Le vêtement et le signe de la vie religieuse
Dominique Sadoux, r.s.c.j.
N°1984-2 • Mars 1984
| P. 93-100 |
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Avant de tenter une réflexion à ce sujet, il convient de se garder d’absolutiser la question dans un sens ou un autre : il y a lieu de la resituer dans une problématique plus vaste : celle du caractère public de la vie religieuse, qui ne concerne pas seulement la manière de se vêtir mais aussi celle de se rassembler en communauté priante et apostolique.
Chaque époque de l’histoire de l’Église a cherché et inventé des manières d’incarner la consécration religieuse, tant du point de vue personnel que communautaire. Le résultat n’a pas toujours été heureux. Mais ni la sainteté comme telle, ni la fécondité apostolique n’ont été uniquement reliées à l’aspect « signe » de la vie religieuse.
On a connu des femmes pleinement libres dans une tenue religieuse parfois anachronique. On en a connu, au contraire, peu libérées et pour qui le « costume religieux » représentait contrainte et distance. On connaît des milieux pour lesquels le costume religieux « parle » de quelqu’un ; on en connaît d’autres où il risque d’isoler celui ou celle qui le portent.
Il en va de même pour celles qui ne portent pas d’uniforme religieux ; toute solution a son ambiguïté. Il est bon, pour réfléchir à cette question, de prendre une certaine distance, de la relativiser et de la considérer comme un élément variable d’un tout. Comment exprimer et signifier la consécration religieuse apostolique ? La manière de vivre une cohérence entre les divers aspects de la vie religieuse éclaire du coup chacun de ces aspects : vêtement, prière, communauté, insertion, apostolat, etc.
Nous réfléchirons à partir de l’expérience au niveau international, expérience limitée aux quinze dernières années.
Depuis quinze ans, un état de fait
Après le Concile, sauf dans certaines contrées, s’est développée, à partir des pays les plus sécularisés, une évolution assez rapide vers le port de vêtements laïques. L’abandon du costume religieux a correspondu, pour beaucoup de congrégations, à la suppression de la clôture ou du moins au changement des institutions semi-monastiques en communautés proprement apostoliques.
Si le costume religieux pouvait, dans le passé, favoriser une liberté intérieure au niveau du souci de l’apparaître et un réel détachement, il pouvait donner lieu à une insistance exclusive sur l’aspect pénitentiel de la vie religieuse et sur le mystère de la croix. S’il permettait la reconnaissance immédiate d’une identité, celle-ci pouvait parfois être mal perçue et le costume, surtout dans certains milieux, pouvait provoquer distance et incompréhension des choses de Dieu.
Dans le souci de s’habiller autrement, il y a eu un désir de proximité des gens, d’adaptation aux conditions de la vie moderne (fraternité, milieu populaire, milieu de jeunes), mais aussi celui de donner une image positive et humaine de la consécration religieuse, comme participation non seulement au mystère de la croix, mais encore à la joie du Christ ressuscité.
Par rapport aux religieuses elles-mêmes, cette mutation correspondait à une prise de conscience des responsabilités personnelles, spécialement dans le domaine de l’argent, et à un éveil d’une promotion humaine et féminine au-delà des infantilismes du passé, spécialement dans le domaine de l’obéissance. Il faut ajouter que ce changement de la vie religieuse se manifestait fortement au niveau institutionnel.
L’uniformité correspondait à la visibilité d’institutions nettement orientées vers un apostolat. Il était signe visible comme le couvent, l’école ou l’hôpital, la communauté avec ses structures repérables.
La suppression du costume survint en même temps que la perte des institutions et l’exode des religieux vers des institutions séculières où souvent ils deviennent anonymes, au moins au point de départ.
Au niveau personnel, la religieuse en laïc est souvent connue comme telle. Son témoignage discret est souvent très bien perçu par son entourage immédiat, dans un monde qui a soif de découvrir des « femmes comme nous mais qui vivent autrement ». Je pense à des sœurs en usine ou à l’hôpital, par exemple.
Il reste que le problème actuel de la visibilité se pose au niveau communautaire de la manière suivante : comment sommes-nous des communautés de foi visible ?
