conseils du Christ notre Seigneur [4]. L’évolution est de l’ordre de la pédagogie spirituelle ; l’étape suivante la prépare.

L’indifférence tranquille

Dans l’entretien du 17 février 1555, évoqué plus haut, le Père Gonçalves da Câmara cite « des paroles formelles de notre Père » qui résument pour l’essentiel la période qui s’étend du retour de Jérusalem à la fondation de la Compagnie : « les juges m’ont ordonné de prendre le vêtement ordinaire et commun ; depuis lors, j’eus cette dévotion ; puisqu’on me l’ordonne, c’est ainsi que je veux faire ; peu importe l’habit, en effet ». Plus précisément, après l’intimité avec le Seigneur et les purifications, à Manrèse, nous voyons qu’Ignace commence à relativiser l’austérité de son habit ; il accepte des accommodements, en raison de sa santé et du froid, sous la pression amicale de ses bienfaiteurs, et sans doute aussi pour des raisons de pauvreté. Au retour de Jérusalem, il est vêtu de chausses et d’un pourpoint grossiers, ainsi que d’une pèlerine courte et rapée (A 49) ; il devait donc revêtir les vêtements pauvres qu’on lui donnait. Jean Pascual, fils de la bienfaitrice de Manrèse, a laissé, à la date du 9 mars 1582, une relation destinée au procès de canonisation, dans laquelle il raconte, non sans une mémoire défaillante en raison de l’âge, qu’au retour de Jérusalem à Barcelone Ignace portait encore une robe de pèlerin et que, par les soins de sa pieuse mère, il revêtit pour son séjour dans la ville catalane un « habit noir honnête », semblable à celui des clercs. La longue robe de type franciscain a donc fait des réapparitions, soit selon le témoignage ci-dessus, soit certainement au moment où Ignace rassemble autour de lui des hommes désireux de mener un même genre de vie. L’autobiographie et les minutes des procès d’Alcala, en 1526-1527, relatent qu’Ignace et ses compagnons portent une sorte de froc brun, d’ou le sobriquet de « ensayalados » (affublés de bure) (A 58). Il leur est d’abord demandé de teindre ces bures en des couleurs différentes, parce qu’ils ne sont pas religieux, puis ils sont priés de les abandonner pour s’habiller comme les autres étudiants, clercs ou laïcs, du pays. Ignace « obéit tranquillement, comme en toutes les choses de cette sorte, quand on les lui ordonnait » (A 59). Mais comme ils n’avaient pas de quoi acheter le nécessaire, le Vicaire lui-même les avait pourvus de tout ce qu’il fallait à des étudiants (A 64). Et c’est ainsi vêtu qu’Ignace partit à Salamanque et ensuite à Paris. Plus tard, dans une lettre datée du 17 juin 1547, Laynez rapporte que les compagnons rassemblés par les vœux de Montmartre du 15 août 1534 partirent de Paris à Venise, en traversant des régions gagnées par la Réforme, vêtus comme des étudiants pauvres. Ils n’avaient pas encore l’intention de fonder une famille religieuse, mais bien de vivre dans la pauvreté, de servir Dieu et le prochain en prêchant et servant dans les hôpitaux ; les protestants étaient impressionnés par leurs paroles et bons exemples. Ainsi donc, dans un premier acte d’obéissance à l’Église hiérarchique, Ignace avait renoncé à demeurer en Terre Sainte. Maintenant, tout au long des rencontres avec les juges de l’Inquisition, il va recevoir d’eux avec une indifférence « tranquille » l’expression de la volonté divine en ce qui concerne ces aspects du comportement extérieur. Avec une même indifférence, affinée par les voies de la Providence, il cherchera la volonté divine en d’autres domaines comme les études, la pauvreté, la constitution d’une groupe d’hommes animés du même désir apostolique.

Un habit commun dans lequel nous soyons facilement reconnus

Le 1er décembre 1554, la Faculté de théologie de Paris, mise en branle par le Parlement, émet un décret hostile à la Compagnie. Dans un document du mois de janvier 1556 [5], Ignace répond à l’objection de n’avoir aucun habit distinct de celui des prêtres séculiers : « De par l’Institut, nous avons un habit commun avec les prêtres des régions où nous vivons ; cependant nous devons nous souvenir – et nous le faisons – de l’honnêteté et de la pauvreté, en sorte que, même en cet habit commun, nous soyons facilement reconnus ; celui-ci est le signe et le gardien de notre profession ». Ignace précise que, pour les besoins de l’apostolat en Allemagne, les moines eux-mêmes cachaient ou abandonnaient l’habit monastique : « dans l’habit aussi nous devons veiller à nous faire tout à tous, afin de les gagner tous ». Il convient d’ajouter, conformément au n° 671 des Constitutions à propos de l’union des membres entre eux et avec leur tête, que l’uniformité dans le vêtement peut y aider beaucoup, « autant que le permettent les diverses conditions de personnes, de lieux, etc. ».

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[1A 4 : nous nous référons ainsi à la numérotation habituelle des paragraphes de l’Autobiographie de saint Ignace, telle qu’on la trouve, par exemple, dans Le Récit du Pèlerin. Autobiographie de saint Ignace de Loyola. 3e éd. Traduction par André Thiry, s.j. Coll. Museum Lessianum, Section ascétique et Mystique, 15. Paris, Desclée De Brouwer, 1956.

[2Luis Gonçalves da Câmara, s.j. Mémorial. 1555. Coll. Christus, 20, Paris, Desclée De Brouwer, 1966, 123.

[3Constitutions de la Compagnie de Jésus, t. I, Coll. Christus, 23, Paris, Desclée De Brouwer, 1967, n. 197.

[4Cf. Examen Général, n. 50 et 81. On le trouve au début des Constitutions (voir note précédente).

[5Texte latin dans Monumenta Ignatiana, I, Epistolae et Instructiones, vol. XII, Appendix V, n. 56, Madrid, 1911, 617.

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