Comment les femmes consacrées ressentent aujourd’hui le fait de l’absence du costume religieux et comment elles sont perçues
Je parle ici de celles qui sont en laïques.
La catégorie des sœurs pour qui le problème est largement dépassé
Je pense qu’il y a la catégorie des sœurs pour qui le problème est largement dépassé : elles s’habillent avec simplicité, sobriété, discrétion, sans que soit étouffée en elle la féminité, elles portent un signe discret de leur identité : croix visible et alliance. Elles sont assez libres par rapport à leur manière « d’apparaître » et savent ne pas accorder une importance exagérée à leurs vêtements.
Les sœurs sont vite repérables par l’entourage immédiat. Non parce qu’elles font « bonnes sœurs » mais par un quelque chose qui rayonne.
Dans cette manière « d’être au monde », elles trouvent l’occasion de vivre et de sentir une saine différence avec leurs sœurs mariées. Par exemple : refus de cadeaux, refus de s’habiller à la dernière mode, refus de bijoux, etc. Il y a là un réel témoignage, rendu par des femmes perçues comme femmes et donc mieux perçues comme consacrées.
Il y a aussi la catégorie des sœurs pour qui le problème ne se pose pas, mais qui posent problème autour d’elles
Ceci se vérifie encore plus lorsque ces sœurs voyagent d’un pays à l’autre, mais aussi dans leur entourage immédiat.
Sans parler, malheureusement, des excès (bijoux, fards, tenues excentriques ou élégantes), il y a aussi les tenues qui sont acceptables dans un pays et pas dans un autre (pantalon, couleurs voyantes, etc...).
Il est très délicat de porter un jugement dans ce domaine car ce qui est « convenable » en tel endroit ne l’est pas en tel autre. Il faut avoir un peu de bon sens, de tact et de respect des milieux et des lieux.
Est-ce à dire que, nécessairement, ces excès commandent un retour au passé ?
Ne serait-ce pas nier que toute solution porte ses risques ? Pour s’en convaincre, il suffirait de se promener quelques minutes dans certaines quartiers de la Ville éternelle et de croiser des religieuses en grand costume anachronique... n’ayant pas toujours l’air d’être des femmes et des femmes sauvées !
Pour beaucoup d’entre les plus jeunes, la manière de s’habiller dépend de l’intégration lente de leur identité comme religieuse. Elles ont encore à se débarrasser de l’image négative de la « bonne sœur », qu’elles ont connue enfants et qu’elles ne désirent pas reproduire.
Peu à peu elles découvrent une libération par rapport à un souci excessif de la mode, de la qualité et de la quantité de vêtements ! Et plus leur vie apostolique prend de poids, plus les choses prennent leur juste place. Plus elles apprennent à avoir l’attitude juste au niveau de leur budget, des cadeaux et de leur manière de se vêtir, mais cela suppose le soutien et l’ exemple d’une communauté. Car certaines jeunes, souhaitant plus de structures au niveau vestimentaire, reconnaissent en même temps ne pas être confrontées à ce sujet dans leur communauté, où personne ne leur renvoie leur image en fonction de leur condition et de leur milieu apostolique.
Parfois l’engagement définitif est le moment d’un choix très concret dans le domaine de la pauvreté et du vêtement.
La formation demande du temps en tous domaines et souvent la patience et le respect de chacune sont plus fructueux que l’imposition immédiate d’une structure. La manière de s’habiller touche des racines profondes de milieu, de goût, d’éducation. En prendre conscience pour les intégrer se fait progressivement.
J’ajouterai qu’aujourd’hui, quand l’engagement apostolique est fort et signifiant, les jeunes religieuses trouvent plus facilement à se situer par rapport au vêtement. Celui-ci n’est jamais signe à lui seul. Une même raison apostolique peut déterminer des choix différents.
Dans le monde d’aujourd’hui, comment aborder la question du vêtement religieux ?
On pourrait poser la question suivante :
Comment être personnellement cohérente avec son choix de vie consacrée au Christ et comment être signe visible de ce choix ?
Ou encore : Comment être perçues par les autres, et pas seulement par l’entourage immédiat, pour ce que nous sommes, personnellement et collectivement en tant que communauté ?
Car nous ne serons signes pour les autres que dans la mesure où notre « apparaître » sera signe pour nous de ce que nous sommes et que nous sommes appelées à devenir toujours plus : des femmes qui ont donné leur vie à Jésus-Christ et qui, à sa suite, veulent témoigner d’un amour pauvre, chaste et obéissant.
Et nous ne serons signes collectivement que dans la mesure où notre communauté sera importante pour nous, pour notre identité !
Quelques questions concrètes à des jeunes en formation
Plus concrètement, au niveau personnel, voici le genre de questions posées à des jeunes en formation :
Est-ce que ma manière d’apparaître à l’extérieur reflète ce que je suis et ce que je veux devenir de plus en plus à la suite du Christ ?
Comment ce que j’achète, ce que je choisis, ce que je porte, parlent-t-ils du Seigneur pauvre, chaste, aimant, à qui je suis vouée ? Par la discrétion de ma tenue, quelque chose « d’intérieur » a-t-il des chances de se deviner au dehors, et de laisser transparaître le secret et la joie de ma relation unique au Seigneur ?
Est-ce que, lorsque je me trouve avec des laïcs : famille, jeunes, et tout autre contexte, je sens parfois une différence dans la manière d’évaluer les tenues vestimentaires, de les choisir et de les renouveler ?
Devant le monde de la consommation si agressif, suis-je capable de liberté face aux achats, à l’attraction des modes, des soldes, des vêtements les plus pratiques ou les plus modernes ?
Un modèle
L’unique passage concernant l’habit dans les constitutions originelles d’une congrégation du siècle dernier est un modèle de mesure et de sobriété que nous pourrions avantageusement reprendre à notre compte aujourd’hui.
« L’habit sera simple et modeste, éloigné, tant pour l’étoffe que pour la forme, de la recherche et de la singularité, tel, en un mot, qu’il convienne à des personnes consacrées à Dieu, qui conservent avec le monde des rapports nécessaires à la fin qu’elles se proposent ».
Il s’agit bien d’avoir une tenue qui « convienne », qui soit juste, « adaptée », « appropriée » selon le terme anglais si expressif, et où la croix ne soit pas si discrète qu’on soit obligé de la chercher pour la voir ! Tel me semble le but poursuivi dans le choix du vêtement.
Un exemple actuel
Je voudrais apporter un exemple fort limité mais actuel, montrant comment une nouvelle image de la religieuse se fait jour dans certains contextes –et qui n’est pas lié à un costume « religieux » puisque les fraternités dont il s’agit sont en laïques. Elles sont insérées dans des quartiers variés d’une ville nouvelle, de congrégations différentes, auprès des plus pauvres comme de milieux mélangés. Le problème du vêtement est perçu en lien avec d’autres éléments de leur visibilité, de leur reconnaissance comme religieuses.
Il y a là une petite fraternité, son nom est inscrit sur la boîte aux lettres ; pour une autre, dans le H.L.M. anonyme, on a inscrit le simple mot « Sœurs ». Les religieuses sont appelées par leur nom : Sœur Monique, Claude, etc... On sait qu’elles vivent ensemble. Les voisins, des Juifs par exemple, avouent que parfois ils s’arrêtent pour écouter chanter les psaumes derrière la cloison.
Telle communauté est ouverte à ceux qui passent, pour partager le repas, pour des échanges, un moment de détente ou même l’Eucharistie. Ces religieuses, engagées sur un même terrain apostolique, collaborent avec des laïcs et des jeunes, qui perçoivent globalement un signe, une image de ce que vivent des femmes consacrées apostoliques. Elles sont avec eux, partageant leurs soucis et leurs joies, et en même temps, à travers leur style de vie et leur manière d’être, elles apportent leur part spécifique.
Peu à peu, la visibilité s’étend aux voisins, aux commerçants... Quant aux enfants, ils n’ont aucune idée de ce que peut être une sœur « en costume » – mais ils savent reconnaître comme telle celle avec qui ils apprennent à prier, à grandir, à partager. Je me souviens de cette matinée à la piscine, où une sœur prenant un moment de détente s’entendit interpeller : « Bonjour, Sœur X ! »
Ce témoignage, qui s’impose peu à peu, ne va pas sans exigences au niveau de la vérité vécue personnellement et communautairement. Les signes extérieurs ne trompent pas lorsqu’ils reflètent une vie. La manière de se vêtir a besoin du soutien et de la confrontation de la fraternité. Cela suppose un climat de confiance mutuelle, de partage, de responsabilités communes au niveau budgétaire mais aussi apostolique. Cela suppose qu’on s’aide mutuellement à vivre en cohérence avec ses choix de vie religieuse, avec ses vœux. On voit combien la manière « d’apparaître » personnellement et communautairement est inséparable d’une conscience forte de son identité comme consacrée et de son appartenance à un « corps ».
Un témoignage plus global
Il reste, dans notre monde sécularisé et athée, une question à un niveau beaucoup plus global : le milieu du témoignage au milieu de ceux avec qui nous ne sommes pas en contact direct : comment être aussi signes dans une foule, dans un train (la croix est parfois trop discrète...), dans l’anonymat de la rue où rien ne parle de Dieu.
Je viens de donner un exemple où il me semble que, même au niveau des passants de la rue, peu à peu, par tout un concours de signes réunis, une image de la vie consacrée surgit et est signifiante – comme du reste la communauté chrétienne est signifiante.
Mais dans des contextes beaucoup plus individualistes – où les gens vivent isolés les uns des autres, où les chrétiens sont noyés dans un ensemble –, il peut être nécessaire que le vêtement soit plus distinct pour qu’une reconnaissance se fasse.
Des critères pour des choix cohérents et fructueux
On pourrait se demander en conclusion quels critères nous aideraient à faire des choix cohérents et fructueux par rapport à la manière de nous habiller.
Tout d’abord il est bon de nous rappeler qu’ il n’existe pas de costume « religieux ». Il n’y a pas d’étoffe, de couleur, de forme qui soient par elles-mêmes « religieuses ». Ainsi en est-il du col romain, et même du voile dans bien des parties du monde. Il y aurait lieu aussi de ne pas considérer les couleurs les plus sombres (le noir) comme « intrinsèquement » religieuses et l’on aimerait souvent que certaines aient l’air « plus ressuscitées ! »
Par ailleurs, il n’est pas essentiel, s’il y a lieu d’avoir une marque distinctive dans l’habit, que celle-ci soit présente partout et toujours. En Pologne, par exemple, bien souvent les prêtres ne portent la soutane ou le clergyman que dans l’exercice de leur ministère. Il est important d’introduire la souplesse dans tout choix à ce niveau.
Enfin nous pourrions considérer les circonstances et les milieux où nous vivons pour éclairer nos options. Dans tel pays Scandinave par exemple, toute femme non mariée est considérée comme non célibataire. C’est pour cette raison qu’une communauté de sœurs a décidé de garder l’habit.
Dans tel autre pays, les sœurs ont adopté, dans certaines occasions plus officielles ou dans les moments où elles se rassemblent (cérémonies, vœux, etc.) une tenue souple et discrète : un jupe ou un chemisier d’une même couleur. Cette solution, par ailleurs, peut éviter des pertes de temps et des préoccupations (par exemple, au niveau individuel, pour assister à un mariage, à une célébration).
Quand une communauté est immergée dans un monde où tout signe chrétien a disparu, elle se pose la question de la visibilité non seulement au niveau du vêtement mais à celui de son style de vie et de son engagement apostolique. Au niveau du vêtement, la croix visible n’est-elle pas de toute façon le premier et le moins équivoque des signes ? Et s’il y a des circonstances où la croix n’est pas portable (et il y en a), que l’on s’abstienne mais qu’on le fasse à regret.
Finalement, quels que soient les choix qui reviennent aux congrégations selon leur charisme, nous pourrions dire qu’ils se feront à partir d’une identité personnelle et communautaire. Que soit visible la joie de ceux et celles qui ont été mis « avec le Christ » pour être envoyés avec lui.
Que soit visible aussi leur communauté de foi. Comment, si l’on perçoit les liens d’une fraternité, si l’on voit ses membres se réunir, partager, s’aimer, prier et s’engager dans une annonce commune de l’Évangile, comment ne percevrait-on pas en même temps dans leur « apparaître », ce quelque chose du trésor qu’ils ont trouvé, de la lumière qui les éclaire, de l’amour qui les brûle ?
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